La Croix rouge de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 721-753).
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CROIX ROUGE DE FRANCE

I.
LA CRIMÉE ET L’ITALIE. — LA CONVENTION DE GENÈVE.

La croix rouge est le symbole de la convention de Genève. La convention de Genève est le contrat international en vertu duquel les blessés, les ambulances, le service sanitaire attaché aux armées, sont neutralisés en temps de guerre. Il a fallu des siècles, il a fallu des hécatombes, des cruautés sans nom et des négligences criminelles pour que cette idée si simple s’imposât, trouvât sa formule, prît un corps et apportât quelque soulagement aux maux que la civilisation semble s’ingénier à rendre plus barbares de jour en jour. Puisque la science s’ingénie en inventions meurtrières, que la paix, dont chacun parle avec emphase, ne sert qu’à préparer la destruction des peuples, puisque aujourd’hui, à la plus grande gloire du progrès moderne, des nations entières sont menées au massacre, comme des troupeaux poussés vers l’abattoir, il était naturel que la pitié, la sainte pitié, fit entendre sa voix et réclamât les droits de l’humanité, qui sont les devoirs de la créature humaine. On a demandé, on a obtenu, que le soldat mis hors de combat ne fût plus considéré comme un adversaire, et fût soustrait aux atrocités systématiques qui constituent ce que l’on nomme les lois de la guerre. Il n’y a pas encore trente ans que ces lois, formées pour la plupart de traditions sauvages, autorisaient à bombarder les ambulances, à faire prisonniers les médecins militaires, tous les employés du service de santé, et à vider à son profit les hôpitaux où les blessés de l’armée ennemie avaient été recueillis. C’était impitoyable ; mais c’était l’usage. À cette heure, il n’en est plus ainsi ; la convention de Genève, suscitée dans un pays neutre, a rendu sacrés ceux qui sont tombés, sur le champ de bataille, ceux qui soignent les blessés, et ceux qui les ramassent. C’est là un fait considérable qui marque une date importante dans les annales de l’histoire. Toute l’Europe a accepté ce traité de sagesse et de commisération. La guerre y perd de sa cruauté, il lui en reste encore assez pour satisfaire les plus difficiles.

La convention de Genève a eu un autre résultat, qui est de conséquence grave et fait honneur aux nations. Elle a donné naissance à des sociétés libres, qui se font les auxiliaires des services officiels, et dont la mission, chaleureusement recherchée, est de porter secours aux blessés, en mettant à leur disposition avant, pendant et après la guerre, les ressources dont elles disposent. La création de ces sociétés, que les peuples ont baptisées spontanément du nom de la Croix rouge, est un inexprimable bienfait, non-seulement parce qu’elles s’empressent autour des victimes de la bataille, mais parce que leur personnel médical vient en aide au service de santé militaire, dont l’insuffisance numérique a été parfois excessive. Sans les ambulances volontaires, qui, en 1870, ont été rejoindre nos armées et ont fait, en France, la première application de l’initiative privée en pareille matière, les désastres qui nous ont frappés eussent été plus redoutables encore. À ce moment, on tâtonnait, et l’expérience s’est faite dans de douloureuses conditions ; de grands progrès ont été réalisés depuis lors, chez nous et ailleurs ; avant de le constater, avant d’expliquer le mécanisme des sociétés de secours aux blessés, et pour en mieux déterminer la haute portée, il convient de faire connaître quelles exigences s’imposaient autrefois à notre service médical militaire, quels prodiges il a dû accomplir, et de combien de victimes il a payé la mauvaise organisation, qui lui enlevait toute initiative. A cet égard, la guerre de Crimée et la guerre d’Italie fournissent des documens instructifs.


I. — EN CRIMÉE.

Si l’on parvient à s’élever au-dessus des préjugés dont les foules sont idolâtres par instinct et par tradition, on conviendra que la guerre est ce qu’il y a de plus abominable au monde : c’est si bien le renversement de la morale, que tout ce qui est interdit par les lois devient honorable aussitôt que les hostilités sont ouvertes entre deux nations. Avec une énergie malsaine, puissamment entretenue, qui fausse les ressorts de la probité si péniblement acquise, on excite les hommes à faire le contraire de ce qu’on leur a enseigné dès l’enfance. Le rapt, le vol, la violence, le meurtre, la ruse, qui, pour toute civilisation, sont des crimes, deviennent des vertus, les plus belles que l’on puisse louer : « Il est honteux de vider une bourse ; il y a de l’impudence à manquer à sa foi pour un million ; mais il y a une inexprimable grandeur à voler une couronne. La honte diminue quand le forfait grandit. » C’est Schiller qui parle ainsi dans sa tragédie de Fiesque, et semble s’être souvenu que Klopstock a dit : « La guerre est la flétrissure du genre humain… » Par cette substitution de la force au droit, l’être humain disparaît, l’animal seul se montre tel que l’a fait la nature, féroce ; et si l’homme subsiste, c’est pour employer au profit de sa perversité ce que son intelligence, sa science, sa réflexion, lui ont permis de consacrer à la glorification du mal. On risque sa vie, je le sais ; mais toute « gentillesse » s’anéantit, comme eût dit Montaigne, devant la nécessité de vaincre, car on ne recule devant aucun compromis de conscience. Qui donc imaginerait d’aller à un duel escorté d’une demi-douzaine de spadassins qui assommeraient l’adversaire ? ce serait un guet-apens dont serait à jamais déshonoré celui qui s’en rendrait coupable. A la guerre, un tel fait se produit chaque jour, et constate simplement une habileté supérieure. L’axiome est connu et fait loi. L’art de la guerre consiste à être le plus fort sur un point déterminé, à un moment donné. Aussi, l’on n’hésite jamais à se mettre quatre contre un, et lorsque, par de tels moyens, on a dérobé la victoire, les villes se pavoisent, les souverains triomphent et les peuples s’enorgueillissent. Tout est licite, et les embûches les plus perfides sont les plus admirées. On se cache, on se dissimule, on masque ses mouvemens, on fait dès feintes, de fausses attaques, on se déguise, on s’espionne, on solde les trahisons ; on fait avec sérénité ce que la probité la moins ombrageuse ne saurait concevoir ; c’est un art, l’art de la guerre. Celui qui l’a professé et exercé avec le plus de succès, à notre époque, a dit : « Dans toute guerre, le plus grand bienfait est d’en finir vite ; pour parvenir à ce résultat, tous les moyens sont bons, même les plus condamnables. »

On entre dans une ville ouverte qui ne se défend pas ; on lui extorque quelques millions, sous menace de la brûler ; cela s’appelle une réquisition : c’est le vol à main armée ; une ville est close et fortifiée, on sait qu’elle a pour deux ou trois mois de vivres, on l’entoure, on la cerne dans une double enceinte d’hommes et de canons ; de temps en temps, pour lui mieux signifier le sort qui lui est réservé, on lance sur elle quelques bombes et quelques obus ; puis, lorsque le dernier morceau de pain est mangé, que les petits enfans pleurent parce qu’ils ont faim, que tout commerce a cessé, que les épidémies ravagent la population, on pénètre, tambours battans, dans la cité dolente, on impose à ce peuple de cadavres des conditions léonines, et cela constitue une paix glorieuse. Nous sommes loin du combat des Trente, où le sire de Tinténiac fut le mieux méritant de la journée ; c’est là cependant ce que devrait être la guerre : une lutte entre un nombre égal d’hommes égaux, autant que possible, par la vigueur et l’armement. Dans un duel, on mesure les épées avant le combat ; aujourd’hui, nous avons changé tout cela, comme dit Sganarelle, et l’homme, mettant son industrie au service de ses passions, est parvenu à livrer des batailles où des corps entiers sont détruits par des artilleries d’une telle et si prodigieuse portée, que le soldat tombe sans même deviner d’où vient le coup qui l’a frappé[1].

À ces jeux impitoyables, et dont chaque jour encore on perfectionne la cruauté, les peuples se diminuent et perdent la notion du juste, qui seule fait la grandeur des nations. Et dans quel état physique se retrouve-t-on ? Quand l’ivresse de la gloire est dissipée, que l’affolement produit par le sang versé a pris fin, que l’on compte les pertes, on reste terrifié, et bien souvent le vainqueur est épouvanté de ce que lui coûte sa victoire. Ce n’est pas tout de ramasser les morts, il faut compter les blessés, les estropiés ; il faut défalquer de la population active ceux que les longues marches, les fatigues, les privations, les nuits sous le ciel inclément, ont fait invalides à toujours. Il est beau de cueillir des lauriers et d’entonner les hymnes de triomphe ; mais, en dehors du sacrifice de soi-même, on rencontre, à ce métier, bien des maladies qui n’ont rien d’héroïque et qui condamnent l’homme à l’inutilité : les hernies, les rhumatismes articulaires, la dysenterie dont on meurt, les fièvres qui, périodiquement, rappellent une gloire que l’on maudit. Le vainqueur est aussi éclopé que le vaincu, et parfois même il lui faut plus de temps pour se refaire, surtout s’il vit sur un pays pauvre. Quand on pense aux efforts que la nature et la civilisation accomplissent pour amener l’homme à l’âge de vingt-cinq ans, et quand on voit que ce produit magnifique de tant de forces combinées est réduit à n’être plus que de la chair à canon, il est difficile de ne point prendre en colère l’humanité et ceux qui la mènent. En finira-t-on avec ces boucheries criminelles que la philosophie, la morale, la science, la religion réprouvent ? Ne peut-on faire pour les groupes de peuples ce que l’on fait pour les groupes d’hommes, et établir au milieu d’eux, au-dessus deux, une sorte de tribunal amphictyonique qui jugera leurs différends ? Ce n’est point de gaîté de cœur que les nations acceptent les rigueurs de la lutte à main armée ; car, au seul point de vue économique, il y a longtemps qu’elles ont reconnu la justesse de la parole de Jean-Baptiste Say : « La guerre coûte plus que ses frais, elle coûte ce qu’elle empêche de gagner. » Tuer la guerre ; quel rêve ! Tout honnête homme l’a fait. C’est une utopie impraticable, soit ! mais l’abolition de l’esclavage, l’égalité civile, la suppression de la peine de mort, étaient aussi des rêves. Les verbes sont devenus chairs, et c’est la réalisation des « billevesées » d’autrefois qui constitue la grandeur des temps modernes.

