La Crise financière de l’Angleterre en 1866/01

La Crise financière de l’Angleterre en 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 927-956).
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LA
CRISE FINANCIERE
DE L’ANGLETERRE

I. The recent financial Panic, par M. William Newmarch. — II. Macleod on Banking. — III. Praetical Considerations on Banks, par M. J. Stirling. — IV. The Bank of England, par M. Ch. Tennant. — V. La Liberté des Banques, par M. Horn. — VI. La Monnaie, par M. Michel Chevalier. — VII. The Analysis of Money, par M. Thos. Newman Hunt. — VIII. The foreign Exchanges, par M. Goschen. — IX. Modem Reforms in Paper-Money, par M. William Latham.


I. — LE NOIR VENDREDI.

Le 11 mai 1866, la grande métropole du commerce de l’univers semblait frappée de stupeur : une angoisse horrible s’était emparée les cœurs les plus fermes et troublait les esprits les plus résolus. Des flots de population s’écoulaient par le Strand, pour envahir la Cité ; au-delà de Temple-Bar, la foule devenait de plus en plus compacte ; l’on voyait comme une armée d’hommes au regard sombre, qui avançait sans cesse vers Saint-Paul, s’emparait de Pouley, pour se répandre au-delà de Mansion-house, dans Lombard-street, Cornhill, King-William-street, Lothbury, Bartholomew-lane et les rues et ruelles adjacentes. Au milieu de ces rangs pressé, pas un cri : la consternation contractait les visages, le désespoir se traduisait par un morne silence. Tous se précipitaient vers quelques maisons, dont les portes assiégées laissaient passer le flux et le reflux de ces vagues vivantes. On voyait de tous côtés dans de mains crispées des portefeuilles, des carnets, des checks, des papiers de forme diverse, surchargés de chiffres, symbole effrayant d’une cruelle catastrophe. On aurait dit que le vaisseau qui porte l’Angleterre et sa fortune s’était entrouvert avec un effroyable craquement, et que la masse des naufragés se précipitait sur les débris en cherchant des moyens de sauvetage.

Jamais le souvenir de cette convulsion ne s’effacera de la mémoire de Londres. La date du noir vendredi (the black friday) y restera gravée ; ce jour a semé la détresse et l’épouvante, ce jour a semblé faire retentir le signal de la ruine universelle ; personne n’était plus sûr de personne, ni de lui-même, du moment où l’on avait appris que la grande maison d’escompte Overend, Gurney et C° avait fermé ses portes la veille à deux heures et demie de l’après-midi et s’était déclarée insolvable. C’est par centaines de millions qu’il fallait compter les engagemens du géant financier dont la chute faisait trembler le sol. La liquidation d’une partie du commerce du monde se concentre en Angleterre ; la liquidation du commerce de l’Angleterre se concentre dans la Cité, et la maison Overend, Gurney et C° tenait un des premiers rangs au milieu du petit nombre d’établissemens entre les mains desquels se concentre la liquidation du commerce de la Cité. Elle possédait de longue date un large crédit, elle disposait de valeurs énormes, une renommée plus qu’européenne avait multiplié le nombre de ses cliens et accru le chiffre des dépôts qui lui étaient confiés pour une somme de plus de 200 millions : aussi le fatal vendredi qui a éclairé ce désastre conserve-t-il dans le langage populaire le nom d’Overend-friday.

On ne saurait dépeindre la terreur répandue par la sinistre nouvelle. Des feuilles innombrables l’avaient portée dans tout Londres et dans la province ; dès le jeudi soir et le vendredi matin, un run[1] colossal précipita aussitôt sur les banques et les établissemens d’escompte la masse consternée des déposans et des cliens. Pour satisfaire les uns, il fallait restreindre les crédits sur lesquel les autres comptaient, et la crise se déclara avec une rapidité et avec une violence inconnues jusqu’alors. Les embarras de l’English joint-stock Bank avaient mal disposé les esprits ; la liquidation de l’Imperial mercantile credit Association enlevait de précieuses ressources à des maisons considérables, lorsque vint la cessation des paiemens d’Overend, Gurney et C°’. Aussi dans la journée même du vendredi 11 mai reçut-on l’avis de la suspension des paiemens de MM. Morton Peto et Betts, les grands entrepreneurs de chemins de fer, dont les engagemens montaient à 100 millions de francs. Le bilan promettait cependant une liquidation favorable : de bonnes valeurs paraissaient garantir les créanciers jusqu’à concurrence de 3,800,000 livres (95 millions de fr.) ; il n’y avait en dehors de cette somme que 200,000 livres (5 millions de fr.) d’acceptations et de comptes exigibles, et M. Morton Peto avait refusé l’assistance généreusement offerte par ses amis, avec l’espoir que la liquidation achevée lui laisserait un avoir d’un million de livres sterling (25 millions de fr.). Un autre entrepreneur de chemins de fer, M. Shrimpton, s’arrêtait avec 200,000 livres (5 millions de fr.) de passif. Plusieurs compagnies de finance, la Barned’s banking Company, l’English joint-stock Bank, l’Impérial mercantile credit Company, l’European Bank, la Consolidated Bank (elle a repris depuis les affaires), la London Bank, j’en passe et des meilleures, s’écroulaient l’une après l’autre. La splendeur éphémère des sociétés à responsabilité limitée n’en rendait que plus sensible la décadence ou la chute. Pour calmer ses cliens, l’International finance Company limited dut offrir de payer, déduction faite de l’escompte de la Banque d’Angleterre, toutes les acceptations qui seraient présentées dans la semaine. Un mal aussi profond, exaspéré par une excitation fébrile, demandait un prompt remède. Au milieu du désarroi général, un seul établissement restait inébranlable, la Banque d’Angleterre. Non-seulement l’act de 1844 préservait de tout soupçon la parfaite solidité des billets en circulation, mais encore la bonne et prudente administration du conseil des directeurs avait ménagé une réserve imposante pour venir en aide au commerce et à l’industrie dans ce temps d’épreuve ; elle avait maintenu la force la plus féconde de toutes, une large confiance. On semble trop prompt à oublier l’immense service rendu par la Banque, elle n’a jamais fourni une assistance plus énergique et plus libérale, tout en restant fidèle aux règles de la prudence. Tandis que partout ailleurs on retirait les dépôts, à Threadneedle-street[2] le chiffre en augmentait et permettait à la Banque d’étendre dans une proportion considérable les escomptes et les avances.

Le gouverneur, M. L. Holland, et le sous-gouverneur, M. Thos. Newman-Hunt, adressèrent le 11 mai à M. Gladstone, alors chancelier de l’échiquier, la lettre suivante :


« Nous considérons comme un devoir de communiquer au gouvernement les faits relatifs aux demandes extraordinaires d’assistance qui ont été adressées aujourd’hui à la Banque d’Angleterre par suite de la faillite de MM. Overend, Gurney et C°.

« Nous avons avancé aux banquiers, courtiers et marchands de Londres, pendant cette journée, au-delà de Ix millions de livres (100 millions de francs) sur dépôt de fonds publics et sous forme d’escompte, somme qu’on n’avait jamais encore prêtée en un seul jour, et qui, nous le supposons, suffit pour répondre à toutes les exigences, bien que la proportion dans laquelle peuvent y entrer les envois faits en province doive affecter matériellement cette question.

« Nous avons commencé la journée avec une réserve de 5,727,000 livres (environ 144 millions de francs), qui a été si largement mise en réquisition, que nous ne saurions calculer à plus de 3 millions de livres (75 millions de francs) ce qui nous reste ce soir, en faisant la part de nos branches.

« Nous n’avons refusé aucune demande légitime, et bien que la monnaie retirée de la Banque se trouve entièrement enlevée à la circulation, nous n’avons pas lieu de supposer que notre réserve soit insuffisante. »


D’où venait cette fermeté du gouvernement de la Banque et cette confiante hardiesse ? De l’accumulation des dépôts privés, qui abandonnaient les placemens à intérêt élevé, pour se réfugier dans les caves d’une compagnie qui ne leur offrait aucun profit, mais dont le crédit grandissait seul au moment où celui de toutes les autres entreprises chancelait.

Il faut le dire cependant, la plupart des banques de dépôts tenaient tête bravement et efficacement à l’assaut dirigé contre elles. Des paiemens énormes furent effectués avec une rapidité merveilleuse ; les grands établissemens justement entourés de la considération publique ont gagné à cette lutte vaillamment soutenue. Toutes les institutions financières ont subi une épreuve décisive : si les maisons faibles et atteintes d’une maladie latente ont succombé, les maisons solides se sont fortifiées ; hâtons-nous d’ajouter qu’elles ne sont pas les moins nombreuses.

