La Critique musicale au siècle dernier - Le Système de Gluck

La Critique musicale au siècle dernier - Le Système de Gluck
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 171-201).


LA

CRITIQUE MUSICALE

AU SIÈCLE DERNIER[1]

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LE SYSTÈME DE GLUCK.

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I. G. Desnoiresterres, Gluck et Piccinni. Paris, 1875. — II. C.-H. Bitter, Die Reform der Oper durch Gluck. Brunswick, 1884.

On connaît le mot de Joseph II à Sacchini, pendant une représentation de gala de Trianon. Comme l’orchestre attaquait les premières mesures d’Iphigénie en Tauride, le souverain allemand se tournant vers le musicien, nouveau venu en France, s’informa de lui s’il avait jamais entendu un opéra français. Et, sur sa réponse négative : « Eh bien ! reprit l’empereur, vous allez en voir un. » Ainsi, tandis qu’à Paris il n’était bruit que la grande révolution opérée dans la musique par le chevalier Gluck, à Vienne, l’auteur d’Orphée passait couramment pour le continuateur de Lulli et de Rameau : toute l’histoire musicale est pleine de quiproquos de cette force. Les Viennois avaient-ils vraiment raison contre nos beaux esprits parisiens ? Il serait curieux de le savoir, non pour la gloire de Gluck, qui, de toute manière, est hors de cause, mais pour l’honneur des gluckistes, et un peu pour celui de la musique française. Si Gluck n’était qu’un très grand musicien, on pourrait l’étudier seulement dans son œuvre, sans lui demander compte de ses ambitions et de ses théories. En le présentant comme un chef d’école, mieux encore, comme le fondateur d’une religion nouvelle, ses disciples ont élargi le débat. La question n’est plus si Armide et Iphigénie sont des chefs-d’œuvre ; — sur ce point, la postérité a prononcé et n’a pas lieu de se dédire ; — mais si ces chefs-d’œuvre ont renouvelé la face du monde musical. C’est au nom d’une doctrine que Gluck a été acclamé à Paris. Que valait cette doctrine et que nous a valu son triomphe ? était-elle une révélation pour la France ? trouvait-elle dans l’œuvre du maître sa complète et définitive expression ? quelle a été, dans son succès, la part des préjugés et celle du génie ? Voilà ce que l’on se demande en parcourant les brochures de l’abbé Arnaud et de La Harpe, ce qu’il serait essentiel de dégager une fois pour toutes. Tâche singulièrement ingrate, avec un artiste aussi superficiellement connu qu’il est justement célèbre. Autour de lui, trois générations d’admirateurs se dressent comme un rempart et défendent ses approches. On dirait qu’une fois maître du terrain, le parti gluckiste a voulu s’y retrancher contre un retour offensif ; toute tiédeur est devenue criminelle, toute curiosité sacrilège. Burney proclame Gluck, « un des génies les plus extraordinaires de son siècle ou peut-être d’aucun temps et d’aucune nation ; » un autre exalté, Suard, je crois, dit qu’il lui est redevable d’un sixième sens ; l’auteur d’une étude sur les deux Iphigénies, M. de Villars, se déclare, dès la cinquième page, à court d’épithètes ; tout est accompli, prodigieux, colossal : c’est Michel Ange et Corrège en une seule personne. Quant à Berlioz, quiconque demande à réfléchir est traité par lui de « Polonius imbécile. » Nos récentes querelles musicales n’ont pas attiédi cette ferveur. L’école de Bayreuth se réclame de Gluck, ses adversaires le lui opposent, le tout à grand renfort de louanges ; Ie Dr  Brendel, pour qui l’auteur d’Orphée n’est que le précurseur de l’auteur de Tristan[2], et M. Bitter, qui retrouve toute l’œuvre d’art de l’avenir en germe dans Telemacco, s’accordent pour célébrer sa gloire. Le moyen, après cela, de proposer des doutes et de glisser quelques réserves ! Il le faut cependant, si l’on veut définir le rôle de Gluck et lui marquer sa place. C’est avec lui, surtout, que l’enthousiasme légitime est exposé à faire fausse route. Pour lui rendre pleine justice, il ne suffit pas, comme il le demande dans sa fatuité naïve, de s’abandonner et de se laisser faire ; il faut se raisonner, par momens, même, prendre sur soi. Une semblable étude nous ménage donc bien des surprises. Notre admiration n’en sortira pas amoindrie ; mais elle ira souvent au rebours de l’opinion consacrée. Qu’on nous pardonne cette audace. Ce n’est pas manquer de respect aux grands hommes que d’écarter d’eux les flatteries compromettantes et de vouloir mettre leurs fidèles dans le véritable chemin.


I.

Un siècle seulement nous sépare de Gluck : juste ce qu’il faut à l’histoire pour disposer ses matériaux, la distance d’où elle peut embrasser l’ensemble, sans perdre de vue le détail. Le temps où il a vécu, le monde de cour et de théâtre auquel il s’est trouvé mêlé, ont été explorés, — j’allais dire exploités, — de nos jours, avec une prédilection particulière : pas une anecdote de cette bienheureuse époque qui n’ait été recueillie et commentée. Pour ce qui le concerne personnellement, de bonne heure, les gazettes ont tenu registre de ses faits et gestes ; les seuls articles relatifs à ses démêlés avec les gens de lettres ont fourni à l’abbé Le Blond la matière d’un volume de mémoires, monument anthologique à la plus grande gloire du maître[3] : enfin, les copieuses monographies d’Anton Schmid[4], de Marx[5], de M. Desnoiresterres ontéclairci les détails restés obscurs de sa première jeunesse. Nous savons par eux que Christophe Willibald Gluck naquit en 1714 à Weidenvang, dans le haut Palatinat, d’un simple garde-chasse : qu’il fit ses premières études au collège de Kommotau en Bohême, en même temps qu’il fréquentait chez les jésuites de l’endroit : comment ceux-ci, mieux inspirés qu’avec Rameau, favorisèrent ses dispositions musicales en lui enseignant le chant, le violon, le clavecin et l’orgue ; avec quelle bienveillance le prince Lobkowitz, au service duquel était son père, lui adoucit les années d’apprentissage ; comment, sur sa recommandation, le comte Melzi attacha Gluck à sa personne, l’emmena à Milan et lui donna pour maître le fameux Sammartini ; comme quoi l’élève jeta la tablature aux orties pour voler de ses propres ailes, dès que son protecteiu* lui eut obtenu la commande d’un opéra ; et le succès de ce coup d’audace, et les conséquences qu’il eut pour le jeune compositeur en lui ouvrant prématurément la carrière dramatique, et les longues années de manière italienne qui s’ensuivirent, jusqu’au jour où Gluck s’éprit d’un plus haut idéal. L’homme nous est donc familier. Quant à l’œuvre, elle est dans toutes les mains, et les triomphantes reprises d’Orphée et d’Alceste au Théâtre-Lyrique sont encore présentes à notre mémoire. Avec un pareil ensemble de documens et de souvenirs, rien de plus facile en apparence que d’asseoir un jugement définitif. D’où vient pourtant qu’il est presque impossible de ressaisir et de fixer cette curieuse physionomie ; qu’à tout moment, elle se dérobe et nous échappe ? Essayons un peu d’appliquer à Gluck les procédés chers à la critique moderne. La philosophie de l’art peut-elle nous dire quelles affinités secrètes orientèrent vers la France ce compatriote de Sébastien Bach formé dans les conservatoires d’Italie, ou, — si l’on préfère renverser la question, — nous expliquera-t-elle quelle bizarrerie du sort avait fait naître au cœur de l’Allemagne ce futur adepte des théories esthétiques de l’Encyclopédie ? Où trouver ici l’influence du milieu et du temps sur la production de l’œuvre d’art ? Veut-on maintenant rattacher Gluck à l’évolution artistique de son époque ? Précisément, sa venue coïncide avec une phase décisive de l’histoire musicale : Vienne s’apprête à recueillir l’héritage de Venise, de Leipzig et de Naples ; au souffle des brises italiennes, une sève plus douce et plus colorée pénètre le vigoureux organisme de la polyphonie scolastique ; c’est le moment où l’art, parvenu à la pleine perfection de sa technique et se relâchant de son austérité première, s’humanise ; où le style prend plus d’abandon et d’éclat, l’enjouement dans la grâce, l’effusion dans la tendresse, l’emportement dans la passion. Mais cette transformation capitale se passe à côté et comme en sens inverse de Gluck ; après vingt ans de fidélité, il tourne brusquement le dos à l’Italie au moment même où l’Allemagne s’en rapproche. Par la date de sa naissance, il formerait, avec Emmanuel Bach et Haydn, le trait d’union de Jean-Sébastien à Mozart ; en fait, ses attaches avec les uns et les autres se bornent, de leur part et de la sienne, à quelques emprunts qui ne tirent guère à conséquence entre musiciens du XVIIIe siècle ; voilà du coup la célèbre théorie de M. Taine en déroute sur toute la ligne. Et quand on laisserait de côté les méthodes scientifiques, quand on voudrait seulement appliquer ici un de ces termes généraux qui résument l’impression produite par une œuvre, l’embarras serait le même. Gluck n’a ni la candeur ingénue des primitifs, ni la perfection des classiques, ni la mélancolie inquiète des modernes. Ce révolutionnaire de la musique est surtout un réfractai re qui résiste à toutes les catégories ; cet apôtre reste isolé entre les deux courans, allemand et italien, qui tendent à se rejoindre. Et même, à le prendre par le détail, ce novateur retarie sur ses devanciers. À deux pas des plus grands stylistes, Haendel, Marcello, Scarlatti, un rien l’embarrasse et le trouble. Sa ligne mélodique est sèche, grêle, indécise, à tout moment rompue ; son harmonie ne pèche pas seulement par la correction, — beaucoup de grands maîtres ont la manche large sur ce chapitre, — elle marche péniblemeni et butte à chaque pas. Tantôt c’est la basse qui fait avec le chant une suite d’octaves, tantôt c’est l’une des parties qui reste en l’air faute de savoir où prendre pied, ou qui se dégage par une saccade ; tout cela, sans raison apparente, sans but, sans parti-pris ; pur manque de savoir-faire. Longtemps, ces défaillances ont été mises au compte des copistes, à qui l’on convenait pourtant que Gluck, par ses négligences de pîume, avait dû rendre la tâche lourde : il me semble entendre Berlioz signaler avec sa verve indignée les mutilations du texte, et jeter le cri d’alarme. À son appel, les éditeurs se sont mis à l’œuvre ; une main pieuse, une main française, a discrètement réparé les outrages du temps, des scribes et des chefs d’orchestre ; voici que, par le dévoûment de Mlle Pelletan, les quatre opéras français, Alceste, Armide, et les deux Iphigénies, sont désormais rétablis dans leur premier état : après quel labeur, quels miracles de sagacité persévérante, M. Camille Saint-Saëns, qui fut quelque temps associé à son entreprise, a pu le dire[6]. Q’est-il sorti de cette reeension scrupuleuse ? Une version matériellement correcte, mais d’où n’a pu disparaître ce qui est le fait du compositeur : les fausses relations non sauvées, les dissonances mal résolues, les rythmes qui portent à faux, les périodes boiteuses qui rompent à tout instant l’équilibre. La préface de l’Iphigénie en Aulide contient à cet égard un aveu complet. « Il paraît, dit M. Damcke, le collaborateur de Mlle Pelletan, que Gluck pensait avoir suffisamment satisfait aux exigences de l’école, en écrivant correctement les parties vocales, et qu’il ne se souciait guère des incorrections qui pouvaient exister entre les voix et l’orchestre. » Voilà qui donnerait un peu raison à Haendel, dans son appréciation plus que sévère du contre-point de Gluck.