La guerre est tellement coupable, que toute nation se défend de la vouloir. Les gouvernemens fabriquent des fusils, élèvent des fortifications, fondent des canons, inventent des matières explosibles, font le compte des soldats qu’ils peuvent mettre en ligne : armée active, réserve de l’armée active ; réserve, réserve de la réserve : total, trois millions d’hommes. Pourquoi tant de rumeurs, tant de dépenses, tant de bras enlevés au travail ? Pourquoi ces formidables budgets, avant-coureurs de la banqueroute et de la ruine des états ? Pour assurer la paix ; ils le disent ; bien niais celui qui les prendrait au mot, malgré le vieil axiome : Si vis pacem, para bellum. Tous ces gouvernemens si profondément pacifiques, qu’ils ne peuvent dormir que le casque en tête et la giberne aux reins, n’ont d’autre rêve, à les entendre, que de fermer les portes du temple de Janus et de donner au monde le baiser fraternel. Il est un moyen bien simple de les satisfaire, et je me permettrai de le leur indiquer. Qu’une convention internationale décide que nulle guerre ne pourra désormais être déclarée qu’après avoir été préalablement soumise, par voie plébiscitaire, à l’approbation des nations intéressées. Comme ce sont les nations qui fournissent les hommes et l’argent, qui souffrent de l’arrêt de l’industrie et de l’interruption des relations commerciales ; comme, en un mot, ce sont elles qui portent tout le faix, subissent toutes les pertes, s’imposent tous les sacrifices, sont écrasées par toutes les conséquences, il n’est qu’équitable de les consulter. On déciderait en outre, afin d’égaliser autant que possible les forces belligérantes, les chances de combat, et d’assurer quelque loyauté à la rencontre, que les hostilités ne seraient ouvertes qu’un mois après la déclaration officielle de la guerre. Je n’ignore pas que ce projet fera sourire les gens pratiques ; mais je sais que, s’il était adopté, il ferait plus pour le maintien de la paix que la dynamite, l’ordre éparpillé, la levée en masse et les fusils à répétition.

Quoique tout arrive en ce bas monde, je reconnais que nous n’en sommes pas encore là ; mais je reconnais cependant que, si rien n’a été tenté pour empêcher les hommes de se massacrer méthodiquement à l’aide de procédés scientifiques, on a fait des progrès dans l’art d’adoucir les maux que la guerre entraîne avec elle. Si l’humanité n’intervient pas pour faire taire le bruit des batailles, elle se prodigue aujourd’hui afin de porter secours à leurs victimes. On s’est ému au récit des souffrances endurées par les soldats, et l’on a enfin compris que rien ne devait être épargné en faveur de ceux qui sont offerts en holocauste pour le salut de la patrie. On a constaté de quoi la gloire était faite, et l’on a reculé d’horreur. Pour la foule, le régiment qui passe, musique en tête, ou qui défile à la revue « bien astiqué, » régulier dans ses mouvemens, évoluant avec vigueur, pressé autour du drapeau, sonnant d’allègres fanfares, représente la force même du pays et donne confiance en la destinée. Il est la jeunesse, le courage, l’énergie, et parce qu’on l’a vu en belle ligne et en grand apparat se développer sous les regards qui le suivent avec orgueil, on se figure qu’il est toujours ainsi, dans les marches, dans l’attente du combat, dans la frénésie des assauts, dans le repos après la lutte. On est loin de compte. C’est au lendemain des batailles, — victoire ou défaite, — qu’il faut regarder ce soldat pimpant, admiré au jour des parades ; il faut le chercher au campement où il dort, épuisé de fatigue, aux ambulances où blessé, fiévreux, désespéré, il attend son tour de pansement, au terrain même du combat, à l’endroit où il est tombé, où il gémit, où il se traîne, où il appelle en vain, et où l’on n’est pas encore venu le ramasser. Là on voit l’envers de la gloire, on comprend ce qu’elle coûte, et l’on reconnaît que l’homme est bien le roi de la création, car il la tyrannise et se plaît à la détruire. Certains incidens jettent de lugubres lumières sur le sort des malheureux que la mort, sinon la mitraille, a épargnés pendant la lutte. Je n’ai jamais pu lire sans frémissement l’épisode que raconte le général de Ségur. L’armée française a évacué Moscou, l’heure des grands désastres n’a point encore sonné, on marche avec quelque confusion, mais les corps ont, du moins, conservé une centaine consistance ; on traverse les terrains où s’est livrée la bataille de la Moskowa. « Cependant l’armée, dit l’historien[2], s’avançait dans un grave et silencieux recueillement devant ce champ funeste, lorsqu’une des victimes de cette sanglante journée y fut aperçue, dit-on, vivante encore, et perçant l’air de ses gémissemens ; on y courut : c’était un soldat français. Ses deux jambes avaient été brisées dans le combat ; il était tombé parmi les morts ; il y fut oublié. Le corps d’un cheval, éventré par un obus, fut d’abord son abri ; ensuite, pendant cinquante jours, l’eau bourbeuse d’un ravin où il avait roulé et la chair putréfiée des morts servirent d’appareil à ses blessures et de soutien à son être mourant ! » Telle est la guerre, au lendemain des victoires.

Nous n’avons pas à remonter jusqu’à l’année 1812, où la défaite fut exceptionnelle ; les jours glorieux du second empire nous fournissent de cruels enseignemens ; enseignemens cruels, mais enseignemens féconds, car ils ont provoqué la convention de Genève et la création des sociétés de secours aux blessés, qui s’y rattachent par des liens un peu lâches aujourd’hui, mais que la guerre resserrerait immédiatement. L’expérience faite au cours de la guerre de Crimée fut vraiment terrible, et démontra que le dévoûment, que l’héroïsme du corps médical militaire de nos armées ne pouvait lutter contre son insuffisance numérique, et contre l’impuissance où le condamnait le système défectueux qui le soumettait hiérarchiquement à l’intendance. Les documens abondent, et il suffirait de les consulter pour écrire l’histoire sanitaire de cette campagne, qui commença matériellement le 3 janvier 1854 par l’entrée des flottes alliées dans la Mer-Noire, et se termina le 1er mars 1856 par la cessation du feu des batteries nord de Sébastopol. Dans l’espace de ces quinze mois, la France expédia 309,368 hommes sur le lieu des combats ; 95,615 y sont morts. Pertes énormes ; que l’on doit aux batailles ? non pas. La guerre tue ; mais elle fait surtout mourir ; l’arme est bien moins meurtrière que la maladie ; c’est celle-ci qui est la grande faucheuse ; mieux que les obus, mieux que la mitraille, plus lentement, plus malproprement, mais plus sûrement elle détruit l’homme ; les assauts, les chocs où les armées se mêlent sont indulgens si on les compare au choléra, à la dysenterie, à la fièvre intermittente. Dans les fossés d’une ville enlevée de vive force, on compte moins de cadavres que sur les grabats de l’hôpital. La preuve est éclatante ; elle ressort à chaque ligne des registres administratifs : journées d’hôpital pour blessures, 1,934,313 ; journées d’hôpital pour maladies, 5,337,888. Les blessés ont coûté 4,835,782 fr. 40, les malades ont coûté 13,344,720 francs. Les pertes de notre armée ont été de 95,615 hommes, dont 20,000 tués à l’ennemi ou décèdes des suites de leurs blessures, et 75,000 morts de maladies ; c’est presque le quart de l’effectif[3].

À cette époque, le service médical des armées dépendait de l’intendance. Cette anomalie, qui a été souvent préjudiciable à la santé des troupes, a persisté jusqu’à la loi du 16 mars 1882. Les prétentions de l’intendance étaient excessives et n’allaient à rien de moins qu’à exiger la haute main sur l’opportunité des opérations militaires. Ceci cessera de paraître un paradoxe si l’on consulte le Cours d’administration militaire de M. Vauchelle, dans lequel il est dit, à la page 13 du tome III : « Le général subordonne ses plans et ses opérations militaires aux possibilités de l’administration. Le mépris ou l’oubli de cette règle admirable constitue le plus grave reproche que l’on puisse adresser à nos dernières guerres. » On peut, d’après cela, juger de l’attitude que l’intendance gardait envers les médecins militaires. Ceux-ci, semblables aux conseils généraux, ne pouvaient émettre que des vœux ; toute initiative leur était interdite ; nulle amélioration dans leur propre service ne leur était permise ; leurs demandes, leurs réclamations les plus légitimes devaient être adressées à l’intendance, qui en tenait compte « selon les possibilités de l’administration. » — » Ces possibilités » n’étaient que peu propices aux réformes ; les requêtes des médecins militaires, de ces humbles majors qui, vivant dans la familiarité du soldat, connaissant ses besoins qu’ils ont étudiés, n’ont d’autre but que de sauver les hommes et de les maintenir dans des conditions d’existence acceptables, restaient le plus souvent infructueuses et laissaient les choses en l’état déplorable que démontra la guerre de Crimée, sans résultat pour des modifications que l’expérience aurait dû imposer.

L’Angleterre, où le respect des vieilles institutions sait s’allier aux progrès commandés par la nécessité, nous a donné en Crimée même, côte à côte avec nous, sous nos yeux, un exemple dont nous aurions dû profiter, et qu’il n’est point superflu de rappeler. Pendant le premier hiver, devant Sébastopol, les Anglais perdent 5.79 pour 100 sur l’effectif et 22.23 pour 100 sur le nombre des malades, tandis que nous ne perdons que 2.31 pour 100 sur l’effectif et 12.16 pour 100 sur les malades. Notre administration triomphe et s’applaudit ; mais l’Angleterre s’émeut, et elle envoie sur les plateaux de la Chersonèse un inspecteur chargé de pleins pouvoirs. Quel est cet inspecteur ? un commodore, un général, un membre de la chambre haute ou du parlement ? Point : c’est une simple femme, miss Nightingale. Elle agit sans appel, ne se préoccupe ni du bon vouloir administratif, qu’elle ne consulte pas, ni du général en chef à qui elle va conserver ses soldats. Le résultat de son intervention est facile à constater. Pendant le second hiver, le plus rude, nous perdons 2.69 pour 100 sur l’effectif et 19.87 pour 100 sur le nombre des malades ; mais les Anglais ne perdent plus que 0.20 pour 100 sur l’effectif et 2.21 pour 100 sur le nombre des malades. Les Anglais emploient 448 médecins dont pas un ne meurt ; nous en avons 450 et nous en voyons périr 82. Qui donc a donné à miss Nightingale les conseils qu’elle n’a eu qu’à suivre pour réduire presque immédiatement le taux de la mortalité anglaise, vaincre l’épidémie et faire reculer la mort ? C’est le médecin en chef de l’armée française, c’est le docteur Scrive ; il put, en cette circonstance, s’apercevoir que notre vieux proverbe a raison et que nul n’est prophète en son pays. Notre ministre de la guerre s’inquiète en recevant les tables mortuaires de la Crimée ; il envoie un inspecteur du service de santé à l’armée d’Orient ; celui-ci se plaint que l’on entasse dans les mêmes hôpitaux, au risque de périls manifestes, les blessés, les fiévreux, les cholériques, les dysentériques, les scorbutiques ; au nom du salut commun, il demande impérieusement que les malades soient séparés par catégories ; il réclame près de son chef administratif, l’intendant, qui lui répond : « Je déplore ce danger avec vous, mais le moment ne me paraît pas venu d’y apporter le remède que vous indiquez ! »[4].

