La Critique contemporaine en Angleterre - David Masson

La Critique contemporaine en Angleterre - David Masson
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 901-926).
LA
CRITIQUE CONTEMPORAINE
EN ANGLETERRE

II.
DAVID MASSON.

I. Essays chiefty on English Poets, Cambridge 1856. — II. Life of Milton, first vol. London 1858. — III. British Novelists, Cambridge, 1859. — IV. Recent British philosophy, Cambridge 1865.

Les romans de l’auteur de Waverley ont répandu sur l’Écosse une atmosphère lumineuse et comme une vapeur de poésie qui, de loin et de notre point de vue français, l’a presque transfigurée. Si nous mettons à part un public restreint, composé de ceux qui ne regardent pas la philosophie ou l’économie politique comme nées d’hier, mais qui conservent un fidèle souvenir à des intelligences élevées telles que Reid, Dugald-Stewart, Adam Smith, y a-t-il beaucoup de personnes parmi nous qui n’aient une certaine tendance à se figurer l’Écosse comme un pays de ménestrels, de romanciers et de poètes? Tout au moins, quand ils ne sont pas en garde contre leur imagination, les lecteurs de Walter Scott ne se représentent-ils pas une Écosse hantée par des sibylles à la Shakspeare comme Meg Merrilies, sillonnée par de ravissantes apparitions telles que Diana Vernon, la belle amazone jacobite, toute peuplée de paysannes héroïques comme Jeanie Deans, bien fournie encore de valets aussi dévoués que le brave Caleb Balderstone? Il n’est pas douteux que, pour l’immense majorité du public français, l’Ecosse est le pays de Walter Scott, de Robert Burns, des ballades d’aventures, de batailles et d’amour, de Walter Scott surtout, car c’est par lui que nous avons connu Burns et les-ballades.

Cependant ce n’est pas seulement par ses poètes que l’Ecosse s’est fait connaître au monde. L’ardeur, le feu, que le vieux Buchanan prête à ses compatriotes, ingenium Scotorum perfervidum, ce n’est pas l’ardeur, ce n’est pas le feu poétique, et si les Anglais, leurs voisins, n’avaient entendu sortir d’une bouche écossaise que des chants et des vers, ils n’auraient pas créé cette expression proverbiale : « l’Ecossais froid et logicien. » Nous-mêmes, nous ne les connaissions pas trop mal autrefois, puisque Joseph-Juste Scaliger disait au XVIe’ siècle : « Les Escossois sont bons philosophes. » Philosophes, ils l’ont été bien avant d’être poètes, et surtout bien plus longtemps. L’évolution ou, pour emprunter une expression à l’écrivain même qui nous fournit l’occasion de cette étude, l’avatar de l’esprit écossais dans la littérature est postérieur à la manifestation de ce même esprit en philosophie. Les calvinistes avaient brisé la harpe des ménestrels. Knox fut pour Robert Burns et Walter Scott un terrible devancier; il pétrit l’intelligence écossaise non-seulement de foi, mais d’amour pour le syllogisme théologique, de haine pour tout ce qui était poésie, et cela si bien que deux siècles ont passé sur la vieille littérature anonyme des ballades et chansons sans la rappeler de la tombe où elle avait été ensevelie en même temps que Marie Stuart. A peine Allan Ramsay, l’auteur du Gentil Berger, put-il renouer la chaîne de l’art et des joies de l’imagination au commencement du XVIIIe siècle, et grâce à l’amollissement de la sévérité puritaine; mais à partir du XVIIIe siècle il y a un compromis entre la poésie et la logique, entre l’imagination et le syllogisme, et la critique est née de ce rapprochement.

Ces réflexions nous sont inspirées par la rencontre d’un écrivain écossais dans les rangs de la critique anglaise militante. L’Angleterre n’a jamais manqué de poètes; elle a quelquefois emprunté des critiques et des philosophes à l’Ecosse. La critique anglaise de notre siècle a pour ainsi dire pris naissance à Edimbourg. Là elle reçut le baptême de feu des mains de lord Byron, qui ne dédaigna pas de tourner contre elle l’artillerie de ses vers les plus irrités : le titre même de la satire, les Bardes anglais et les Critiques êcossais, distribuait les rôles littéraires entre les deux contrées, comme si l’Angleterre avait été créée pour faire des vers, l’Ecosse pour les enregistrer. Là elle s’affirmait et se consolidait même en ses défauts le jour où Jeffrey disait à Walter Scott, qui se plaignait de l’esprit de parti trop sensible dans son recueil : « Il faut qu’une revue marche sur deux jambes, la politique et la littérature, et que la politique soit la jambe droite. »

M. David Masson, qui compte aujourd’hui quarante et quelques années, est d’Aberdeen, comme Reid, le père de la philosophie du sens commun. Contrairement à bien des critiques, il n’a pas commencé par les vers ni par les œuvres d’imagination : à dix-neuf ans, il était journaliste. Tour à tour dans sa ville de province, à Londres, à Edimbourg, à Londres surtout, il paraît s’être livré au travail longtemps obscur que peut imposer la presse anglaise à un esprit robuste. Il a grossi les rangs de ces ouvriers anonymes creusant journellement le sillon de la pensée anglaise, et y jetant des semences qui fructifient sans faire connaître la main du semeur. On sait que la presse, chez nos voisins, est avare de renommée ; le livre seul circule à visage découvert; le journal se mêle à la foule et lui parle sous le masque, comme autrefois les Vénitiens. C’est une voix humaine, mais elle n’a pas de nom. Souvent on le devine; jamais on ne le crie sur les toits, quelquefois le journal est discret comme la gueule de lion du conseil des dix. Cet usage prive pour longtemps un écrivain de toute espèce de notoriété. La plupart demeurent jusqu’à la fin dans ces limbes de la presse. M. David Masson en sortit au bout d’une dizaine d’années, non-seulement comme écrivain, mais comme professeur de littérature anglaise dans University-College à Londres. Aujourd’hui et depuis cette année même, le critique et le professeur de Londres remplit les mêmes fonctions à Edimbourg, dans la ville de Jeffrey, de Dugald-Stewart, de Walter Scott, dans la moderne Athènes, à qui Londres, sa puissante rivale, a donné ce nom à cause de l’architecture de ses nouveaux quartiers, mais qui l’a mérité à d’autres titres.

Une vie de Milton, avec la peinture de son temps, dont il n’a paru qu’un premier volume, un recueil d’études sur différens poètes anglais tant anciens que modernes, un cours formant une histoire complète du roman anglais depuis les origines jusqu’à l’époque actuelle, un autre cours sur les philosophes anglais depuis trente ans, tel est le respectable bagage avec lequel M. Masson se présente à nous. Cette collection, déjà importante, ne contient pas tout ce qui l’a aidé à conquérir sa réputation. Avant d’étudier en lui le critique et l’historien des poètes, des romanciers, des philosophes, nous essaierons de dégager ce qu’il y a dans son talent de traditionnel, de commun aux écrivains de son pays, et ce qu’il y a de particulier, ou du moins de propre à une génération nouvelle, en un mot de dire par où il est Écossais, par où il se sépare de l’ancienne Écosse littéraire, par où il se mêle à l’esprit national plus large qui anime la Grande-Bretagne et l’entraîne vers l’avenir.

I.

Deux nations ont été réunies, une petite et une grande : laquelle restera la plus homogène, laquelle se souviendra le plus obstinément de sa nationalité? Sans contredit ce sera la petite. Quand Robert Burns visita Edimbourg dans l’hiver de 1786 à 1787, les questions que la curiosité de tous posait à ce laboureur poète se réduisaient à celle-ci : « comment avez-vous appris à manier la langue de la poésie en tenant la charrue? » Il y répondit par ces vers caractéristiques dans la pièce A la bonne femme de Wauchope-house :


« Dès que pour la première fois au milieu des moissonneurs — je fus compté pour un homme, — dès lors je sentis le désir (et combien il était ardent!), — le désir qui jusqu’à ma dernière heure sera un poids sur ma poitrine. C’était que moi, pour la pauvre vieille Écosse, — je pusse faire ou quelque projet ou quelque livre utile, — ou composer au moins quelque chant. — Si je trouvais le rude chardon qui s’étale — au milieu de la moisson, — je tournais la faux d’un autre, côté, — et j’épargnais le symbole cher à la patrie : — aucun pays, aucun rang — ne pouvait exciter mon envie. — Écossais toujours, sans tache toujours! — Je ne connaissais pas de plus haute louange. »


Voilà bien les mâles et simples accens d’un poète lyrique, et ce poète attribue tout son talent à son patriotisme; c’est la pauvre vieille Écosse qui lui a montré à faire des vers. La petite patrie est plus passionnée, parce qu’elle a dû faire plus d’efforts pour combattre la grande, et quand elle a été absorbée, elle continue cette lutte dans le domaine de l’intelligence; elle se défend, elle se concentre; elle est une pensée fixe pour ses poètes comme autrefois pour ses soldats. Voulez-vous une preuve du même patriotisme dans un philosophe? Hamilton, l’Aristote écossais, qui est mort depuis peu d’années, a par momens dans ses notes érudites des accès de nationalité qui montrent tout à coup la toque et le plaid calédoniens. Il s’en va recueillant avec religion les cendres des Balfour, des Duncan, des Chalmers, des Dalgarnos, autant de professeurs de philosophie, aujourd’hui oubliés, que l’Écosse a fournis aux universités de l’Europe. Avec quel orgueil il réclame à l’Angleterre son Newton, dont les ancêtres étaient d’Écosse! Et l’illustre Kant, qui est son maître, n’avait-il pas du sang écossais dans les veines? Il n’est pas jusqu’à notre Destutt de Tracy qu’il ne nous ôte; il était Écossais, et aurait dû s’appeler de son vrai nom Stott ! Après de tels échantillons non pas de vanité nationale, mais d’orgueil patriotique, je ne m’arrêterai pas à la passion bien naturelle de Waller Scott pour son pays et pour les héros, pour les poètes, pour les romanciers de son pays : Walter Scott était jacobite. Je ne parlerai même pas de Jeiffey, qui était whig et critique, lié d’intérêts avec les hommes les plus éminens d’Angleterre, et qui pourtant osait mettre les poèmes de Walter Scott avant ceux de lord Byron.

