La Croisade (Verhaeren)

Mercure de France (p. 67-76).




LA CROISADE



Un cri s’élève, et vole, et frappe, et puis s’étend
D’Ardenne en Vermandois, et de Flandre en Luzarche ;
Et les glaives au clair et les pennons en marche,
Dès que passe ce cri, hérissent l’Occident.

Ô ces milliers de pas, sur ces milliers de routes,
Ô ce bruit régulier, fourmillant et profond,
Dont tressaillent les eaux, dont s’émeuvent les monts,
Et que les morts sous terre écoutent ;
Bruits étouffés sous bois, bruits éclatés dans l’air,
Bruits qui montent soudain et tout à coup s’affaissent,
Comme si par instants des quartiers de falaise
Croulaient et s’abîmaient en mer.


Les chemins débordés envahissaient les plaines :
On broyait les épis ; on piétinait les graines ;
On dévastait à mesure que l’on errait,
Soit au bord des étangs, soit au long des forêts,
Tragiquement, avec la faim dans les entrailles.
Parfois s’improvisaient de rapides batailles,
Autour de hauts trésors ou de butins captés,
Un chef intervenait, tenace et redouté,
Et reployait sous lui les volontés serviles.
Les soirs, ceux qui campaient aux limites des villes
Se ruaient vers la femme avec de fortes mains,
Et le viol criait et s’étouffait dans l’ombre.
Mais tous, le jour levé, reprenaient le chemin,
Et la terre, à nouveau, grondait de pas sans nombre.

Là-bas
Sous le ciel bleu de Palestine,
Un pâle croissant d’or courbe sa pointe fine,
À l’endroit même où l’étoile guidait les pas
Des bergers et des mages.
Et, sur le bloc du sarcophage,

Où Jésus-Christ dormit sa mort,
Un drapeau vert aux franges d’or,
Depuis quels temps, âpres et sombres,
Laisse flotter et s’exalter,
Son ombre.

Au pays de Clermont, un moine avait prêché :
« Voulez-vous être exempt de fange et de péché,
Lorsque la mort vous saisira dans son étreinte ?
Soyez ceux-là qui conquerront la terre Sainte.
La tombe ouverte, où Jésus-Christ languit trois jours,
Crie au monde qu’elle est sans gloire et sans secours
Et que sa pierre encor sanglante est profanée.
Ô voix du sang divin, lentement obstinée,
Tu n’as frappé, jusqu’en ces temps, qu’un écho mort
Mais voici l’heure enfin de l’unanime effort,
Pour créer et muscler une force nouvelle.
Il faut que le silence apaise les querelles,
Sur le brin d’un devoir ou le fétu d’un droit,
Que les comtes, les ducs, les marquis et les rois
Coupent les rameaux noirs des haines réfractaires,

Qu’ils soient, non pas seigneurs, mais croisés de leurs terres,
Qu’il n’y ait qu’un orgueil sur l’Occident — debout,
Ici, là-bas, plus loin, de l’un à l’autre bout
Des vallons baptisés et des plaines chrétiennes,
Afin que soient armés d’ardeur quotidienne
Ceux qui partent mourir en des pays lointains,
Pour qu’au monde l’Europe impose son destin.
Quittez donc vos maisons par Dieu même gardées,
Ô vous, les pas, qu’on entendra jusqu’en Judée,
Pas venus de partout avec l’ombre et le vent
Comme un broussaillement ténébreux et mouvant,
Pas qui traverserez les pays d’Allemagne,
Et les ponts du Danube, et ses âpres montagnes,
Et le Bosphore, et puis l’Asie, et puis là-bas
Les torrides chemins d’Alep et de Damas,
Et qui toujours, toujours plus loin, de proche en proche,
Viendrez camper, un soir, sous les murs d’Antioche ;
Ô pas rués vers la victoire, éperdûment,
Je bénis votre fièvre, et votre acharnement. »

Alors qu’ils chevauchaient entre Bude et Belgrade,

Le front libre du casque et l’étrier ballant,
Tancrède et Bohémond causaient en camarades,
Du discours de l’Hermite et de son cri brûlant.
Ils n’avaient point compris la harangue trop belle ;
Pour eux, tout étranger demeurait l’ennemi,
Et rien ne distinguait du Musulman rebelle
L’Anglais envahisseur ou l’Allemand conquis.
Pourtant, comme ils passaient à Varna, le dimanche,
Leur prière mêlée aux prières de tous
Sous les vélums soyeux des basiliques blanches,
Leur inculqua soudain un esprit moins jaloux.
Ils mangèrent le pain d’une commune idée
Que leur tendit un prêtre extatique et chenu,
Et leur bouche baisant la même croix dardée,
Ils se crurent chez eux sous ce ciel inconnu.

Tandis que Godefroid, ayant gagné l’Asie
Pour s’attaquer, lui le premier, à l’hérésie
Des hauts sultans de soie et de béryls couverts
Et des peuples tannés par les vents du désert,
Ne rencontra jamais en ces hommes étranges

Qu’une foi monstrueuse et de sang et de fange,
Et ne comprit jamais la torride clarté
Que leur versait au cœur une autre vérité.

Sion, vous reposiez là-bas au bout des plaines
Avec vos minarets dorés par le couchant,
D’où le haut muézin d’une ample et longue haleine,
De terrasse en terrasse, illimitait son chant !
Et Godefroid songeait que la sainte lumière,
La maison de Marie et la tombe de Dieu,
Écoutaient, tous les jours, l’insultante prière
Dont cet homme souillait la pureté des cieux.
D’un bond géant, il eût voulu gagner la ville,
Mais ses guerriers lassés se couchaient en chemin,
Leur courage s’usait, et leur fièvre indocile
Laissait frémir, parfois, la révolte en leurs mains.
Malgré toute sa fougue, il lui fallut attendre
Que l’Occident lui dépêchât d’autres soldats,
Et ce furent ceux-là du Vexin et de Flandre,
Dont il ouït d’abord se rapprocher les pas.
Et puis ce fut, superbement, l’armée entière,

Avec ses étendards repliés ou flottants,
Il crut à quelqu’orage enfermé sous la terre,
Qui tout à coup se délivrait en s’exaltant ;
Les Aquitains chantaient un hymne ardent et grave,
Que l’ordre de leur marche, avec calme, scandait,
Tandis que les Normands, les Saxons, et les Slaves,
Là-bas, au loin, sur les routes leur répondaient.
Un seul pas fourmillant semblait mouvoir leurs foules
Que le soleil frappait de haut, terriblement,
Et c’étaient des clartés croulant comme des houles,
De l’un à l’autre bout de leur piétinement.
Ô les nuits de repos et les matins d’alerte !
Et tout à coup, au soir tombant du jour dernier,
Debout, là, devant tous, dans sa ceinture verte,
Jérusalem que dominaient de hauts palmiers.
Alors l’élan fut tel dans l’ombre et la poussière
Qu’on eût dit que le sol lui-même s’emportait
Au soulèvement fou des pas myriadaires.
L’air était bondissant et le vent haletait,
La force et la valeur se muaient en miracles.
En vain, herses et ponts et douves et créneaux,
Et rocs et murs et tours étageaient leurs obstacles,

L’énorme tourbillon devint soudain l’assaut
Rué comme un torrent contre la cité sainte,
Et les portes tombaient en écrasant les cris,
Et les flammes sautaient au-dessus de l’enceinte,
Et le mont Golgotha s’éclaira dans la nuit.

Ô jeune et violente et rapide victoire !
Ô péril dûment surmonté !
Ô geste gauche encor, dans la lointaine histoire,
D’une Europe vers l’unité !