La lettre adressée à M. Gladstone le dit : la réserve du département de la Banque se trouvait réduite à 3 millions de livres (75 millions de francs). En vertu de la séparation du département de l’émission (issue department), doté par l’act de 1844 d’une sécurité absolue, la crise la plus violente ne saurait porter la moindre atteinte au billet de banque. La réserve métallique était au 10 mai de plus de 16 millions de livres (400 millions de francs) ; mais si elle fournissait la démonstration matérielle de la solidité complète de la circulation, si elle mettait hors de toute question le principal élément de la sécurité publique, le medium des transactions et des échanges, elle ne pouvait aider en rien les avances et l’escompte, car elle n’est en aucune manière à la disposition du département de la Banque (banking department), qui doit, avec ses propres ressources, faire face aux exigences des affaires. D’après le principe posé par sir Robert Peel et fermement maintenu par M. Gladstone, autre chose est l’émission des billets faisant office de monnaie, autre chose la gestion des affaires de banque : celle-ci ne s’appuie que sur la réserve commerciale, c’est-à-dire sur la somme des ressources disponibles, sur le capital sérieux que la Banque peut employer. La Banque d’Angleterre opère avec son capital et ses bénéfices acquis (rest), représentés par les billets émis jusqu’à concurrence de 15 millions de livres (375 millions de francs) en échange de la dette de l’état (11 millions) et de fonds publics (4 millions) déposés dans l’issue department[3]. Au-delà de cette quotité, tout billet émis est garanti par un dépôt équivalent d’or : le gouvernement de la Banque ne fait qu’appliquer exactement la disposition légale ; il n’exerce aucun pouvoir sur l’issue department, dont l’action s’accomplit d’une manière spontanée, en vertu d’un mécanisme self-acting, qui assure la solidité entière de la circulation. Les novateurs désireraient que la Banque pût, en augmentant la garantie en fonds publics, être autorisée à accroître le nombre des billets au-delà de la limite rigide de 15 millions de livres. C’est à cela que se borne également l’effet pratique de la suspension temporaire de l’act de 1844, suspension décidée à trois reprises par le gouvernement, en 1847, en 1857 et le 12 mai 1866.

Cette suspension, qu’on a prétendu être la destruction des prévisions de l’act, a toujours exercé une influence utile sur l’émotion du public et calmé comme par enchantement un mal d’imagination. Les hommes d’affaires, même les financiers habiles, obéissent aux terreurs irréfléchies de la foule. Il est des maladies nerveuses, a dit un écrivain de beaucoup d’esprit, M. Bonamy Price, pour lesquelles une fiole d’eau claire fournit un excellent remède, pourvu qu’elle sorte de l’officine d’un pharmacien renommé ; les femmes ne sont pas seules sujettes à ces attaques, et la triple expérience accomplie à l’égard des dispositions restrictives de l’act de 1844 prouve que l’excitation extrême résultant de la crise financière peut s’apaiser par suite d’une mesure qui ne diffère pas beaucoup d’une fiole d’eau claire.

L’organisation de la Banque d’Angleterre repose sur la publicité ; chaque semaine des relevés exacts révèlent au public la situation des deux départemens qui constituent ce grand établissement. Le département de l’émission (issue department) déclare quelle est la quotité des métaux précieux qui complètent, ajoutés à la somme fixe des sécurités engagées, la garantie d’une quotité égale de billets délivrés ; mais du moment où personne ne met en doute la sincérité de cet état, il attire peu l’attention. On sait que la monnaie fiduciaire possède une pleine garantie, on n’a plus à s’occuper, comme avant 1844, du remboursement des billets en or ; l’act de sir Robert Peel y a pleinement et définitivement pourvu. Désormais le pays est d’une façon absolue à l’abri de toute crainte relative à la sécurité de la circulation, les périls de la question monétaire sont écartés. Loin de songer à les échanger contre de l’or et de s’abattre sur la réserve métallique de la Banque, les détenteurs de billets les conservent, et ceux qui s’adressent à la Banque s’empressent d’en demander. Le but principal de la grande réforme accomplie en 1844 se trouve ainsi pleinement atteint. L’Angleterre peut encore subir des crises financières, celle qu’elle vient de traverser montre combien elles arrivent soudaines et violentes ; mais elle est désormais à l’abri de la calamité bien autrement redoutable et bien autrement profonde d’une convulsion monétaire. Peut-être même la grandeur du succès ainsi obtenu contribue-t-elle à le faire trop oublier : comme on est libre de toute inquiétude au sujet de la rectitude et de la fermeté de la monnaie fiduciaire, on ne s’en occupe plus. Ainsi que l’a dit M. William Newmarch au Club d’Économie politique de Londres, ce n’est plus la question. Pourquoi ? Parce que le mécanisme de l’act de 1844 détruit toute appréhension, parce que, suivant la prévision bien justifiée d’un de ses habiles auteurs, lord Overstone, il met à couvert non-seulement a calomitate, sed a calamitalis metu, et qu’il est le véritable deus ex machina de la circulation, le deus qui nobis hœc otia fecit.

L’homme est ainsi fait qu’il s’habitue aisément à ce qui est bien ; il incline à le regarder bientôt comme si naturel qu’il ne s’en occupe plus. La liberté du travail, la liberté du commerce, les voies rapides de communication, l’unité des poids et mesures et l’unité de la monnaie, pour nous en tenir à des indications d’ordre purement économique, nous en usons, nous en profitons chaque jour, sans trop nous rendre compte des efforts qu’il a fallu dépenser pour les conquérir. Ces grands bienfaits successivement acquis au prix de tant de luttes et de sacrifices, nous en jouissons presque sans nous en apercevoir, comme de l’air que nous respirons. Il en est de même de la stabilité de la circulation, heureux fruit de la réforme accomplie par sir Robert Peel. De là vient l’espèce d’indifférence, qui serait de l’ingratitude, si elle était préméditée, avec laquelle beaucoup d’hommes distingués traitent les sages prévisions du législateur de cette époque. Son œuvre peut ne pas être parfaite, la prudence éveillée et la prévoyance active peuvent, ainsi que le montre la conduite des affaires de la Banque de France, dispenser de l’emploi obligé d’un mécanisme rigide et conduire au même résultat par une voie différente ; mais, tel qu’il est, l’act de 1844 a rendu à l’Angleterre d’incontestables services, et les défauts qu’on lui reproche tiennent bien plus à la nature des choses qu’à une méprise imputable au législateur. De quoi se plaint-on en effet ? De ce que les ressources disponibles de la Banque d’Angleterre se trouvent limitées par son avoir. Il en est qui voudraient qu’elle fût comme une providence monétaire en état de prêter à tous, de prêter toujours, et de faire surgir à volonté des capitaux inépuisables. Ses billets valent de l’or, pourquoi ne pas les multiplier ? — On n’oublie que deux choses, c’est que la confiance inébranlable attachée aux billets vient des règles sévères qui en restreignent la fabrication, et que la monnaie se refuse à une expansion soudaine, créée par des moyens artificiels. Les métaux précieux ont été adoptés comme marchandise tierce, comme intermédiaire des échanges, justement parce que l’on a besoin de temps, de travail et de sacrifices pour se les procurer, parce qu’ils sont l’objet qui présente le plus de fixité au point de vue de l’espace de temps nécessaire pour accomplir les transactions et pour remplir les engagemens dont ils interprètent la portée, parce qu’ils assurent la fidèle exécution des contrats et l’équilibre des valeurs dans toutes les régions. La création arbitraire de signes qui, au lieu de représenter les métaux précieux, aspirent à se substituer à eux et à les remplacer, compromet et détruit la destination même de la monnaie, elle fausse les prix, elle porte le trouble dans toutes les opérations, elle livre tout à des chances incertaines. Ce ne sont plus seulement les relations de la finance et du commerce qui se trouvent atteintes, ce sont tous les engagemens civils, les salaires, les ventes, les achats, les stipulations de toute nature, tout ce qui est régulièrement traduit en chiffres monétaires.

N’insistons pas davantage sur cette indication ; elle suffit pour faire comprendre l’idée-mère de l’act de 1844, et pour en révéler le bienfait. Cette loi a voulu assurer la stabilité de la monnaie, mesure de la valeur, force toujours présente dans les conventions, alors même qu’elle ne fonctionne pas matériellement, et ce qu’elle a voulu, elle l’a fait. L’Angleterre et les autres états n’ont que trop porté la peine des systèmes désastreux qui confondent la fabrication facile des billets de banque avec la création de capitaux. C’est sur cette pente que la Banque d’Angleterre serait replacée par des exigences irréfléchies ; mais celles-ci n’ont heureusement pas chance de prévaloir.

Le département de la banque (bank-department)[4] fait les avances et les escomptes ; il les alimente au moyen des ressources propres à la compagnie et des dépôts publics (fonds de l’échiquier, caisses d’épargne, arrérages de la dette publique, etc.), ainsi que des dépôts privés. Ceux-ci augmentent avec l’extension de la confiance que la Banque d’Angleterre inspire, et, chose remarquable, une expérience constante peut faire considérer comme acquis au débat que plus la crise sévit, et plus les dépôts augmentent. Ils sont comme une poule aux œufs d’or qu’une émission inconsidérée de billets ne tarderait point à faire disparaître. C’est l’accroissement des dépôts qui a permis à la Banque d’Angleterre de faire face à la dernière crise en déployant une puissance d’action incomparable. Ils ont fourni les ressources matérielles, en même temps que la suspension purement nominale de la disposition limitative de l’act de 1844 a fait tomber les appréhensions fiévreuses.