Comment s’étonner que M. Masson saisisse toutes les occasions de réjouir les cœurs écossais? S’il fait une étude sur Jeffrey, l’un de ses maîtres, elle devient un chapitre touchant l’influence écossaise sur la littérature; s’il écrit une histoire du roman, Walter Scott est le génie, le dieu de ce petit monument. S’il ébauche un tableau du mouvement contemporain de la philosophie en Angleterre, le tableau tourne à la défense du vénérable Hamilton contre le dédaigneux maître de la philosophie anglaise actuelle, M. Stuart Mill. Cependant le scotticisme de M. Masson (je lui emprunte ce mot) n’est pas seulement de surface. Comme on peut être un parfait Breton sans parler toujours de l’ajonc et de la bruyère, M. Masson est bon Écossais sans dire un mot du chardon. Il a ce qu’il appelle avec subtilité peut-être, mais les Écossais ne détestent pas la subtilité, il a le scotticisme intérieur, celui qui avec un tour de pensée écossais s’applique à des sujets nationaux, mieux encore à des sujets humains et généraux. Après cela, son patriotisme peut se livrer aux espérances, aux présages les plus flatteurs : que l’Ecosse ait, suivant son expression, un avatar littéraire aussi prolongé, aussi remarquable que son avatar philosophique, nous ne demandons pas mieux. « Du Solway à Caithness, s’écrie M. Masson, nous entendons comme un cri : Amen! » Cette foi nous plaît, et nous aussi nous disons : Ainsi soit-il!

Ce qui est plus sûr que les présages, ce sont les facultés sérieuses et fortes du génie écossais, ce scotticisme intérieur, composé de qualités héréditaires, de traits de caractère communs aux poètes comme aux prosateurs de ce pays. En quoi consiste ce tour de pensée, ce trait de famille qui est visible dans tous et que nous retrouvons dans l’écrivain qui nous occupe? Si nous le demandons à la tradition populaire, elle nous répondra que l’esprit écossais est synonyme de dogmatisme, d’entêtement d’opinion, de lutte de parole. Si nous le demandons aux critiques anglais, c’est à peu près la même chose qu’ils nous feront entendre. Interrogez Hazlitt, esprit caustique, mais jamais commun; il vous dira qu’un Écossais est comme ses pères armé en guerre et se battant sur le border (la frontière) envers et contre tous, qu’il semble vouloir atteindre la vérité à coups de poing, ou presbytérien compassé ou brigand, toujours excessif, toujours un peu sauvage et mal dégrossi par la politesse anglaise. Qu’en dit Charles Lamb, un humoriste sans amertume ? Il admire dans l’esprit des Écossais certaines provisions d’en cas, des morceaux tout disposés pour l’occasion, moins de flair que d’exactitude et de solidité; ils sont à son avis comme les chiens qui ne trouvent pas, mais qui apportent. Macaulay, qui était si lié avec la Revue d’Edimbourg et qui d’ailleurs était petit-fils d’un Écossais, n’affiche pas ce dédain anglais pour la sœur cadette de l’Angleterre; mais il compare la conversation du célèbre Mackinstosh aux piliers d’un édifice taillés d’avance et tout prêts à servir. Tout cela explique assez bien l’Écossais logicien et préparé à la dispute, mais les poètes, les romanciers? mais les critiques et ceux qui amalgament la logique avec l’imagination?

M. Masson, avec son habitude héréditaire de l’abstraction, me semble avoir trouvé le nœud de la question. Il ne suffisait pas sans doute d’appartenir à la nation dont il s’agit pour la définir, puisque nous prenons volontiers notre pays pour le monde universel, et nos concitoyens pour le genre humain tout entier; mais il a de bonne heure quitté l’Ecosse. Obéissant au mouvement qui entraîne ses compatriotes vers le cœur de l’empire, il a observé, étudié loin de la petite patrie. Lui aussi, il a été forcé, comme d’autres dont il raconte la vie, d’aller à Londres, à la ville, comme disent nos voisins; il a été forcé de mettre le feu à la Tamise, c’est-à-dire de conquérir le succès. Et sans doute le souci de réussir et de vivre dans une ville, dans un océan, dans un monde comme Londres, ce souci qu’il décrit avec force dans son étude sur Chatterton, n’a pas été sa seule pensée. Comment à cette distance a-t-il jugé ses concitoyens? Comment s’est-il jugé lui-même? J’extrais de son travail sur l’influence écossaise une page touchant le trait principal de l’esprit écossais, qui suivant lui est l’emphase. Il faut seulement écarter de ce mot la notion de pompe et d’enflure que l’usage français y attache. On sait que l’emphasis dans toutes les langues, excepté dans la nôtre, signifie simplement l’insistance outrée sur une pensée ou l’exagération du sens d’un mot.


« Tous les Écossais sont emphatiques. Un Écossais est-il fou, il donne une telle emphase à la niaiserie qu’il exprime, qu’il est bien plus insupportable qu’un fou de tout autre pays. Un Écossais est-il homme de talent, il donne une telle emphase aux choses excellentes qu’il veut communiquer, qu’elles attirent l’attention sur-le-champ. Cette habitude de l’emphase est précisément ce perfervidum Scotorum ingenium dont on faisait la remarque, il y a quelques siècles, partout où les Écossais étaient connus. Cependant emphase vaut mieux. Beaucoup d’Écossais sont ardens, fervidi, non pas tous; ils sont tous, absolument tous, emphatiques (insistant sur leur pensée ou sur leur expression).., David Hume (l’historien philosophe), Reid, Adam Smith et autres froids Écossais de cette espèce n’ont aucune ardeur; mais ils pratiquent beaucoup l’emphase. Dans des hommes tels que Burns, Chalmers, Irving (deux ministres calvinistes), il y avait au contraire autant d’ardeur que d’emphase ; il en est de même de Carlyle, de sir William Hamilton (le philosophe). Et comme nous distinguons l’emphase de l’ardeur, il la faut distinguer de la persévérance. Les Écossais passent pour être persévérans; cela n’est pas toujours vrai. Les Écossais ont ou n’ont pas la persévérance du caractère ; mais tous les Écossais ont l’emphase intellectuelle. L’emphase intellectuelle, l’habitude de s’appesantir sur certains points plutôt que de coordonner le tout, voilà l’essence du scotticisme des Écossais. Et comme cette observation se vérifie dans l’expérience par la manière même dont les Écossais énoncent leurs mots quand ils conversent, on pourrait la déduire scientifiquement de la nature et des effets de leur sentiment national. L’habitude de penser avec emphase (avec insistance sur un point) est un résultat nécessaire quand on a beaucoup pensé en présence d’une négation et en vue d’y résister. C’est l’habitude d’un peuple qui a été accoutumé à se tenir sur la défensive plutôt que d’un peuple se développant paisiblement et agissant d’une manière positive. C’est l’habitude du protestant plutôt que du catholique, du presbytérien plutôt que de l’épiscopal, du dissident plutôt que du conformiste. »


Cette emphase, cette insistance, quand elle règne dans la logique, fait les philosophes de l’Écosse; quand elle règne dans le sentiment, elle fait ses poètes. Les uns et les autres en ont les avantages et les défauts. Deux sentimens, pas plus, l’amour de l’Écosse et la haine du puritanisme, voilà tout Robert Burns : il eût été poète partout; mais c’est pour avoir insisté sans relâche sur ces élémens très bornés qu’il a été le poète écossais par excellence. Hors de là, tout ce qu’il a essayé de faire a peu réussi. Deux sentimens, l’amour de l’Écosse et le culte du passé, voilà le principal, le meilleur de Walter Scott. Il n’a pas l’emphase de la pensée : nul écrivain n’est moins penseur, et rien n’est plus absent des œuvres de Walter Scott que Walter Scott lui-même. Il n’insiste, il ne compte que sur sa chère Écosse et sur les siècles passés; l’imagination aidant, cette perpétuelle répétition d’effets analogues et de personnages de la même famille n’épuise pas la curiosité du lecteur.

