La Croix du Bas-Briacé


LA CROIX DU BAS-BRIACÉ
(vendée)


Les Bleus étaient vainqueurs, insolents et féroces ;
Ils poussaient les Chouans captifs, à coups de crosses ;
Et le long du chemin tout jalonné de sang,
Ils allumaient, pour rire, un village en passant.
Comme note finale à leurs clameurs trop gaies,
Souvent un jet de feu brillait le long des haies :
Un Bleu tombait, râlant au milieu des jurons ;
Les Bleus disaient aux Blancs : « Chiens ! nous vous le paierons ! »

Et les coups redoublaient sur le dos de ces braves,
Qui marchaient, en priant tous bas, tristes et graves ;
Entre les talus verts, dans les sentiers herbeux,
Dans les grands chemins noirs piétinés par leurs bœufs,
Où naguère passaient, sur leurs charrettes pleines,
Les gerbes du froment qu’ils fauchaient dans ces plaines.
Leur pauvre cœur saignait en songeant au passé…

Soudain l’on déboucha près du Bas-Briacé,
Humble hameau, blotti dans un bouquet de chênes ;
Nid de fleurs et de joie avant ces jours de haines…
Un des Chouans pâlit et son œil se voila ;
En face, à trois cents pas, sa chaumière était là !…
Le berceau des aïeux, le toit qui le vit naître !…
Et derrière l’auvent qui cache la fenêtre,
Son père est là, sa sœur, sa femme, son enfant,
Toute sa vie !… En longs sanglots son cœur se fend…

Et les Bleus ricanaient : « Lâche et canaille, il pleure !…

On te fera chanter et danser tout à l’heure.
Halte ! »

Halte Au vert carrefour de deux sentiers étroits,
Sur un tertre, ou talus, se dressait une croix.
— « Ripoche, dit le chef des Bleus, si tu veux vivre,
Avance ! »
Avance Il avança, tremblant comme un homme ivre.
— « Ripoche, dit le chef en étendant la main,
Ce poteau vermoulu nous barre le chemin.
Veux-tu l’abattre ?
Veux-tu l’aba — Abattre une croix ?… Moi !
Veux-tu l’abat — Abattre une croix ?… — Toi-même. »
Ripoche releva la tête à ce blasphème.
— « Après ? dit-il.
« Après ? dit-il — Après ?… C’est promis ; tu vivras. »

Le Vendéen regarde et montre ses deux bras,
Son poignet droit qu’étreint la corde qui l’attache.

— « Accepte ?… on te délie ; on t’apporte une hache,
Et tu travailleras comme un bon ouvrier,
Gratis, mais de bon cœur, sans te faire prier ! »

Les autres le pressaient avec leur bayonnette,
Criant : « Va donc ! » montraient là-bas sa maisonnette
Au faîte illuminé par le soleil couchant,
Et plus loin, le blé mûr qui jaunissait son champ :
« Va donc ! la vie est là ! sinon, la mort est proche. »

Les Vendéens disaient : « Prends garde à toi, Ripoche !
Toi, soldat du bon Dieu, ne sois pas un Judas ! »
On se tut. — « Eh bien ! soit, dit Ripoche aux soldats :
Une hache ! une hache !… Ôtez-moi cette corde. »
Les Vendéens criaient : « Jésus, miséricorde !…
Seigneur, ayez pitié de lui, pitié de nous ! »
Et plusieurs en pleurant tombèrent à genoux.

Ripoche prend la hache à deux mains, en silence ;
Examine la croix, et d’un seul bond s’élance

Sur le tertre ; il s’adosse au bois, étend les bras :
« Ô Crux ave ! … dit-il. Quant à vous, scélérats,
Venez ! je fends le crâne au premier qui s’approche ! »
Ô Crux ave ! criaient les Blancs. Bravo, Ripoche ! »
Les Bleus se regardaient, étonnés, interdits :
— « Venez donc essayer votre hache, bandits ! »
Et les deux cents bandits qu’un seul homme menace
Se décident enfin et s’avancent en masse.
Ripoche dans le tas frappe à coups redoublés,
Comme aux jours où dans l’aire il frappait sur ses blés.
Un contre tous : sa foi grandit son énergie.
Et bientôt tout autour de lui, l’herbe est rougie ;
Cinq, dix, quinze blessés se tordent dans leur sang.

Mais le cercle de fer va se rétrécissant ;
La hache en vain se lève et retombe et tournoie :
Les Bleus poussent ensemble un hurlement de joie
Et quarante contre un sautent sur le talus :
Les braves !…
Les braves !… Accablé, pressé, n’en pouvant plus,
Ripoche entre ses bras saisit la croix bénie :

On l’écrase ; il la tient jusque dans l’agonie.
Sur la croix son sang coule ; et son âme s’en va
Vers Celui dont le sang sur la Croix nous sauva :
Tandis que, par vengeance et par excès de rage,
Les brigands sur la croix employaient leur courage
Et la brisaient.
Et la brisaient La horde, avant de repartir,
En jeta les tronçons sur le corps du martyr ;
Et dans la même fosse on roula pêle-mêle
Le soldat défenseur de la cause éternelle,
Et ce bois qu’un instant ses bras avaient sauvé.
Vrai tombeau d’un soldat chrétien ! — Ô Crux, Ave !


P. V. Delaporte, S. J.