J’entends bien ce que va répondre une certaine école, ce que répondaient, au siècle dernier, Klopstock et Herder en Allemagne, l’abbé Arnaud et Suard en France. Il s’agit bien, en vérité, de contre-point et d’harmonie ! bon pour la symphonie et le styfe d’église ! Mais la langue d’Eschyle n’est pas celle de Pindare ou d’Isocrate. Gluck écrit pour le théâtre, et, au théâtre, le style est tout dans l’accent dramatique. Qu’importe le plaisir de l’oreille, si l’action languit, si le personnage chante à contresens ? Celui-là seul comprend la dignité de l’art, qui subordonne tout le reste à la marche du drame, à la vérité de l’expression, à la couleur locale, à la peinture des caractères. Là est la grandeur de Gluck, la beauté de ses tragédies lyriques. Si ce n’est pas de la musique, tant pis pour la musique ; c’est quelque chose de plus, à coup sûr : pensée que Wieland traduisait, d’après Pythagore, en jargon mythologique, lorsqu’il louait le maître d’avoir a préféré les muses aux sirènes. »

Cette théorie a pu avoir cours au xviiie siècle ; nous l’avons vue, nous la verrons encore, sans doute, se produire ; elle ne répond pas à la véritable et moderne notion de l’œuvre d’art. Que le beau musical soit incompatible avec la vérité dramatique et les convenances de la scène, personne ne le soutiendra sérieusement, mais qu’il doive résulter de la seule conformité de la musique avec les situations du drame, c’est une idée qui ne pouvait naître que dans un cerveau d’encyclopédiste. Qu’on veuille bien m’entendre. Il ne s’agit pas de réhabiliter la mélodie quand même, de donner le pas à la roulade sur le récitatif pathétique, de ravaler, en un mot, la musique au métier « d’art de joie, » condamné à toujours plaire, et rien qu’à plaire. Non, encore un coup, son rôle n’est pas borné au charme de l’oreille. Elle peut, elle doit intéresser l’esprit par les rappels, par les développemens ingénieux des thèmes, émouvoir le cœur par la force expressive de la mélodie ou des accords. Mais, qu’elle s’adresse à l’esprit, au cœur ou à l’oreille, n’oublions pas que l’impression qu’elle veut produire est essentiellement liée à certaines conditions de beauté plastique, par lesquelles seulement elle mérite de compter parmi les beaux-arts, sans lesquelles elle n’est rien. La littérature se montre plus accommodante ; dans la prose, dans la poésie même, une belle pensée mal rendue garde quelque prix ; encore un grand écrivain a-t-il pu dire qu’une phrase mal agencée correspond en général à une idée inexacte. Mais la musique, où l’expression et la pensée, où la forme et le fond ne sont qu’un, ne peut se désintéresser de la forme sans abdiquer. Voilà ce qu’il faut se remettre en mémoire au moment de se trouver en face d’un Diderot ou d’un Jean-Jacques ; et, pour en revenir à Gluck, disons-le bien haut : quelque méritoire «que soit la vérité au théâtre, s’il n’a que cela pour racheter ses défaillances, il faudra le rayer du nombre des grands maîtres ; s’il a dépouillé la musique de ses ornemens frivoles sans lui rien apporter à la place, sa sobriété n’est qu’indigence ; s’il a sacrifié l’intérêt musical à je ne sais quelle conception abstraite du drame lyrique, la raison pourra se déclarer satisfaite, l’art aura le droit de renier ses productions.

Gluck ne serait-il donc qu’un littérateur égaré dans la musique ? On pourrait le croire en le voyant tomber à plat dès qu’il n’est plus soutenu par la situation. Et pour justifier cet irrévérencieux paradoxe, j’aurais encore son propre témoignage. N’est-ce pas lui qui se vante qu’au moment de composer un opéra, il cherche avant toute chose à oublier qu’il est musicien ? Mais Gluck n’est qu’un fanfaron de littérature qu’il ne faut pas croire sur parole. Voyons s’il n’y a pas dans son œuvre de quoi démentir son langage ; un peu d’analyse est nécessaire avec cet homme compliqué qu’on croirait d’abord tout d’une pièce, à son port de tête superbe, à ses allures olympiennes, à l’énergie de son regard.


II.

Les critiques allemands, gens essentiellement méthodiques, ont fait trois parts de la carrière de Gluck : de 1741 à 1762, période italienne ; Gluck compose dans le pur style italien, pour les théâtres de la péninsule ou de Vienne, la série de trente-six opéras, opéras comiques et ballets qui va d’Artaserse à Il Trionfo di Clelia ; sans innover en rien, il commence à réagir contre la tyrannie des chanteurs et contre le mauvais goût de l’époque ; — de 1762 à 1774, période viennoise ; Orphée, Alceste, Paris et Hélène inaugurent la révolution musicale ; Gluck conserve la forme italienne, mais en l’animant d’un esprit tout nouveau ; — de 1774 à 1779, période française ; il rompt enfin avec les formules traditionnelles et réalise pleinement son idéal dramatique.

Quoique en pareille matière, quoique avec Gluck surtout, les classifications tranchées soient hasardeuses, acceptons celle-ci provisoirement, et voyons ce qu’étaient ces partitions italiennes par lesquelles le maître préludait à ses innovations, si la tendance réformatrice s’y fait sentir en quelque point, et, par la comparaison des débuts avec les œuvres de la maturité, ce que l’art a gagné ou perdu au développement du système. Le British-Museum possède un précieux échantillon de sa toute première manière : la partition de l’Ipermnestra, représentée à Venise la même année que l’Artaserse à Milan. C’est, avec une sélection de six airs tirés d’Artamène, tout ce qui nous est parvenu des opéras composés entre 1741 et 1747. J’y pourrais relever, au milieu de pages insignifiantes, des traits d’une grande beauté et d’une excellente facture, rien cependant qui tranche sur la pratique courante des écoles d’Italie. La Semiramide riconosciuta, qui fut donnée à Vienne sept ans plus tard en l’honneur de Marie-Thérèse, est du même style : très inférieure, pour la beauté des airs, aux partitions de Hasse et de Graun, remarquable déjà par le caractère dramatique de plusieurs scènes et par une certaine discrétion dans l’emploi de la roulade. Cette tendance louable mérite qu’on la note en passant ; mais il a fallu toute la bonne volonté des admirateurs de Gluck pour y découvrir l’aurore d’une renaissance musicale. Laissons donc ses premiers essais pour ce qu’ils sont, des œuvres de commençant, de valeur moyenne et de nulle portée. Bien autrement significatif est Telemacro, qui suivit Semiramide à un an de distance. D’instinct et d’abordée, sans préméditation, sans volonté systématique, Gluck y laisse entrevoir tout ce que sa future théorie renfermera d’idées justes, tout ce qu’elle comportera d’applications heureuses. Télémaque tend la main à Pylade ; Circé est sœur d’Armide, — et même une sœur assez complaisante, à ce que nous verrons par la suite. De Semiramide à Telemaco, la distance est énorme et le pas décisif ; cette fois, c’est bien la révolution qui commence. Et pourtant un doute me vient à ce sujet. On a beaucoup parlé de la décadence de l’opéra italien à l’époque de Gluck ; on a cité d’écrasans témoignages : Arteaga et le père Martini, Beccaria et le président de Brosses. Certes, à entendre les conseils ironiques de Benedetto Marcello aux jeunes compositeurs, on croirait que les musiciens d’Italie s’étaient donné le mot pour rompre en visière au sens commun : « Le compositeur moderne détruira tant qu’il le pourra le sens des paroles ;… il ne faut point qu’il s’avise de lire le poème entier avant de le mettre en musique, de crainte d’effaroucher son imagination ; il le composera vers par vers et ne manquera pas d’appliquer aux airs les motifs qu’il aura préparés dans l’année ;… si un époux se trouve renfermé dans quelque prison avec son épouse, et que l’un d’eux sorte pour aller à la mort, l’autre devra rester pour chanter une ariette où tout exprimera la gaîté ; … enfin, quand l’entrepreneur se plaindra de la musique, le compositeur protestera que c’est à tort, ayant employé près de trois jours à composer son opéra, et y ayant mis un tiers de plus de notes qu’on n’a coutume de le faire. » Si la peinture est fidèle, les plus médiocres partitions de Gluck étaient dignes d’être saluées comme des merveilles de logique et de goût au milieu de ce débordement d’extravagances. Mais comment la prendre au sérieux, quand on songe que Marcello est le contemporain de Pergolèse ? On n’a pas assez remarqué, peut-être, qu’il faut faire double part dans l’œuvre des plus grands maîtres d’alors : d’un côté, les belles partitions qui ont mérité de survivre ; de l’autre, une foule de productions informes, jetées en pâture à la curiosité, sans cesse renaissante, d’un public avide de nouveautés. Pour cette besogne quotidienne, tout est de bonne guerre : il est permis au compositeur de faire resservir indéfiniment le même air avec des paroles différentes ; souvent, il se dispensera d’en écrire les dernières mesures, pour laisser au chanteur le soin de le terminer à sa guise. Ce procédé sommaire est tout le secret de la fécondité des maîtres italiens. Quand donc Piccinni se vantait devant son rival d’avoir composé plus de cent opéras avant son arrivée en France, on comprend que Gluck avait peine à s’empêcher de sourire. Mais lui-même n’échappe pas à la contagion. En pleine possession de sa gloire, nous le verrons tailler, à coups de ciseaux, dans ses partitions de jeunesse, ou se reposer d’un chef-d’œuvre en mettant en musique de plates bouffonneries. Et puisque, avec tout cela, il n’en est pas moins l’auteur d’Orphée, puisqu’il y aurait folie à le vouloir juger sur les Pèlerins de La Mecque plutôt que sur Armide, nous n’irons pas, pour une boutade de Marcello, faire le procès à tout le répertoire italien. C’était bien l’avis de l’abbé Arnaud, quand il traduisait, en 1760, la spirituelle satire du patricien de Venise, « Il ne faut pas se figurer, dit-il, que tous les opéras en fussent là : Vinci avait introduit dans la mélodie des formes, des figures, des couleurs et des passions nouvelles. La phrase musicale, presque toujours vague jusqu’alors, dut au génie de ce musicien une expression fixe et décidée ; il rendit la période de chant plus sensible et plus parfaite : il lia les instrumens à la voix, il les rendit acteurs, et même les chargea de la partie principale, le geste… L’immortel Pergolèse mit encore plus de science et plus d’exactitude dans le dessin, plus d’élévation et plus de fierté dans l’expression, plus de charme et de vérité dans le coloris de la musique. » Nous voici loin de la prétendue décadence ; si loin, que nous nous demandons à présent ce qui va rester à Gluck, et comment le même abbé Arnaud pourra un jour lui faire honneur de ces mêmes progrès qu’il attribuait si libéralement à Vinci et à Pergolèse, deux ans avant l’apparition d’Orphée.