On conçoit qu’en philosophie cette insistance sur quelques pensées, ces redites expressives, soient peu favorables à la liaison des rapports simplement ingénieux, à la généralisation facile, toute faite. M. Cousin disait excellemment dans une lettre à un professeur d’Edimbourg : « La philosophie de Reid et de Stewart est l’esprit écossais lui-même appliqué à la métaphysique. » Les métaphysiciens écossais, retranchés sur la limite du moi et du non-moi, ne ressemblent pas mal à leurs pères toujours armés, toujours sur la défensive. Il semble que là plutôt qu’ailleurs on ait dû concevoir énergiquement le sentiment de la personnalité; mais pour enfanter la théorie écossaise du sens intime et de la perception extérieure il suffisait du scotticisme intellectuel qui insiste, qui creuse et qui cherche ses idées générales dans le sens de la profondeur, au lieu de les lier de proche en proche et par des à peu près pour la plus grande commodité, comme font les Anglais. On conçoit aussi qu’en critique ils établissent des propositions comme un théologien divise son sermon en tant de points, qu’il reprend ensuite méthodiquement. Macaulay, qui a des habitudes anglaises, dit à propos de son sujet les choses les plus intéressantes, et qui peuvent le mieux servir son drapeau. Jeffrey, plus rigoureux parce qu’il est Écossais, cherche toujours une ligne qui passera par trois ou quatre points donnés; il croit avoir trouvé la vérité, s’il a prouvé sa thèse. L’auteur que j’ai devant moi a certaines idées sur lesquelles il revient souvent. Lui aussi il insiste, il creuse, il a l’emphasis; n’a-t-il pas dit que tous les Écossais, absolument tous, ont cette insistance, cette emphase intellectuelle? En lui, le critique prend souvent les allures du lecturer, et je ne parle pas seulement de ses deux cours sur le roman et sur la philosophie. Il s’agit par exemple de Wordsworth et des trivialités cherchées de sa poésie; bonne occasion pour une petite leçon sur cette question si souvent posée de nos jours : « pourquoi n’écrit-on pas comme on parle? » Mais Wordsworth est un contemplateur! Autre leçon sur la distinction du spéculatif et du contemplatif. Il suffit peut-être de la page que nous venons de citer. L’importance que l’écrivain attache à cette emphase écossaise, les conséquences qu’il en tire, ne prouvent-elles pas au besoin qu’il la possède lui-même à un assez haut degré?

Assurément voilà bien des preuves de scotticisme, et M. David Masson est un esprit qui porte bien la marque de son pays; mais, ne vous y trompez pas, il est bien loin d’être un continuateur de Jeffrey, et la nouvelle génération ne s’accommode pas de toutes les idées de sa devancière. Un des points sur lesquels la critique d’aujourd’hui se sépare tous les jours un peu plus de celle qui l’a précédée, c’est le XVIIIe siècle. Cette époque litigieuse est aussi chez nous un terrain de disputes et de combats, mais avec cette différence, que de ce côté du détroit la querelle est littéraire et religieuse, tout le monde étant d’accord pour abandonner le régime politique de ce temps-là, et que de l’autre côté elle est littéraire et politique, tout le monde paraissant renoncer à l’indifférence religieuse de cette époque. En politique, la distinction de whig et de tory, regardée comme capitale il y a cinquante ans, tombe de plus en plus dans le discrédit. En littérature, Pope et Johnson, niés, tournés en ridicule, bafoués par les critiques du commencement de ce siècle, ne sont plus guère nommés qu’avec respect, souvent avec admiration. En un mot, Jeffrey, Macaulay et la plupart des hommes de leur temps prenaient du XVIIIe siècle la politique et rejetaient la littérature; Matthew Arnold, David Masson, tout ce qui ne suit pas la foule prend du XVIIIe siècle la littérature et rejette la politique. C’est là un résultat curieux; il constate une évolution remarquable des idées littéraires dans la Grande-Bretagne. Je n’ai pas trouvé l’occasion de m’y arrêter dans l’étude sur M. Matthew Arnold; M. David Masson me la présente à plusieurs reprises, je la saisis. Elle me permettra d’éclaircir quelques points demeurés peut-être obscurs pour des lecteurs français, même après les beaux travaux de M. de Rémusat.

D’abord quelle est la valeur de cette distinction de whigs et de tories par rapport à la littérature? Avant la révolution de 1688, la littérature était divisée, comme il arrive toujours, par les intérêts, par le hasard des faveurs et des pensions; mais elle jouissait de son libre arbitre. Après la révolution, tout ce qui comptait dans la société anglaise, tout ce qui était riche et puissant se partagea en deux grandes factions à peu près égales, composées chacune de quelques centaines de maisons qui entraînaient avec elles tout le royaume. La littérature fut contrainte de choisir entre ces deux pôles du monde politique entre lesquels l’Angleterre allait accomplir ses évolutions durant plus de cent cinquante ans. Du côté des whigs, elle rencontrait les hommes qui avaient fait leurs preuves contre l’ancienne royauté, contre le catholicisme et tout ce qui le rappelait de près ou de loin. Du côté des tories, elle trouvait tous ceux qui regrettaient l’ancien régime, la royauté prépondérante et inviolable, l’unité de l’église anglicane et la proscription d’un calvinisme rebelle et vulgaire. Mais, si le nombre était égal, la partie ne l’était pas; les whigs semblaient investis d’une sorte de droit divin pour représenter la révolution; ils conservèrent le pouvoir soixante-dix ans presque sans interruption. S’il ne s’était agi pour la littérature que de s’installer le plus commodément possible dans l’état présent des choses, elle pouvait se tourner du côté du pouvoir, c’est-à-dire du côté des places et de l’argent; elle n’avait qu’à se déclarer whig et à se livrer à la comédie des déclamations libérales et républicaines à l’abri d’une monarchie, ce qui est en tout temps aussi avantageux que facile. Des précédens littéraires républicains, il n’en manquait pas; Milton tout seul, comme poète et comme prosateur, avec autant de danger et de pauvreté que de gloire, avait ouvert la voie aux républicains bien rentes du lendemain des révolutions. Il y eut en effet quelques beaux esprits et quelques rimeurs ingénieux qui surent faire le bon choix; mais, soit que le pouvoir n’ait pas en général le sentiment des proportions dans le talent littéraire, soit que la littérature ait en elle des affinités électives qui l’entraînent vers l’opposition, ce qui avait le plus de vie, de perfection ou de force dans les lettres anglaises se tourna du côté des tories. Cela dura tant que le pouvoir fut aux mains des whigs. Cela dura même davantage, car la révolution française mit quelque temps le désordre dans les esprits, et l’on vit des orateurs qui avaient jeté beaucoup d’éclat sur les whigs tombés du pouvoir reculer tout à coup effrayés et brûler ce qu’ils avaient adoré. La littérature anglaise, personnifiée dans ses hommes les plus éminens, semblait donc vouée au torysme et à la satire de tout ce que celui-ci méprisait. Aussi ce fut chose bien nouvelle pour les Anglais, quand ils virent naître, il y a cinquante ans, le whiggisme littéraire, quand une ou deux maisons illustres dans le parti whig offrirent aux lettres une hospitalité vraiment princière. Comment ces whigs, soutiens suspects d’une royauté peu chevaleresque, amis des dissidens et autres petits-neveux des têtes-rondes, comment ces exploiteurs de révolutions étaient-ils devenus les Mécènes des nouveaux Pope et des nouveaux Swift, les patrons d’une littérature qui avait désappris le chemin de leur maison depuis cent ans. L’explication était bien simple : les whigs étaient dans l’opposition, « et la littérature est le grand engin qui met en mouvement les sentimens d’un peuple sur les questions les plus importantes. » C’est leur habile avocat, leur illustre historien et critique, c’est lord Macaulay qui a dit ces mots en 1823[1].

On ne s’étonnera pas trop que Macaulay et les hommes de sa génération, laquelle n’est pas encore éteinte, revendiquent constamment la politique du XVIIIe siècle, une politique whig, et rejettent non moins constamment la littérature du XVIIIe siècle, une littérature tory. Macaulay, si je puis ainsi dire, coupe en deux la biographie du peuple anglais. Suivant lui, jusqu’en 1688, le peuple anglais a été poète; depuis 1688, il est homme d’état, philosophe, historien. Avant 1688, il a eu Shakspeare et Milton; Dryden a quelques beaux restes de l’imagination anglaise avant son déclin, mais il commence ce que Macaulay appelle la poésie critique, laquelle ne compte pas. A partir de ce moment, l’Angleterre appartient à l’histoire, ou plutôt il n’y a pas d’histoire d’Angleterre avant 1688 et l’établissement des whigs. Ce qui précède n’est que chaos et barbarie; on dirait que jusque-là le vaisseau de l’état naviguait au hasard, comme la pirogue du sauvage, en se guidant sur les étoiles, et que c’est seulement depuis la distinction des whigs et des tories qu’il a une boussole. Personne plus que nous n’est disposé à reconnaître les grands services que whigs et tories, dans leur rivalité égoïste, ont rendus au pays. Ils ont fait, sans le vouloir toujours, l’éducation de la liberté anglaise; dans leurs luttes, ils ont été assez heureux pour ne lui porter aucune blessure sérieuse. Comme des tuteurs jaloux, à la faveur d’une surveillance réciproque, ils l’ont menée jusqu’à complète émancipation. En second lieu, si l’admiration du XVIIIe siècle au point de vue de la politique a été un moyen d’opposition et de gouvernement pour les whigs de nos jours, le mépris du XVIIIe siècle au point de vue de la littérature a été singulièrement augmenté et répandu, grâce à un renouvellement, à un revival littéraire qui a réveillé des accens tels que ceux de Wordsworth, de Coleridge, de Byron, de Shelley, et suscité des imaginations comme celles de Scott, de Dickens, de Thackeray.