Il est regrettable, en ce cas et en bien d’autres, que le médecin en chef n’ait point été armé d’un pouvoir discrétionnaire et que sa signature n’ait pas eu cours au trésor. L’installation des hôpitaux appropriés aux différens genres de maladie eût coûté fort cher, mais bien moins que ce que la perte de nos soldats a fait subir à nos finances. Le docteur Chenu, parlant des sacrifices que s’imposa l’Angleterre pour sauvegarder ses troupes en Crimée, se sert d’une argumentation déplaisante, mais qui, au point de vue économique, est d’une logique irréfutable : « L’homme est un capital, il représente à l’âge adulte une valeur accumulée ; sa mort prématurée est une perte matérielle aussi bien qu’une perte morale, pour la société comme pour la famille. L’Angleterre comprit combien il importait de bien traiter, pour les conserver, des hommes représentant un capital considérable, augmenté par le prix du transport à une si grande distance. » En acceptant ce raisonnement et en évaluant modestement à 3,000 francs la valeur d’un adulte, les 75,000 hommes que nous avons inutilement perdus en Crimée par fait de maladie représentent la somme de 225 millions, que n’auraient jamais coûté la multiplication des hôpitaux et l’augmentation : du service de santé.

L’insuffisance numérique des médecins et des chirurgiens militaires ! a été une des causes principales de la mortalité : Quelle que soit l’énergie d’un homme, quel que soit son dévouaient professionnel, il est une somme de labeur qu’il ne peut dépasser ; sa volonté n’eût-elle point de limites, sa force en a, et s’il les excède, il tombe. L’effectif total des troupes expédiées en Crimée par la France a été de 309,368 soldats ; l’effectif médical a été, pour toute la durée de la campagne, de 450 officiers sanitaires ; c’est-à-dire que l’on avait un chirurgien pour un peu moins de 700 hommes, ce qui peut sembler dérisoire en temps de paix et de santé ; mais ce qui devient coupable en temps de guerre et d’épidémie. Les conséquences furent douloureuses, et plus d’un de nos pauvres soldats, qui avait fait tout son devoir pendant la lutte, a dû périr parce que l’on n’a matériellement pas pu lui porter secours à l’heure opportune. Parmi les nombreux, exemples que cite le docteur Chenu, j’en relèverai deux, et il serait facile de les multiplier : « M. Petiet, lieutenant au 80e de ligne ; reçoit, dans la nuit du 23 au 24 mai 1853, un biscaïen à l’avant-bras droit. La section du membre est complète, le poignet ne tient plus que par quelques lambeaux de chair meurtrie ; l’amputation ne peut être mise en doute un seul instant, et cependant, en prenant son tour au milieu, d’un grand nombre de blessés, cet officier ne put être amputé que le surlendemain, à cause de l’insuffisance du personnel médical[5]. » Après la bataille de Traktir, 10 chirurgiens de marine furent réquisitionnés pour prêter assistance aux médecins militaires. Dans la journée même du combat, 300 amputations sont pratiquées dans les ambulances ; malgré l’adjonction des chirurgiens de la Hotte, le nombre reste bien au-dessous des exigences ; on en va juger : « Pelle (Alphonse), de Selles-sur-Cher, soldat au 95° de ligne, reçoit, le 16 août, au pont de Traktir, un coup de feu qui lui brise la jambe gauche.. Apporté à l’ambulance, il ne peut être opéré que le troisième jour[6]. » Comment en eût-il été autrement ? les jours mêmes où l’attaque, devait venir de notre part, où tout, avait été préparé pour répondre aux nécessités du service médical, on est débordé et les blessés pâtissent. Le 8 septembre 1865, l’assaut était décidé, et nous jetons 126,705 hommes vers la tour de Malakof, qui est la clé de la position. Des ambulances volantes suivent les colonnes ; trois grandes ambulances sont installées, hors du champ de l’action, à la baie du Carénage, à Karalbelnaïa, au Clocheton ; elles sont desservies par 42 médecins ; c’est là tout le personnel qu’il est possible de retirer des hôpitaux pour le mettre à portée du champ de bataille, où plus de 100,000 soldats vont combattre et sont exposés à être frappés par la mitraille, les boulets et les balles : en vérité, c’est bien peu. Le jour même de l’assaut, les trois grandes ambulances reçurent 3,360 blessés ; chaque médecin eut donc 80 malades à soigner, 80 malades nouveaux, inconnus, qu’il fallait déshabiller, examiner, panser, endormir, amputer ; quelles que soient l’activité d’un opérateur et l’habileté de sa main, il faut du temps pour désarticuler un membre, extraire un projectile, lier les artères. Que devient un chirurgien au milieu de 80 malheureux qui, à la même minute, poussent des cris de détresse et réclament des secours-que deviennent les blessés, qui se croient abandonnés et se désespèrent ?

Dans les jours qui suivent la prise de Sébastopol, la situation s’aggrave. On peut lire dans la Relation du médecin en chef : « Il y a en traitement dans nos ambulances 10,520 malades ou blesses et, pour faire le service, il n’y a pas 80 médecins (131 malades et demi par médecin). Il était impossible de distraire un seul médecin du service des régimens, car le personnel du corps était lui-même insuffisant. Les nombreux mouvemens de troupes exigeaient chaque jour quelques médecins pour suivre les colonnes en marche, en cas d’accidens ou de rencontres de l’ennemi. Il faut ajouter à cette situation la rareté des évacuations de malades sur Constantinople. En effet, la plupart des bâtimens de l’état étaient activement employés, et les bâtimens du commerce furent momentanément seuls chargés du transport des malades. Aussi l’encombrement détermina le développement de la pourriture d’hôpital dans presque toutes les ambulances. » L’évacuation sur les hôpitaux de Constantinople ? Le médecin en chef en parle à son aise, il semble ne se point douter que le trajet des ports de Crimée au Bosphore était le plus grand péril auquel on pût exposer les malades. Jamais l’incurie administrative et le dédain de la vie humaine ne se manifestèrent avec plus d’insouciance. Le Jean-Bart, un navire de guerre, reçoit 500 blessés ou malades avec mission de les conduire à Constantinople ; le médecin en chef de la flotte, le docteur Marroin, écrit : « Grâce à la rapidité de sa marche, le Jean-Bart, malgré le mauvais temps, fit une courte traversée. La batterie basse avait été affectée aux malades les plus graves ; mais avec le mauvais état de la mer, on dut en tenir les sabords exactement fermés. Ceux qui ont partagé les fatigues de cette campagne peuvent seuls se faire une idée du degré d’infection qui en fut la conséquence. La matière des vomissemens se mêlait aux déjections alvines sur les matelas, sur le pont ; l’eau de mer, embarquant par les écubiers, charriait d’une extrémité de la batterie à l’autre cette masse d’ordures d’une repoussante fétidité… Les fumigations chlorurées luttèrent avec constance contre cette cause sans cesse renouvelée d’empoisonnement miasmatique ; mais ai-je besoin d’ajouter que ce fut sans résultat efficace ? » Ce n’est pas seulement à la tempête qu’il faut s’en prendre ; les médecins sont prêts, comme toujours, à faire leur devoir ; il ne leur manque que les moyens d’action ; pour combattre le mal, ils sont désarmés. Dès le mois de janvier 1855, le docteur Marroin fait entendre ses plaintes, dont on ne tiendra compte : « Je ne puis passer sous silence, dit-il, les difficultés déplorables que rencontrent les chirurgiens de marine en accompagnant les blessés et les fiévreux de l’armée évacués sur Constantinople. La distribution des boissons et des vivres s’opérait sans aucune régularité. On manque souvent d’eau pour les tisanes et pour les pansemens… Des hommes épuisés par la maladie, à peine protégés par quelques lambeaux de couverture, arrivaient à la plage pour être embarqués sur des navires de commerce frétés à cet effet. » Le docteur Chenu dit de son côté : « La situation des blessés est cruelle ; ils n’ont point été pansés depuis leur départ de Crimée ; l’appareil s’est dérangé et gêne plus qu’il ne sert ; le gonflement des parties a rencontré trop de résistance avec le linge qui s’est durci ; la gangrène, la vermine même ont envahi les plaies… Les bâtimens de commerce chargés du transport des malades et des blessés n’étaient point organisés pour ce service… Si le bâtiment avait un médecin, il n’avait ni bandes, ni charpie, ni linge ; ses provisions n’étaient point en rapport avec ses besoins[7]. » Que nos blessés et nos malades n’aient point tous succombé dans les conditions mortelles où ils étaient maintenus, c’est miracle[8] !

La prise de la partie sud de Sébastopol, qui ralentit subitement la guerre, en mettant fin aux combats par grandes masses et en ne laissant subsister que quelques rencontres insignifiantes, ne vida point les ambulances. Le typhus, ce fidèle allié des batailles, ce compagnon des agglomérations militaires, allait de nouveau les remplir. On peut apprécier ses ravages en comptant les morts. Du 1er octobre 1855 (la prise de Sébastopol est du 8 septembre) au 1er juillet 1856 (l’évacuation définitive a eu lieu le 6), les décès furent au nombre de 12,963, dont 242 par suite de blessures, et 12,721 par suite de maladies. Le personnel médical pendant la durée des hostilités avait failli succomber aux fatigues, à cause de l’infériorité numérique dans laquelle on l’avait laissé ; cette fois il succombe, il n’a plus que sa vie à donner, il la donne, il ne déserte pas les chevets où râle le typhus, il en meurt. Pendant le mois de février, 12 médecins sont enlevés par l’épidémie ; 15 dans le mois de mars, alors que le feu a cessé de toutes parts ; 12 dans le mois d’avril, après que l’on a tiré des salves d’artillerie en réjouissance de la paix qui vient d’être conclue. Donc, en l’espace de quatre-vingt-neuf jours, 39 médecins vont rejoindre les 95,000 cadavres français dont nous avons saturé la terre de Chersonèse. Je ne suis pas surpris que le médecin en chef ait écrit, en parlant du service sanitaire : « Chacun continue à faire son devoir avec un héroïsme et un mépris de la mort qui font l’admiration de l’armée. » Il est facile de monter à l’assaut, malgré les paquets de mitraille, lorsque l’on sent les coudes des camarades, enivré par le bruit, stimulé par l’exemple, les yeux fixés sur le drapeau qui marche en avant, comme l’image même de la patrie. La chaleur du sang, l’éréthisme nerveux, je ne sais quelle voix intérieure qui chante les fanfares de gloire, tout anime au combat et devient du courage ; l’effort n’est pas de longue durée, on arrive ou l’on tombe ; la mort est foudroyante ; elle a frappé avant qu’on ne l’ait aperçue. Cela est grand, je le sais, car tout sacrifice de soi-même est beau ; mais bien plus admirable me semble le dévoûment du médecin qui, de pied ferme en son hôpital, engage contre la contagion la lutte quotidienne. Là, point d’emportement irréfléchi, point de cris de victoire ; mais la volonté, l’abnégation et le sentiment de ce que l’on doit à ceux qui souffrent, au respect de soi, à la fonction que l’on exerce. Dans le milieu empesté des salles d’ambulances, la mort est humble, presque honteuse ; elle est partout, elle vous enveloppe, on respire son haleine ; elle vous saisit entre le pot de tisane et « le geigneux. » Son appareil est misérable, son toucher fait de vous un objet de répulsion ; se battre contre elle sans défaillance, pendant des jours, pendant. des mois, ne pas reculer d’un pas lorsqu’elle marche vers vous et vous regarde face à face, savoir qu’elle sera la plus forte, ne s’en point soucier, et redoubler d’énergie pour lui disputer ses victimes, c’est donner preuve d’une hauteur d’âme qui défie les paroles les plus élogieuses. Cet exemple, notre service de santé l’a offert en Crimée à tous les degrés de la hiérarchie, et la France n’aura jamais assez de reconnaissance pour le dévoûment avec lequel il s’est prodigué.