Venons au secours du judicieux critique, et montrons par où il a raison contre lui-même. Ni le sentiment dramatique, ni l’intelligence de la scène, ni l’heureux emploi des ressources de l’art au service de l’expression n’ont manqué aux compositeurs italiens : la coupe seule de leurs opéras a paralysé tous ces dons. On sait ce que sont les poèmes de Métastase, « selles à tous chevaux » que les compositeurs se repassaient à la ronde. Les situations, les épisodes, l’entrée et la sortie des personnages, tout y est calculé pour amener une succession de monologues dans lesquels l’acteur traduit son état d’âme en redondances symétriques. Les péripéties du drame se déroulent dans la coulisse ; le spectateur n’en est informé que par une sèche psalmodie débitée avec volubilité, sur un ton qui n’est ni le chant, ni la déclamation, ni la parole ; peu ou point d’ensembles ; le chœur n’intervient que pour roucouler des fadeurs étrangères à l’action. Ainsi immobilisé dans un cadre uniforme, le compositeur emploie tout son talent à construire de beaux airs avec leur cortège obligé de ritournelles et de cadences ; toute sa psychologie se dépense en lieux-communs ; ce n’est qu’à de rares intervalles que l’arioso, — la mélodie libre et sans reprise, — a le droit d’apparaître. L’idée de rattacher les morceaux de chant les uns aux autres par un dialogue musical, pour en former de véritables scènes, cette liaison, ce groupement, ces contrastes que l’opéra italien n’avait pas connus avant Gluck, se montrent pour la première fois dans Telemacco. En cela consiste la haute portée de cette œuvre, que M. Bitter considère avec raison comme le point de départ de l’évolution du maître vers une forme rationnelle de musique dramatique.

Gluck a donc trouvé sa voie ; il a trente-cinq ans, sa réputation faite ; un riche mariage lui assure l’indépendance ; le comte Durazzo, l’un de ses nombreux patrons, appelé à la surintendance de l’opéra de Vienne, va bientôt lui en confier la direction. C’est le cas d’entrer en campagne, s’il a vraiment la pensée de réformer le théâtre. Tout au contraire, la Clemenza di Tito, la première partition qui succède à Télémaque, est un retour pur et simple à l’opéra traditionnel ; et, pendant les treize années qui vont suivre, Gluck ne tentera rien pour en sortir. Pourquoi ce recul et cette longue inaction ? D’abord, par l’excellente raison que l’agencement du drame lyrique n’est pas l’œuvre du musicien ; pour apte qu’il soit à dessiner des caractères, à varier l’intérêt et à faire progresser l’action, encore faut-il que son librettiste lui fournisse des situations et des types. Gluck, aux prises avec les tirades sentencieuses du théâtre à la mode, n’est plus que l’élève médiocre de l’irrégulier Sammartini ; il lui faut, pour déployer ses ailes, le conflit des passions, le contraste des sentimens, la lutte de l’amour et du devoir dans le cœur d’Ulysse ou de Renaud, les conjurations et les fureurs de Circé ou d’Armide. Au point de vue de la musique pure, la Clemenza renferme d’incontestables beautés ; toute la supériorité de Telemacco est dans la différence des deux poèmes. M. Bitter les attribue l’un et l’autre à Métastase ; la dissemblance est cependant frappante. La Clemenza seule est de la plume du célèbre abbé ; Telemacco appartient à Sigismondo Capece, qui l’avait composé, dès 1718, pour Alessandro Scarlatti. Que Métastase et son école soient ainsi responsables des treize années perdues entre Telemacco et Orphée, j’y donne volontiers les mains ; c’est l’aveu du rôle essentiel des poètes d’Orphée et de Telemacco dans les réformes de Gluck. Mais il faut convenir aussi que pour un homnae qui porte en tête un plan de réformes, il attend avec une singulière sérénité le collaborateur providentiel. On croit, au moins, qu’en l’attendant il va ceindre ses reins, monter sa lyre, retremper son style. Hélas ! il n’est jamais tombé plus bas que pendant cette phase de sa vie : c’est le moment où il remet en musique, pour le théâtre de Vienne, les opéras comiques de Favart ; et Favart déclare que M. le chevalier Gluck excelle dans ce genre de composition. Le Chinois poli en France, l’Île de Merlin, le Cadi dupé, le Diable à quatre, voilà avec quoi il se fait la main. N’avais-je pas raison de dire que ce grand homme est décidément indéchiffrable ?

Pendant qu’il retournait à Métastase ou qu’il se compromettait à des tâches indignes de sa plume, la réaction se dessinait en Italie contre les abus raillés par Marcello. La réputation de Rameau commençait à se répandre hors de France, et l’attention des musiciens étrangers s’était portée depuis longtemps sur ses ouvrages, lorsque Traëtta fut chargé, en 1759, d’arranger Hippolyte et Aricie pour le théâtre de Parme. Encouragé par le succès, Traëtta composait la même année une Iphigénie en Tauride, visiblement inspirée de Castor et Pollux, quoique redevable à Telemacco de quelques souvenirs. Le thème du chœur en imitations : Il crudo ferro, dont M. Bitter vante justement le caractère tragique, n’est autre que la réponse d’orchestre du chœur funèbre de Castor : Que tout gémisse. J’insiste sur ce point, non pour dépriser la partition remarquable du compositeur italien, mais parce qu’à mon sens on n’a pas jusqu’ici suffisamment tenu compte de l’influence de Rameau sur le mouvement musical de son siècle. L’importance croissante de la déclamation dans l’IIphigénie et dans la Sophonisbe, contemporaine d’Orphée, atteste le progrès des idées françaises. Traëtta, de treize ans plus jeune que Gluck, poursuivait ainsi l’œuvre du maître et lui préparait les voies, pour le moment où il lui plairait de la reprendre, en sorte qu’il pourrait être appelé tout à la fois son précurseur et son disciple.

Le public, cependant, qui voyait reparaître, à chaque changement de saison, l’Allessandro nell’ Indie, la Cleinenza di Tito, la « divine » Olympiade en nouvel équipage musical, délaissait peu à peu son poète favori pour les librettistes de la jeune génération : l’abbé Coltellini, le collaborateur de Traëtta dans l’opéra d’Iphigénie en Tauride, Raniero Calzabigi, de Livourne, déjà connu pour avoir publié à Paris une traduction de Métastase, et conseiller à la chambre des comptes des Pays-Bas, en résidence à Vienne. La liaison de ces deux hommes de lettres avec Gluck amena, à sept ans d’intervalle, deux événemens qui firent époque dans sa vie : Raniero Calzabigi écrivit pour lui le poème d’Orphée ; l’abbé Coltellini se chargea de rédiger en son nom la célèbre préface d’Alceste.

Gluck, — le chevalier Gluck, comme il se laissait appeler depuis que le pape l’avait décoré de l’éperon d’or, — fut-il l’inspirateur de son librettiste, ou faut-il, au contraire, admettre que ses idées sur l’intime alliance de la poésie et de la musique lui furent suggérées par Calzabigi ? Ni l’un ni l’autre. On veut toujours que l’opéra d’Orphée ait été la première application d’un programme de dramaturgie nouvelle, préalablement concerté entre les deux collaborateurs. Un programme ? Et pourquoi ? Le seul choix du sujet, — un véritable trait de génie, — n’avait-il pas écarté, d’un coup, toutes les difficultés du problème ? Que pouvait être la légende d’Eurydice au théâtre, sinon, par excellence, un drame musical ? Comment le poète aurait-il fait pour oublier un seul instant la musique, et que risquait, dès lors, le compositeur à le suivre ? Quelles divergences pouvaient les séparer ? Quelles concessions avaient-ils mutuellement à se faire ? La marche de l’action, la peinture des sentimens, ne s’imposaient-elles pas à tous deux, d’un point de vue identique ? Heureux concours de circonstances qu’on retrouve au berceau de tous les chefs-d’œuvre ! Gluck a son but arrêté et pas encore de système ; il ne se pose pas en restaurateur de la tragédie grecque, il ne vise pas à la couleur locale, il ne rêve pas pour chaque personnage un type d’expression physionomique, — toutes les ambitieuses chimères dont les gens de lettres lui peupleront le cerveau. Il réclame seulement le droit de parler à l’âme son langage. Affranchi des entraves de la coupe italienne, libre encore de toute arrière-pensée littéraire, son génie va prendre l’essor et jamais son génie ne l’aura porté si haut. Du milieu de sa création, il apparaît comme grandi et transfiguré, maître, pour cette fois, de sa pensée et de sa main. Ses airs de danse prennent des allures de symphonies ; ses chœurs infernaux se meuvent hardiment à travers un monde de tonalités nouvelles. La langue même s’est transformée ; elle a des audaces toutes modernes, des pressentimens de Mendelssohn et de Schubert. Le plan le plus simple, des figures largement dessmées, l’intérêt musical progressant avec le drame, un constant bonheur d’expression, ni pompe ni sécheresse, — deux travers dont Gluck ne saura pas toujours se défendre ; voilà pour la composition et pour le style. Comme les motifs se développent ! comme tout chante ! comme l’accent même de la terreur et du désespoir reste mélodique ! comme la modulation est naturelle et saisissante ! quels radieux horizons, quel air pur, quel nouveau ciel ! Pour sentir le prix de ces choses, cherchez ailleurs, chez Gluck, l’expression des mêmes sentimens ; l’émotion n’est-elle pas partout moins profonde ? Prenez l’un après l’autre ses personnages antiques, Admète, Alceste, Agamemnon, Pâris, Hélène, et jusqu’à cette touchante Iphigénie : trouvez-vous qu’ils approchent des types immortels d’Eurydice et d’Orphée ? Comparez maintenant la descente aux enfers avec les scènes de terreur d’Iphigénie ou d’Armide, et dites si les fureurs dOreste ou les imprécations de la Haine donnent le même frisson ; sans compter ce qu’ajoute à l’effet le contraste du merveilleux paysage musical des « champs Élysées » qui n’a son pendant ni dans l’œuvre de Giuck, ni peut-être au théâtre.