J’ai dit comment la littérature du siècle dernier a trouvé des censeurs sévères parmi ceux même qui se faisaient les panégyristes de la politique de ce siècle ; il importe maintenant de montrer quelle influence exerça cette politique qu’on admire sur cette littérature qu’on méprise, et d’exprimer sur cette dernière un jugement équitable. Hormis Shakspeare et Bacon, exceptions glorieuses, égales à tout ce que les autres nations peuvent citer, le génie anglais ne se pique pas de largeur et d’étendue ; mais, il faut l’avouer, le XVIe et le XVIIe siècle de la Grande-Bretagne se distinguent par la hardiesse : une certaine grandeur même ne leur manque jamais. Tout cela disparaît à peu près au XVIIIe siècle. Tout se rapetisse. L’esprit tourne à la satire et à la moquerie; la foi comme la poésie languit et se dessèche. Une sorte de lit de Procruste semble être la mesure fatale des œuvres de ce temps. Voilà le résultat fâcheux des luttes des whigs et des tories pour la littérature. En effet, supposez une lutte analogue au XVIe siècle, quand on ignorait les noms de tories et de whigs : quelle vivacité ! quelle sincérité! quelle franchise atteignant au sublime, puisque poètes et prosateurs de ce temps-là ont été si admirables, même avec si peu de liberté politique! Supposez-la au XVIIe siècle, quand les tories et les whigs ne sont pas encore sur la scène : déjà la discussion eût été moins sincère, déjà il y avait le parti des puritains et des cavaliers; mais le champ était encore assez vaste pour engager le débat du bien et du mal, le seul digne d’une société vraiment humaine. Qu’était-ce donc que ces discussions de whigs et de tories? Où était le bien? Où était le mal? Où étaient les principes de la raison, de la liberté, de la vertu ? Qui pouvait le dire?

Les tories, en politique, défendaient la prérogative royale, mais avec de tels sous-entendus qu’on ne savait pas bien si le nom de Brunswick ou de Stuart était dans leur cœur; en religion, ils voulaient l’église établie comme machine de gouvernement et pour se sauver du retour des têtes-rondes, quoique beaucoup d’entre eux, en qualité de fils de cavaliers, fussent tout simplement sceptiques et libertins. Les whigs disputaient la haute église et les évêques à l’influence des tories; mais leur qualité d’amis de la révolution leur faisait un devoir de patronner les dissidens. Ils étaient ministres nés de la royauté nouvelle ; mais ils déclamaient en faveur de la liberté républicaine. De leur côté, le roi et l’église n’étaient pas dans une position plus nette ; le roi aimait les tories comme monarchiques et les craignait comme jacobites; il détestait les whigs comme serviteurs insolens et se servait d’eux comme partisans de la révolution. L’église était attachée aux tories par la communauté des intérêts, et cependant elle avait souvent en eux une pierre de scandale ; elle se défiait des whigs à cause de leur liaison avec les dissidens, et cependant leur vie et leur religion étaient plus correctes.

Si l’on ajoute que tout le monde était obligé de se déclarer whig ou tory, l’on se fera une idée du degré de largeur des horizons dans la pensée de ce temps. Nul ne l’a mieux exprimé que l’auteur de Gulliver. On croit généralement que le voyage à Brobdingnag, chez le peuple géant, est une fantaisie plus ou moins imitée de Rabelais. L’imitation y est bien ; mais jamais la pensée de Swift n’a pris un essor plus élevé ni un tour plus original. La satire y est forte parce qu’elle est précise. Il prend à partie les petitesses politiques de l’Angleterre qui se croit grande, de l’Angleterre, «le fléau de la France, l’arbitre de l’Europe, le siège de la vertu, de la piété, de l’honneur, de la vérité, l’orgueil et l’envie du monde. » Tout cela est humilié sous le poids de l’ironie; tout cela est souffleté sur la petite joue de Gulliver que le roi de Brobdingnag effleure de ses gros doigts en riant de tout son cœur des ambitions de ce petit peuple et en demandant à Gulliver s’il est whig ou tory. M. David Masson le remarque à juste titre, si quelqu’un parmi les écrivains du XVIIIe siècle anglais réveille un peu l’idée du grand, si commune dans les deux âges précédens, c’est bien Swift; mais aussi nul ne prouve mieux par ce qui lui manque combien le siècle était fait pour rétrécir ce qui était large et rabaisser ce qui était sublime.

Cependant il fallait de l’esprit pour servir la cause du whiggisme ou du torysme; il en fallait pour fournir les luttes personnelles nées des querelles politiques; il en fallait encore pour suffire aux disputes du présent et à celles du passé. Combien d’esprit on dépensa rien que dans cette querelle des anciens et des modernes racontée avec art et agrément par M. Hippolyte Rigault[2]. Quand l’esprit s’applique à tant d’intérêts, quand il respire une dose suffisante de l’air de la liberté, le cercle où il vit a beau être restreint, les intérêts qu’il défend ont beau être tyranniquement étroits, il brise souvent le cadre convenu où on l’enferme, il jaillit par-dessus ses limites, il mérite un plus beau nom, il devient éloquence, imagination, passion.

Après tout, il faut en revenir au jugement de M. Villemain et dire que le siècle de Temple, de Swift, de Pope, de Gray, de Thomson, fut un temps de belle et riche littérature[3]. Si la poésie manqua de grandeur et de souffle, M. Matthew Arnold en rejette la faute sur le vers de dix syllabes à rimes plates, qui était alors l’instrument de rigueur, la lyre indispensable des poètes anglais voulant donner la mesure de tout leur talent. Est-il vrai, comme le dit M. Arnold, que le génie didactique de Pope fût égal à celui d’Horace, qu’Horace même doive le céder à Pope pour la force satirique, et que la supériorité du poète latin tienne simplement à l’heureuse proportion qui existe entre sa pensée et son hexamètre[4]? On pourrait lui répondre que d’abord autre chose est la force satirique, autre chose l’excellente satire, qu’ensuite avoir manqué du rhythme le meilleur n’est pas un bon signe, et, comme il le dit lui-même, le vers auquel s’arrête une nation ou un siècle donne la mesure poétique de la nation et du siècle; mais il n’est pas nécessaire que Pope soit un très grand poète : il est le poète de la raison dans un temps où l’Angleterre atteignit un haut degré de maturité dans la raison. Il est le Boileau des Anglais, moins original peut-être, mais plus universel et plus profond moraliste.

Hâtons-nous de le dire, le XVIIIe siècle anglais se recommande surtout par ses prosateurs : c’est le caractère des siècles plus positifs que grands. Ce qu’il a perdu eu idéalité sublime, il l’a regagné en activité pratique. M. David Masson, qui est volontiers éclectique, explique bien ce caractère du siècle dernier. Il ne se jette pas à l’extrémité du débat pour faire diversion et surprise et forcer l’opinion commune à revenir sur ses pas. Au lieu d’être difficile et délicat, fastidious, comme Hazlitt, Macaulay et M. Matthew Arnold, il s’attache à tout comprendre, il n’adore pas une moitié de la littérature anglaise pour faire déserter les temples de l’autre; il goûte, il aime le génie littéraire en toutes ses manifestations, il croit le moins possible à la décadence littéraire et professe la doctrine du progrès, c’est-à-dire des évolutions successives; l’entendre autrement serait absurde. Le siècle des essayistes, des historiens, des romanciers, a été l’évolution de la prose.


II.

Cette exposition de doctrine sur le siècle de Swift et de Pope montre assez que David Masson a pris sa place parmi les critiques purement anglais et choisi son drapeau dans le champ des débats littéraires. Ajouter quelques observations sur sa méthode est presque indispensable, lorsqu’il s’agit d’un critique non-seulement pourvu d’une chaire, mais didactique au plus haut degré. Johnson, qui était dogmatique, dit quelque part que celui qui excelle a le droit à l’enseignement; j’ajoute : celui qui a une méthode en a la vocation. Johnson, Hazlitt, Macaulay, Matthew Arnold, n’ont pas proprement de méthode, parce que leurs procédés, excellens entre leurs mains, ne sont pas communicables. Jeffrey avait une méthode qui a vieilli, une sorte de dialectique, le raisonnement d’un debater ou discuteur, qui a puisé ses habitudes d’esprit dans les sociétés de discussion dont l’Ecosse était alors remplie, et qui les a transportées dans la littérature. La méthode de David Masson est visible dans tous ses ouvrages; ses écrits ont été, sont ou pourront être des leçons. Il a surtout deux procédés qu’il est aisé d’indiquer. Le premier est familier aux esprits d’une trempe philosophique; le second est à l’usage des hommes qui croient plutôt au progrès qu’à la décadence dans les choses humaines.