Le département de la banque emploie son actif, qui se compose du capital, des bénéfices acquis, des dépôts publics et privés et des post-bills (billets à sept jours ou à soixante jours), aux placemens en consolidés et en billets de l’échiquier, aux avances sur fonds publics et aux escomptes[5]. Le surplus constitue la réserve disponible, qui se compose de numéraire et de billets, représentés au département de l’émission par une quotité correspondante de métaux précieux, et employés sous forme de papier par la Banque pour la commodité du service. La réserve doit faire face aux nouvelles avances accordées à l’industrie et aux demandes de retrait des fonds déposés ; elle constitue tout le comptant. En temps normal, une règle fidèlement suivie par le gouvernement de la Banque lui fait maintenir cette réserve active au niveau du tiers des dépôts reçus, car le jeu régulier des échéances successives suffit pour alimenter les avances et les escomptes consentis à nouveau. La Banque, délivrée de tout souci au sujet du remboursement toujours assuré des billets, porte une sollicitude inquiète sur le mouvement des dépôts : ceux-ci constituent sa puissance d’action. Les appeler et les mettre à couvert de toute inquiétude, tel doit être le but de la direction intelligente des affaires. Les placemens en valeurs publiques, les fonds sur lesquels les avances sont consenties et la prudence qui préside au choix des lettres de change admises à l’escompte forment la base solide de la garantie acquise aux déposans ; il faut en outre qu’une somme suffisante d’argent comptant permette à chaque instant de répondre aux demandes de retrait. Quand cette somme faiblit, quand la réserve du département de la banque baisse, le public se trouve aussitôt averti que les avances et les escomptes ne pourront plus être faits aux mêmes conditions. Le rapport naturel de l’offre et de la demande du capital disponible change ; il est tout simple que le taux de l’escompte et des avances s’en ressente. La Banque hausse le prix qu’elle demande pour le service qu’elle rend, de manière à ne pas être prise au dépourvu. Aussi le commerce suit-il avec une attention soutenue le mouvement de la réserve du département de la banque, ce thermomètre infaillible de la facilité plus ou moins grande avec laquelle pourront être accueillies les demandes de crédit. Quand la réserve diminue d’une manière rapide et sérieuse, l’inquiétude naît aussitôt ; si elle continue à décliner, l’alarme s’empare des esprits. Tel est le fait qui s’est invariablement produit dans toutes les crises avec une intensité plus ou moins énergique.

On voit le niveau du capital disponible s’affaisser ; il a beau présenter des ressources imposantes, on prévoit le moment où celles-ci pourront être absorbées, et on se précipite à la Banque pour s’approvisionner de numéraire métallique ou fiduciaire, n’importe lequel, car le mécanisme régulier du département de l’émission maintient fermement le billet dans une parité absolue avec l’or. La Banque est exposée à voir restreindre ses ressources actives ; elle risque de manquer de comptant, on en veut obtenir à tout prix. Le taux de l’escompte importe peu alors, il ne pèse que sur une opération essentiellement temporaire ; la perte qu’il fait subir est peu de chose en présence de celle qu’entraînerait une liquidation précipitée : celle-ci frapperait le capital lui-même, la première ne porte que sur l’intérêt ; c’est donc remplacer une progression géométrique du sacrifice par une simple progression arithmétique.

La réserve du département de la banque devient le point de mire de tous les calculs ; tout affaiblissement de cette réserve contribue à exagérer le mal réel par le mal de la peur. La publicité des états communiqués au dehors trouble alors les esprits, qu’elle devrait calmer. L’élévation rapide du taux de l’escompte ne suffit plus, l’accroissement des dépôts privés passe inaperçu, le gouverneur et le sous-gouverneur de la Banque ont beau déclarer que la réserve leur paraît suffisante pour faire face aux éventualités, parce qu’ils voient la confiance des déposans leur restituer une partie de ce qu’enlèvent les avances, et que toute crainte au sujet des retraits s’efface de cette manière, en même temps que la part conservée dans la prévision de remboursemens exigibles se trouve dégagée. Il faut, pour dominer le trouble des esprits, quelque chose de plus saisissant, bien que de moins efficace ; il faut que la limite imposée à l’émission de billets non couverts par le métal devienne plus flexible, que la faculté d’obtenir du comptant s’élargisse, sans que la Banque risque de peser sur le marché par l’aliénation forcée des fonds publics qu’elle possède ; il faut que la crainte de voir épuiser la réserve s’efface au moyen d’une permission de suspendre l’act de 1844 dans cette partie de ses dispositions, sauf à ne faire qu’un usage très restreint, ou même à ne pas faire usage du tout de cette concession.

Cette suspension a eu lieu en 1847 sans que la Banque augmentât l’émission d’un seul billet de 5 livres, et la panique s’est arrêtée ; elle a eu lieu en 1857, et sur les 2 millions que le département de l’émission a été autorisé à transmettre au département de l’escompte, celui-ci n’a fait usage pour fort peu de temps que de 926,000 livres, et l’émotion publique s’est calmée. La crise de 1864 a été traversée sans qu’on eût recours à cette mesure, et si, comme nous allons le voir, elle a été renouvelée en mai 1866, tout s’est borné à une latitude accordée, sans que la Banque eût besoin d’y recourir. Il faut avouer que ces précédens ne justifient guère les argumens de ceux qui prétendent que la Banque d’Angleterre manque de billets, puisque, bien que le profit d’un escompte élevé l’y pousse, elle a su résister à un entraînement périlleux, et qu’elle n’a point profité de la faveur acquise. Elle a voulu demeurer fidèle à son rôle d’institution publique en évitant ce qui aurait pu porter le trouble dans le cours régulier de la circulation. Elle a été récompensée de sa fermeté et de son courage par un accroissement réel du capital disponible fourni par les dépôts dans une proportion bien supérieure à celle qu’aurait pu présenter l’augmentation de la monnaie fiduciaire. Des chiffres irrécusables viendront le démontrer.

L’émotion populaire était poussée le 11 mai à un point qui ne laissait plus de place au froid calcul. La réserve de la Banque avait diminué de moitié en un jour ; les courtiers refusaient de négocier les meilleures valeurs et même les consolidés tant qu’ils n’auraient pas reçu la pleine assurance que la Banque continuerait les avances indispensables ; les commerçans les plus considérables et les banquiers les plus accrédités de la Cité demandaient une nouvelle suspension de l’act de 1844. Le gouvernement n’hésita pas à l’accorder. Il fit bien ; l’administration pratique des affaires ne permet point d’opposer une raideur inflexible à la pression des circonstances. Il transigea sans sacrifier le principe, car la faculté d’une émission extraordinaire rencontra, comme en 1847 et en 1857, le contre-poids nécessaire d’un escompte élevé qui devra être maintenu tant que la Banque ne sera point rentrée dans la situation légale. De cette manière on ne risque point de voir une mesure exceptionnelle détournée de l’unique application qu’elle peut recevoir sans danger. Le cauchemar d’une limite invariable qui faisait redouter l’épuisement absolu de la réserve disponible s’évanouit, et comme par un coup de baguette magique le calme revint dans les esprits sans qu’il fallût fabriquer un billet de plus. On évitait donc le péril véritable, qui serait de faire naître la pensée qu’on peut impunément lancer dans la circulation un capital fictif, offert à des conditions faciles.

Loin d’être, comme on a voulu le faire accroire, une lacération de l’act de 1844, cette mesure exceptionnelle ne fait qu’appliquer l’esprit véritable dans lequel la loi a été conçue, et que suivre les prévisions de son illustre auteur, sir Robert Peel. Celui-ci écrivait le 4 juin 1844, pour répondre à des appréhensions analogues exprimées par M. Cotton : « J’ai la ferme conviction que nous avons adopté toutes les mesures de prévoyance que le législateur peut sagement consacrer pour prévenir le retour des crises ; celles-ci peuvent encore éclater malgré toutes nos prévisions, mais alors, s’il était nécessaire pour les combattre d’assumer une lourde responsabilité, j’ose dire qu’il se rencontrera toujours des hommes d’état capables de l’accepter. » M. Gladstone était de taille à répondre à cette prédiction de sir Robert Peel et à ne point répudier cette part d’un glorieux héritage. — l’act de1844 n’est nullement dépourvu d’une élasticité nécessaire ; mais il impose une condition qui ne permet pas d’agir avec précipitation ou légèreté. Sir Robert Peel l’indiquait à David Barcklay-Chapman, qui signalait le danger possible ; il lui disait : « Il reste toujours le recours à la reine en conseil ; there is always recourse to the queen in council. »

Le comte Russell et M. Gladstone s’empressèrent d’adresser, dans la nuit même du 11 mai, au gouverneur de la Banque, une lettre officielle dans laquelle après avoir rendu justice aux efforts faits, ils ajoutent :


« Il est des points importans qui établissent une différence entre la crise actuelle et celles de 1847 et 1857. Ces époques ont été des époques de détresse commerciale, mais il ne paraît pas que l’intérêt vital du crédit des banques y ait été impliqué au même degré que dans la crise actuelle.

« En ce moment au contraire, les affaires semblaient comparativement avoir pris un cours mesuré et calme, lorsqu’un ébranlement violent est venu les frapper avec une rapidité intense, en restreignant toute faculté d’y apporter remède par la réflexion. Enfin la réserve de la Banque a subi une diminution sans précédent pour un espace de temps aussi court. C’est surtout en raison de cette circonstance que le gouvernement de sa majesté n’hésite point à regarder comme un devoir d’arrêter sans aucun délai les mesures qui semblent le mieux calculées, afin de calmer l’esprit public et de conjurer les calamités qui menacent le commerce et l’industrie. Si donc les directeurs de la Banque d’Angleterre, en agissant suivant les règles de prudence qui gouvernent d’habitude leur administration, trouvent que, pour satisfaire les demandes légitimes du commerce, ils sont amenés à étendre les avances et les escomptes sur des sécurités approuvées de manière à nécessiter une émission de billets au-delà des limites déterminées par la loi, le gouvernement de sa majesté leur recommande de se rendre immédiatement à la nécessité constatée, et, le cas échéant, il ne manquera pas de présenter au parlement la demande d’une sanction.

