La Croix, pages littéraires, La Mirlitantouille


La Croix du 27 septembre 1925 (p. 3-18).

La Mirlitantouille
par G. LENOTRE



Les lieux prennent la figure ou semblent prendre la figure des hommes qui y ont vécu ; ils se teignent du reflet des événements qui s’y sont passés. Il est même plus d’un pays, plus d’une maison, qui n’ont pas été seulement des témoins, mais qui se sont faits, dans ces événements, les alliés des hommes.

Alliés parfois nécessaires. Ainsi en est-il des pays qui abritèrent la chouannerie. Ainsi en est-il de la Mirlitantouille[1], cette auberge autour de laquelle M. Lenotre donne rendez-vous à des personnages comme le comte de Puisaye, le chevalier de Tinténiac, Boishardy, Cormatin, le général Humbert, Duviquet, etc., et fait revivre, avec son érudition et son art coutumiers, toute une poignée d’épisodes de la chouannerie bretonne.

La Rouerie avait établi à travers toute la Bretagne des lignes de communication le long desquelles un émigré arrivant de la côte ou un émissaire porteur de dépêches étaient certains de rencontrer, de distance en distance, « refuge sûr dont la porte est toujours ouverte, hôte discret, et, en cas de besoin, assistance toute dévouée ».

La Mirlitantouille était une de ces maisons de correspondance, asile, bureau de poste pour les royalistes, centre d’opérations militaires, hôpital pour les blessés, et, en la mettant en relief, et avec elle, les centaines d’autres dont elle est le type, M. Lenotre éclaire tout un côté de l’organisation de la chouannerie.

En cette fin de 1794, la Mirlitantouille est, sur la pente du Mené, non loin de Moncontour, un « hameau de deux maisons situées à trois cents pas de la crête de la colline ; de ces deux maisons, l’une est abandonnée ; dans l’autre, la fille Plé et son père tiennent cabaret. La Mirlitantouille est au carrefour de quatre chemins : celui de Moncontour ; celui de Plœuc, par Plémy, conduisent à la forêt de Lorges ; celui de Collinée et celui de Loudéac. De la lande immense qui commence à cet endroit et qui monte aux crêtes de Mené, la vue s’étend sur les deux versants de la montagne : au Nord, vers Saint-Brieuc, c’est la région de Moncontour, bien cultivée, couverte de vergers et de prairies au Sud, vers le Morbihan, pas un hameau, pas une maison n’apparaissent, rien que des bois et des landes ; à l’horizon, une longue ligne sombre d’épaisses forêts. Tracé parmi les ajoncs et les genêts d’or, les bruyères rousses et les robustes blocs de granit, qui, çà et là, percent le sol, le chemin des Chouans gagne les sommets du Mené, le Bel-Air, puis la Butte-à-l’Anguille…

C’est le cadre et c’est l’image de cette guerre dont M. Lenotre raconte cent épisodes, et c’est souvent dans les environs de cette Mirlitantouille, dans cette lande qui domine le pays et où « les surprises sont impossibles et les dispersions aisées », où « un homme couché dans les ajoncs est invisible à cinq pas », que se font les rassemblements de chouans, que se préparent les coups de mains, que passent ou se cachent les personnages de la chouannerie bretonne, depuis l’entreprenant et l’intrigant comte de Puisaye et le non moins intrigant Cormatin, jusqu’aux vrais soldats et aux vrais chefs, un Boishardy, un Tinténiac, jusqu’aux humbles, comme le marin Mathurin Dufour.

Ces épisodes se suivent de 1794 à 1799. M. Lenotre les a répartis en trois groupes, qui correspondent à peu près à trois âges de la chouannerie bretonne. Le premier de ces groupes a pour centre une attachante figure, Boishardy, un ancien lieutenant de La Rouerie.

Pendant que Puisaye travaille à mobiliser les « assignats royaux » contre les assignats de la nation. Boishardy, jeune, brave, aimé des paysans, fait aux bleus une guérilla chevaleresque autant qu’heureuse. Le jour où il prend la ville de Jugon, il signe un passeport à un bouvier qui conduit des bestiaux à Lorient pour le ravitaillement, de l’armée : « Va-t’en, lui dit-il, je ne veux pas des bœufs destinés à ces pauvres bougres de républicains qui crèvent de faim. »

Quand il ne se bat pas, à la tête de ses chouans, contre un détachement de grenadiers, Boishardy est au château de la Ville-Louet, où fleurit, entre lui et la toute jeune Joséphine de Kercadio, la plus fraîche des idylles. Il pêche tranquillement à la ligne, tandis qu’un bataillon tout entier est à ses trousse. N’est-il pas gardé par ses chouans, gardé par tous les gens du pays ?