On voudrait s’arrêter devant ces trésors d’inspiration, ce pur jet de source, comme on cherche à retenir l’heure bénie, l’heure unique qu’on sent prête à s’échapper sans retour. Déjà le troisième acte faiblit ; la vois se casse. Même dans l’air à jamais fameux : J’ai perdu mon Eurydice ! qui couronne le drame, il y a quatre mesures de début où l’on trouverait à la rigueur matière à chicane. Mais je rougis de ces vétilles. Attendons au moins, pour disputer contre Gluck, que lui-même argumente et subtilise, et ne lui cherchons pas querelle au moment où il écrit sous la dictée de son cœur,

À Vienne, où l’Orfeo fut représenté pour la première fois, le 5 octobre 1762, le succès se décida presque d’emblée, — le temps, pour le public, de se remettre d’un moment de surprise ; car, avec son étiquette italienne, cette partition est peut-être celle où Gluck se dégage le plus complètement des formules consacrées. Nulle part le chant et la déclamation ne fusionnent plus intimement ; il y a des airs qui n’ont pas de reprise ; plusieurs commencent dans un ton et finissent dans un autre. Pourtant, l’Italie prit feu du premier coup. À Parme, l’infortuné Traëtta faisait jouer son opéra d’Armide ; il fallut le retirer de la scène ; le public ne voulait entendre qu’Orfeo. De même à Paris, pendant qu’on discutait Iphigénie et qu’Alceste ne se soutenait que par l’effort de quelques fervens, Orphée allait aux nues. Nouvelle preuve que le chef-d’œuvre de Gluck venait à son heure, et que, si le maître rencontra plus tard des résistances, ce n’est pas parce que la hardiesse de ses piX)cédés effarouchait ses auditeurs.

Cinq ans se passent après ce premier triomphe, sans que Gluck, fasse un nouveau pas dans la voie qu’il s’est ouverte. On pourrait le croire retombé dans son péché d’habitude, car aussitôt après Orphée, c’est Ezio, dont Métastase a fourni les paroles, puis les Pèlerins de La Mecque, une farce de Le Sage, arrangée en opérette. Mais cette apparente somnolence cachait une haute entreprise, Galzabigi voulant emprunter ses héros à l’antiquité classique, c’est dans les poètes grecs et latins que Gluck devait étudier ses caractères. Ainsi avait-il fait pour Orphée ; ainsi fit-il pour Alceste et Pâris. L’idée de se mesurer avec de pareilles modèles enflamma son imagination et son orgueil. Quand il eut, avec un courage héroïque, recommencé ses études de Kommotau, quand il se fut pénétré de Virgile, quand il eut fait connaissance avec Homère et les tragiques grecs (un peu en passant par Racine), il put se croire plus qu’un musicien. Heureux s’il avait pareillement compris que son plan de psychologie musicale demandait une main rompue à tous les secrets de la technique, et qu’il ne fallait pas compter sur un second miracle d’Orphée ? Encore Orphée est-il moins un caractère qu’un mythe, auquel suffisait l’expression idéale et, pour ainsi dire, anonyme de la douleur et de l’amour. C’était bien autre chose avec les héros d’Eschyle et d’Euripide, dès là qu’on prétendait conformer la musique au caractère traditionnel de chacun d’eux. Gluck se fit-il illusion sur la valeur de ses moyens d’expression ? On ne voit pas, dans tous les cas, qu’il se soit préoccupé de renforcer son style ; la langue s’appauvrirait plutôt après Orphée ; jusqu’à la fin, avec ce que les hasards de l’inspiration, — les accidens de génie, — y apporteront d’imprévu, elle restera celle que lui ont montrée ses premiers maîtres, un fond de formules italiennes, mélangé de gallicismes quand il aura fréquenté Lulli et Rameau.

Cette disproportion entre les moyens et le but commence à se faire sentir avec Alceste. J.-J. Rousseau, dans la meilleure page de critique musicale qu’il ait donnée, a montré le vice capital du sujet , l’écueil du compositeur : « Je ne connais point, dit-il, d’opéra où les passions soient moins variées ; tout y roule presque sur deux seuls sentimens ; l’affliction et l’effroi ; et ces deux sentimens, toujours prolongés, ont dû coûter des peines incroyables au musicien pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie… Quel était le premier, le plus grand moyen qui se présentait pour cela ? C’était de suppléer à ce que n’avait pas fait l’auteur du drame, en graduant tellement sa marche, que la musique augmentât toujours de chaleur en avançant, et devînt enfin d’une véhémence qui transportât l’auditeur. C’est ce que M. Gluck me paraît n’avoir pas fait, puisque son premier acte, aussi fort de musique que le second, l’est beaucoup plus que le troisième, qu’ainsi la véhémence ne va point en croissant ; et, dès les deux premières scènes du second acte, l’auteur ayant épuisé toutes les forces de son art, ne peut plus, dans la suite, que soutenir faiblementles émotions du même genre, qu’ilatrop tôt portées au plus haut degré. » C’était toucher juste au point faible. En homme du xviiie siècle, Gluck s’exagérait l’austérité du drame aïitique, et il avait mis son point d’honneur à rendre par ses côtés les plus sombres la grande figure d’Alceste. Cependant l’héroïne d’Euripide est Grecque et non Romaine ; son sacrifice décidé, elle a des retours de faiblesse ; elle se prend à pleurer sur ses enfans et sur elle-même ; c’est par tout ce qu’il lui coûte de larmes que son dévoùment est sublime. Ce combat de tous les instans, ce drame intérieur, qui donc mieux que le compositeur pouvait en noter les péripéties ? Peut-être Gluck a-t-il trop négligé ce puissant moyen de varier les effets et de tenir le spectateur en haleine. Non pas qu’il n’y ait dans la partition des pages touchantes, même dans la version italienne, très inférieure pourtant à la française ; mais la note attendrie n’intervient qu’à point nommé, à l’appel du poète, quand on voudrait la trouver répandue à travers tout le drame ; en un mot, et pour dire toute ma pensée, il semble que la musique rappelle trop rarement qu’Alcesle est jeune et qu’elle est belle. Là, sans doute, est le motif de la froideur avec laquelle la pièce fut partout accueillie. Sans se torturer le cerveau à déduire toutes ces raisons, les dilettantes de Vienne reçurent l’impression d’une œuvre monotone et funèbre. Comme l’honneur d’Euripide était en jeu, il y eut des protestations dans le camp des lettres ; la cour, de son côté, fit ses efforts pour soutenir la pièce, mais sans y réussir absolument. On juge si Gluck fut affecté de ce demi-échec. Il en avait encore le ressentissement au cœur lorsqu’un nouvel insuccès vint, deux ans plus tard, raviver ses griefs. Paride ed Elena, représenté en 1769, était tombé, même assez lourdement. Mais aussi, Calzabigi ne s’était-il pas avisé de faire d’Hélène la fiancée de Ménélas, et, du berger troyen, un soupirant pour le bon motif ! La musique n’était guère moins bizarre : un mélange de banalités et de choses exquises. Jamais Gluck n’a déclamé de façon plus sèche que dans la longue suite de récitatifs qui remplit le deuxième et le troisième acte ; jamais il n’a fait revenir avec cette persistance les mêmes formules accablantes, et jamais, en même temps, il n’a plus approché de l’heureux abandon d’un H^ydn ou d’un Mozart que dans le sacrifice à Vénus du prologue ; tout le rôle de Paris est d’une charmante couleur ; celui d’Hélène, d’une insignifiance rare, sauf le court début du trio du quatrième acte, et le gracieux petit air pompadour du cinquième : Donzelle semplici. Dans les chœurs et dans les ballets, dans l’instrumentation et dans le style, mêmes surprises, mêmes disparates, une préoccupation constante d’Orphée, des ressouvenirs qui tournent au pastiche. Gluck jouait décidément de malheur. Comme il avait tort, il voulut s’expliquer, donner ses raisons. Déjà, en publiant la partition à’Alcestc, il avait mis le pied sur ce terrain de la dispute, fatal à tant de musiciens. Trop avisé pour tenir lui-même la plume à la manière de Rameau, il eut recours à l’abbé Coltellini, comme plus tard, en France, il devait s’adresser à « l’Anonyme de Vaugirard. » La préface, rédigée par l’abbé, sous forme d’épître dédicatoire à Léopold II, alors grand-duc de Toscane, a le ton d’un manifeste. L’apport des deux collaborateurs s’y laisse reconnaître sans trop de peine. La pensée première de Gluck, — la préoccupation de l’exactitude et du développement de l’expression, la réaction contre les abus introduits par la vanité des chanteurs italiens, — y est vigoureusement dessinée. Mais, tout aussitôt, se montre l’esprit dogmatique, un besoin d’ériger en règle ce qu’on a jugébonunefois. L’ouverture d’Alceste répondait à la lugubre couleur du premier acte ; désormais l’ouverture « devra prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on va mettre sous leurs yeux. » C’était singulièrement engager l’avenir. Il semble qu’ici le teinturier, — comme on disait alors, — chargé de donner à l’idée du maître le lustre et l’apprêt qu’il faut pour faire figure dans le monde, outre-passe son mandat. Voici maintenant, de son cru, une théorie complète des rapports de la poésie et la musique et tout à l’avantage de la première : « Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction,… je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoute à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. »

Nous avions vu Gluck déjà porté par nature à trop attendre du poète, à marcher dans son ombre. Ce qui dans Alceste n’était que tendance, sous la plume de l’abbé Coltellini passe à l’état de règle d’esthétique. Le littérateur ne connaît pas d’obstacles ; il découvre dans un tableau ou dans une partition une foule d’intentions philosophiques ; il les signale à l’admiration de la foule, et voilà l’artiste qui s’imagine de bonne foi les y avoir mises, ou qui va se croire tenu de les y notettre, pour l’honneur de toutes les belles choses qu’on en a dites. Le plus souvent ce sont ses défauts dont on lui fait gloire. Les apologistes de Pâris et Hélène n’y faillirent pas. On s’était plaint qu’Hélène manqucàt absolument de charme ; l’officieux porte-parole de Gluck lui fournit la curieuse justification suivante : « J’ai dû chercher la variété des couleurs dans le caractère diflérent des Phrygiens et des Spartiates, en mettant en parallèle la rudesse et la sauvagerie des uns, avec la délicatesse et la mollesse des autres. » Le plaisant, c’est que J.-J. Rousseau prit pour argent comptant cette explication après coup, et qu’il se donna la peine de la discuter par des raisons historiques. « Je vois bien, disait-il à Corancez, que M. Gluck a mis dans le rôle d’Hélène une certaine austérité qui ne l’abandonne pas, même dans l’expression de sa passion pour Paris. Cette différence vient, sans doute, de ce que Paris était Phrygien, et Hélène Spartiate ; mais il n’a pas songé que Sparte n’a dû la sévérité de ses mœurs qu’à Lycurgue, et Lycurgue est de beaucoup postérieur à Hélène. » Sur quoi, Gluck, qui n’est jamais à court, riposte par l’intermédiaire de leur commun ami : « Dites à M. Rousseau que je le remercie de l’attention qu’il veut bien donner à mes ouvrages. Observez-lui cependant que je n’ai peint commis l’anachronisme dont il m’accuse. Si jai donné à Hélène un style sévère, ce n’est point parce qu’elle était Spartiate, mais parce qu’Homère lui-même lui donne ce caractère ; dites-lui enfin, pour terminer par un seul mot, qu’elle était estimée d’Hector. » Toute cette érudition, à propos d’une Hélène qui fait des roulades, et qui, sur un air de menuet, met en garde les jeunes personnes contre les pièges des séducteurs !