« Néanmoins aucun escompte et aucune avance de cette nature ne pourront être consentis à un taux inférieur à celui de 10 pour 100, et le gouvernement de sa majesté se réserve, s’il le juge indispensable, de recommander la fixation d’un taux encore plus élevé. Déduction faite par la Banque des sommes qu’elle jugera convenable de calculer pour la couvrir des risques et des frais occasionnés par l’émission supplémentaire, les profits des avances correspondantes appartiendront au trésor public. »


Dès le lendemain, le conseil des directeurs prit la résolution de se conformer aux indications transmises par le gouvernement. Il éleva immédiatement de 9 à 10 pour 100 le minimum de l’escompte sur les lettres de change n’ayant pas plus de 95 jours à courir, afin d’acquérir la faculté d’augmenter l’émission et d’écarter ainsi les craintes exprimées au sujet de l’épuisement éventuel de la réserve. Aussitôt que la nouvelle de cette mesure se fut répandue, il devint évident qu’une aveugle terreur cessait de peser sur la population ; mais, si ce que la situation présentait d’alarmant pour les imaginations surexcitées s’était rasséréné, il n’en restait pas moins de cruels vestiges de la secousse financière de la veille. Les diverses associations de crédit et les grandes maisons de commerce inspiraient encore des inquiétudes persistantes. Il était difficile de détruire la fâcheuse impression produite par les bruits répandus au sujet de la solidité d’un grand nombre de ces établissemens, et la chute de plusieurs joint-stock banks et de quelques comptoirs privés ne causa point de surprise. Les opérations avaient repris néanmoins sur le marché des fonds publics, remis d’une terrible alerte, et l’on commençait à mesurer avec plus de sang-froid les chances de perte et d’amélioration que présentaient les autres valeurs.

Le gouverneur de la Banque et ses collègues siégèrent sans interruption pendant toute la journée du samedi. Bien que le travail de l’escompte fût singulièrement aggravé par suite de l’étendue des opérations, on se plut à reconnaître que le service ne laissa rien à désirer sous le rapport de la promptitude et du soin mis à satisfaire toutes les demandes légitimes. D’énormes transactions avaient eu lieu depuis deux jours ; mais, au lieu de diminuer, les dépôts augmentaient dans une proportion rapide, et permettaient d’étendre l’action de la Banque sans épuiser la réserve, dont le public cessa de se préoccuper dès qu’il sut que la Banque avait obtenu la faculté de la reconstituer au besoin par des émissions nouvelles. Dès le lundi suivant, 14 mai, le grand assaut livré aux approvisionnemens de la Banque se ralentit. L’horizon était moins sombre, on respirait mieux. La Banque n’avait point été forcée de faire usage de la faculté ouverte par la lettre du gouvernement, bien que les demandes d’escompte ne cessassent point d’affluer, car on ne pouvait se procurer d’argent qu’à Threadneedle-street. D’un autre côté, les grandes compagnies de banque et beaucoup d’autres établissemens répondaient avec une merveilleuse exactitude aux exigences de leurs cliens ; on paya rondement et largegement. — De nouvelles faillites éclataient, sans avoir toutefois l’importance de celles du black-friday. La place de Liverpool, engagée dans d’immenses opérations sur le coton, fut rudement secouée ; la seule maison Macculloch présenta un passif de 20 millions. À Londres, les négocians indiens Framjee et C° de Gresham-house suspendirent leurs paiemens avec 10 millions d’engagemens. Nombre de constructeurs de navires, d’entrepreneurs de chemins de fer, de sociétés diverses à responsabilité limitée, allongeaient chaque jour la liste fatale ; toutefois on ne vit plus de sinistre égal à celui de l’Overend-friday, jusqu’au commencement de juin, où la chute de la banque Agra Masterman amena un désastre plus grand encore, sinon par l’importance proportionnelle des pertes à subir, du moins par l’étendue des relations atteintes. Qu’il nous suffise de dire que le bilan de cette compagnie financière atteint presque un demi-milliard. On a beau espérer une liquidation assez favorable, ce chiffre suffit pour mesurer l’ébranlement causé par la suspension d’opérations de cette importance.

La chambre des communes ne pouvait rester impassible en présence d’un ébranlement pareil. Le jour même de l’Overend-friday, un des principaux manufacturiers de l’Angleterre, M. Bazley, interpella le chancelier de l’échiquier pour lui demander quelles seraient les facilités accordées à la Banque d’Angleterre pendant la panique. C’était provoquer la suspension de l’act de 1844, et M. Gladstone ne fit que répondre aux sentimens de la chambre en annonçant qu’il venait d’expédier au gouverneur et au sous-gouverneur de la Banque une lettre analogue en substance, en partie identique dans les termes, à celles qui leur avaient été adressées en 1847 et en 1857. Cette déclaration fut accueillie par des applaudissemens unanimes, qui exprimaient à l’avance une sorte de bill d’indemnité pour la résolution prise. — Le jeudi suivant, 17 mai, d’autres interpellations, faites par le capitaine Grindley et par M. Wyld, fournirent au chancelier de l’échiquier l’occasion de préciser avec une grande netteté le sens et la portée de cette mesure. On lui demandait s’il était vrai que la Banque avait refusé des avances sur les fonds publics en se fondant sur ce qu’on pouvait les vendre sur le marché, et si elle s’était conformée aux intentions du gouvernement alors qu’elle n’avait point usé de la faculté d’augmenter l’émission des billets pour les appliquer aux besoins des banques et du commerce, bien que cette négligence de sa part semblât enfreindre une obligation formellement imposée.

La réponse de M. Gladstone fournit un précieux document pour l’histoire de la dernière crise et pour la saine appréciation de la politique financière. Elle précise les faits et pose les principes. Après avoir déclaré qu’il n’avait reçu aucune plainte, le chancelier de l’Echiquier dit : « Ces questions ont été soulevées d’une manière très opportune ; elles me fournissent l’occasion de dissiper un malentendu qui a eu cours au dehors, et qui paraît avoir affecté dans une certaine mesure l’opinion publique. Ce malentendu se rattache et aux avances sur fonds publics et à l’escompte du papier de commerce. Le meilleur moyen de savoir comment la Banque d’Angleterre s’est comportée vis-à-vis de ces deux grandes branches de l’office qu’elle remplit, c’est simplement de rappeler les chiffres qui les concernent ; je pense qu’en s’y référant on aura la conviction que la Banque ne s’est point refusée à prêter sur fonds publics. Voici les faits : les avances consenties par la Banque d’Angleterre sur dépôt de fonds se sont élevées vendredi, le jour de la panique, à 929,000 livres sterling ; le lendemain samedi, elles ont été de 747,000, et avec les diverses sommes prêtées les trois jours suivans elles ont atteint un total de 2,874,000 livres sterling (environ 72 millions de francs) en cinq jours. En ce qui regarde le commerce en général, le meilleur moyen de mesurer l’aide qu’il a reçue par suite de la manière dont la Banque a exercé ses fonctions, c’est de constater qu’elle a consenti des avances sur lettres de change et des escomptes, pendant le même laps de temps, jusqu’à concurrence de 9,350,000 livres sterling (plus de 234 millions de francs), ce qui donne un total d’avances et d’escomptes de 12,225,000 livres sterling (plus de 333 millions de francs) en cinq jours. Rien qu’à voir ces chiffres, on reconnaît qu’on ne saurait reprocher à la Banque de s’être refusée à fournir au commerce l’assistance voulue ; mais je dois ajouter que certaines paroles de la lettre du gouvernement étaient expressément destinées à faire connaître que l’on ne devait point s’attendre à ce que la Banque d’Angleterre pût se départir, sous la pression de ces circonstances difficiles, des règles de la prudence. La promesse conditionnelle signée par le premier ministre et par moi consiste en un engagement de nous adresser au parlement pour lui demander une sanction législative, au cas où la nécessité de pourvoir aux avances et aux escomptes ferait dépasser la limite posée par la loi pour l’émission des billets ; mais cette promesse se trouve surbordonnée à la condition que la Banque, au lieu de fournir à chacun ce qu’il demande, continuera d’obéir aux règles de prudence qui la guident d’habitude. C’était là une restriction d’une grande importance, et le soin de l’appliquer, ainsi qu’il a été entendu, est entièrement laissé à la discrétion des directeurs de la Banque d’Angleterre, dans lesquels nous avons toute raison de placer notre confiance. »

Ces explications furent très favorablement accueillies par la chambre, qui s’associa sans hésiter à l’hommage rendu par M. Gladstone à la conduite libérale et judicieuse des directeurs de la Banque, pendant les époques critiques. Les chiffres produits valaient à cet égard la démonstration la plus éloquente. Jamais aucun établissement financier n’a déployé une plus grande puissance d’action, ni plus largement fourni son assistance. Où la Banque d’Angleterre a-t-elle puisé cette force incomparable ? Dans la solide structure qui écarte jusqu’à l’appréhension d’une crise monétaire proprement dite et qui élève si haut le crédit dont elle jouit, que l’on confie à sa garde de précieuses ressources pendant les périodes les plus tourmentées.