Recueillir les traits caractéristiques d’un écrivain, d’un personnage réel ou fictif, pour apercevoir au travers non pas seulement l’attitude d’un talent, mais la physionomie d’une âme, s’attacher à ces analyses intérieures qui appellent la psychologie au secours de la critique, voilà le premier de ces procédés. Nous le rencontrons dans les pages les plus distinguées des écrivains de nos jours; seulement cette analyse verse trop souvent du côté de la physiologie. M. David Masson en a fait un heureux emploi dans l’étude de Shakspeare, de Goethe, de Milton et en général dans son livre sur les poètes. Rien n’est plus ingénieux par exemple que le choix des textes de Shakspeare, avec lesquels il nous montre combien il y avait de curiosité triste, de mélancolie souriante et attendrie dans cette âme de poète que l’on se plaît à représenter comme impersonnelle à force d’être artiste, comme dénuée de passions à force de les connaître toutes. On a bien souvent dit qu’Hamlet c’était Shakspeare; oui, mais le Jacques de Comme vous l’aimez, c’est aussi Shakspeare; le Claudio de Mesure pour mesure l’est aussi; il en est de même de Prospero dans la Tempête. Toutes ces mélancolies si diverses, c’est la mélancolie méditative de l’auteur. On va répétant que nous savons peu de chose sur Shakspeare, et en effet sa biographie matérielle est bientôt faite; maison sent respirer son âme et vivre sa personne dans ses œuvres. M. David Masson a retrouvé comme une biographie morale et psychologique de Shakspeare. Ce poète a médité, a cru, a espéré pour son propre compte. Pas un écrivain n’a mieux connu le monde réel où nous vivons, pas un n’a exprimé avec plus de force les douleurs, les joies, le rire, les larmes qu’il contient; mais aussi pas un n’a plus souvent interrogé l’infini qui enveloppe ce monde comme un océan, et qui répond comme l’autre océan avec une voix solennelle et un éternel murmure.

On a plus d’une fois comparé le démon de Milton avec celui de Dante; David Masson nous présente une comparaison du même genre, mais à sa manière, c’est-à-dire en psychologue plutôt qu’en artiste, et c’est là-dessus qu’il vaut la peine de s’arrêter. Le démon de Dante est horrible à voir; il a trois faces et de grandes ailes velues comme une gigantesque chauve-souris. C’est le diable des visions dans un poème qui est lui-même une vision; il serait ridicule, si l’on songeait à rire d’une vision et d’une foi profonde comme celle de Dante. Shakspeare a-t-il fait un portrait du démon? Je le crois : il s’appelle Glocester ou Richard III. Il est méchant avec délices, et il est méchant parce qu’il est monstrueux[5]. Ainsi que Dante, Shakspeare a voulu lier et enchaîner ensemble la laideur physique et la laideur morale. Bien autre est la conception de Milton : son démon, qui est parfaitement beau, est un problème moral aussi curieux que l’imagination même du poète. Comment se fait-il qu’il y ait un tel amour du beau avec un tel puritanisme? Admirable exception qui suffirait à elle seule pour démontrer la liberté de l’âme humaine malgré tant de systèmes préconçus sur la toute-puissance des circonstances! Mais la conception plastique n’est pas le sujet dont M. Masson nous entretient. Il prend, si je puis dire, les trois démons de Luther, de Milton et de Goethe, et il en fait l’analyse psychologique, comme s’ils étaient trois personnages différens.

Le démon de Luther n’est pas seulement un être réel, c’est un adversaire perpétuel, qu’il rencontre partout et qu’il coudoie, qu’il frappe et qu’il chasse, mais sans le voir. Ce démon ressemble à un mystérieux ennemi qui nous ferait sentir sa présence par toute sorte de scélératesses, mais sans jamais se laisser prendre sur le fait. Luther en parle sans cesse à ses amis pour s’en plaindre, pour le maudire, pour se venger de lui. Dans ce monde, il ne voit pour ainsi dire que lui-même chargé de remplir une mission de Dieu, et le démon occupé à le contrecarrer. A la maxime catholique, « l’homme propose et Dieu dispose, » Luther eût ajouté : « et le diable s’oppose. » Le démon ainsi conçu s’est désormais enfui, sinon des croyances, du moins des imaginations; mais que la philosophie n’en soit pas trop hère! La commodité de la vie, le progrès du comfortable, plus que le progrès des sciences, en sont la cause. L’homme n’est pas plus sage; il a moins occasion d’avoir peur. Écoutons là-dessus les curieuses réflexions de M. David Masson :


« La civilisation a tendu à diminuer pour nous le nombre des occasions de sentir la terreur, ou même en général de sentir fortement. L’horrible joue un rôle beaucoup moins important dans l’expérience humaine qu’autrefois. Pour ne citer qu’un exemple, les inventions mécaniques appliquées à la locomotion et d’autres circonstances nous exemptent de la nécessité d’être longtemps dans l’obscurité ou dans les solitudes effrayantes. C’est le cas surtout de ceux qui habitent les villes, et qui pour ce motif exercent le plus d’influence intellectuelle. Le gémissement du vent dans une nuit d’hiver est la plus forte impression de ce genre qu’ils puissent recevoir, et n’est-ce pas un fait en faveur de notre thèse que cette facilité plus grande de croire au surnaturel au moment où ils éprouvent cette impression? Les situations où se trouvaient nos ancêtres nous sont étrangères. Nous n’avons pas à voyager aujourd’hui à travers des forêts par la nuit profonde, nous n’avons pas à traverser la plaine solitaire où le corps d’un assassin est balancé à quelque gibet. Tom O’Shanter[6], même avant d’arriver à l’église d’Halloway, en vit plus que beaucoup d’entre nous dans une vie entière.

« Dans ce court intervalle, il traversa la rivière, où par un temps de neige un chaland de la taverne se noya, il passa au milieu des bouleaux et des grandes pierres où Charlie pris de vin se cassa le cou, à travers les houx et les genêts où des chasseurs trouvèrent un enfant assassiné, et près de l’aubépine qui est au-dessus de la fontaine et où se pendit la mère de Mungo. »

« Cet effet de la civilisation, qui réduit toutes nos sensations à celle du comfort, est, à notre avis, une circonstance alarmante au point de vue qui nous occupe ici. Il est nécessaire, pour bien des motifs, de résister à l’application universelle de la philosophie positive, même en l’adoptant, même en nous mettant à genoux devant elle, considérée comme instrument pour l’explication des choses. La philosophie positive nous commande de nous abstenir de toute spéculation sur l’inexplicable. Il faut, pour bien des raisons, mépriser cette défense. La spéculation sur l’essence des choses est la compagne invariable des sentimens forts et profonds, et la nature morale de l’homme périrait d’inanition devant ce maigre râtelier de paille hachée qu’on appelle les relations intellectuelles de similitude et de succession[7]. »


Il est probable que Milton ne vivait pas avec l’idée fixe et constante d’un démon le suivant partout, et partout traversant son chemin. Il est certain que le démon de Goethe troublait peu son olympienne sérénité. Le Satan de l’un et le Méphistophélès de l’autre, quelle que soit la croyance de l’un ou de l’autre, sont des créations littéraires. Satan est un colosse, et il reste en lui quelque rayon de la grandeur de l’archange ; il est dévoré du besoin d’empire non moins que du besoin d’action. Il a disputé le monde et il dispute l’homme à Dieu même. Méphistophélès est un portrait savamment étudié, le type du mal dans l’humanité moderne, sans grandeur, sans ambition, mais agissant, intriguant, mettant partout sa grille, plus parfait démon parce qu’il ne croit qu’au mal. Tout le monde lit le Paradis perdu, très peu lisent le Paradis reconquis par le même auteur. Eh bien ! le Satan du Paradis reconquis annonce déjà la transition à Méphistophélès. On en peut juger par ces vers sur la tentation du Christ :


« Un vieillard en vêtemens rustiques, cherchant en apparence la trace de quelque brebis égarée, ou allant ramasser des branches mortes pour en faire usage dans les jours d’hiver quand la bise est aiguë, et pour se réchauffer quand il reviendrait mouillé des champs le soir, tel paraissait l’être qu’il vit s’approcher. Celui-ci le considéra d’abord d’un œil curieux et lui parla ensuite en ces termes… »


Ainsi le beau Satan a vieilli, il se plaît aux démarches obliques ; il se cache sous des accoutremens misérables ; rien, plus rien de sa splendeur d’archange ! il a depuis sa chute quatre mille ans de plus sur le corps. Qu’il fasse encore deux mille ans son métier de tentateur, et il sera Méphistophélès, petit, racorni, venimeux. Le démon est aujourd’hui un être sec, froid, ridé, moqueur. Il a perdu pour ainsi dire tout désir de conquête, regardant déjà le genre humain comme sa propriété. Sans doute il fait signer à Faust l’engagement de lui donner son âme ; mais trouvez-vous dans le drame qu’il y tienne beaucoup ? Il est persuadé que Faust et toute son espèce lui appartiennent, et il n’agit, il ne parle qu’en vue de satisfaire sa nature diabolique : il est l’esprit du mal ayant perdu tout désir d’être autre chose.