III.

Paride ed Elena fut le dernier ouvrage que Gluck composa pour l’opéra de Vienne. Il se jugeait méconnu ; il prenait à partie son collaborateur, les interprètes, toute la critique ; il remplissait la cour et la ville des cris de son amour-propre blessé. Son épître dédicatoire de Paris et Hélène n’est qu’une longue philippique contre les gens de goût et les puristes, coupables de froideur pour Alceste. La version qui figure dans les mémoires de l’abbé Le Blond dépasse la mesure : « Un de ces délicats amateurs qui ont mis toute leur âme dans leurs oreilles, aura trouvé un air trop âpre, un passage trop ressenti ou mal préparé, sans songer que, dans la situation, cet air, ce passage était le sublime de l’expression et formait le plus heureux contraste. » Voiià des choses qu’on ne se dit pas à soi-même. Dans le texte publié par M. Nohl, la phrase est légèrement adoucie, mais il en reste assez pour faire voir l’état d’esprit du chevalier. Quand un artiste de génie croit avoir à se plaindre de ses compatriotes, il est bien près d’aller chercher sa revanche à l’étranger. Depuis quelque temps, Gluck regardait du côté de la France. Il y avait noué déjà des amitiés littéraires ; c’était à l’occasion de ces tristes opéras comiques qu’il composait sur les livrets remaniés de Favart. À ce propos, il était venu faire une seconde apparition à Paris ; (il y avait déjà passé vers 1745, en compagnie du prince Lobkowitz). Chez Favart, qui lui offrit l’hospitalité, il fit la connaissance de quelques gens de lettres, parmi lesquels l’abbé Arnaud, à qui il eut soin d’envoyer, depuis, tous ses ouvrages ; c’était d’un habile homme et qui savait son monde. Le terrain se trouvait donc préparé lorsque deux Français, M. de Sevelinges et le bailli du Rollet, attaché d’ambassade, insinuèrent à Gluck de travailler pour notre opéra. Du Rollet s’offrait à composer le poème d’une Iphigénie en Aulide, d’après la tragédie de Racine ; l’idée agréa à Gluck, qui se mit au travail et composa sa partition en deux ans. Elle était terminée vers le milieu de 1772, et Burney, de passage à Vienne à cette époque, raconte qu’il en eut la primeur. Un mois avant, poète et musicien s’étaient mis en campagne pour faire agréer l’ouvrage par Dauvergne, directeur de l’Opéra.

Si la musique de Gluck était assurée de réussir, c’était assurément chez un peuple qui, dans l’œuvre d’art, a toujours regardé plus à la composition qu’à la facture. Par son tempérament, par ses tendances, par ses défauts aussi, le chevalier était depuis longtemps des nôtres quand il mit pour la première fois le pied en France. Diderot, disant de la peinture que l’étude profonde de l’anatomie a plus gâté d’artistes qu’elle n’en a perfectionné, et proclamant la technique musicale bonne pour les tympans, mauvaise pour les entrailles, n’avait-il pas d’avance absous toutes les défaillances de la plume et du pinceau ? Les Parisiens auraient été d’ailleurs mal venus à se montrer trop exigeans. La querelle des Bouffons avait arrêté net l’essor de la musique française, sans profiter à la musique italienne. À force de prêter aux opéras italiens les qualités qui leur étaient le plus étrangères, on avait dépité le public. Raynal, dès le début, avait prévu ce résultat, et sa prédiction s’était réalisée à la lettre : « Qu’y aurons-nous gagné ? disait-il. C’est qu’il ne nous restera ni opéra français ni opéra italien. » Un homme de génie, un étranger, survenant pendant l’interrègne, avec un plan de musique dramatique fondé sur l’observation des convenances théâtrales, devait rallier tous les suffrages, dans la patrie des trois unités et du paysage historique. Quant à présenter aux Parisiens cette conception de l’opéra comme une révolution, Gluck et son collaborateur n’y pouvaient songer une minute. Aussi, dans la lettre d’envoi qui accompagnait la partition adressée à Dauvergne, le bailli du Rollet ne manquait-il pas de se recommander des grands noms de Lulli et de Rameau. Mais qu’allaient dire les bouffonisies, ces terribles philosophes ? Qu’allait dire surtout Jean-Jacques, que du Rollet avait eu l’imprudence de prendre directement à partie pour ce qu’il avait dit de la langue française en la déclarant impropre à l’adaptation musicale ? Gluck sentit la faute et s’empressa de la réparer. La lettre qu’il fit écrire sous son propre nom au Mercure de France est un chef-d’œuvre de palinodie et de mod-^stie feinte. « Quoique je n’aie jamais été, dit-il, dans le cas d’offrir mes ouvrages à aucun théâtre, je ne peux savoir mauvais gré à l’auteur de la lettre, d’avoir proposé mon Iphigénie à votre Académie de musique. J’avoue que je l'aurais produite avec plaisir à Paris, parce que, par son effet, et avec l'aide du fameux M. Rousseau, de Genève, que je me propo- sais de consulter, nous aurions peut-être ensemble, en cherchant une mélodie noble, sensible et naturelle, et avec une déclamation exacte selon la prosodie et le caractère de chaque peuple, pu fixer le moyen que j'envisage de produire une musique propre à toutes les nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales. »

Dauvergne, cependant, se faisait tirer l'oreille ; il exigeait que Gluck s'engageât à écrire six opéras pour Paris, prétextant que l’lphigénie allait tuer tous les opéras français. Gluck se décida à frapper un grand coup. La dauphine Marie-Antoinette avait pris de lui des leçons de clavecin dans son enfance ; on eut recours à elle ; sa fermeté triompha de tous les mauvais vouloirs, et le 19 avril 1774, quelques mois avant son avènement au trône, l'opéra de Gluck paraissait sur la scène de l'Académie royale de musique.

Iphigénie en Aulide est, je pense, le type le plus intéressant, sinon le plus complet, de la troisième manière de Gluck. C'est là qu'il laisse le mieux surprendre les secrets de sa pratique, encore qu'il ait, par la suite, étendu plus loin ses visées. Les deux genres de beautés qui se rencontrent, parfois même se heurtent dans ses ouvrages, — la préoccupation littéraire et le sentiment musical, — sont ici d'intelligence. L'impression générale est celle d'une grande composition, « offrant le même plan, la même gradation d'intérêt qu'une tragédie bien conduite. » Ainsi s'exprime l'auteur lui-même, et sans trop d'exagération cette fois. Toute la première moitié du premier acte, jusqu'à l'arrivée d'Iphigénie, est d'un seul jet. Le librettiste, plus osé que Racine, a écarté les confidens et mis Agamemnon aux prises avec Calchas ; le prêtre qui menace de ses dieux, le père qui leur dispute leur victime, les Grecs qui somment le ciel de s'expliquer, tout ce tumultueux conflit forme une scène magistrale, sur laquelle se détachent deux admirables pages de musique dramatique ; l’allegro agitato de Calchas rendant son oracle, et le cri de désespoir d'Agamemnon : « Peuvent-ils ordonner qu'un père ?.. »

On pourrait même reprocher à ce beau début qu'il a trop de relief et qu'il va nuire au pathétique des actes suivans. Ni le monologue où l'orgueil et l'amour paternel se livrent un combat furieux dans l'âme du roi, ni les imprécations de Clytemnestre, quand retentit dans la coulisse l'hymne des sacrificateurs, — deux morceaux pourtant du plus grand effet, — n'ont une aussi haute valeur musicale ; l'émotion y a quelque chose de convulsif et de factice qui fait songer à J.-R. Rousseau et à Lebrun-Pindare. Peut-être qu'ici, comme dans Alceste, la gradation n’est pas suffisamment ménagée. Mais cette faute de perspective disparaît dans le rayonnement de la poétique figure d’Iphigénie. La rude main du maître a trouvé pour elle d’exquises délicatesses de touche, et sans l’exagération maladroite, toujours pressée d’évoquer en face des créations de Gluck l’idéal de la beauté grecque, nous n’aurions qu’à admirer l’expression de la jeunesse et de la grâce, aussi parfaite que pouvait la concevoir un contemporain de Bouchardon et de Greuze. Les autres rôles ne sont pas, à beaucoup près, du même ordre ; on reprendrait avec raison l’insignifiance du caractère d’Achille, le manque d’unité de celui de Clytemnestre, la banalité des chœurs syllabiques, bien des imperfections de détail ; en somme, aucune œuvre de cette importance n’avait encore paru au théâtre. Rameau, sans doute, s’était efforcé de grouper les personnages et d’enchaîner les scènes, mais sur un moins vaste plan ; il avait sa varier les rythmes, mais sans attribuer aux dessins d’accompagnement une signification psychologique ; il avait associé l’orchestre aux situations du drame, mais sans établir de relation directe entre le timbre des instrumens et le caractère des personnages. Dans cette constante recherche de l’effet par le dehors, Gluck rencontre des inspirations de génie. Quand il interrompt l’orchestre pour laisser tomber des lèvres de Calchas le décret de Diane, comme lorsqu’il confie aux altos le trouble secret d’Oreste ou d’Armide, qu’il fait prononcer à voix basse par les Euménides la parole vengeresse : « Il a tué sa mère ! » il est poète et musicien tout ensemble. Les littérateurs de la critique applaudissaient, et, naturellement, ils renchérirent. C’était bien fait à eux de louer les tendres regrets d’Iphigénie, le cri d’Agamemnon défendant contre Calchas les droits de la nature, et la belle marche harmonique empruntée à Rameau, et l’accompagnement plaintif du basson et du hautbois, — une trouvaille de Gluck. Au fond pourtant, sous l’appareil esthétique du maître allemand on retrouvait la forme dramatique de l’ancien opéra français, étendue et perfectionnée sans doute, mais pas à proportion de ce que la musique avait gagné depuis un quart de siècle. C’était peu pour une révolution musicale. Les fidèles se lancèrent donc à la poursuite des intentions du maître, cherchant dans toutes ses partitions des charades à déchiffrer. Dès l’ouverture, leur imagination commence à se donner carrière. Celle d’Iphigénie est bien connue : dix-neuf mesures d’introduction en mode mineur ; un thème d’allegro des plus ordinaires, entrecoupé d’un court dialogue de violons et de hautbois, et, pour finir, une chute si gaudie que Mozart, Halévy et Richard Wagner ont essayé, tour à tour, d’y substituer une conclusion présentable. Voici ce que la fantaisie de l’abbé Arnaud a su tirer de ce mince travail symphonique : « Prêtez l’oreille à l’ouverture. Voyez comment, après en avoir lié le début au sujet, non par des rapports yagnes, mais par les formes mêmes, le musicien précipite tout à coup tous les instrumens sur une même note ; comment après s’être élevés ensemble à l’unisson jusqu’à l’octave de cette note, ces instrumens se dinsent et concourent, chacun de son côté, à préparer l’âme à un grand événement : comment, pour conserver le sentiment du rythme, affaibli par la célérité avec laquelle se meuvent les parties supérieures, le compositeur fait frapper aux autres instrumens l’anapeste, celui de tous les pieds qui convient le plus aux chants de guerre… Si je m’adressais aux jeunes artistes, je leur parlerais de la netteté du dessin de toutes les parties, de leurs contrastes, de la manière dont les pensées qui se sont emparées les premières de l’oreille se développent et se transfonnent en dialogue, et je leur ferais sentir ce que peut l’art quand il est au service du génie. »