Voici quelques données décisives à cet égard. Le 10 mai 1866, le jour où Overend, Gurney et C° suspendirent leurs paiemens, les dépôts privés étaient de 13 millions 1/2 de liv. sterl. (337 millions de francs) ; le 17 mai suivant, ils montaient à 18,600,000 livres sterl. (515 millions de francs). Aussi les escomptes se sont-ils élevés de 20,844,217 liv. sterl., chiffre du 10 mai, à 30,943,259 liv. sterl., chiffre du 17 mai, ce qui constitue une augmentation de plus de 250 millions de francs. Il est vrai que la réserve du département de la banque fut réduite jusqu’à 730,830 livres sterling, moins de 19 millions de francs ; mais elle ne tarda pas à remonter. — Il n’est guère possible de traiter d’une manière légère le mécanisme qui procure un si grand résultat, en même temps qu’il met à l’abri de tout échec la stabilité de la circulation. Alors que le département de la banque contribuait ainsi à sauver le commerce de l’Angleterre, le département de l’émission continuait sa marche impassible et régulière : il possédait 16,279,670 livres sterling d’or au 10 mai, et ce total n’a été réduit que de 442,345 livres sterling au 17 mai, par suite d’échange de pareille somme de billets. La caisse contenait donc à cette dernière date 15,837,325 livres sterling d’or. Cette masse importante correspondait à une circulation de près de 27 millions de livres sterling de billets accueillis avec une inébranlable confiance ; celle-ci a permis de concentrer dans les sphères financières et commerciales les funestes résultats de la dernière crise, sans que la régularité et la sincérité des transactions civiles en aient éprouvé aucune atteinte.

La rigidité apparente de la loi crée une élasticité effective plus grande que celle des combinaisons artificielles, impuissantes à rétablir le crédit ébranlé. Sans rien compromettre, en maintenant au contraire l’assiette invariable de la circulation et la stabilité de la monnaie métallique, médium des échanges, évaluateur commun des produits et des services, une organisation ferme et véridique de la Banque a suffi pour dissiper l’orage, pour rétablir, sinon l’état normal des choses, du moins un ordre régulier des transactions. Sans doute il a fallu payer cher le capital disponible, dont on avait fait le plus étrange abus ; mais nous ne connaissons pas le moyen de livrer à bon marché ce qui est devenu plus rare et ce qui est recherché davantage.

On essaie vainement de faire peser sur l’act de 1844 une responsabilité qui ne retombe en aucune manière sur les dispositions qu’il consacre. Non-seulement il y aurait injustice à le prendre ainsi pour le bouc émissaire des lourdes fautes commises, mais encore ce serait un grave imprudence que d’agir ainsi : on risquerait de ne point reconnaître les véritables causes de la catastrophe. Appliquons-nous au contraire à les rechercher, écartons les sophismes et les fausses apparences, essayons de dissiper des préjugés invétérés et d’éloigner les prétendus remèdes puisés dans la fiction et dans l’arbitraire. Il n’est que trop d’esprits enclins à suivre ou à flatter les erreurs vulgaires ; pour notre compte, nous préférons les combattre, sauf à risquer de ne pas en avoir raison du premier coup. Il est si commode de supposer qu’on pourrait triompher de tous les embarras en imprimant quelques chiffres sur du papier à vignette ! Sans doute, si la Banque d’Angleterre avait plus de billets, elle pourrait en prêter davantage ; mais que seraient ces billets, que vaudraient-ils, quelle influence pourraient-ils exercer sur l’ensemble des transactions ? Tel est le problème à résoudre. Lorsqu’une crise éclate, quelques intérêts privés peuvent être satisfaits par des facilités factices ; mais que devient alors l’intérêt général ? Comment défendra-t-on ce grand personnage anonyme, ce grand tout le monde, qui risque tant d’être sans cesse sacrifié aux exigences avides de quelques-uns ? Il est sans doute désagréable de se heurter contre un système qui empêche les engagemens imprudemment contractés et de beaucoup supérieurs aux ressources dont on dispose ; il faut cependant s’y résigner quand le charme trompeur des expédiens ruineux est dissipé, quand le pays, plus éclairé, ne croit plus à l’efficacité des mesures artificielles. Rien de plus séduisant que les moyens qui semblent aider à liquider les situations compromises : mais en ajournant le remède efficace on aggrave le mal, on crée une illusion périlleuse en faisant compter sur l’assistance illimitée du crédit. L’action de celui-ci n’est pas restreinte par la loi de 1844, tout au contraire ; elle est bornée par les faits, par la diminution du capital, qu’il est impossible de transmettre quand on en possède peu ou qu’on ne le possède plus. Les demandes s’accroissent en temps de crise et les moyens d’action diminuent : prétendre alors obtenir des avances à bas prix, c’est chercher la pierre philosophale ; elle n’est pas plus facile à trouver pour la monnaie fiduciaire que pour l’or lui-même.

Pourquoi la panique s’était-elle aggravée au point de rendre efficace un remède purement illusoire en fait, la suspension de l’act ? C’est que la crise se rattachait en partie non à l’insuffisance réelle des billets, mais à la crainte de ne pas en obtenir. L’inflexible limite de la réserve commerciale de la Banque, tel était le cauchemar qui troublait les esprits et qu’il fallait dissiper. Que le système d’émission soit élastique ou qu’il soit rigide, les demandes se développent d’une manière rapide alors que le marché est ébranlé ; toute la différence consiste en ce que dans un cas l’espérance de puiser à des sources illimitées multiplie les engagemens et restreint les moyens sérieux d’y satisfaire, tandis que dans l’autre les prévisions qu’on accuse d’être trop rigoureuses soutiennent le crédit réel, entretiennent la confiance qui en est la source féconde, maintiennent la sincérité des transactions, et, sans aspirer à relever ce qui succombe comme une plante desséchée, elles raffermissent ce qui est seulement ébranlé.

La crise dernière, dont le noir vendredi a donné le signal, avait des causes profondes ; elle n’a point fait explosion comme un météore dévastateur dont il serait impossible ou trop difficile de connaître l’origine. Tout au contraire on était à même d’en prévoir et même d’en calculer la venue. Les signes précurseurs du fléau éclataient de toutes parts ; jamais peut-être pareil concours de circonstances fatales n’avait conspiré pour rendre le désastre plus complet et plus terrible. Cependant, comme un orage qui assainit l’atmosphère, cette crise douloureuse n’aura abattu que ce qui ne pouvait résister à l’action du temps : elle a mis à nu beaucoup de plaies latentes, elle a coupé court aux existences chétives et maladives ; mais le développement vigoureux du commerce de l’Angleterre et l’accroissement des recettes du trésor prouvent assez que la constitution robuste du pays ne se trouve pas gravement affectée. Le mal existe à la surface, il n’a point pénétré dans l’organisme social.

On accuse à tort sir Robert Peel d’avoir supposé qu’il n’y aurait plus de crise d’aucune nature : l’act de 1844 a guéri radicalement la plus dangereuse, celle qui s’infiltre dans toutes les relations sous la forme de l’instabilité monétaire ; la loi fournit des ressources énergiques pour combattre les autres embarras, cela suffit. Il y aurait témérité et ingratitude à la condamner, parce qu’elle ne les guérit pas toutes. Les charlatans seuls ont recours à un spécifique universel qui posséderait la puissance d’écarter tous les maux ; la médecine n’en connaît pas, mais elle constate avec empressement et elle salue avec reconnaissance les remèdes qui dominent certaines affections graves. Que dirait-on si quelqu’un prétendait condamner la quinine parce que la vertu curative de cette substance, souveraine contre la fièvre tierce, utile contre d’autres fièvres, ne réussit pas contre la fièvre cérébrale ? Tel est le sort de l’act de 1844 ; il n’a point la prétention d’écarter d’une manière absolue les crises commerciales et financières, mais il en atténue la persistance et en abrège la durée. — Oui, dira-t-on, mais à quel prix ? Au prix d’un intérêt usuraire, de l’escompte à 10 pour 100 ! — Ici encore il est indispensable de voir à quoi tiennent la déperdition et le resserrement des capitaux disponibles, et quel est le vrai coupable sur lequel retombe la responsabilité de l’escompte à 10 pour 100.


II. — LES CAUSES DE LA CRISE.

Nous avons tracé le récit rapide et fidèle des faits en laissant parler le plus souvent les documens officiels et en résumant les débats publics. Il s’agit maintenant de scruter la nature de la crise et d’en indiquer les causes multiples et compliquées. Non-seulement elles ont amené une secousse violente, mais elles continuent à retarder la guérison. Trois mois se sont écoulés depuis le noir vendredi, et l’escompte reste encore à 10 pour 100 à la Banque d’Angleterre ; celle-ci n’ose point en abaisser le taux, car la réserve commerciale se reforme lentement, elle est loin d’avoir retrouvé la proportion ordinaire avec les dépôts, dont la masse s’est au contraire accrue.