Je me hâte de passer au second procédé de M. Masson, qui consiste dans l’art de classer et de grouper les faits littéraires ; c’est par là qu’il arrive à déterminer les époques, à montrer les périodes des différentes évolutions. Les deux procédés se tiennent par un lien naturel, le lien qui rattache l’induction à l’expérience, l’histoire à la psychologie. Dans sa critique des systèmes philosophiques, un autre professeur plus illustre n’a pas suivi d’autre marche que M. David Masson dans ses travaux sur les poètes, les romanciers et les philosophes anglais[8]. C’est particulièrement son cours de 1858, à Edimbourg, sur les romanciers de la Grande-Bretagne, British novelists, et celui de 1865, à Londres, sur la philosophie anglaise contemporaine, Recent british philosophy, qui ont donné à M. Masson l’occasion de déployer ce talent vraiment remarquable de généralisateur. Il y a beaucoup mieux réussi dans le premier de ces deux ouvrages : je n’en suis pas surpris; on sent en lui l’excellent professeur et l’homme d’Angleterre qui a peut-être lu le plus de romans.

Le roman anglais moderne commence avec le XVIIIe siècle. Jusque-là, il avait fait de vains efforts pour venir au jour; le souffle puritain était trop contraire à l’éclosion de cette sorte de fleur. Le voyage du Pèlerin, de Bunyan, ou l’histoire de l’âme en quête de son salut, voilà le seul roman que se permît tout bon presbytérien. De leur côté, les libertins de la restauration allaient au théâtre et ne lisaient pas. Libertins et presbytériens formaient comme deux pôles d’une batterie électrique; la révolution fut comme l’explosion qui mêla et recomposa ensemble les fluides contraires. L’atmosphère s’éclaircit pour un assez longtemps; il y eut un public. Le théâtre, immoral et corrompu, ne pouvait servir de terrain commun; le roman prit peu à peu sa place. En même temps il empiétait sur le poème, devenu tous les jours plus rare, et installait la prose dans la fiction, jusque-là réservée à la poésie. Telles furent les conditions sociales et littéraires qui présidèrent à sa naissance.

Dès le principe, le roman anglais se porta d’un côté vers la satire, de l’autre vers la peinture de la vie, comme naguère encore nous l’avons vu se partager entre Thackeray et Dickens. Swift, tory et sceptique, tourna sa plaisanterie cruelle, quelquefois féroce, contre l’humanité et ses institutions religieuses, sociales, politiques. De Foe, whig de l’ancienne roche et républicain, cessa d’écrire des pamphlets et se retira du journalisme, qui était son gagne-pain, pour représenter sous leurs vraies couleurs la population des tavernes et des prisons; au milieu de cette famille de récits équivoques ou obscurs, il y eut un prédestiné qui fit une fortune inouïe. Robinson Crusoé est le roman le plus lu dans le monde entier. Qui pourrait dire combien ce roman a valu de matelots à l’Angleterre ? Swift et de Foe sont du même temps, de deux factions opposées : voilà les seuls rapports qui lient leurs noms entre eux ; mais le roman anglais est fondé, les œuvres parfaites désormais se succèdent, elles se tiennent, et l’une amène l’autre.

Un imprimeur qui ne sort pas de sa famille et de son imprimerie, qui n’a vu que les amies de ses deux femmes successives, aussi expert en minuties féminines que versé dans les délicatesses du sexe, cède aux conseils de cet entourage, pour qui il est un oracle, et publie un roman sur l’utilité de la vertu, Pamela. Un mauvais sujet, n’ayant pas mauvais cœur, le petit-fils d’un comte, deux fois riche et deux fois ruiné, s’irrite de cette peinture de la vie, qui lui paraît fausse, et raconte les aventures de Joseph Andrews, le frère de Pamela Andrews. Chemin faisant, il oublie qu’il fait une contre-partie, et cela lui porte bonheur, car sa parodie devient un excellent roman. L’imprimeur rentre en lice avec un chef-d’œuvre, Clarisse Harlowe ; le mauvais sujet riposte avec un autre chef-d’œuvre, Tom Jones. La balance était exacte entre le roman sérieux et le roman comique, entre la peinture du cœur et celle des mœurs, entre la connaissance de l’homme et celle des hommes. Survient un troisième champion, un jeune docteur écossais, qui avait essayé de tout, même du mariage, pour faire fortune, qui n’y avait pas réussi et qui écrivait pour vivre. Celui-ci donne le premier exemple de gâter le métier de romancier, ce métier tant gâté depuis. Il fait des romans comme il fait des gazettes et des histoires d’Angleterre, pour entretenir son ménage. Il compose Roderick Random à l’âge de vingt-huit ans ; ses devanciers n’avaient pas fait leur premier roman avant quarante, cinquante et soixante ans. Cependant les œuvres du docteur égalaient presque en talent et dépassaient en grossièreté celles du mauvais sujet. L’imprimeur était Richardson, le mauvais sujet Fielding, le docteur Smollett.

Ce triumvirat du roman ne fut pas de longue durée. Fielding mourut comme pour rétablir la balance ; mais la lutte n’était pas égale entre Richardson enrichi, adulé, et Smollett, dont le talent avait des hauts et des bas comme sa fortune. Richardson vécut juste assez pour lire les premiers volumes et voir le succès d’un sixième romancier, Laurence Sterne. Malgré toute la différence qui sépare l’honnête, le vertueux auteur de Clarisse Harlowe et ce mauvais cœur, si original pourtant, qui a écrit Tristram Shandy, Sterne succédait réellement à Richardson pour que la peinture du cœur humain comptât toujours un maître dans la littérature anglaise. Il y apportait la sensibilité, chose encore nouvelle, mais qui prit racine dans le roman anglais pour un demi-siècle. À ces six grands noms, il faut ajouter Johnson et Goldsmith, qui laissèrent tomber comme en passant une satire philosophique et une idylle, Rayselas, qui couvrit les dépenses de l’enterrement de la mère de Johnson, et le Vicaire de Wakefield, qui paya le loyer de Goldsmith. Voilà en peu de mots l’histoire du roman anglais de 1720 à 1770. Jusqu’à cette époque, nous fournissions l’Angleterre de romans; à partir de ce temps, suivant l’expression de M. Masson, le roman anglais passe de l’importation à l’exportation.

De 1770 à 1789, nouveaux troubles. Dans les temps de guerres ou de séditions, l’Angleterre est tout entière à la politique; elle n’écrit que des pamphlets et des articles de journaux, comme une famille. en procès qui ne fait plus ni musique ni littérature, qui ne lit plus que mémoires d’avocats et lettres d’avoués. Ces vingt années sont une transition à peine remplie par un dilettante des choses gothiques, Horace Walpole (Château d’Otrante), et une femme, miss Burney (Evelina], qui s’établit dans le roman comme dans une forteresse qu’elle occupe au nom de son sexe, et où elle fait les réparations de bienséance et de bon ton réclamées par une telle situation. Les femmes ont donné au roman anglais la respectabilité, véritable droit de cité dans la société anglaise moderne. Jusqu’à miss Burney, il ne l’avait rencontrée que par de très rares exceptions : Clarisse Harlowe elle-même, si elle était lue aujourd’hui, ne l’aurait pas.

D’où vient la supériorité de nombre et peut-être de talent que les femmes ont conquise dans le roman? Le fait est plus remarquable que facile à expliquer. Faut-il croire que leur succès tienne à la facilité du genre? Mais s’il est facile de faire un roman médiocre, il n’y a rien de plus rare qu’un excellent roman. Elles sont plus sérieuses en amour, et le roman traite toujours plus ou moins d’amour : leur avantage vient-il de ce qu’elles expriment ce qu’elles sentent le mieux? Cependant, si ce genre de sentimens séduit le grand nombre, il faut d’autres mérites pour gagner le connaisseur. Il y a dans les femmes un instinct d’observation d’autant plus sûr qu’elles ne prétendent pas aux lois générales, une faculté inductive qui n’en veut qu’aux motifs des actions humaines et qui les pénètre tout d’abord. En leur apprenant moins de choses, l’éducation leur laisse plus de curiosité; en leur défendant l’action, la société leur laisse l’observation. Il y a de même des hommes chez qui l’habitude aiguise cette faculté. Un juge d’instruction doit deviner les hommes mieux qu’un diplomate, un diplomate mieux qu’un journaliste, un journaliste mieux qu’un philosophe. Une femme les devine souvent mieux que tous ceux-ci. Aussi, comme le roman se compose d’observations, on pourrait dire que ce sont les philosophes qui ont le moins d’aptitude à ce genre, et les femmes qui en ont le plus.