Est-ce l’appât des récompenses qui l’excitait à dépasser la mesure des vertus les plus fermes ? Non, certes, et, dans cette même année 1856, où nos ambulances militaires avaient été témoins d’un si constant héroïsme, les « majors » ont pu se convaincre que l’ingratitude des nations ne connaît point de limites. On devait croire qu’entre le soldat qui combat l’ennemi et l’officier de santé qui combat la mort, l’assimilation était complète. Le simple bon sens parait indiquer que mourir sur le champ de bataille d’un hôpital de guerre en luttant contre un fléau plus cruel que la mitraille, ou périr d’un coup de feu en luttant contre les troupes de l’adversaire, donne des droits égaux à la modique pension que l’état assure aux veuves de ceux qui ont succombé. Le simple bon sens a tort ; une législation nouvelle le lui a prouvé. La loi du 11 avril 1831 porte, titre III, section Ier, article 19 : « Ont droit à une pension viagère : 1° les veuves des militaires tués sur le champ de bataille ou dans un service commandé ; 2° les veuves des militaires, qui ont péri à l’armée ou hors d’Europe et dont la mort a été causée, soit par des événemens de guerre, soit par des maladies contagieuses ou endémiques, aux influences desquelles ils ont été soumis par les obligations de leur service. » A la section II, l’article 22 ajoute : « La pension des veuves des militaires est fixée au quart du maximum de la pension d’ancienneté affectée au grade dont le mari était titulaire, quelle que soit la durée de son activité dans le grade. » D’après cette loi, la veuve d’un médecin en chef d’armée reçoit 900 francs de pension, la veuve d’un sous-aide-major 250 francs. Dès que le traité de Paris eut mis fin à la campagne de Crimée, on s’occupa d’augmenter les pensions militaires, qui n’étaient plus en rapport avec la moins-value que l’exploitation des mines d’or de la Californie a infligée aux métaux monnayables. Une loi du 26 avril 1856 modifia les dispositions de la loi du 11 avril 1831, et éleva le taux de la pension du quart. à la moitié du maximum ; c’était un acte d’équité ; mais cette loi stipulant pour les veuves des militaires et des marins tués sur le champ de bataille ou « dont la mort a été causée par des événemens de guerre » resta muette pour le service sanitaire. Il n’est plus question de maladies contagieuses ou endémiques, et les veuves des médecins militaires se trouvèrent exclues du bénéfice des pensions nouvelles. Pendant que cette loi se discutait au corps législatif, dans ce même mois d’avril, je viens de le dire, 12 médecins tombaient victimes du typhus, qui n’était « qu’un événement de guerre. » Un médecin allant d’une ambulance à une autre est frappé par un projectile et tué, il laisse à sa veuve la moitié de la pension à laquelle il aurait droit ; il meurt de fatigue, de contagion, d’épuisement en soignant les épidémies nées de l’agglomération de troupes, il ne lui laisse que le quart ; c’est absurde, un député le comprit et proposa un amendement : « Auront droit à la même retraite les veuves des officiers morts de maladies contractées au service des hôpitaux d’une armée en campagne. » La proposition ne fut point adoptée, mais le commissaire du gouvernement sentit certainement l’injustice de la différence du traitement appliqué à des hommes qui sacrifiaient également leur vie à la gloire ou au salut du pays, car il ajouta : « La loi n’a pas dit son dernier mot ; .. le vœu manifesté par la chambre sera pris en très grande considération. »

C’était un engagement formel, du moins on le pouvait croire, et cependant voilà trente-deux ans que cette parole reste à l’état de promesse. Depuis cette époque, les guerres et les épidémies qui les accompagnent ont mis à de rudes épreuves le dévoûment du service sanitaire de nos armées et de notre marine en France, en Tunisie, à Madagascar, au Tonkin ; mais nulle loi n’est venue réparer un déni de justice dont on reste stupéfait. Il est inexplicable que le pouvoir législatif n’ait point compris que les effets produits par des causes semblables doivent être appréciés d’une façon identique. Faut-il répéter encore, répéter à satiété, que la maladie est plus meurtrière que l’obus et la balle ? L’officier sanitaire mourant, au champ de l’hôpital, victime du typhus engendré par la guerre, doit être assimilé, sans réserve, à l’officier militaire tombant sur le champ de bataille, car l’un et l’autre sont tués à l’ennemi qu’ils ont mission de combattre. Il y a là une anomalie douloureuse ; je dirai le mot brutal : une iniquité indigne d’une nation qui se respecte. On a dit : « La France est assez riche pour payer sa gloire ; » mais elle est également assez riche pour ne pas tarder quand il s’agit de reconnaître le courage et l’abnégation de ceux qui sont morts pour elle ; au feu ou à la contagion, c’est tout un, ils lui ont donné leur vie.

Les faits regrettables, pour ne pas dire plus, qui s’étaient produits du début à la fin de la guerre dans nos hôpitaux de Crimée, les négligences administratives, l’insuffisance numérique où le personnel médical avait failli s’anéantir ; les transbordemens inhumains auxquels les malades étaient condamnés sur les navires du commerce, ces désordres qui ont coûté tant d’existences, furent alors presque ignorés en France. À cette époque, la presse quotidienne était fort discrète ; un certain décret du 17 février 1852 la malmenait sans scrupule dès qu’elle essayait de parler ; aussi ne disait-elle mot ; elle n’avait ses entrées nulle part, et lorsqu’un journaliste frappait à une porte officielle, on avait vite fait de la lui fermer au nez. On laissait raconter, dans les journaux, que nous avions ouvert des tranchées, donné par-ci par-là un camouflet, que nous avions pris des drapeaux et fait des prisonniers ; mais de ce qui se passait dans les ambulances, néant. La presse anglaise ne s’en cachait pas, mais elle restait lettre morte pour les feuilles périodiques françaises, qui n’osaient la traduire. Les rapports, les réclamations du service sanitaire s’accumulaient dans les cartons de l’intendance, qui, sans doute, les communiquait au ministre de la guerre. Là, du moins, on savait à quoi s’en tenir. Le jour était fait sur les défectuosités du système suivi jusqu’alors, et l’on allait sans doute renoncer à des habitudes dont on avait pu constater le péril que nul avantage ne compensait. L’expérience avait été concluante, cruelle et très coûteuse. Il était élémentaire de modifier l’organisation administrative, d’augmenter dans des proportions considérables le personnel médical et d’outiller le service sanitaire de façon qu’il pût faire face à toutes les exigences. On se rendormit sur l’oreiller de la routine ; le passé se prolongea sans avoir abandonné une seule de ses erreurs. Les médecins militaires restèrent confinés dans leurs attributions décevantes ; ils n’eurent, comme le disait l’un d’eux, que « le droit aux jérémiades, » et ce droit était de nul effet : on s’en aperçut pendant la campagne d’Italie.


II. — EN ITALIE.

J’imagine que, dès le 1er janvier 1859, l’on avait dû envisager les probabilités d’une guerre prochaine, car lors de la réception officielle du corps diplomatique au Palais des Tuileries, Napoléon III avait adressé à l’ambassadeur d’Autriche des paroles qui ressemblaient à un appel aux armes. On en peut conclure que le ministère savait à quoi s’en tenir, que l’intendance avait été prévenue dans la mesure du possible, et que tout avait été, sinon préparé, du moins prévu, pour que nos troupes fussent assistées d’un corps médical suffisant et que l’on ne vît plus se reproduire les « négligences » dont on avait été prodigue en Crimée. Le choix du médecin en chef semblait indiquer la volonté de bien faire et de n’être point, comme l’on dit, débordé par les événemens. C’était le baron Larrey, membre de l’Académie des Sciences. Son nom historique, son savoir, sa connaissance profonde des nécessités sanitaires en campagne, faisaient de lui un homme considérable ; il se réservait peu les jours de bataille, car le cheval qu’il montait à Solferino reçut un biscaïen au poitrail. En le plaçant à la tête du service de santé, on paraissait prendre l’engagement de donner au personnel, aux ambulances, aux hôpitaux une ampleur qui permit d’accorder à nos soldats les soins que le souci de leur santé, la politique, l’économie et surtout l’humanité, commandaient de ne leur point ménager. Si la correspondance du baron Larrey avec l’intendance était publiée, on serait surpris, sinon indigné, de reconnaître que l’expérience de la Crimée est restée stérile. A défaut de cette correspondance même, nous avons les confidences du docteur Chenu, qui l’a eue en main, qui y a fait de nombreux emprunts, et que nous prendrons pour guide. C’est un cri de douleur, c’est une lamentation, mais c’est aussi un réquisitoire prononcé par un homme compétent, qui montre le mal dans sa nudité, et qui ne cache point l’opinion que sa propre expérience, corroborée par l’étude des faits, a déterminée en lui[9].