C’est que le taux élevé de l’intérêt n’a point été un accident, il tient à des motifs plus graves que ne le serait une exigence abusive à laquelle le marché libre ne tarderait pas à faire renoncer, s’il présentait une masse suffisante de capital disponible, et si celle-ci n’avait pas été rudement entamée par des spéculations hasardeuses, par des placemens inconsidérés. L’appât d’un intérêt élevé a fait de plus en plus de l’Angleterre la pourvoyeuse des sociétés étrangères et des emprunts consentis au dehors. La forme nouvelle des sociétés à responsabilité limitée a imprimé plus d’audace aux entreprises lointaines et aux plans ambitieux ; les ressources privées qui alimentaient jusque-là les besoins locaux se sont concentrées entre les mains de compagnies, à l’affût d’un gros bénéfice et plus téméraires de leur nature, car elles sont dirigées par des hommes qui espèrent gagner beaucoup et qui n’engagent qu’une faible part de leur avoir personnel, — avoir quelquefois problématique. C’est dans ce sens qu’un écrivain écossais, M. James Stirling, s’est élevé contre le principe pestilentiel (the pestilental principle) de la limited liability. Dans un temps où plus que jamais on voit sévir la maladie morale qui pousse les hommes à tenter la fortune pour s’enrichir rapidement sans grand travail, l’évangile financier nouveau du bénéfice illimité et de la perte limitée devait être accueilli avec une rare faveur. Une expérience rudement acquise pourra seule conserver à cette forme d’association les avantages que nous sommes loin de contester d’une manière absolue, mais qui ont été beaucoup surfaits. Au début, quand tout poussait vers l’Eldorado des nouvelles compagnies, lorsque les avertissemens sévères des pertes subies, des fautes commises et des déceptions encourues manquaient encore, il était tout simple qu’un mouvement considérable se produisît de ce côté. Quatre années se sont à peine écoulées depuis que le législateur a fait tomber les entraves et ouvert largement le champ des sociétés à responsabilité limitée ; on ne saurait s’étonner que bien des spéculateurs se soient précipités dans la lice avec une aveugle ardeur, et que plus d’une fois l’impéritie et les entraînemens du gain se soient heurtés contre la fraude. On a vu éclore par centaines des entreprises de toute espèce, parmi lesquelles il en est de bonnes et d’utiles, mais beaucoup aussi de véreuses et d’imprudentes. Une partie du capital disponible s’est engouffrée dans cet abîme, et le mal s’est produit encore sous un autre aspect. Les compagnies nouvelles, surtout les compagnies de finance, épuisaient tous les artifices pour attirer les réserves actives du pays, en les alléchant par l’appât d’un intérêt élevé. Quand on veut et quand on espère gagner beaucoup et distribuer de larges dividendes, on ne marchande pas les conditions du crédit qu’on essaie d’obtenir, et une concurrence ardente élève le taux de l’intérêt. Telle a été la conséquence inévitable des sociétés créées en si grand nombre : d’un côté, elles ont absorbé une partie des ressources disponibles en diminuant l’offre du capital sur le marché et en l’engageant dans des opérations aléatoires ; d’autre part, elles ont poussé à l’élévation du taux de l’intérêt. Là se rencontre une des principales causes de la crise.

Pour en mesurer l’influence, il faut remonter assez haut dans le passé. Les banques privées, concentrées entre les mains d’un petit nombre d’associés, n’ont jamais en Angleterre payé d’intérêt sur les dépôts ni sur les comptes-courans. Quand une première atteinte a été portée au monopole de la Banque d’Angleterre, aujourd’hui entièrement détruit (et, disons-le en passant, c’est l’act de 1844, cette loi qu’on accuse de favoriser le privilège, qui a inauguré le régime de la liberté pour le véritable office des banques, distinct de l’émission des billets), les compagnies par actions (joint-stock banks) se sont appliquées, à l’exemple de l’Ecosse, à utiliser les plus minces réserves en offrant un intérêt modique à ceux qui leur apportaient leurs fonds. Elles ont varié les procédés, mais en obéissant aux règles d’une prévoyante prudence. Tout en utilisant un champ précieux, demeuré jusque-là en jachère, elles prenaient les précautions indispensables pour tenir les ressources disponibles au niveau des engagemens contractés. Sous ce rapport, nos banques de dépôt, qui se multiplient au grand avantage du pays, auraient d’utiles leçons à puiser dans l’expérience anglaise.

De l’autre côté du détroit, les cliens des banques de dépôt se divisent en deux catégories. Ceux qui se font ouvrir un compte-courant (current account, drawing account) ne touchent point d’intérêt, ou n’en touchent qu’un très faible sur la moindre balance mensuelle ; on leur délivre un carnet (pass-book) et un cahier de chèques au moyen desquels ils ont le droit de disposer à chaque moment de sommes fractionnées jusqu’à concurrence de l’avoir. Il en est autrement des comptes de dépôt proprement dits (deposit accounts), qu’on est tenu de retirer en bloc, d’ordinaire après un avis préalable. Ces dépôts portent un intérêt gradué suivant la durée fixée par cet avertissement. Chaque fois que l’on apporte une somme destinée à ce genre de placement, on obtient en échange des récépissés de dépôt non transférables. Il faut, pour toucher la somme déposée, que le titulaire signe au dos du récépissé et le rapporte lui-même, sans avoir la faculté de tirer des checks sur la banque ni d’obtenir de remboursement partiel. Un certain délai s’écoule toujours (à la grande banque de London and Westminster il est d’un mois) avant que l’intérêt ne commence à courir au profit du déposant. Quant aux comptes-courans, toujours disponibles, nous venons de dire qu’ils ne portent point intérêt. L’habile manager (directeur) de la London and Westminster bank, M. Gilbart, s’est prononcé contre une pareille faveur accordée aux cliens. Il ne faut pas que la banque soit trop exposée à des remboursemens ; elle supporte d’ailleurs de grands frais dont elle doit se couvrir.

Plusieurs banques avaient commencé par servir un intérêt sur les comptes-courans ; elles y ont renoncé ou bien elles en ont réduit le taux à 1 pour 100 ou 2 pour 100 au plus sur la plus faible balance mensuelle ; encore faut-il que cette balance dépasse un chiffre minimum fixé d’avance. De cette façon, comme il arrive souvent que la balance tombe au-dessous de ce chiffre, le service de l’intérêt ne constitue qu’un faible chapitre de la dépense : il a une importance nominale plutôt qu’une importance réelle.

Il est impossible de connaître la proportion entre les comptes-courans et les sommes remboursables at call d’une part et les dépôts sur récépissés à terme d’un mois, de trois mois, de six mois et même d’un an de l’autre. C’est un secret religieusement gardé par les banques : les actionnaires l’ignorent ; les rapports imprimés ne jettent aucun jour sur la question, car ils englobent dans un même ensemble le montant de toutes les sommes déposées sans intérêt ou à un intérêt qui augmente avec la durée du dépôt obligatoire. Toujours est-il que la sécurité de ces établissemens repose en grande partie sur la distinction pratique établie entre les comptes-courans et les dépôts proprement dits.

Les banques anglo-coloniales, notamment celles qui font les affaires de l’Inde et de l’Australie et qui ont leur siège à Londres, ont été les premières à s’écarter de ces règles de prudente réserve. Les banques nouvelles, et surtout les compagnies à responsabilité limitée, les ont complètement mises de côté ; elles ont voulu participer aux bénéfices considérables recueillis par les anciennes banques, en négligeant les procédés admis par celles-ci et en ne voulant pas se rendre compte de la différence de position amenée par le temps.

Jamais champ plus riche ne fut offert à des entreprises bien conduites, puissamment organisées, que celui que rencontraient les joint-stock banks il y a trente ans. Des lois sévères, dictées par un rigorisme outré et par le désir de favoriser le monopole alors existant de la Banque d’Angleterre, ne permettaient point à plus de sept associés de se réunir pour une entreprise de banque, et les astreignaient tous à la responsabilité solidaire, sans aucune limite. Les hommes riches, à moins d’une résolution ferme et d’une vigueur d’action peu commune, hésitaient à tout risquer en ne partageant la responsabilité qu’avec un petit nombre d’associés. Il est vrai que les affaires étaient mieux dirigées, plus soigneusement surveillées et plus sagement conduites dans le cas où un capital suffisant se trouvait acquis par des hommes habiles et actifs ; mais c’étaient là de brillantes exceptions, largement récompensées par un succès solide. La masse des private bankers était loin de s’élever à une pareille hauteur : on en rencontrait beaucoup de faibles, d’ignorans et de peu scrupuleux. De là les faillites multipliées des banques, qui couvraient le sol anglais de ruines à la moindre secousse financière. L’habitude des dépôts et des comptes-courans était sans cesse contrariée et restreinte par le défaut de confiance.