C’est qu’en réalité ce n’est pas la République qui commande alors en cette Bretagne où « chaque champ est une forteresse, chaque arbre masque un piège » ; c’est la chouannerie, c’est Boishardy et les autres chefs qui lui ressemblent et qui se tiennent en une étroite correspondance. « Il faut se résigner à l’évidence, dit M. Lenotre ; en cet automne de 1794 les royalistes sont maîtres de la Bretagne, d’autant plus redoutables qu’on ne peut les atteindre. »

Hoche, qui est là depuis la fin d’août et qui a fait, à la tête d’un petit corps de troupes une tournée jusqu’au fond du Morbihan, écrit : « Nous voyons à chaque instant les sentinelles des brigands ; marchons-nous dessus, tout disparaît ; il ne reste aucun vestige… On dirait qu’ils ont des télégraphes. »

La chouannerie est donc, en fait, victorieuse. Paris en est effrayé ; la Convention décide « la paix à tout prix » et vote, le 17 octobre, une « loi de pardon et d’humanité ».

Un jour d’hiver, le sous-officier Poussepain monta les pentes du Mené et déposa à la Mirlitantouille une lettre du général Humbert à Boishardy. Une entrevue eut lieu dans la lande entre les deux chefs. Ils soupèrent ensemble à Plémy, en camarades, et le lendemain sept chouans vinrent à Moncontour apporter au général un compliment de Boishardy et se chauffèrent au corps de garde avec les grenadiers.

Bleus et chouans fraternisaient. Hoche embrassait Boishardy. Dans le vestibule du manoir de Boishardy, les chapeaux à plumes tricolores étaient accrochés pêle-mêle avec les feutres à panaches blancs, et les chouans présentaient l’arme au général Humbert quand il sortait sur le pas de la porte pour fumer sa pipe.

Le 20 avril 1795, le traité de la Mabilais ne fut pourtant signé, après de tumultueuses conférences, que par un petit nombre de chefs royalistes. Boishardy était de ceux-là ; il était de ceux qui croyaient à la bonne foi de l’adversaire, et qui, d’autre part, répugnaient à voir l’Anglais s’ingérer dans le mouvement royaliste. Il ne dut point lui coûter d’écrire à « Messieurs les officiers anglais », pour les aviser que, « entrés en pourparlers avec la République, les Bretons ne pouvaient plus accepter désormais de secours de l’Angleterre ».

Le traité de la Mabilais garantissait aux royalistes la liberté du culte et l’amnistie. Or, huit jours après, le 1er mai, la Convention votait une loi punissant de mort tout prêtre réfractaire surpris sur le territoire de la République ; les représentants du peuple ordonnaient l’arrestation de tous les individus connus pour avoir occupé un grade dans la chouannerie, et, le 1er juin, Hoche lui-même — le pacificateur — lançait sa fameuse proclamation : « Braves camarades, votre courage n’est plus enchaîné… »

La guerre était reprise. Mais les paysans étaient lassés par cette paix fallacieuse et ses illusions. Traqué par les bataillons du général Crublier et trahi par un homme du pays, Boishardy fut tué, près du moulin du Rainon, le matin qui devait être celui de son mariage avec Joséphine de Kercadio.

Le lieutenant Pierre Duviquet, qui, de la 184e demi-brigade passe aux chouans, par dégoût de commander à des hommes indisciplinés, mal nourris, raisonneurs, découragés, et de ne jamais se battre contre les ennemis du dehors, est l’homme d’une autre chouannerie.

« La paix, pour le paysan breton, c’était le retour à l’ancien ordre, les églises rouvertes, les bons prêtres officiant. Rien de tout cela ne se réalisait, c’était donc que la guerre durait toujours. » Mais la forme s’en était modifiée, comme s’était altéré le feu sacré du début. Maintenant, la chouannerie, c’étaient moins des combats que des représailles. Ceux qui condamnaient des chouans ou qui les dénonçaient étaient à leur tour condamnés et exécutés par d’autres chouans. On attaquait les diligences, pour y prendre l’argent de la République ; on allait le prendre aussi dans les caisses des percepteurs des contributions. La Mirlitantouille, avec son air innocent, était encore un lieu où les courriers des chouans déposaient leurs dépêches, où venaient s’arrêter « pour souffler et casser la croûte, un bûcheron, un sabotier, un mendiant, fatigués de la traversée de la lande et où ils étaient sûrs de trouver, outre de bons avis sur les mouvements des troupes, des armes, des munitions, des déguisements au besoin ».