La rapidité que l’on exige aujourd’hui des soldats en campagne, la perfection homicide des armes, ont augmenté la mortalité en temps de guerre ; dès lors, on doit croire que le personnel du service de santé a reçu un accroissement proportionné aux nécessités nouvelles. Il n’en est rien, au contraire. Sous le premier empire, les ambulances divisionnaires comptaient 20 médecins ; lors de l’expédition d’Alger, en 1830, ceux-ci ne sont plus que 12 ; au moment de la campagne d’Italie, leur nombre est réduit à 4. Lorsque nous avons franchi les Alpes, 124 médecins étaient attachés à notre armée ; des envois successifs ont porté ce chiffre à 391 pour toute la campagne ; aussi voyons-nous que, pendant le mois de juin, qui fut le mois des grandes batailles, 9 médecins militaires français reçoivent à Milan 8,176 blessés, et sont contraints par le labeur même dont ils sont accablés, et pour ne point laisser périr les malheureux, qu’ils sont impuissans à soigner, d’appeler à leur aide 280 docteurs italiens. Depuis cette époque, la Prusse nous a offert un exemple qui explique bien des événemens dont nous avons eu à souffrir. En 1866, lorsqu’elle entreprit contre l’Autriche cette campagne depuis laquelle l’équilibre européen est rompu, elle mit en mouvement 326,000 hommes, que suivaient 1,953 médecins militaires ; ceux-ci, absolument maîtres de leur service, libres, ne relevant d’aucune intendance, ne prenant conseil que de leur devoir, maintinrent l’armée dans un état prospère, qui fît l’admiration de tous les états-majors. Aux États-Unis, pendant la guerre de sécession, le service de santé jouit d’une indépendance absolue. « Ce qui caractérise le service médical américain, dit le docteur Chenu, c’est l’omnipotence du médecin, chef et administrateur à la fois des services qu’il dirige. Le médecin directeur d’un hôpital ou d’une1 ambulance fait directement ses réquisitions, soit aux quartiers-maîtres, soit aux commissariats, soit enfin à la pourvoirie. » Pour en arriver à cette simplification du service et renoncer à des chinoiseries administratives qui semblaient imaginées pour entraver tout bon vouloir, il nous a fallu attendre jusqu’à 1882. Le médecin en chef, au cours de la campagne d’Italie, est tellement tenu en sous-ordre par l’intendance, qu’il est presque annihilé, et qu’on semble prendre à tâche de lui faire constater sa propre impuissance. Sa situation est intolérable et le neutralise. Le 20 mai 1859, il écrit à l’intendant-général : « Je n’ai personne auprès de moi, pas même un planton, pas même un soldat d’ordonnance, et je suis obligé de suffire, seul, à l’expédition des dépêches que je fais porter par un domestique civil ; » et il demande « à titre de faveur dont il sera reconnaissant, » qu’on lui rende un infirmier-major, dont les services lui sont indispensables. Si l’on traite ainsi le médecin en chef, on peut deviner en quel dédain sont tenus les médecins de régiment. Ils ne sont même point montés et font les étapes à pied comme de simples tambours. On n’en peut douter, car le 10 juin, six semaines après le début de la campagne, le baron Larrey écrit : « Plusieurs médecins de l’ambulance du grand quartier-général ne sont point montés, malgré toutes leurs démarches pour obtenir des chevaux ; ils sont obligés de faire les étapes à pied ou sur les caissons. » À cette réclamation qui est pour surprendre, un sous-intendant militaire répond : « Je ne vois d’autre moyen pratique de pourvoir de chevaux les officiers de santé que de les inviter à rechercher eux-mêmes ceux qui pourraient leur convenir, et à les désigner aux président des commissions de remonte de leurs corps respectifs, pour qu’il en soit fait achat et remise immédiatement. » Comment auraient-ils eu le loisir de « rechercher les chevaux qui pouvaient leur convenir ? » Ce n’était pas seulement les plantons et les montures qui leur manquaient, c’était le temps ; ils étaient surmenés par un labeur que l’insuffisance même de leur nombre rendait excessif. Dès les premiers jours, le personnel fait défaut, et les chefs de service formulent des plaintes qui restent inutiles. On dirait que le souci des malades et des blessés est le dernier dont on se préoccupe. Les correspondances officielles sont pénibles à parcourir ; en présence des résultats négatifs qui les accueillent, on se demande si elles ont être dues par ceux qui auraient dû y répondre, en faisant quelques adonis pour remédier aux maux signalés.

Ce fut le 26 avril 1859 que nos troupes du premier et du second corps débarquèrent à Gênes. Le 13 mai, le docteur Boudin, médecin principal, n’est pas sans inquiétude. « Le nombre des malades augmente sensiblement, et le personnel médical ne peut tarder à devenir insuffisant. » Il se voit obligé de requérir l’assistance de quatre médecins et de douze étudians de Gênes. Le 21 mai, il déclare qu’il est urgent de « demander du personnel en France. » Le 22, un médecin-major écrit : « Le service est mal organisé ; nous n’avons pas d’infirmiers ; quelques musiciens, que personne ne commande, ont été délégués pour remplacer les infirmiers absens, et ne nous sont point utiles, parce qu’ils ne savent rien. Les malades sont mal couchés, mal nourris, mal soignés. » — Le 28 mai : « Je viens de visiter la citadelle d’Alexandrie ; il y a déjà 150 hommes atteints de blessures légères, mais il n’y a personne pour les visiter ; il n’y a rien pour les soigner. » — 30 mai : « « Chaque division est pourvue de 5 à 7 infirmiers militaires seulement ; toutes manquent de tentes et de couvertures pour les blessés. — 31 mai : « Quelques régimens arrivent sans (médecin ; ainsi, le 8e hussards sans un seul ; le 82e de ligne avec 1 médecin-major seulement. Toute l’artillerie (batteries et parcs), sans un seul. Je suis obligé, pour assurer le service dans ces différens corps, de détacher des médecins des ambulances, qui se trouvent ainsi dégarnies. » Pendant la durée de la campagne, le 37e de ligne n’a qu’un seul officier de santé, médecin aide-major de 2e classe. Le 9 juin, le baron Larrey réclame avec instance pour les hôpitaux des sous-aides auxiliaires et des aides-majors. Dans la pénurie du service de santé de nos régimens, de nos ambulances, de nos hôpitaux, on utilise le bon vouloir des médecins italiens, et l’on emploie les chirurgiens autrichiens faits prisonniers. — 26 juin, d’Alexandrie : « Il n’y a plus personne ici, à l’hôpital divisionnaire, ni au séminaire, à qui l’on puisse confier des malades et des blessés. » — Parme, 26 juin : « L’ambulance du quartier-général n’a point de médecin-major, et 3 aides-majors de cette ambulance sont détachés d’urgence près des corps de troupes. » — Le 27 juin : « L’insuffisance du nombre des infirmiers militaires a été encore bien regrettable pendant et après la bataille de Solferino. » Le médecin en chef n’a rien laissé ignorer des difficultés dont on allait être assailli ; supputant les éventualités, calculant le nombre de blessés que les batailles prochaines enverraient aux ambulances, il avait, le 26 mai, énergiquement demandé le personnel dont il avait besoin pour sauvegarder les intérêts de l’armée française, répondre à la confiance du pays et protéger la vie de nos soldats. Il réclame l’envoi immédiat de « 150 médecins, dont 20 principaux, 50 majors, 80 aides-majors, et l’admission provisoire de 150 sous-aides auxiliaires. » La lettre suivit la voie hiérarchique ; elle fut adressée à l’intendance, qui l’expédia au ministre de la guerre. Celui-ci écrivit à l’empereur pour témoigner la surprise que lui causaient de telles exigences. Cependant il fait preuve de bonne volonté et publie un avis annonçant que, le 20 juin, un concours sera ouvert dans les hôpitaux militaires de France pour le grade de sous-aide. Le 10 juin ! c’est-à-dire seize jours après Magenta, cinq jours avant Solferino. — Festina lente, hâte-toi lentement, est un sage précepte ; mais encore faut-il que l’on n’attende pas que les événemens se soient produits pour essayer d’y parer.

Pendant le cours de cette campagne, on eût pu quintupler le service de santé sans le mettre encore en proportion avec les nécessités qui lui incombaient. Le médecin en chef, sur lequel on fait naturellement peser une responsabilité qui, en réalité ne lui appartient pas, est-il libre, du moins, de son personnel, et peut-il le distribuer là où il sait que le service l’exige ? Nullement. On fait des mutations sans le prévenir. Où sont les médecins ? Le plus souvent on le lui laisse ignorer. On envoie aux ambulances ceux qu’il destine aux régimens, on garde aux hôpitaux ceux qu’il veut diriger sur les corps en marche ; non-seulement les intendans ne tiennent pas compte de ses réclamations, mais les généraux le contrecarrent. Le 21 juin, il demande que l’on fasse revenir en hâte les médecins de l’ambulance générale, qui ont été provisoirement détachés à l’hôpital de Novare ; il prévoit la bataille de Solferino ; il veut être en mesure de ne point faillir à son devoir. Sa réclamation reste sans effet ; il la renouvelle le 22 et le 23 ; le 24, 300,000 hommes se rencontrent et se heurtent. Le nombre des médecins est dérisoire ; il écrit encore et apprend enfin que ses subordonnés ont été retenus à Novare par l’autorité du commandant de place.

Si le personnel est insuffisant, si on ne lui accorde ni les moyens de transport, ni les facilités de service qui lui sont nécessaires, on peut espérer du moins que l’outillage ne lui fait pas défaut, qu’il a le linge à profusion et les médicamens en quantité convenable. Les magasins de nos places de guerre regorgent ; on n’a qu’à y puiser pour fournir au corps médical les objets sans lesquels il reste paralysé. La correspondance entre les médecins et les intendans militaires peut nous édifier à cet égard : « 17 mai : Le deuxième corps est aujourd’hui à Sale, et à la veille d’en venir aux mains. Vous jugerez de notre embarras et de nos craintes quand vous saurez qu’il n’existe pour toute ressource, en matériel, qu’un caisson d’ambulance. Nous faisons faire cinquante brancards, car nous en sommes complètement dépourvus ; nous manquons également de couvertures. » Le même jour (la date est importante à retenir), le médecin en chef écrit au président du conseil de santé : « En fait d’instrumens, je tiens beaucoup à ce que la boîte à résection soit fournie d’urgence à chaque ambulance divisionnaire ; veuillez en assurer l’envoi immédiat, s’il n’a pas déjà été fait par l’administration de la guerre. » Le 19 mai : « Le service de santé du corps d’armée de la garde n’est pas encore assuré… Absence de moyens de transport, pas de litière, pas de cacolet, pas de fourgon ; — pénurie de moyens de pansement ; insuffisance des appareils à fracture. J’ai demandé avec insistance du chloroforme, du perchlorure de fer, rien ne m’a encore été livré. » Ainsi, faute de chloroforme, le patient ne peut être insensibilisé pendant qu’on lui coupe un membre, et, faute de perchlorure de fer, on ne peut arrêter que difficilement les hémorragies, qui, cependant, ne sont point rares dans les batailles. — Le 24 mai, après le combat de Montebello, qui fut le premier contact avec l’ennemi : « Les salles, les cloîtres et l’église sont garnis de paille, car nous manquons absolument de couchage ; afin d’économiser le peu de linge dont nous disposons, j’ai fait requérir des habitans une certaine quantité de mousse destinée aux fomentations d’eau froide. Je vous informe avec regret que, par suite de l’inexpérience ou des préoccupations de l’intendance, près de 800 blessés ont été nourris, pendant quatre jours, par la commisération publique. Les régimens et les ambulances continuent à manquer de médicamens, de même que nous sommes dépourvus d’infirmiers militaires. » A Alexandrie, le 24 mai, 128 blessés et fiévreux arrivent par le chemin de fer, dans des wagons à marchandises, sur une légère couche de paille ; au débarcadère, nul moyen de transport. « Il m’a été répondu par MM. les officiers de l’intendance, présens à l’arrivée du convoi, qu’il n’y avait à la gare ni voitures ni brancards, mais qu’on les attendait d’un moment à l’autre. »