Les jeunes artistes , qui n’avaient probablement pas soupçonné jusque-là toutes ces merveilleuses propriétés de l’unisson, de la gamme et de l’octave, devaient ouvrir, en effet, de grands yeux en apprenant qu’à chaque fois qu’ils mettaient une noire après deux croches, ils faisaient du grec sans le savoir. La leçon de musique et les anapestes excitèrent en Allemagne une hilarité générale. Forkel releva vertement les logogriphes de l’adepte, — non sans quelques vigoureux coups de patte à l’adresse du maître[7]. L’ami d’Emmanuel Bach, l’admirateur passionné de Jean Sébastien, devait sentir mieux que personne les faiblesses du style de Gluck ; mais sa sévérité va jusqu’à lui faire méconnaître les beautés dramatiques qui abondent dans son œuvre. Nos gens de lettres, au surplus, n’avaient cure de ces épigrammes. L’éclatant succès d’Orphée venait de rallier tous les dissidens. Malgré les changemeos apportés au rôle principal, qu’il avait fallu transposer poiu" la voix de ténor, — l’emploi des a sopranistes » étant inconnu à l’Opéra, — malgré l’addition malheureuse, à la fin du premier acte, d’un air de bravoure de Bertoni. que Gluck s’était approprié pour la circonstance , tout Paris se passionna pour Eurydice. Dans tous les salons retentissait le terrible : « Non ! » des Furies. Il arriva même à ce propos à Jean-Jacques une amusante méprise. Sur ce : « Non ! » formidable, les basses de l’orchestre et le chœur infernal font entendre un ut hémol. Comme, sans doute, les choristes de Paris avaient quelque peine à l’entonner, Gluck écrivit, pour plus de facilité, l’ut bémol sous forme de si naturel à la partie de chant, sans modifier pour cela la basse instrumentale. Sur quoi, Jean-Jacques se demande quelle raison profonde a pu pousser l’auteur à écrire de façon différente ces deux notes qui n’en font qu’une ; et voici la réponse que lui dicte l’esprit familier dont il feint de n’être que le prête-nom : « Pourquoi ce si bécarre , et non pas ut bémol, comme à la basse ? Parce que ce nouveau son, quoiqu’en vertu de l’enharmonique il entre dans l’accord précédent, n’est pourtant point dans le même ton et en annonce un tout différent. Ains l’âpre discordance du cri des Furies vient de cette duplicité de ton qu’il fait sentir, tout en gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons[8].» Et le philosophe ne soupçonne pas que, si cette duplicité de ton qu’il admire pouvait être rendue par des voix, elle ferait, non pas une dissonance, mais bel et bien une fausse note ; et qu’il n’y a là heureusement qu’un artifice d’écriture, destiné précisément à rendre plus aisé l’unisson entre le chœur et l’orchestre. Gluck n’eut garde de détromper l’irascible auteur du Dictionnaire de musique, en sorte qu’aujourd’hui encore, le passage « enharmonique » d’Orphée est proposé comme exemple, et la dissertation de Rousseau citée comme une merveille de critique musicale.

Jean-Jacques avait été mieux inspiré avec Alceste, dont Gluck lui avait communiqué la partition italienne avant de la retravailler pour l’Opéra. C’est certainement sur ses conseils que l’auteur a modifié la fête du second acte et qu’il y a intercalé l’air d’AIceste : « Ah ! dieux ! soutenez mon courage, » la scène la plus sincèrement émue de la partition, la seule où Gluck approche d’Euripide. Mais, malgré ces heureux remaniemens, l’impression fut la même à Paris qu’à Vienne. Gluck était indigné. « Je conçois, disait-il, qu’une pièce composée purement dans le style musical réussisse on ne réussisse pas ; mais que je voie tomber une pièce composée tout entière sur la vérité de la nature, et dans laquelle toutes les passions ont leur véritable accent, j’avoue que cela m’embarrasse. Alceste ne doit pas plaire seulement dans sa nouveauté ; il n’y a point de temps pour elle. » Sur ce mot d’ordre, tous les amis se mirent en campagne pour ouvrir les yeux au public. Ils le firent avec une intempérance de zèle, un parti-pris dans l’éloge presque agressif. Des effets rudimentaires , un crescendo, une gamme deviennent, sous la plume de ces enthousiastes, des prodiges inouïs. Ce qui les émerveille dans la prière du premier acte, c’est que « les voix prennent toute leur douceur, et ensuite, dit l’un d’eux, je ne sais quel accent suppliant. » Sitôt que le musicien rencontre un effet juste, dès qu’il se conforme à la situation, les voilà tous en extase. Mais, bonnes gens, pourrait-on leur dire, d’où sortez-vous, et quelle idée vous avait-on donnée de la musique dramatique, que la plus légère preuve de goût vous fait crier au miracle ? Est-ce donc à cette toise banale qu’il fant mesurer Iphigénie et Alceste ? et dans quel opéra français vit-on jamais hurler la prière ou badiner la douleur ? Mêmes dithyrambes puérils à propos de l’adaptation de la mélodie aux paroles : « Ne semble-t-il pas, poursuit notre homme, que ces mots : « Tout m’abandonne, » résonnent dans un lieu désert ; et ces autres mots : « Un si pénible effort, » pouvaient-ils être mieux exprimés que par un chant qui ne peut, en effet, se rendre sans effort[9].» On va loin avec de pareils procédés de critique. Au lieu de réagir contre ces partis-pris, Gluck les encourageait par son attitude. Il commentait lui-même ses œuvres avec un luxe incroyable de gloses et de subtilités. Corancez s’étonnait un jour que, dans l’air d’Agamemnon : « Je n’obéirai pas à cet ordre inhumain, » le musicien eût fait la syllabe je longue la première fois, et brève à la reprise. « Considérez , lui répond Gluck , que ce prince est entre les deux plus fortes puissances opposées, la nature et la religion ; la nature l’emporte enfin, mais avant d’articuler ce mot terrible de désobéissance aux dieux, il doit hésiter. Ma note longue forme l’hésitation ; mais, une fois le mot lâché, qu’il le répète tant cpi’il le voudra, il n’y a pas lieu à hésitation ; ma note longue ne serait donc plus qu’une faute de prosodie. » Voilà qui est bien. Désormais, nous nous tiendrons pour dit que chaque note, chaque syllabe répond à une intention dramatique. Mais alors, — car. avec un pareil casuiste, il est permis d’argumenter, — pourquoi tout le récitatif roule-t-il sur huit accords , qu’il s’agisse d’Agamemnon , de Pâris ou d’Armide ? Pourquoi la joie d’Admète rendu à la vie et retrouvant une épouse adorée a-t-elle exactement le même accent que l’inquiétude du même Admète quand, un peu plus loin, il commence à soupçonner le prix de sa guérison ? Pourquoi, dans Iphigénie, le coup de théâtre du second acte, — la révélation du fatal dessein d’Agamemnon, — n’est-il souligné, ni par une modulation, ni par un changement de rythme, ni par une figure d’accompagnement ? Pourquoi… l’on n’en finirait pas de relever tous les manquemens à la règle. Mais voici le plus curieux. C’est au moment même où Gluck inaugure sa troisième manière, où il commence, par conséquent, à déployer ses visées vers l’expression mathématique, qu’il est le plus pressé de dépecer ses anciens opéras au profit des nouveaux. Pour les airs de danse, — presque tous charmans d’ailleurs, — qu’il fait passer et repasser d’une pièce à l’autre comme des figurans de théâtre, ce n’est que péché véniel. Mais que penser de la multitude d’airs parodiés, au sens propre du terme, dont ses dernières partitions sont pleines ? La liste de ces remplois, déjà signalés en partie par Coquéau, tient douze pages dans la monographie de M. Bitter. L’Alceste française a pris quatre morceaux de chant à Telemacco, à Pâris, à Ezio ; Iphigénie en Tauride n’est guère moins bien partagée : Iphigénie en Aulide doit un air et un chœur à Telemacco, outre les airs de ballet tirés de Paris et Hé-IMe ; le fameux duo d’Achille et d’Agamemnon, cause première des discussions de La Harpe et de Suard, vient du Cadi dupé. Supposez ce détail connu, le champion de Gluck se fût sans doute moins avancé sur la haute valeur dramatique du morceau, et la querelle des gluckistes avortait. Tout le troisième acte d’Armide est fait de pièces de rapport. La scène de la Haine est empruntée, moitié à l’inépuisable Tele7nacco, moitié à. Paris et Hélène. Il y avait pourtant, à propos de cette scène et de l’invocation à l’Amour qui y fut ajoutée après coup, tout un petit roman de Gastil-Blaze : pendant les répétitions, Gluck consulte le copiste en chef de l’opéra, comme Molière sa sentante ; le scribe, tout en approuvant, voudrait voir la pauvre Armide réconfortée avant la chute du rideau : là-dessus, le musicien, frappé d’un trait de lumière, reprend son manuscrit, compose quatre vers qui lui manquent et termine l’acte par l’amoureuse prière d’Armide. Que va devenir cette légende ? Ce que deviennent les légendes en notre siècle de lumières. Il est à croire que Gluck est allé chercher ses inspirations, non pas précisément au bureau de la copie, mais dans la partition de Pâris et Hélène, où un air identique amène une conclusion analogue. n’y a d’exact que l’addition des quatre vers et la grande beauté du morceau qui en résulte. On fermerait aisément les yeux sur ces réminiscences, si l’auteur avait toujours la main aussi heureuse ; mais le chœur final transporté de Pâris et Hélène dans Iphigénie en Tauride, mais l’air : Ô malheureuse Iphigénie, tiré de la Clémence de Titus, mais le duo du Cadi devenu le duo d’Agamemnon et d’Achille ont-ils autant d’à-propos ? On invoque l’usage constant d’autrefois ; Mozart, Haydn et Rossini plus que personne ont usé du privilège ; soit : eux du moins n’affichaient aucune prétention à l’expression adéquate et typique. Voilà, en vérité, de terribles inconséquences chez Gluck, et des côtés de charlatan : disons, tout au moins, de metteur en scène, puisque aussi bien il s’agit d’un homme de théâtre.