L’établissement des joint-stock banks améliora singulièrement la situation. Par l’effet naturel d’une bonne concurrence, il releva aussi la condition des banques privées, forcées de grandir dans l’estime publique ou de disparaître. Le cercle des comptes ouverts sous toutes les formes dans les diverses maisons s’élargit rapidement ; ce n’étaient plus seulement les hommes riches et les gens d’affaires, ce furent les rangs innombrables de la classe moyenne et des classes laborieuses, les boutiquiers, les petits fabricans, les ouvriers, qui apportèrent leurs modiques ressources, et qui constituèrent un gros capital, réveillé d’un long engourdissement et utilement employé à vivifier l’esprit d’entreprise. Un pareil phénomène ne saurait se reproduire deux fois dans les mêmes proportions. La moisson la plus abondante était rentrée, les banques établies dans le cours des premières années de l’émancipation n’ont guère laissé qu’à glaner après elles. Il y a dix ans, il ne restait déjà plus que peu d’argent à recueillir ; les sommes inactives, bonnes à mettre en œuvre, ont encore diminué depuis. Les banques nouvelles, encouragées par les profits qu’avaient réalisés. leurs aînées, se virent obligées de leur disputer les capitaux. Une concurrence extrême s’établit pour attirer les dépôts, en leur assurant un intérêt qu’ils ne percevaient point jusque-là, ou en augmentant le taux de celui qui leur était servi. On alla chercher des spéculations donnant des profits élevés en province, dans les colonies et à l’étranger. On avait épuisé les avantages réguliers, on eut recours à des entreprises plus hasardeuses. Chacun s’empressait d’offrir des conditions meilleures aux capitaux dont on sollicitait le concours de toutes parts, car on ne pouvait rien faire sans argent. Les anciens établissemens solidement assis se trouvaient entraînés, eux aussi, dans une voie périlleuse, sous peine de voir diminuer leurs ressources et de perdre leurs cliens, éblouis par de plus larges promesses.

À ce moment, la loi de 1862, en ouvrant libre carrière à toutes les formes de sociétés à responsabilité limitée, est venue singulièrement aggraver la situation. Le parlement s’était longtemps refusé à cette concession réclamée par des esprits ardens. Il était inévitable qu’au moment où cette résistance était vaincue, où les digues étaient ouvertes, beaucoup de mauvaises compagnies allaient surgir, qu’elles allaient enchérir les unes sur les autres de promesses et d’avantages offerts. On créa surtout à l’envi de nouvelles sociétés de banque et des maisons d’escompte. Les anciennes faisaient beaucoup d’affaires, car il n’en existait même pas assez pour les besoins du commerce : elles payaient de gros dividendes ; d’autres les avaient suivies avec un succès moins éclatant, mais encore raisonnable. On touchait au moment où le sol financier épuisé allait manquer à la culture. Au lieu d’exploiter des terrains délaissés, les compagnies écloses au soleil de la responsabilité limitée se trouvaient réduites à enlever aux entreprises existantes une partie de leur domaine.

Au début de cette campagne, en 1862 et 1863, le taux de l’intérêt était bas. On éprouvait de la difficulté à employer sur le marché monétaire le capital disponible, et l’on se trouvait forcément poussé aux aventures. On l’a dit depuis longtemps, John Bull est capable de tout supporter, mais il ne résiste guère au péril de l’intérêt à 2 pour 100. Dès que le taux de l’argent se maintient d’une manière prolongée à un niveau très bas, s’il ne se présente pas de bonnes affaires, on en risque de mauvaises, on se lance dans les hasards ; les réserves se dissipent, le capital disponible est entamé, et une chute énorme ne tarde pas à succéder à l’effervescence de l’esprit d’entreprise. De là viennent les oscillations extrêmes de l’intérêt. C’est afin de les restreindre et afin d’empêcher que le balancier ne s’éloigne trop du centre de gravité, pour se précipiter vers la hausse, que des esprits éminens, entre autres M. Tooke et son digne disciple, M. William Newmarch, voudraient combattre une baisse exagérée. Chose singulière, tandis que des systèmes empiriques rêvent le taux à pour 100 comme limite maxima de l’escompte de la Banque, M. William Newmarch indique ce même chiffre de 4 pour 100 dans son dernier écrit, The recent financial Panic, comme la limite minima au-dessous de laquelle il serait interdit à la Banque d’Angleterre d’abaisser l’intérêt perçu. Elle devrait s’abstenir de prêter quand le niveau du marché libre se trouve plus bas, et profiter de ce temps d’arrêt pour s’approvisionner de métaux de manière à faire plus aisément face aux époques difficiles.

Nous préférons pour notre compte le libre jeu de l’offre et de la demande, nous n’aimons ni les maxima ni les minima imposés ; nous avons foi dans le cours naturel des choses, pourvu qu’il ne soit point faussé par des procédés artificiels, pourvu que l’on empêche les expansions violentes et les contractions subites de la monnaie fiduciaire, appelée forcément à jouer avec la monnaie métallique le rôle d’évaluateur commun de tout ce qui s’échange. Il faut que la circulation mixte, composée de métal et de papier se comporte comme le ferait une circulation purement métallique. En dehors de ce principe, il n’y a plus ni sincérité dans les prix, ni sécurité dans les transactions, et l’équilibre rompu entre les divers marchés, au lieu de se rétablir spontanément en vertu du libre commerce de l’or comme des autres marchandises, se trouve exposé à traverser des phases violentes.

La multiplication des compagnies de finance à responsabilité limitée a exercé une triste influence sur le marché. Elle a conduit à une exportation considérable du capital, placé à un intérêt d’autant plus élevé qu’il se trouvait exposé à plus de risques ; bien plus encore, elle a fait consacrer des sommes énormes à des avances engagées dans des affaires dont le produit ne couvrira jamais la dépense. La meilleure chance se présente quand les banques, s’étant fait garantir par plusieurs signatures, en rencontrent une bonne, qui paie pour les autres. Alors les compagnies de finance assistent impassibles à la ruine d’entreprises qu’elles ont provoquées par d’imprudentes facilités, et dont elles ont hâté la chute par la perception d’un intérêt exorbitant. Ne faut-il pas qu’elles distribuent de gros dividendes pour faire monter le prix des actions ? Il s’agit bien d’un service à rendre, alors qu’on n’a eu en vue qu’un large profit à recueillir !

Cependant ce calcul égoïste manque souvent le but ; les échecs répétés des entreprises écloses en serre chaude ébranlent la confiance. Les pertes deviennent contagieuses, les signatures regardées comme les meilleures perdent leur valeur, le crédit s’affaisse, et ceux qui ont fourni les ressources aux banques et aux maisons d’escompte commencent à exercer sur elles une pression gênante. Pour les calmer, les établissemens menacés augmentent encore le taux de l’intérêt servi, mais cet expédient meurtrier ne fait que retarder de quelques jours l’instant fatal.

L’organe le plus accrédité de l’Angleterre pour les questions financières, l’Economist, si habilement dirigé par M. Bagehot, l’a dit récemment : on ne vit jamais et probablement on ne verra plus de longtemps commettre d’aussi insignes folies que celles qui ont marqué le cours des deux dernières années. Il faut que l’Angleterre ait un tempérament d’une solidité indestructible pour avoir résisté à tant d’abus, pour supporter comme elle l’a fait les mouvemens spasmodiques d’une crise formidable, conséquence nécessaire des fautes récentes. La défiance actuelle du continent, qui contribue à maintenir l’escompte de Londres à un taux de guerre, doit servir de leçon : moins elle est fondée, plus elle constitue un avertissement salutaire. Jamais, en effet, la puissance productive de l’Angleterre n’a reposé sur un terrain plus solide ni plus fructueux ; s’il est une vérité incontestable enseignée par Adam Smith, c’est celle qui consiste à regarder le fruit annuel du travail d’une nation comme la source la plus féconde de la richesse. L’Angleterre ne tardera point à réparer les pertes subies ; déjà une situation prospère, une industrie florissante, un commerce d’exportation accru dans de larges proportions, un revenu public progressif, font un singulier contraste avec le désarroi financier, et ne sauraient tarder à y mettre un terme. Nous ne sommes nullement inquiet de l’avenir de ce grand pays, il nous semble que le présent apparaît au dehors sous des couleurs beaucoup trop sombres. On ne saurait continuer à demander à nos voisins tous les paiemens en or et à tenir en défiance leurs titres de crédit ; mais l’expérience acquise ne sera point perdue par eux : ils ont éprouvé une fois de plus combien, même en présence d’une circulation affermie par la rigueur prévoyante de la loi, le crédit est d’une structure légère et délicates

Il est vrai qu’on s’est trouvé en présence d’une réunion singulière de causes et d’influences délétères. Au moment même où un taux très réduit de l’intérêt portait à se lancer à tout prix, à tout risque, dans les opérations les plus téméraires, la loi sur les sociétés à responsabilité limitée a multiplié les compagnies de finance et les maisons d’escompte peu expérimentées, ardentes au gain. Bientôt après une source féconde de déceptions s’est ouverte avec le nouveau mode d’entreprise des chemins de fer. À l’entraînement des placemens multipliés à l’étranger, on a vu se joindre les manœuvres audacieuses des ours (bears)[6], spéculateurs âpres, qui ont combiné d’actifs efforts pour précipiter la chute des entreprises vacillantes, afin de réaliser de tristes bénéfices sur la baisse des actions dont ils étaient les promoteurs. Enfin l’ébranlement causé par l’approche d’une grande guerre européenne dont personne ne pouvait prévoir la marche rapide, l’agitation provoquée par le bill de reform et le changement inattendu du cabinet, qui a mis lord Derby à la place du comte Russell et M. Disraeli à la place de M. Gladstone, expliquent assez, pour nous en tenir aux points culminans, l’invasion et la persistance de la crise, et contribuent à faire admirer la constance énergique avec laquelle l’Angleterre a su dominer un mal qu’il lui avait été impossible de conjurer.