De part et d’autre, en effet, la guerre se faisait souvent alors sous des déguisements. M. Lenotre donne sur la question des faux chouans des précisions qui paraissent décisives. « L’initiative en vient bien probablement, dit-il, du général Rey, qui, dès 1794, habillait du costume chouan un détachement de ses grenadiers pour explorer le littoral. Le Comité de Salut public, jugeant l’idée heureuse, arrêtait l’année suivante (le 18 fructidor an II) en créant, les colonnes mobiles, « qu’il serait fourni à chacun des hommes de ces compagnies un habillement complet tel que le portent les habitants des campagnes où la compagnie doit agir ». C’est l’institution officielle des « faux chouans ». Hoche ne répugna pas à en faire usage : « Tâchez de prendre Charette, écrivait-il à son chef d’état-major Grigny. Faites déguiser quelques hussards et volontaires en paysans munis de cocardes blanches. »

Après qu’il a montré aux prises les faux chouans et les faux bleus, et en même temps qu’il raconte cet extraordinaire coup de main des chouans, qui, venus jusque du Morbihan sous les ordres de Mercier la Vendée ou rassemblés de divers coins du Penthièvre, prirent la ville de Saint-Brieuc pendant la nuit du 4 brumaire (26 octobre 1799) et délivrèrent les prisonniers enfermés dans la prison, en même temps aussi qu’il fait apercevoir, entre vingt autres figures, toutes caractéristiques, telles que celles de Le Grix, Duval, Saint-Rigent, Tinténiac, la noble figure de Georges Cadoudal, M. Lenotre jette quelque clarté sur l’affaire de Quiberon. Par quelle machination ou par quelle trahison Tinténiac et Cadoudal furent-ils, avec leurs quatre ou cinq mille hommes, attirés loin de la côte, sous prétexte de prétendus « ordres du roi », alors qu’ils devaient aller, qu’ils voulaient aller et qu’ils allaient se porter sur les derrières de l’armée de Hoche, pour l’attaquer au moment où les royalistes débarqués l’attaqueraient de front ?

M. Lenotre s’attache à suivre, après la chouannerie, ceux de ses héros qui y survécurent ; il aurait voulu voir aussi la vieillesse des simples chouans, de « ces paysans qui se trouvèrent jetés dans la tempête de l’histoire ». « Ces hommes, dit-il, pour la plupart, étaient de grands enfants heureux d’avoir joué de bons tours à la Révolution. » Il faut ajouter qu’ils étaient de solides chrétiens qui voulaient leurs églises et leurs prêtres. La tempête passée, ils redevinrent ce qu’ils étaient, des paysans, ou plutôt ils n’avaient jamais cessé de l’être.

Des paysans pleins de force et de vie. « Quand ceux qui n’avaient pas vécu au temps des luttes civiles, interrogeaient Dufour sur les exploits de sa jeunesse, il satisfaisait volontiers leur curiosité, et, invariablement, terminait son récit par ces mots « Ah c’était le bon temps alors, on vivait. »

M. Lenotre le constate nettement dans ce livre où l’érudition est aussi aimable que profonde, où des mémoires et des archives du ministère de la Guerre sortent, avec des trouvailles historiques, des drames et des idylles : la chouannerie est née d’un « immense malentendu ». « La Révolution, convaincue qu’elle apportait l’âge d’or avec les idées nouvelles, se heurta à la ténacité d’un peuple instinctivement convaincu, comme l’a écrit un sage, « qu’il ne peut y avoir de bon temps à venir que celui qui ressemblera au bon temps passé ».

Ce ne furent point des traités trompeurs, ce fut la présence de l’étranger qui fît la réconciliation. Quand les Prussiens vinrent occuper la rive droite de la Loire, l’Ille-et-Vilaine, une partie du Morbihan et des Côtes-du-Nord, « les vieux compagnons de La Rouerie et les vieux soldats de la République, les nobles spoliés par la Révolution et les jacobins retardataires » se retrouvèrent frères devant les soudards d’outre-Rhin.

Charles Baussan.

  1. Épisodes de la chouannerie bretonne : la Mirlitantouille, par G. Lenotre. Ouvrage orné de gravures. Prix : 12 francs.