On a oublié les leçons reçues en Crimée ; l’encombrement des hôpitaux devient un péril ; on entasse les malades, les blessés les uns près des autres, on semble appeler l’épidémie. — « Gênes, 7 juin : Nous sommes loin du chiffre posé au début comme contenance de l’hôpital, et, en persévérant dans la voie où l’on nous pousse, nous arriverons à une catastrophe ; il est bon que l’intendance en soit bien convaincue et tienne compte de notre expérience. » — « Gênes, 8 juin : Les médicamens prescrits jusqu’à ce jour ont été préparés par un médecin aide-major, en attendant l’arrivée d’un pharmacien. » Le médecin en chef se désespère ; il avertit, il prévient ; de ses réclamations, nul souci. — « 9 juin : Une nouvelle bataille semble imminente du côté de Lodi, et il serait bien regrettable que nous fussions encore pris au dépourvu, comme à Magenta, pour assurer et régulariser l’assistance et le transport des blessés. » À ces doléances, comment va-t-on répondre ? « 10 juin : Il était onze heures du soir quand nous entrâmes à Melegnano ; le spectacle qui nous y attendait était affreux, surtout à cause de l’impossibilité où nous étions de porter secours aux malheureux blessés ; nos caissons d’ambulance n’arrivèrent le lendemain que vers neuf heures et demie du matin. » — « Turin, 15 juin : Nous sommes débordés par les accidens, et il nous reste beaucoup à faire pour nettoyer nos salles, ouvrir les foyers purulens et prévenir l’atmosphère miasmatique qui a si cruellement décimé nos amputés dans les hôpitaux de Constantinople. » — « 17 juin, Novare : Nous manquons complètement d’instrumens pour les amputations dans l’hôpital le plus militarisé de la ville ; une boite à amputation avait été prêtée par un médecin des environs. » — Après Solferino, « 25 juin : L’évacuation des blessés du champ de bataille a été difficile ou impossible sur plusieurs points, faute de moyens de transport. » — « 5 juillet : Depuis l’ouverture de la campagne, les médecins de régiment se plaignent de n’avoir reçu de la pharmacie centrale aucun des médicamens qu’ils ont demandés. » Quinze cents kilogrammes de charpie sont égarés en route pendant quinze jours, et il ne faut rien de moins que l’intervention personnelle de l’empereur pour les faire retrouver.

On se souvient que, le 17 mai, le baron Larrey a demandé l’envoi immédiat de boites d’instrumens à résection. Le 26 juin, il écrit : « Un certain nombre de plaies compliquées de fractures auraient nécessité des résections de pointes osseuses ; malheureusement, la boite à résection, réclamée depuis longtemps, fait toujours défaut. » Le 12 juillet, le président du conseil de santé répond à cette lettre du médecin en chef : « Le conseil comprend difficilement qu’on n’ait pas mis à votre disposition les bottes à résection qui ont été expédiées sur Gênes dans les premiers jours de juin. » Elles étaient à Gênes, ces malheureuses boîtes, et elles y étaient restées. L’armistice est signé, et l’on va enfin les remettre aux ambulances, qui n’en ont plus que faire, et qui auraient dû les recevoir à l’heure même où l’armée quittait la France. Que d’explications à bien des désastres on peut trouver dans les citations que je viens d’emprunter à des correspondances officielles ! « Trop tard » est un mot que l’on a souvent prononcé dans notre pays.

Si les médecins se lamentent de l’impuissance à laquelle ils sont condamnés, l’intendance est placide ; elle raconte avec sérénité ce qu’elle a fait. L’intendant en chef de l’armée écrit : « À Solferino, des ambulances volantes, composées de mulets à cacolets, auxquels on joignit des caissons du train, furent dirigées sur les points où l’action était engagée, pour relever les blessés et les porter aux ambulances. Il en fut ainsi amené 10,212 du 25 au 30 juin. » La bataille avait eu lieu le 24 : cinq jours pour ramasser les blessés. Combien sont morts que l’on aurait pu, que l’on aurait dû sauver ; combien ont appelé en vain, sans pain, sans eau, brûlés par leurs blessures, sous l’implacable soleil, dévorés par les mouches, désespérés, et se demandant pourquoi ceux qui s’étaient si bien battus étaient si cruellement abandonnés. Ils auraient pu se répondre : C’est la guerre ! Oui, c’est la guerre, et c’est pourquoi elle est abominable. Est-ce que Calvin avait raison, lorsqu’il a dit : « Celui qui tient le glaive est ennemi de Dieu ? »

À quelque chose malheur est bon. De l’horreur inspirée par la bataille de Solferino et surtout par ses suites est née une idée généreuse que l’humanité a recueillie et a développée pour le plus grand bien des nations. La bataille, qui fut inopinée, car les deux armées ne se savaient pas si près l’une de l’autre, fut livrée au plus long jour de l’année. Sur un terrain de cinq lieues d’étendue, elle mit en présence et en contact 300,000 hommes. Pour les deux adversaires, les conditions furent mauvaises ; les Autrichiens n’avaient reçu qu’une double ration d’eau-de-vie, les Français n’avaient pris que le café du matin ; la chaleur était accablante, un orage éclata, et l’on se battit pendant quinze heures. Il en résulta que les blessés étaient affamés et déjà affaiblis lorsqu’ils tombèrent. Beaucoup d’entre eux avaient perdu leur sac, c’est-à-dire tout ce qu’ils possédaient. En effet, les chasseurs et les voltigeurs de la garde avaient déposé leurs sacs près de Castiglione, afin de s’élancer plus légèrement à l’assaut de Solferino. Tout ce bagage disparut ; le linge, les chaussures et ces mille riens chers au soldat furent volés. Les paysans lombards et les turcos avaient tout pillé, fraternellement ; les uns, parce que nous venions les délivrer ; les autres, parce qu’ils servaient la France. En outre, les paysans avaient dépouillé les morts et même les blessés, qui, presque tous, furent retrouvés n’ayant plus de souliers aux pieds. Ça aussi, c’est la guerre ; pour la bien apprécier, il ne faut point la voir dans ses résultats, il faut la regarder dans ses moyens. Dans les villages, dans les fermes isolées, dans chaque tenuta, on avait, vaille que vaille, improvisé des ambulances, ou, pour mieux dire, des refuges où l’on apportait les blessés.. Le plus grand nombre, Français et Autrichiens, avaient été transférés dans la ville de Castiglione, qui avait été transformée en hôpital provisoire. L’évacuation sur les hôpitaux de Bergame, de Brescia, de Crémone, de Milan, fut impossible, parce que les Autrichiens ayant, quelques jours auparavant, réquisitionné toutes les charrettes du pays, les moyens de transport faisaient défaut. « A Castiglione, dit un témoin oculaire, l’encombrement devint indescriptible[10]. » L’encombrement fut tel que l’on a calculé que chaque médecin eut près de 500 blessés à soigner. L’ambulance du grand quartier-général s’y était établie. L’hôpital, les casernes, les églises, les maisons particulières, les rues que l’on abrite à l’aide de tendelets, les cafés, les boutiques reçoivent des blessés. L’entassement interrompt tout service. On ne manque ni d’eau, ni de vivres, ni de charpie, mais les blessés meurent de soif, meurent de faim, ne sont point pansés. Le personnel fait presque défaut ; la plupart des médecins ont dû se rendre à Cavriana ; il n’y a pas d’infirmiers. Les habitans de Castiglione ont beau se multiplier, ils ne parviennent pas à porter secours à tous les malheureux qui les implorent ; les bras manquent et les blessés restent en souffrance. Un vieux sergent, décoré de plusieurs chevrons, disait avec amertume : « Si l’on m’avait soigné plus tôt, j’aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort. »

Deux jours après la bataille, une panique affola Castiglione : une colonne de prisonniers, marchant sous la conduite d’un détachement de hussards, fut prise pour un corps de l’armée autrichienne faisant un retour offensif : on fut saisi de terreur, et l’homme se montra dans sa simplicité lâche et cruelle. On ferma la porte des maisons, on barricada les rues, on brûla les drapeaux italiens et français dont toute fenêtre était pavoisée. La plupart des habitans décampèrent, emportant ce qu’ils avaient de plus précieux ; ceux qui eurent le courage de rester firent preuve de prudence. A la place des blessés français, ils installèrent des blessés autrichiens. La débâcle fut complète ; toutes les charrettes, les voitures d’ambulance, les fourgons de vivres s’élancèrent à fond de train sur la route de Brescia, « foulant les blessés qui supplient qu’on les emmène, et qui, sourds aux observations, se débarrassent de leurs bandages, sortent tout chancelans des églises, et s’avancent dans les rues, sans savoir jusqu’où ils pourront aller[11]. » La peur s’apaisa, car elle était sans cause, et les blessés français reprirent, à Castiglione, la place qu’on les avait forcés de céder aux blessés autrichiens. On glosa beaucoup de cette panique à l’époque, surtout en Italie, où le récit se propagea de proche en proche. Bien des blessés y périrent ou en devinrent incurables. On eût conservé plus de sang-froid, les estropiés n’auraient point essayé de fuir, les conducteurs des voitures d’ambulance seraient restés à leur poste, les blessés des deux nations n’auraient couru aucun risque et n’auraient point obéi aux mauvais conseils d’une terreur imaginaire, s’ils avaient été neutralisés par les lois de la guerre, laissés en dehors des hostilités auxquelles ils ne pouvaient plus prendre part, et protégés par un cartel de sauvegarde consenti entre les nations belligérantes. Cette idée, qui a mis tant de siècles à pénétrer les cœurs, fut exprimée publiquement, pour la première fois, par un chirurgien éminent, membre correspondant de l’Institut de France pour l’Académie des Sciences. Le 28 avril 1861, le docteur Palasciano fit à l’académie Pontraniana un mémoire : la Neutralità dei feriti in tempo di guerra. C’est l’acte de naissance de la convention de Genève. D’autres viendront qui reprendront l’idée, la matérialiseront, la présenteront à l’acceptation des nations civilisées, et se verront assez heureux pour la faire adopter ; mais, en réalité, elle se manifeste pour la première fois à Naples, par l’initiative du docteur Palasciano. S’il n’a point baptisé l’Amérique, il l’a découverte. L’abandon des blessés sur le champ de bataille de Solferino, la panique de Castiglione, ont troublé son cœur et lui ont indiqué le but que l’humanité devait atteindre pour affaiblir, autant que possible, les horreurs de la guerre. C’est grâce à lui que les faits dont je viens de parler appartiennent désormais à l’histoire et ne peuvent plus se reproduire. Tout ce qui touche au service de santé des armées, — blessés et médecins, hôpitaux et fourgons d’ambulance, — est à l’abri de la guerre, et les sociétés groupées autour de l’étendard de la Croix rouge apportent au corps sanitaire une aide qui le complète et lui donne la possibilité numérique de remplir sa mission.