IV.

Alceste, cependant, s’était relevée peu à peu, par sa vertu propre d’abord, et ensuite par les bons offices du Journal de Paris. Gluck était maître à l’Opéra et prétendait y régner seul. Les pièces nouvelles ne passaient qu’avec son agrément ; Cambini n’osait sans sa permission donner au concert sa cantate d'Armide ; Floquet, ayant réussi avec sqn ballet l’Union de l’Amour et des Arts, voyait tout le parti cabaler contre son opéra d'Azolan. On parlait depuis longtemps de faire travailler Piccinni pour l’Opéra ; sur le simple bruit de la reprise des pourparlers, Suard et l’abbé Arnaud se mirent à le cribler d’épigrammes. Ce n’était pas le compte de Marmontel, qui devait écrire les paroles de la pièce, et son dépit n’attendit pas beaucoup pour éclater. À quelques jours de là, La Harpe, en annonçant dans son journal la reprise à'fphigénie, se permit certaines restrictions ; les fanatiques prirent mal la chose, et voilà la guerre allumée. Cette nouvelle dispute n’eut pas, à beaucoup près, le piquant et la portée de la Querelle des Bouffons ; plus d’invectives et moins d’esprit, des vérités, mais banales, et qui font regretter les paradoxes de Diderot, tel est le bilan des Mémoires de l’abbé Le Blond. On cherche même, par momens, à qui ces gens en ont et où ils veulent en venir ; il ne s’agit plus, comme au temps de Rameau, de célébrer les mérites de l’opéra italien : tous l’ont abandonné : il n’est pas question de parallèle entre Gluck et Piccinni : le Napolitain n’a pas encore paru qu’on le sent déjà vaincu d’avance ; le génie de Gluck n’est même pas en cause. Rien de plus inoffensif que les premières critiques de La Harpe. Il ne voulait, disait-il, que noter les réserves de ceux qui, tout en rendant justice au chevalier, ne trouvaient pas qu’il fût exempt de défauts ni surtout qu’il eût réuni tous les mérites. Il proclamait Orphée un chef-d’œuvre : il en saluait l’auteur comme un harmoniste consommé, initié à toutes les ressources de son art, et rachetant par là ce qui pouvait lui manquer du côté de la mélodie, — car, en France, s’il est entendu que tout musicien savant doit manquer de charme, réciproquement, toute musique qui semble dépourvue de charme est, par ce seul fait, classée comme savante. Mais La Harpe n’entendait pas malice à l’éloge, pas plus que Suard, son adversaire, n’était homme à y voir une épigramme. Quant au reproche, on aurait eu autant de mal à le réfuter qu’à l’établir ; qu’est-ce que le charme, en effet, sinon l’indéfinissable ? La discussion sur les propriétés constitutives de la mélodie s’étant épuisée rapidement, on passa bientôt aux gros mots. Au fond, on en voulait à l’Allemand de se poser en « réformateur du goût d’une nation vaine et polie. » Lorsque Marmontel porta la question sur ce terram, il eut pour lui les rieurs. Toute la partie de son Essai sur les révolutions de la musique, où il montre la tradition de Rameau reprise purement et simplement par Calzabigi et par Gluck, l’unité de l’ensemble donnée par le plan même de l’opéra français, l’inanité de la prétendue révolution musicale, est excellente. Les mérites de Gluck n’y sont nullement méconnus ; l’auteur demande seulement qu’on veuille bien ne pas exécuter Piccinni sans l’avoir entendu, car « il n’est peut-être pas vrai que M. Gluck soit le seul musicien de l’Europe qui sache exprimer les passions, il n’est peut-être pas vrai, comme on voudrait le faire croire, que la dureté, l’âpreté soit essentielle au style de la bonne musique… La mélodie sans expression est peu de chose ; l’expression sans mélodie est quelque chose, mais n’est pas tout. » Que faire alors ? Concilier les deux termes : « Que la poésie et la musique soient émules, mais sans se nuire l’une à l’autre, car, dans l’effet général du spectacle qui les rassemble, ni le plaisir de l’âme, ni celui de l’oreille ne doit être sacrifié. »

Rien de plus désirable et rien de moins facile. L’art, comme l’amour, vit de sacrifices, surtout dans ce mariage de raison que la musique et le drame ont contracté à l’Opéra. Du moins faudrait-il que les concessions fussent réciproques. Mais les avocats du chevalier ne l’entendaient pas ainsi. Lorsque La Harpe demande s’il est convenable qu’Achille et Agamemnon se bravent en duo et qu’on les entende tous deux à la fois, dans le feu de la dispute, comme des gens du vulgaire qui se querellent, « l’Anonyme de Vaugirard, » à bout d’argumens, lui répond : « S’il est des situations ou des affections de l’âme qui se refusent à l’expression musicale, c’est la faute de la musique, et il est bien injuste d’en faire un crime au musicien ; il faut bien qu’il mette en musique tout ce que le poète a mis en vers. » De toute la fastidieuse polémique de Suard et de La Harpe, retenons seulement cet aveu ; il va nous donner le dernier mot de la théorie conçue et développée par les hommes de lettres à l’usage de Gluck.

Pour Diderot, pour Grimm et pour Jean-Jacques, la difficulté du drame lyrique ne consiste qu’à faire chanter la langue et parler la musique ; c’est d’une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la musique dramatique. Gluck, à son arrivée en France, se plaça sur ce terrain étroit, et s’y cantonna davantage à mesure qu’il fréquenta nos publicistes. Comme, dans la tragédie, c’est le dialogue qui conduit l’action, on crut qu’à l’opéra il en devait être de même, et qu’il n’y avait qu’à perfectionner la déclamation pour créer le drame musical. Exprimer les affections de l’âme, dessiner des caractères, faire progresser l’intérêt, rien de plus simple ; un bon poème lyrique devant réunir toutes ces qualités, il va suffire, pour les communiquer à la musique, que le musicien se conforme strictement à la pensée du librettiste « en y ajoutant seulement ce qu’ajoute au dessin la couleur. » Sitôt que cette idée eut pris corps dans le cerveau de Gluck, elle l’envahit tout entier : ce n’est pas assez pour lui que le sens et la prosodie soient respectés, il s’étudie à donner au dessin mélodique la même énergique précision qui l’a frappé dans la langue française, à rehausser d’un accent musicaf chaque mot saillant du poème, souvent même, à traduire la métaphore poétique par une inflexion de voix qui lasse image. Ce mot à mot de l’expression une fois admis, il faut convenir que le compositeur en obtient, par momens, de merveilleux effets. Dans le songe d’Armide, le vers : « Je suis tombée aux pieds de ce fatal vainqueur : » dans l’air de Calchas, les mots : « Vous sous qui tout fléchit, fléchissez sous les dieux, » sont rendus comme d’un trait de crayon. Mais au prix de quelle gêne, par-dessus tout ce que coûte au musicien son peu d’habileté technique ! Les mètres chancelans, les phrases en lambeaux, les idées qui tournent court, tous ses défauts d’origine vont se développant à la faveur du système. Et c’est là le grand grief des piccinnistes : ils ne lui en veulent pas tant de leur choquer l’oreille par ce qu’ils appellent son harmonie escarpée et raboteuse, que de s’arrêter net au milieu d’une phrase de chant ; ce reproche revient sans cesse sous leur plume. À quoi les gluckistes répondent par leurs tirades sur l’inconvenance de la période au théâtre : la langue dramatique exclut toute symétrie ; ce qu’il faut au drame lyrique, c’est la prose musicale, et la musique de Gluck est cette prose. Sur ce mot, ils croient avoir fermé la bouche à Marmontel. Ils ne voient pas que ni prose ni vers ne peuvent subsister sans une certaine symétrie, plus ou moins apparente, plus ou moins rigoureuse, mais qui est le principe même de toute composition artistique ou littéraire, comme elle est inhérente aux moindres créations de la nature. On a disserté sans fin sur l’imitation de la nature dans la musique ; la seule façon dont la musique imite la nature, c’est qu’elle peut reproduire, dans l’assemblage des sons, les proportions, les analogies, les rapports que le monde physique nous offre dans ses moindres détails. Lors donc que La Harpe réclamait à grands cris le chant périodique, il obéissait, autant que son ouverture d’esprit pouvait le lui permettre, à l’instinct d’une loi fondamentale. Et, dans la formule même de cette loi, Coquéau, l’architecte, qui n’est pas toujours aussi sot qu’on l’a bien voulu dire, se rencontrait avec Lessing. Lessing avait dit : « Sans la relation intime entre toutes les parties, la meilleure musique n’est qu’un monceau de sable qui ne peut garder aucune empreinte. » Et Coquéau disait : « Pourquoi rejeter en musique un principe commun à tous les arts sans exception, l’art des groupes et des grandes masses ? s’il est défendu à un peintre de trop isoler ses figures, encore que cette disposition soit quelquefois conforme à la nature, s’il est défendu au poète de négliger la logique et la liaison des idées, pourquoi M. Gluck voudrait-il nous accoutumer à ces passages subits que ses partisans appellent l’art d’exprimer, et qui n’est que l’art de détruire un effet par un autre ? »