Quelle que soit la cause du fait littéraire qui se présente à nous, il n’y a pas moins de quatorze femmes parmi les vingt romanciers de quelque nom qui ont défrayé la fertile période de 1789 à 1814. Trois au moins ont survécu. Anne Radcliffe et miss Edgeworth ont laissé une réputation européenne. Leurs inventions n’étaient pas purement locales : les terreurs fantasmagoriques de l’une, les livres d’éducation de l’autre, ont servi à leurs romans de pavillon neutre pour passer le détroit. Pourquoi miss Austen, qui a fait les seuls chefs-d’œuvre de cette période féminine, est-elle si peu connue en France? Ses peintures sont tout anglaises; elles n’ont pu forcer le blocus continental qui arrêtait les écrits aussi bien que les marchandises. Trois noms de femme, voilà tout ce que le roman peut citer dans un temps qui comptait une légion brillante de poètes.

Il y a donc une hiérarchie des genres au sein même de la liberté littéraire dont nos voisins se sont toujours piqués, comme il y a une hiérarchie des rangs au sein de leur liberté politique. Le roman est demeuré le puîné de la poésie, et ni Byron, ni Wordsworth, ni Tennyson, n’ont imité l’exemple de Goethe, qui a fait quatre ou cinq romans; mais à ce puîné déshérité, tombé même en quenouille, Walter Scott a donné un beau blason. Il l’a certainement agrandi et mis au niveau de la poésie et de l’histoire. La progression même des œuvres de Scott marque les degrés successifs de dignité que le poète donnait à son enfant d’adoption. Il débuta par le milieu du XVIIIe siècle : Waverley, ou l’Ecosse il y a soixante ans, tel était le premier titre de cette merveilleuse série. De là, de proche en proche et de siècle en siècle, idéalisant toujours un peu plus ses récits dans le lointain des temps, il remonta jusqu’à Ivanhoe, le dixième de ses romans et son œuvre capitale sinon la plus populaire.

Après Walter Scott, le roman ne pouvait que descendre et revenir à son rang naturel, qui n’est pas celui de l’épopée. M. David Masson, que nous avons suivi assez fidèlement dans l’analyse qui précède, ne nous fournit pas de classification courte et précise pour tout ce qui vient après. Sa division du roman contemporain en treize classes appartient à la statistique plutôt qu’à la critique littéraire. C’est une méthode écossaise de généralisation lente et circonspecte; mais nous la préférons à la triade de M. Bulwer Lytton, qui divise les romans en familiers, pittoresques et intellectuels. A moins d’être dans le secret de l’avenir, on n’a pas de ces vues rigoureuses d’ensemble sur le présent. Attendez qu’il soit devenu le passé, pour le voir d’une certaine distance et vous en faire une idée nette. L’évolution du roman des mœurs contemporaines est à peine terminée. Il faut du temps encore pour savoir quelles traces auront laissées dans la société anglaise les deux grands romanciers, l’un, Dickens, mettant aux mains les passions humaines et ce qui reste de rigorisme puritain dans la nation, l’autre, Thackeray, racontant la lutte des sentimens vrais avec le mensonge universel du snobbisme.

Cependant la fin prématurée du second ne semble-t-elle pas clore une période distincte? et chaque période du roman anglais n’est-elle pas marquée par deux noms éminens, par deux manières et deux styles opposés, Swift et de Foe, Richardson et Fielding, Smollett et Sterne, Horace Walpole et miss Burney, Anne Radcliffe et miss Austen? Il n’y a que Walter Scott qui ait régné seul dans sa bonne fortune et son incomparable succès; mais on pourrait dire avec Carlyle que lord Byron était le vrai contraste opposé à sir Walter Scott; la bonne santé, le bon sang qui court dans les ouvrages volumineux du baronnet combattaient l’irritation des pages maladives du lord.

Quand M. David Masson écrivait et professait ce cours sur les romanciers, la littérature n’avait pas perdu le regrettable Thackeray. La comparaison entre les deux rois du roman s’imposait d’elle-même; voici dans quels termes et à quelle occasion le critique anglais s’affligeait presque de la nécessité de cette comparaison. La précaution qu’il emploie est une sorte de pressentiment pénible.


« Il y a une faction Dickens et une faction Thackeray; il n’est pas de débat plus commun, partout où l’on cause littérature d’une manière suivie, que le débat sur le mérite respectif de Dickens et de Thackeray. Peut-être y a-t-il une certaine désobligeance à comparer ainsi, à opposer toujours les deux écrivains. Nous devrions nous estimer trop heureux d’avoir deux hommes de cette valeur, vivant encore et dans toute leur force, pour songer à acclamer l’un au détriment de l’autre. C’est ce que je sentis profondément un jour que je les vis ensemble. L’occasion était mémorable, c’était en juin 1857; la scène se passait au cimetière de Norvood.

« Une grande foule s’était réunie là pour ensevelir un homme à tous les deux connu, et qui les avait connus à fond tous les deux, un homme qui occupait un rang dans le genre auquel l’un et l’autre appartenaient, mais dont la meilleure place était un genre analogue et voisin; un homme encore dont je dirai ceci : c’est que, indépendamment des opinions qui sont exprimées à tort ou à droit sur lui, il n’y avait pas, à mon avis, dans le cercle malsain de ce qui s’appelle proprement Londres, un seul être qui eût plus de mâle énergie dans toute la force du mot. Comme il ressemblait à un Nelson de petite taille, lorsqu’il secouait en arrière sa chevelure, et qu’il se préparait frissonnant au combat de la parole! L’éclair de son esprit, de cet esprit qui n’avait pas son pareil dans notre île tout entière, n’était que la manifestation la plus visible d’une intelligence pleine de sens et de connaissances variées, d’une âme généreuse et prompte à s’enflammer. « À ce moment, tout ce qui restait de Jerrold était enfermé dans le cercueil de plomb auquel le cimetière ouvrait ses portes. Au passage du cercueil, on voyait, parmi ceux qui tenaient les coins du poêle, Dickens, sa tête de génie découverte et penchée, les cheveux agités par le vent. Bien près de lui et par derrière venait Thackeray, et comme la lente procession montait jusqu’à la chapelle, la foule venant la grossir par deux et par trois, et la prolongeant ainsi sans cesse, on voyait du bas la tête de Thackeray s’élevant au-dessus de toutes les autres, comme la tête de Saül au-dessus du peuple. Ils montèrent ainsi jusqu’à la petite chapelle, et quand le service des morts fut terminé, ils descendirent d’un autre côté, vers la place où sur le bord d’une allée, en face de la pierre sépulcrale de Blanchard, la tombe de Jerrold était ouverte[9]. Là les dernières paroles furent lues, le cercueil descendu dans la fosse, et avec tous les autres assistans les deux hommes illustres lui dirent adieu dans un dernier regard. Alors Jerrold, mort à l’âge de cinquante-quatre ans, fut laissé dans sa solitaire demeure, où les pluies du ciel devaient désormais tomber, où les nuits devaient passer sur sa tête, et seulement çà et là quelque promeneur, par un beau jour, s’arrêter curieusement... Et la troupe funéraire se dispersa de nouveau dans le tumulte de Londres. Parmi ceux que la tombe renvoyait ainsi à la vie étaient les deux hommes dont nous parlons aujourd’hui, l’un ayant quarante-cinq ans, l’autre quarante-six. Pourquoi ne pas remercier le ciel que la grande cité possède encore deux hommes de ce prix, et les voie traverser ses rues? Pourquoi établir des comparaisons trop curieuses entre eux? »


Les comparaisons allaient cependant leur train. Que faire à cela? L’Angleterre a toujours eu sa rose blanche et sa rose rouge, ses cavaliers et ses têtes-rondes, ses tories et ses whigs, son ministère et son opposition, ses majorités et ses minorités. Elle semble vouée au dualisme, et avec un bonheur qui est peut-être une sagesse, elle n’a jamais exclu, ni exilé, ni écrasé le parti vaincu; elle n’a jamais passé tout entière d’un parti à l’autre, d’un enthousiasme à l’autre. Ses évolutions littéraires ressemblent en ce point à ses évolutions politiques. Aussi peut-on tenir pour certain, quand il s’agit de l’Angleterre, que saisir une note dominante, une voix qui couvre les autres, une opinion, une renommée qui triomphe, sans tenir compte des notes, des voix, des opinions, des renommées, qui sont en désaccord et en opposition avec elles, c’est s’exposer à des erreurs inévitables.