III. — LA CONVENTION DE GENÈVE.

Le vœu du docteur Palasciano serait peut-être resté platonique, si, presque à la même heure, un écrivain ne l’avait formulé. Né en Suisse, dans un pays neutre, où toute liberté est laissée aux discussions, M. Henry Dunant avait assisté, en curieux, à la bataille de Solferino et à tout ce qui s’ensuivit. Il publia un volume qui contenait ses observations, mais il parut y attacher peu d’importance, car il ne le livra pas au commerce, et se contenta de le distribuer à quelques personnes, à quelques sociétés savantes qui pouvaient y prendre intérêt. La bataille l’a ému, mais bien moins que le sort des blessés ; c’est d’eux qu’il se préoccupe, c’est à leur salut qu’il pense, c’est à les secourir par tous moyens possibles qu’il convie la civilisation. Le docteur Palasciano réclame des immunités internationales en faveur des blessés et de ceux qui en ont charge ; M. Dunant demande l’intervention de l’humanité pour suppléer à l’insuffisance permanente du service médical et pour remédier à l’abandon pour ainsi dire forcé des blessés sur le champ de bataille. Il dit : « Dans aucune guerre et dans aucun siècle, on n’avait vu un si grand empressement et un si beau déploiement de charité, et pourtant ce dévoûment si général et si remarquable a été sans aucune proportion avec l’étendue des maux à secourir ; d’ailleurs, il ne s’adressait qu’aux blessés de l’armée alliée et nullement aux malheureux Autrichiens[12]. « Il sait que le personnel des ambulances militaires est insuffisant et sera toujours insuffisant, fût-il doublé, triplé, quadruplé. Il constate que les progrès dans l’œuvre de destruction sont incessans et semblent exciter l’émulation des gouvernemens, pendant que l’œuvre de salut demeure stationnaire et trop souvent inefficace. Puisque le principal souci des peuples est de se tenir prêts à la guerre, il se demande pourquoi on ne se préparerait pas également à soulager les maux qu’elle fait naître. Le vœu qu’il formule est simple : « N’y aurait-il pas moyen, pendant une époque de paix et de tranquillité, de constituer des sociétés de secours dont le but serait de donner des soins aux blessés en temps de guerre, par des volontaires zélés dévoués et bien qualifiés pour une pareille œuvre ? » Tout ce qu’il a vu sur le lieu du combat, dans les ambulances volantes, dans les maisons de Castiglione, dans les hôpitaux de Brescia, de Milan, d’Alexandrie, lui a donné une expérience qui va porter fruits. Les observations qu’il a faites lui inspirent une réflexion dont la justice frappera tous ceux qui se sont occupés des établissemens hospitaliers. Elle est à méditer, et j’y insiste : « Pour une lâche de cette nature, dit-il, il ne faut pas de mercenaires ; trop souvent, en effet, les infirmiers salariés deviennent durs, ou le dégoût les éloigne et la fatigue les rend paresseux. Il faut, d’autre part, des secours immédiats, car ce qui peut sauver aujourd’hui le blessé ne le sauvera plus demain. Il faut donc des infirmiers et des infirmières volontaires, diligens, préparés et initiés à cette œuvre, et qui, reconnus par les chefs des armées en campagne, soient soutenus dans leur mission. » Bar le docteur Palasciano et par M. Henry Dunant, le double pro blême de la neutralisation des services sanitaires et de l’organisation des secours dus aux blessés était soulevé ; une modeste association destinée à pourvoir à des intérêts locaux, « la Société genevoise d’utilité publique, » allait en déterminer la solution, et, par la seule force d’une idée juste, l’imposer à tous les gouvernemens de l’Europe.

Le principe sur lequel on devrait s’étayer pourrait se formuler ainsi : « En guerre, comme en pénalité, tout ce qui outrepasse l’indispensable est criminel. » C’est là un axiome dont les nations ne sauraient trop se pénétrer, car, la guerre étant encore restée dans nos mœurs comme un indice persistant de la bestialité préhistorique, le devoir de toute créature humaine est d’en adoucir les conséquences. À ce point de vue, l’action de « la Société genevoise d’utilité publique » constitue un progrès de premier ordre. Ce fut le 9 février 1863 que l’a Société genevoise chargea une commission spéciale de donner une forme pratique aux idées de M. Dunant. Le président de la commission était le général Dufour, commandant en chef les forces de la confédération helvétique, stratège éminent, qui, malgré ses talens militaires, n’avait jamais vu dans les luttes des peuples entre eux que la plus détestable des nécessités. Il avait pour assesseurs le docteur L. Appia, qui avait fait la campagne d’Italie en qualité de chirurgien volontaire, le docteur Th. Maunoir, M. Henry Dunant et M. Gustave Moynier, président de la société, auteur d’un livre auquel je ferai plus d’un emprunt[13]. La volonté de bien faire était extrême, mais, pour concréter les aspirations dont on était animé ; on manquait de point d’appui ; l’Europe n’offrait aucun exemple dont on pût profiter ; en temps de conflit, la bienfaisance avait toujours agi isolément, au gré de l’initiative individuelle, sans entente préalable, un peu au hasard et souvent à l’aveuglette. Il fallait, pour remplir le programme qu’on s’était fixé, réunir en un seul effort collectif tous les efforts particuliers, de façon à leur imprimer un mouvement d’ensemble concerté dans l’action et fécond dans les résultats. On étudia la constitution et le mode d’opérer de la commission sanitaire des États-Unis d’Amérique qui, pendant la guerre de sécession, faisait arriver ses chirurgiens sur les champs de bataille avant le service officiel des ambulances et qui recueillit en dons de charité la somme de 1 milliard 144 millions. Peu à peu, on parvint à faire sortir des délibérations un projet acceptable, mais on était exposé à le voir rester à l’état d’utopie et demeurer inutilement inscrit sur les registres des procès-verbaux d’une société sans mandat et sans rayonnement. C’est alors que l’on eut l’idée excellente de convoquer une conférence générale, d’appeler les gouvernemens qui se targuent de civilisation et de solliciter leur avis sur les propositions que l’on comptait leur soumettre. Il n’était que juste, du reste, de consulter sur un objet de cette importance les nations militaires pour lesquelles la guerre semble être le moyen le plus précieux de s’agrandir moralement et matériellement. La conférence s’ouvrit à Genève le 20 octobre 1863, M. Dunant put être satisfait : l’Autriche, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et six autres états allemands, la Suède et la Suisse, la bonne initiatrice, s’étaient fait officiellement représenter. En outre, la Belgique, le Danemarck, l’Italie, le Portugal, avaient envoyé des adresses de félicitations et d’encouragement.

On avait répondu à l’appel de Genève, ce qui est pour étonner ; mais ce qui est bien plus extraordinaire, c’est que l’on se mit d’accord et que, sous la présidence du général Dufour, un des hommes les plus considérés de son temps, quatorze gouvernemens, d’origine et de tendances différentes, s’unirent dans une pensée commune de libération du mal. Avec une habileté remarquable et voulant faire œuvre vivace, la conférence, en adoptant les « résolutions » qui allaient devenir loi internationale, resta dans les généralités, reconnut la hiérarchie des services militaires, n’empiéta sur aucun, ne voulut que leur venir en aide, déclara que toute partie belligérante avait des droits égaux à l’assistance sanitaire, et s’en rapporta aux souverains pour déterminer le mode d’action des sociétés de secours formées dans leurs états. En un mot, on promulguait un programme d’humanité ; c’était aux gouvernemens à l’appliquer selon leurs lois, selon leurs coutumes, mais pour le plus grand bien de tous. Le 22 août 1864, les délégués, — on peut dire les plénipotentiaires, — ayant écarté toute objection et réduit toute difficulté, signèrent « la convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés en campagne. » Elle est composée de dix articles dont les principaux sont : « 1° les ambulances et les hôpitaux militaires sont neutralisés ; 2° le personnel des hôpitaux et des ambulances participe à la neutralité ; 3° le personnel sanitaire pourra continuer son service après l’occupation de l’ennemi ou se retirer ; 4° le service sanitaire en se retirant ne pourra emporter que ses objets personnels ; les ambulances, au contraire, conservent leur matériel ; 5° les habitans portant secours aux blessés seront respectés et seront dispensés du logement militaire ; 6° les blessés des parties belligérantes seront remis aux avant-postes ou rapatriés s’ils sont reconnus incapables de reprendre le service. » Il était nécessaire d’adopter un signe distinctif qui fit reconnaître le personnel sanitaire, à quelque degré hiérarchique qu’il appartint. Les armes de la confédération helvétique étant de gueules à la croix d’argent, on les inversa et l’on en fit l’écusson d’argent à la croix de gueules. Les chirurgiens, les ambulanciers, les infirmiers le portent en brassard ; les hôpitaux, les ambulances, les convois de brancards l’arborent sur un drapeau. Aujourd’hui la Croix rouge est une sauvegarde ; elle n’a pas toujours été respectée.

Ce n’était pas tout que d’avoir réglé la convention, il s’agissait de la faire accepter par les divers gouvernemens d’Europe. À notre honneur, ce fut la France qui paya d’exemple ; un mois après la signature de l’instrument définitif, c’est-à-dire le 22 septembre 1864, elle y adhérait. En Allemagne, le grand-duché de Bade fait le premier acte d’initiative le 16 décembre 1864 ; la Prusse n’arrive que la treizième le 22 juin 1865 ; l’Autriche s’attarde et n’apparaît que le 21 juillet 1866 ; à la journée de Sadowa, elle dut regretter ses lenteurs ; la Russie, qui est très ardente actuellement à propager les nouvelles doctrines, se laissa devancer par presque toutes les puissances et ne donna son consentement que le 22 mai 1867. Aujourd’hui, nulle puissance ne s’est soustraite à cette loi d’humanité ; l’ancien et le nouveau-monde fraternisent à travers les océans, et désormais la guerre protégera ses victimes, sur terre et sur mer, en reconnaissant qu’elles ont droit aux immunités de la Croix rouge.

Non-seulement l’Allemagne se rallia aux statuts de la convention de Genève, mais elle fut la première à lui donner pour corollaire une Société de secours aux blessés. Elle y fut conviée par la guerre de Bohême, 1866, qui mit face à face et les uns contre les autres tous les états dont l’union forme actuellement l’empire germanique. Chacun des gouvernemens engagés dans la lutte eut son comité d’action, qui réunissait les dons en argent et en nature, établissait des ambulances, suscitait le bon vouloir des médecins civils et venait en aide, dans une très appréciable mesure, aux chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem et de l’ordre Teutonique, relevant des couronnes de Prusse et d’Autriche, qui avaient pour mission de veiller au salut des blessés. Quoique l’Autriche, toujours un peu hésitante, n’eût pas encore accepté la sauvegarde de la Croix rouge, on n’y fit pas moins des efforts très sérieux pour amoindrir les cruautés de la guerre, et on y organisa, pour la première fois, un bureau de correspondance qui facilitait les communications des soldats avec leur famille et fournissait des renseignemens sur les malheureux recueillis dans les ambulances et dans les hôpitaux. C’était là une amélioration excellente, qui naquit, à Vienne, de l’initiative individuelle de quelques gens de bien, qui a rendu de grands services, et qui est aujourd’hui adoptée par tous les groupes bienfaisans rattachés à la Croix rouge.