Le grand art, en effet, n’est pas de faire succéder deux sentimens opposés, mais de ménager la transition, de maintenir l’équilibre. Cette pondération , cette unité , qui fait de chaque partie une fonction de l’ensemble, les Italiens l’avaient obtenue, à l’état rudimentaire, par le retour périodique des mêmes phrases musicales ; l’Allemagne, avec une conception artistique bien autrement élevée, la demandait au développement de l’idée première, fécondée par tous les artifices du contre-point, de l’harmonie, de l’instrumentation et du rythme. Chacune des deux méthodes a ses avantages et ses périls ; on peut choisir, les faire alterner ou les fondre, mais la composition musicale n’en connaît pas d’autre. Répétition ou développement du thème, transformation ou rappel de motifs, c’est par là seulement que l’artiste peut donner la cohésion à son œuvre. La répétition périodique, on venait de la proscrire au nom des exigences du théâtre ; et quant au développement musical, il rencontrait un obstacle presque insurmontable dans les principes de déclamation lyrique adoptés par Gluck, car le compositeur, en s’attachant à rendre la pensée du poète, se met le plus souvent hors d’état de suivre la sienne propre. Et notez qu’au point de vue de la peinture des sentimens, la théorie n’est pas moins vicieuse ; la musique est un art indépendant tirant de soi-même ses moyens d’expression ; or les plus énergiques sont précisément ceux que lui fournit le développement, l’évolution d’un motif. Pour n’en citer qu’un exemple, la plus grande beauté du choeur infernal d’Orphée ne vient-elle pas de cette transformation du thème, dont le rythme et l’harmonie s’apaisent à mesure qu’opère le charme ? Le même procédé avait son emploi tout trouvé dans la tempête d’Iphigénie en Tauride ; quand l’orage s’éloigne, il est naturel que la prière des prêtresses perde peu à peu son accent suppliant. Mais, le poète n’ayant pas indiqué la nuanpe, le musicien s’en abstient : à ce moment, il n’exprime plus sa pensée propre, mais celle du librettiste ; il a cessé de s’inspirer directement de la nature, il n’est que le traducteur d’une traduction.

Encore si cette subordination du musicien au poète profitait à l’intérêt dramatique ! mais ici comme toujours, la théorie des gluckistes va directement à l’encontre de l’objectif de Gluck. L’opéra, qui ne comporte pas les intrigues compliquées, l’opéra, où presque toujours l’action peut remplacer avantageusement le dialogue, n’a besoin du récitatif que pour lier les scènes et non pour conduire le drame. Écoutons là-dessus le seul, peut-être, des écrivains du xviiie siècle qui n’ait pas déraisonné en parlant musique. Chabanon, à qui l’esthétique allemande est redevable de tant d’aperçus ingénieux, a donné sur la question cette page excellente et trop peu connue : « Nous reconnaissons sans peine que, dans le récitatif, les intonations ont quelquefois une convenance heureuse avec les paroles. Tel est le chant de Clytemnestre : « Ah ! je succombe à ma douleur mortelle ! » Cette phrase, chantée convenablement au sens des paroles, fait descendre la voix par des cordes douces et sensibles et avec une sorte d’affaissement douloureux. Mais est-on assuré que ce même chant, rendu avec moins de langueur, rejetât des mots qui porteraient un sens différent et peut-être contraire ? Les tournures du récitatif semblent infiniment bornées ; on répète souvent les mêmes. Il n’est point d’auditeur attentif qui n’ait dû s’en apercevoir, et de compositeur de bonne foi qui n’ait dû s’en rendre un compte affligeant… Le sens des mots jette un autre reflet sur les sons, et, dans ce point comme en beaucoup d’autres, l’esprit modifie le jugement des sens. Toute scène vraiment intéressante, quelque récitatif qu’on y mette, attachera le spectateur, si l’exécution en est confiée à des acteurs habiles, tant l’accent, le geste et le visage du déclamateur suppléent à ce qui n’est pas écrit… C’est dans les détails de la musique, plus encore que dans les intonations du récitatif, qu’il faut chercher la cause de ces grands effets que nous avons sentis. » Il est impossible de mieux répondre à ces esprits bornés, qui sous couleur de rendre la musique plus expressive, la réduisaient à sa plus simple expression.

La querelle des Bouffons n’avait été qu’un malentendu entre la musique et la littérature ; celle des gluckistes fut l’invasion de la littérature dans la musique. Si le maître avait suivi jusqu’au bout ses disciples, et qu’il eût partout fait école, le drame lyrique était perdu. Par bonheur, il y a pour les artistes de génie une providence spéciale qui les retient au bord de l’abîme. Au moment même où la préoccupation de conformer la déclamation aux paroles entraîne Gluck à rompre le fil mélodique, l’instinct lui suggère de transporter la mélodie à l’orchestre, pour laisser à la déclamation toute liberté. Le principal intérêt de la partition d’Armide est dans l’emploi constant de ce procédé ; — je parle, bien entendu, des parties originales de cet opéra composite. Les longues tenues, les accords plaqués, les insipides trémolos sont presque partout remplacés par des figures d’accompagnement, par des phrases instrumentales d’un dessin constant, qui tantôt persistent tout le long du morceau, comme dans le duo d’Armide et d’Hidraot, tantôt reparaissent de dislance en distance, comme dans le monologue : « Enfin il est dans ma puissance. » Plus caractéristique encore est l’air de Renaud au deuxième acte, — un véritable andante symphonique sur lequel la voix brode de délicates arabesques. Partout, dans les passages de déclamation comme dans les airs mêmes, c’est l’orchestre qui forme la trame et maintient la consistance. Ce n’est là qu’un expédient, sans doute, et dont l’usage habituel aurait, à la longue, l’inconvénient de déplacer l’intérêt : tel quel, il supplée dans une certaine mesure à ce que l’inexpérience du contre-point ne permet pas au compositeur de réaliser par les ressources du style figuré ; mais il ne suffirait pas à corriger les autres défauts du système. Gluck, le comprit probablement ; toujours est-il qu’il l’abandonna presque aussitôt. L’accompagnement des récitatifs d’Iphigénie en Tauride n’offre plus aucun dessin suivi ; le songe et la tempête du premier acte, la grande scène du quatrième ne sont soutenus que par la persistance d’un même rythme à l’orchestre. Sans les airs, plus nombreux peut-être dans cette partition que dans aucune autre de Gluck, l’œuvre musicale croulerait de toutes parts. En plein opéra français, à l’apogée de sa troisième manière, c’est encore et seulement par ce dernier reste de tradition italienne que Gluck est demeuré musicien.


V.

Musicien de grande race, certes, mais non pas de race pure ; telle est la conclusion qui se dessine, à mesure qu’on pénètre dans le secret travail de sa pensée. Avec son éducation tronquée et ses hautes facultés musicales, entouré comme il l’était à Vienne des plus grands maîtres du moment, et devant sentir nécessairement son infériorité, deux partis lui restaient : compléter ses études techniques, ou se chercher un point d’appui en dehors de son art. Il choisit le dernier. Quel musicien n’a pas fait ce beau rêve, de traduire dans la langue des sons les plus intimes mouvemens de l’âme ? Gluck, homme de théâtre, devina qu’il y avait là pour l’opéra des destinées nouvelles, et pour lui-même de la gloire à conquérir ; par la peinture des sentimens, il se rattachait à l’évolution de son époque vers la musique expressive ; en introduisant le « sujet » dans la musique, il détournait l’attention de sa facture ; on n’allait plus se préoccuper de la couleur et du dessin, mais seulement de la ressemblance et du rendu. Ce fut son coup de maître d’avoir deviné ce que, dans le drame musical, la poésie lui offrait de ressources pour remédier au vague de l’expression ; son tort fut de trop compter sur elle et de lui laisser le premier rôle. À certain moment de sa carrière, Gluck n’est proprement qu’un littérateur doublé d’un musicien : littérateur de l’école de Gottsched, musicien chez qui la pensée a plus d’essor que la main n’a de ressources. Ses facultés maîtresses, l’imagination, la sensibilité, sont inclinées à une conception purement littéraire de l’opéra ; l’instinct musical fait à peine contrepoids, pendant que la volonté travaille à maintenir l’équilibre. Des deux hommes qui sont en lui, c’est l’artiste qui est aux ordres du poète. Le résultat de ce dualisme, on le devine : des scènes superbes quand le poète et l’artiste tombent d’accord, de cruels tiraillemens quand ils cessent de s’entendre, d’heureuses inconséquences quand le sentiment l’emporte sur la réflexion, la sécheresse et l’ennui quand l’esprit de système prend le dessus, et malgré tout, dans l’ensemble, une œuvre inégale et vigoureuse qui s’impose à distance par sa masse, et se défend de près par des beautés de premier ordre. Ainsi s’expliqueront, peut-être, les contradictions que nous avons rencontrées à chaque pas : le suffrage des littérateurs, la réserve des musiciens, la froideur de l’Allemagne, l’enthousiasme du public français et le désarroi de l’opinion. Elle prit Gluck pour un praticien consommé et Piccinni pour un homme de pur sentiment instinctif ; elle attribua la victoire de l’Allemand sur son rival à la supériorité de sa méthode, au lieu d’en tirer simplement cette conclusion que le talent n’est pas de force à lutter contre le génie. Admirons ce génie qui a défendu Gluck contre son propre système ; passons-lui, — car il a les défauts de tous deux, — ce qu’on pardonne à Corneille et à Shakspeare, l’extrême tension et les faiblesses du style ; n’oublions pas, d’ailleurs, qu’au théâtre ces défauts sont moins sensibles, comme, dans le décor une fois en place, les tons criards se fondent, les fautes de dessin s’atténuent ; enfin, et s’il faut quelque chose de plus pour nous réconcilier avec lui, revenons à ces pages immortelles de pure musique, qui ne doivent à la mise en scène que ce qu’ajoute le cadre au tableau : l’adieu d’Iphigénie, le monologue de Renaud, les airs de Paris et surtout le merveilleux second acte d’Orphée. Mais gardons-nous de proposer Gluck en exemple ; gardons-le lui-même des comparaisons et des parallèles ; laissons-le trôner à l’écart sur la cime escarpée où il a choisi sa place, loin du royaume de Sébastien Bach et de Mozart.

René de Récy.
  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Geschichte der Musik. Leipzig, 1878. Cet historien a de singulières distractions en ce qui concerne l’histoire et la littérature françaises. Il fait de Mme  du Barry la maîtresse du dauphin, et prend M. de Pourceaugnac pour un personnage du Malade imaginaire.
  3. Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution opérée dans la musique par le chevalier Gluck. Naples, 1781.
  4. Christoph Willibald Ritter von Gluck. Leipzig, 1854,
  5. Gluck und die Oper. Berlin, 1863.
  6. Harmonie et Mélodie. Paris, 1885.
  7. Musikalisch-Kritische Bibliothek. Ueber die Musik des Ritters von Gluck.
  8. Réponse du petit faiseur à son prête-nom.
  9. Le Souper des enthousiastes, dans les Mémoires de l’abbé Le Blond.