Et c’est ce qui arrive encore en philosophie, car les leçons de M. David Masson nous rendent au vrai, et non sans vivacité, la lutte entre la doctrine de M. Mill, si répandue dans le monde, et la doctrine de M. Hamilton, parlant encore avec autorité dans les écoles. On n’attend pas de nous une exposition des idées de ces deux philosophes, même circonscrite dans le champ de leur combat et, si je puis dire, de leur duel. D’ailleurs cette étude, déjà faite en partie dans la Revue, serait à la fois surabondante et prématurée. M. Mill vient de donner au public un examen de la philosophie de son vénérable adversaire: Examination of sir William Hamilton’s philosophy ; c’est une de ses œuvres les plus remarquables; il trouvera pourtant à qui parler. Ce n’est pas sa faute si le duel se continue entre un vivant et un mort; mais le mort a des amis, des tenans qui répondront, qui répondent déjà. Outre le livre de M. Masson, qui n’est, il est vrai, que l’œuvre d’un professeur de littérature, j’ai sous les yeux le savant ouvrage de M. James Mac-Cosh, professeur à Belfast, Examination of M. J. S. Mill’s philosophy, déjà connu par des écrits philosophiques. D’autres encore descendront dans la lice, et M. Masson semble les appeler à la rescousse. Ajax est-il vainqueur? Il croit avoir renversé Hector; mais les meilleurs des Troyens couvrent leur maître de leur bouclier[10]. Nous n’avons garde de nous risquer dans la mêlée des syllogismes avec lesquels nos voisins ont l’habitude de livrer ces grands combats; ce qui nous intéresse particulièrement, c’est le geste, l’attitude, le caractère extérieur de ces doctrines opposées.

Nous trouvons avec plaisir dans M. Masson l’esquisse de l’Aristote écossais, du professeur qui regardait la philosophie comme une gymnastique de l’âme, et qui a restauré en Angleterre le culte de la difficulté. À cette nation utilitaire et positive il a enseigné à travailler, à prendre de la peine, sans autre prix que les idéales récompenses du lointain avenir. On dit plaisamment qu’il a été le plus ardent promoteur de ce qui n’est pas utile, mais c’est lui qui a lancé dans ce pays les hautes questions de métaphysique auxquelles la nation était devenue entièrement étrangère. Il donne la main droite à Kant, la main gauche à Reid, et avec cela il tâche de s’éloigner de M. Cousin. Il soutient que nos connaissances sont toutes relatives, et cependant il prétend que nous sommes en communication directe avec les réalités naturelles. Ces contradictions jettent les hamiltoniens dans de grands embarras; mais Hamilton n’en est pas moins le maître du transcendantalisme d’Angleterre, qui est à peu près notre spiritualisme : il ne se discute pas en quelque sorte de thèse métaphysique, dans les universités, qui ne soit puisée dans Hamilton.

Les profanes comme nous ne lisent pas avec moins de profit les pages de M. Masson sur les habitudes d’esprit de M. Stuart Mill. Si le premier a la passion de l’inutile, le second n’a de goût et d’estime que pour ce qui peut servir. Tous les écrivains ont un mot favori qui trahit leur penchant. Bossuet avait celui de grandeur, M. Mill a celui de fécondité. Penseur fécond, voilà le plus grand éloge qui puisse sortir de sa plume. Entendons-nous, cette fécondité ne veut dire ni abondance ni grand fonds de richesse ; en ce sens-là, rien ne serait plus fécond que les livres d’Hamilton. Un penseur fécond est pour lui un esprit produisant une certaine denrée d’idées positives, pratiques, d’un bon placement. Tel est Auguste Comte, dont quelques pages suffisent pour mettre une ou deux propositions utiles dans un article de journal ou dans un discours au parlement. Nous parlions tout à l’heure de la respectabilité du roman : la philosophie ne peut pas s’en passer davantage. M. Mill, depuis vingt-trois ans qu’il a introduit Auguste Comte en Angleterre, a fait les plus louables efforts pour lui donner une respectabilité tout à fait anglaise. Ainsi il revendique pour le positivisme tout ce qui lui peut rendre le caractère de la décence, de l’élévation, de la beauté. Il ne veut pas qu’il se passe de ces nobles mots d’âme, d’esprit, de cœur, de conscience, d’amour. Il rétablit la psychologie supprimée entre la biologie et la sociologie. Il ne rétablit pas Dieu ; il le déclare possible : reste à savoir ce que peut être un Dieu qui n’est pas nécessaire. M. Mill en fait une question pendante, une discussion ouverte, open question. Qu’est-ce qu’une question pendante sur une matière que la doctrine range parmi les choses inexplicables ? Je crains, avec M. Masson, qu’une discussion ouverte ainsi ne soit une discussion fermée. Rien d’ailleurs n’est plus honnête et plus caractéristique à la fois que ce besoin de respect et de bonne renommée, rien ne fait plus honneur à la délicatesse anglaise de M. Mill ; mais je crois entendre le maître s’écrier comme Socrate en parlant de Platon : « Que de belles choses ce disciple me fait dire ! » C’est que ce maître-là ne mâchait pas ses paroles, quand il disait que le genre humain cesserait de rapporter l’organisation de la nature à une volonté intelligente, ou de croire d’une manière quelconque un créateur ou un suprême régulateur de ce monde.

Air.si se poursuit la comparaison entre M. Mill, qui est en faveur, et le nom de Hamilton, qui est encore en possession. Quel sera le successeur du vieux maître ? On cite des noms, des œuvres qui prouvent un mouvement philosophique. Assurément ce ne sera pas Carlyle, qu’il a plu à M. Masson de ranger avec Mill et Hamilton, comme pour départager les suffrages. Carlyle gardera la position qu’il a occupée dans la philosophie de l’histoire, il ne renouvellera pas la psychologie ; mais je ne crois pas que M. Masson attache au nom de Carlyle cette signification. Si ce n’est pas un goût inaccoutumé pour la triade qui l’a invité à mettre son ami et compatriote en tiers entre la philosophie de l’expérience et le transcendantalisme, c’est donc qu’il aura voulu dissimuler et voiler le combat singulier des deux doctrines rivales. Malgré ce défaut du plan très facile à saisir, parce que l’auteur n’a pas sacrifié le fond des choses aux exigences du cadre, le livre sur la philosophie anglaise récente est une preuve de plus de la méthode du critique, de ses généralisations heureuses, surtout de l’art avec lequel il sait choisir le trait le plus saillant et la phrase fondamentale.


Un esprit d’un tempérament robuste, fidèle à ses origines par le patriotisme du souvenir et par la vigueur particulière à sa race, mais modifié et corrigé par le labeur de la vie littéraire au milieu d’influences plus variées et plus riches, sous un soleil aussi plus généreux; un critique portant dans l’analyse les études délicates de la psychologie et dans l’histoire littéraire les inductions qui la rendent animée et vivante, sans le jeu trompeur et la machine ambitieuse des lois générales, tel nous a paru David Masson. C’est un second point fixe que nous marquons au milieu du désordre apparent des idées littéraires dans la Grande-Bretagne. « Encore un critique écossais! » aurait dit Wordsworth, qui prétendait que cette herbe ne faisait jamais défaut[11]. Encore un critique d’expérience et de méthode, dirons-nous. Nous avons vu dans Matthew Arnold un esprit essentiellement distingué, un juge presque dédaigneux, ayant plutôt des principes qu’une méthode; il se plaît à remonter le torrent et se constitue volontiers censeur des opinions dominantes. On le lit avec plus de plaisir; il est plus personnel et par suite écrivain plus vif et plus heureux. M. David Masson est, si je ne me trompe, un de ces critiques destinés à devenir des maîtres. Il sait comprendre, expliquer, relier ensemble toutes choses. Plus éloigné de la causerie, il se fait lire moins aisément et plaît davantage à une seconde lecture; l’énergie native est encore la qualité principale de son style. Après tout, plus on les rapproche, plus on revient au point de départ. Jeffrey, très Écossais en ceci, reproche à l’Anglais Hazlitt son confrère d’avoir plutôt dit ce qu’il avait senti que ce qu’il avait appris dans la lecture de Shakspeare. Un Écossais croit davantage à la science, un Anglais au sentiment. Ni le sentiment ne fait défaut à David Masson, ni la science à Matthew Arnold; mais Matthew Arnold dit avec grâce surtout ce qu’il sent, et David Masson dit avec talent surtout ce qu’il sait.


LOUIS ETIENNE.

  1. Miscellaneous Writings, On the royal Society of literature.
  2. L’esprit aussi juste qu’ingénieux de Rigault ne s’est pas assez défié de Macaulay. Bien des points de la querelle auraient été plus clairs pour lui, s’il s’était aperçu qu’il y avait beaucoup de whiggisme et de torysme dans ce combat. A l’exception de Temple, qui était un whig courtisan et vivant dans la retraite, tous les partisans des anciens furent des tories.
  3. Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle, Ve leçon.
  4. Essays in Criticism, 1865, p, 83.
  5. Voyez Richard III, acte Ier, scène Ire et IIIe.
  6. C’est le nom d’un héros et le titre d’un poème de Robert Burns.
  7. Allusion aux doctrines de M. Stuart Mill.
  8. Cours d’histoire de la philosophie, par M. Cousin: voyez surtout la 4e leçon de la IIe série.
  9. Douglas Jerrold avait été midshipman dans la marine royale; sa santé l’avait forcé de quitter la mer. C’est pourquoi David Masson le compare à un petit Nelson dans la discussion. Il fut auteur dramatique, journaliste et conteur très spirituel. Il dut sa renommée populaire surtout à ses drames, joués dans les petits théâtres. Laman Blanchard était son camarade et ami.
  10. Homère, Iliade, ch XIV, , vers 424 à 426.
  11. Voyez une note de sa préface générale.