A l’appel qui leur fut adressé, les femmes de l’Allemagne répondirent avec empressement. Ce ne fut pas un élan de prime-saut, né sous le coup d’une émotion subite et s’éteignant lorsque la cause qui l’a soulevé a disparu ; non, ce fut un mouvement méthodique qui a subsisté et qui subsiste. Sous la haute direction de la reine de Prusse (impératrice Augusta), elles formèrent « l’Union patriotique des dames allemandes, » et ce ne fut peut-être pas sans un légitime orgueil qu’elles constatèrent que le « sexe faible » était plus rapidement accouru que le « sexe fort » à la voix de la charité qui conviait à rétrécir, autant que possible, les limites des champs où se meut la frénésie des hommes. On semblait, du reste, s’être préparé durant la paix aux devoirs imposés par la guerre. Pendant cette courte campagne, qui fut de si prodigieux résultats et dont l’action foudroyante a rempli l’Europe de stupéfaction, le seul comité de Berlin encaissa 15 millions de francs ; 200 employés salariés, 250 femmes recevaient, classaient les objets de toute sorte qui affluaient de chaque coin des provinces de Prusse, et les expédiaient par des convois de chemins de fer dirigés sur les points où les blessés avaient été transportés. Sur le passage du train sanitaire, on avait rassemblé, dans certaines stations, tout ce qui pouvait soulager les soldats mis hors de combat. On faisait place dans des ambulances transitoires à ceux que la faiblesse accablait, on réconfortait ceux qui pouvaient continuer leur route sans péril ; on leur distribuait des boissons cordiales, des alimens, des couvertures ; pendant l’arrêt des convois, on renouvelait le pansement, et l’on put ainsi arracher à la mort bien des hommes qui, s’ils n’avaient reçu ces soins intelligens, ne seraient point arrivés vivans à destination. C’est la première fois que des sociétés de secours, portant le brassard de la Croix rouge, intervenaient ; on n’eut qu’à leur rendre grâce, car leur intervention fut un bienfait. Ces stations de ravitaillement furent d’une incalculable utilité ; celle de Pardubitz, peu éloignée de Sadowa, secourut de toute manière une moyenne de 600 à 800 hommes par jour, pendant deux mois au cours des évacuations successives faites par les ambulances sur les hôpitaux[14]. Le vieil ami des armées combattantes, l’allié naturel de la guerre, le choléra, n’était pas loin. La Société de secours le reçut de pied ferme, et « les lazarets » qu’elle fit construire à Berlin furent, dit-on, des modèles d’organisation hygiénique et matérielle.

Les preuves étaient faites, éclatantes ; derrière l’armée de la guerre, l’armée de la compassion avait aussi remporté sa victoire. Les succès qu’on avait obtenus causèrent une satisfaction qui fut un encouragement à continuer l’œuvre entreprise, à la développer, à la fortifier, et à la mettre en tel état qu’elle fut prête, à fonctionner au premier signal. On s’ingénia à lui donner une mobilisation aussi rapide que celle de l’armée, et à lui imprimer une direction si bien combinée que les ambulances volontaires pourraient être toujours à portée de contact, avec les troupes en marche ou en campagne. On profita de la paix, non pas pour se dissoudre et s’ajourner au prochain conflit, mais pour resserrer les liens qui unissaient les comités entre eux, préparer les ressources, s’assurer le concours d’un personnel dévoué et augmenter les moyens d’action. En un mot on voulut n’être surpris par aucun événement et répondre à la confiance que les premières expériences avaient inspirée.

C’était logique. Dans un pays où les armées sont permanentes et toujours tenues en haleine, les sociétés chargées des secours sanitaires doivent être également permanentes ; derrière le drapeau militaire qui conduit au combat, il convient que l’on aperçoive l’étendard de la Croix rouge, qui promet l’assistance et flotte au-dessus des massacres comme un emblème de salut. C’est ce que l’Allemagne a compris, et elle profita de la période de paix qui suivit la campagne de 1866 pour multiplier ses comités de secours, en diriger L’influence jusque dans les plus minces bourgades, les ramifier entre eux, et leur donner d’inébranlables assises en faisant participer la nation entière à cette œuvre, que commandaient le patriotisme et l’humanité. C’est par milliers, par millions peut-être, que l’on distribua des brochures où le but de la société était nettement défini, où des notions élémentaires sur le transport des blessés, sur les premiers soins à leur administrer, étaient indiqués ; c’était une sorte de manuel de l’infirmier volontaire, qui faisait pénétrer dans les masses la pensée d’un devoir jusqu’alors ignoré ou méconnu. La tâche n’était point difficile pour un peuple d’instruction obligatoire, chez lequel le dernier des paysans sait écrire et lire. Il en résulta un autre avantage : on ne fut plus embarrassé pour obvier provisoirement aux mille accidens de la vie ouvrière et de la vie agricole ; on recourait aux instructions du manuel et l’on s’en trouvait bien.

La vapeur, l’électricité, ont imprimé aux mouvemens des troupes en formation une rapidité extraordinaire ; aujourd’hui, la guerre est à peine déclarée que l’on entend les coups de fusil ; les derniers régimens sont encore en marche que déjà les premiers sont obligés d’évacuer leurs blessés. C’est pourquoi le secours doit être à courte distance du désastre, c’est pourquoi le comité sanitaire doit, dès le jour de l’étape initiale, être en mesure d’accompagner l’armée, de telle sorte que la tente d’ambulance soit dressée lorsque le premier canon est mis en batterie. De cela aussi, l’Allemagne s’était rendu compte, et elle ne fut point prise au dépourvu lorsque l’heure du péril eut sonné.

Pendant les quatre années qui s’écoulèrent entre la guerre de Bohême et la guerre de France, l’Allemagne était, du reste, dans un singulier état d’esprit. La paix qui régnait alors semblait n’être pour elle qu’un armistice ; elle était agitée d’une inquiétude vague, elle se contemplait avec étonnement, ne comprenant pas trop pourquoi elle s’était divisée en deux camps adverses, et n’était pas loin de chercher une occasion de se réunir dans une action commune. Elle était persuadée qu’un long temps ne se passerait pas avant qu’elle eût à entrer dans une lutte de suprématie avec sa voisine des bords du Rhin ; elle se laissait peu détourner de cette préoccupation ; et elle mettait les jours à profit pour compléter, pour fortifier son système militaire, pendant que les comités de la Société de secours aux blessés redoublaient de zèle, recrutaient des adhérens, accumulaient le matériel de pansement et enregistraient les noms des médecins disposés à prendre le brassard de la Croix rouge. Là fut donné un exemple de prévision, une leçon qui, j’espère, ne restera pas stérile. En un clin d’œil, on fut sur pied. Les mouvemens des armées, celui des ambulances volontaires furent simultanés, et sur le premier champ de bataille, les blessés trouvèrent ceux qui devaient les secourir. Tout fut fait avec une méthode qui exclut le désordre et rend les secours plus efficaces.

Dans le livre que j’ai déjà cité[15], M. G. Moynier dit : « En 1870, les sociétés purent mieux que précédemment opposer les armes de la charité à celles de la violence et faire une rude guerre à la guerre elle-même. Après avoir passé par un utile apprentissage, elles avaient mis à profit les expériences du passé. » Au lendemain de la déclaration de la guerre, 2,000 comités allemands étaient à l’œuvre, reliés au comité central de Berlin et profitant de ses ressources pécuniaires, qui atteignirent la somme de 18,686,273 thalers, représentant plus de 70 millions de francs. L’état ne marchanda point son aide et accorda les franchises postale et télégraphique. L’organisation était très forte et très hiérarchisée ; elle recevait les ordres supérieurs et s’y soumettait, tout en réclamant de l’initiative individuelle le concours des dons et du dévoûment. Les objets destinés aux ambulances étaient transportés par les chemins de fer, et ces objets furent si nombreux qu’on fut obligé de les diviser par catégories et d’établir pour chacune d’elles une sorte de direction spéciale. « Le grand dépôt central comprenait sept sections : campement, vêtemens, pansement, instrumens et appareils chirurgicaux, médicamens et désinfectans, alimens et tabac, installation des hôpitaux[16]. » L’influence des sociétés de secours fut prépondérante en tout ce qui concerna l’évacuation des blessés sur les hôpitaux ; c’est à elles que l’on doit l’installation des trains spécialement disposés et outillés pour le transport des blessés. Le grand-duché. de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Prusse, rivalisaient d’émulation dans l’aménagement de ces wagons, qui formaient de véritables hôpitaux ambulans, et où l’on parvint à placer, dans de tolérables conditions, jusqu’à 900 malades pour un seul voyage. Des médecins, des aumôniers convoyaient ces malheureux, qui, au long de leur route, traversaient des lazarets temporaires où ils pouvaient s’arrêter et reprendre des forces, s’il en était besoin. On ne recula devant aucun effort, devant aucun sacrifice, pour rendre moins cruelles les suites de la guerre. C’est là un immense progrès dont profitera l’humanité.

Il n’est qu’équitable de reconnaître que l’Allemagne n’a rien négligé pour porter secours aux victimes des batailles. La victoire lui rendait la tâche facile, et elle n’eut pas à lutter contre les obstacles que les sociétés de France ne purent vaincre en partie qu’à force de persévérance, et dont je parlerai prochainement.


MAXIME Du CAMP.

  1. Un capitaine d’artillerie allemand m’a dit qu’en août 1870, sous Metz, sa batterie avait été presque complètement détruite par le feu d’un régiment français dont il n’avait jamais pu reconnaître remplacement.
  2. Histoire et Mémoires, par le comte de Ségur, t. V, p. 152.
  3. Rapport au conseil de santé des armées sur les résultats du service médico-chirurgical aux ambulances de Crimée et aux hôpitaux militaires français en Turquie, par J.-C Chenu, médecin principal, 1 vol. in-4o. Paris, 1865.
  4. Chenu, Statistique chirurgico-médicale de la campagne d’Italie en 1859. Introduction, CIII.
  5. Crimée, p. 703.
  6. Crimée, p. 706.
  7. Crimée, p. 709 et 710.
  8. La Russie semble n’avoir pas été mieux partagée que nous ; des ballots de charpie expédiés à Sébastopol par Pétersbourg s’égarent en route et sont achetés par des fabricans de papier qui les mettent en cuve pour en faire de la pâte. Voir la Guerre et la Charité, par Moynier et Appia, p. 86, 1 vol., 1867.
  9. Statistique médico-chirurgicale de la campagne d’Italie, service des hôpitaux militaires et civils, 2 vol. gr. in-4o. Paris, 1869.
  10. Un Souvenir de Solferino, par J. Henry Dunant, ne se vend pas. Genève, 1862. C’est à ce volume, qui ont une si précieuse influence sur l’organisation de la Croix rouge, que j’emprunte la plupart des détails relatifs à Castiglione.
  11. Dunant, p. 49.
  12. Souvenir de Solferino, p. 110.
  13. La Croix rouge, son passé, et son avenir, 1 vol. in-8o ; Paris, 1882 ; Sandos et Thuillier.
  14. G. Moynier, p. 100.
  15. Page 103.
  16. Moynier, p. 107.