Rien de plus instructif, en ce qui concerne l’action des sociétés À responsabilité limitée, que l’étude du désastre causé par la maison d’escompte Overend, Gurney et C°. Un grand nombre de créations suscitées par le système nouveau étaient venues lui disputer le terrain, lui faisant une concurrence acharnée. Les nouveaux venus cherchaient à multiplier à tout prix les dépôts qu’on leur confiait, et, pour ne pas se voir enlever les cliens, la vieille maison Gurney, déjà rudement atteinte et condamnée à de fâcheux expédiens, se lança dans la même voie hasardeuse que ses rivales. Une lutte de facilités abusives et d’offres séduisantes s’établit. Le taux de l’intérêt servi s’éleva, alors que le produit des sommes empruntées restait le même. Pour grossir celui-ci, afin de rétablir l’équilibre entre les recettes et les dépenses qu’une méthode vicieuse avait rompu, on fit un usage excessif et périlleux des avances consenties à un prix exorbitant. Pour nous servir d’un terme nouveau, dont la langue des affaires vient de s’enrichir tristement de l’autre côté du détroit, on s’appliquait à faire financer les entrepreneurs de chemins de fer, chargés d’énormes constructions sans capital souscrit, les spéculateurs hasardeux et les établissemens compromis. On leur imposa les conditions les plus dures. Le taux de l’intérêt allait en grossissant, et il semble singulier qu’au lieu de diriger avec une animosité blessante de vives attaques contre la Banque d’Angleterre à l’occasion des rehaussemens de l’escompte, on ait longtemps négligé de signaler le véritable siège du mal, la concurrence imprévoyante que se faisaient les établissemens de finance et les maisons d’escompte pour attirer les ressources disponibles par l’appât d’un gros intérêt. N’est-ce pas ainsi que dernièrement encore les classes laborieuses ont vu crouler avec désespoir la compagnie établie sous le titre pompeux de The national Savings’ bank Association, fondée en 1856, au capital de 100,000 livres sterling en actions d’une livre. Cet établissement ne comptait pas moins de cent soixante-quatorze succursales, dont trente-sept dans la métropole ; il avait fait appel par des prospectus retentissans aux plus faibles sommes, lentement amassées et rudement conquises par le labeur de chaque jour. Il prenait en pitié les 3 pour 100 des caisses d’épargne, il offrait 4, 4 1/2, 5 et même 6 pour 100, accueillant les dépôts les plus minimes et promettant des branches (branch-banks) partout où on aurait souscrit un nombre d’actions suffisant ; surtout il insistait sur la sécurité acquise à des placemens si avantageux. Les classes laborieuses ont cédé à la tentation trompeuse (that tempting delusion) d’un intérêt élevé ; elles s’en repentent amèrement aujourd’hui. — On dira peut-être, en invoquant la théorie favorite du self-government : Les hommes doivent savoir veiller sur eux-mêmes et sur ce qui leur appartient. D’accord, nous aimons cette fière maxime, néanmoins c’est à la condition que la loi ne soit pas assez élastique pour ne fournir aucun remède contre les gens peu scrupuleux à l’égard de ce qui appartient à autrui. La formation des sociétés à responsabilité limitée offre des facilités dont une exacte probité ne s’accommode guère. La banque Overend, Gurney and C°, à la suite d’une impulsion aussi large qu’imprudente, était devenue insolvable. On choisit ce moment pour la reconstituer au mois d’août 1865, sous forme de société à responsabilité limitée, au capital de 5 millions de livres sterling (125 millions de francs), divisé en 100,000 actions de 50 livres (1,250 fr.) chacune, sur lesquelles 15 livres (325 francs) se trouvaient versées. L’apport de l’ancienne maison, dont on connaît l’état, fut payé 500,000 livres sterling (12,500,000 francs) ! Les titres de la société Overend, Gurney and C° limited se négocièrent avec une prime élevée, qui était récemment encore de 10 livres sterling ; elles sont tombées d’abord à 12 livres d’escompte, c’est-à-dire de perte, et depuis qu’un appel nouveau de 10 livres a été fait par les liquidateurs aux malheureux actionnaires, ces actions ne sont même plus cotées à aucun prix.

Une série d’opérations vicieuses et des charges accablantes avaient dissipé les ressources de l’ancienne compagnie ; on pouvait espérer que la leçon aurait profité à la direction nouvelle. Il n’en a pas été ainsi ; elle multiplia les opérations hasardées et se trouvait au bord de l’abîme, quand une similitude de nom vint lui porter une rude atteinte lors de la faillite Overend, Watson and C°, constructeurs de chemins de fer. Victime d’une fraude audacieuse de la part de la maison Pinto, Perez et C°, engagée dans une quantité de mauvaises affaires, elle tenta un dernier effort en demandant le jeudi matin, 10 mai, un secours de 400,000 livres sterlings (10 millions de francs) à la Banque d’Angleterre. Les sécurités offertes étaient insuffisantes, l’assistance dut être refusée avec un vif regret, car les directeurs de la Banque ne se dissimulaient nullement l’imminence du danger ; ils s’attendaient à l’explosion que cet événement devait produire. Ce jour même, la grande maison du coin, fermait ses portes, et le lendemain commençait l’Overend-friday, le black-friday.

Ce fut dans la Cité comme la secousse d’un tremblement de terre ; la violence du choc échappe à toute comparaison, et cependant rien n’était imprévu, il avait seulement été impossible de calculer à l’avance la force destructive du fléau. Le taux de l’escompte de la Banque d’Angleterre était déjà à 6 pour 100 à la fin d’avril ; dès les premiers jours de mai, il fut successivement et rapidement porté à 7, à 8 et à 9 pour 100. Le jeudi matin, 10 mai, les avances sur fonds publics étaient taxées à 10 pour 100. Le baromètre financier marquait la tempête ; à mesure que les moyens d’action de nombreuses compagnies s’affaissaient, les demandes affluaient de plus en plus à la Banque ; la réserve baissait, car l’importation de tout l’or de l’Australie ne suffirait point pour la maintenir au même niveau, quand l’équilibre se trouve rompu entre ce qu’on apporte et ce qu’on retire, quand on prête plus que l’on ne reçoit, et que les exigences des emprunteurs vont en croissant. Les ressources les plus larges ont leur limite : celles de l’Angleterre sont énormes, l’imprévoyante ardeur de la spéculation avait cependant réussi à épuiser l’avoir disponible. Une augmentation constante et colossale de la richesse n’avait pas suffi pour tenir tête à l’expansion violente des entreprises.

Le mécanisme de sa production se trouvait dépassé en rapidité par le mécanisme de l’absorption des placemens. Il y a vingt ans, le savant statisticien Porter estimait à 60 millions de livres (quinze cent millions de francs) le progrès annuel de la richesse de la Grande-Bretagne ; le chiffre a au moins doublé depuis. M. Newmarch et l’Economist le portaient à 130 millions de liv. sterl. (3 milliards 250 millions de fr.) il y a peu d’années ; des autorités compétentes l’élèvent jusqu’à 150 et même 200 millions de liv. st. (3 milliards 750 millions à 5 milliards de fr.) Il ne faut pas oublier que ce capital ne saurait être employé en totalité ; la rente et le prix des immeubles ont monté sans fournir l’objet du commerce d’exportation ; on ne saurait s’en servir non plus pour payer les articles apportés du dehors, ni pour solder les emprunts turcs, égyptiens, brésiliens, etc. Quant aux épargnes disponibles, elles ont en partie pris cette direction ; beaucoup ont été consolidées dans des travaux d’une utilité contestable et d’un rendement médiocre ou nul, beaucoup ont été englouties dans des entreprises imprudemment conçues et mal exécutées. Les sociétés à responsabilité limitée en ont absorbé une bonne part : il n’y aurait encore que demi-mal, si le passé pouvait se liquider au moyen du sacrifice déjà subi ; mais presque toutes ces sociétés n’ont eu que le nom de la responsabilité limitée, du moins quant aux sommes versées. Les fondateurs, afin de trouver plus facilement des souscripteurs, leur ont demandé une faible partie du montant des actions ; ils faisaient ainsi briller l’attrait d’un capital imposant, et reportaient sur l’avenir la charge du présent. La maison Overend, Gurney and C° limited n’avait fait verser que 15 livres sur 50. L’actionnaire ne s’en trouve pas moins engagé pour le surplus, il est tenu de parfaire tout ce que le déficit constaté peut exiger. C’est en fait une sorte de responsabilité illimitée qu’il encourt, et les inquiétudes répandues rendent cette perspective fort sombre ; elles pèsent sur tous ceux qui ont eu le malheur de s’engager trop légèrement dans des opérations dont ils ne mesuraient pas la portée. Nombre d’entreprises ont ruiné déposans et actionnaires en laissant encore ceux-ci sous de graves engagemens.

Les fatales découvertes faites à cet égard ont révélé que beaucoup de capitaux souscrits et beaucoup de dépôts réalisés étaient consacrés à de mauvais placemens. Rien de plus naturel par conséquent que la furie avec laquelle l’Overend-frîday a vu les intéressés se précipiter sur toutes les caisses. Une réaction violente se faisait jour contre la confiance des trois dernières années. La panique financière (credit panic), tel est caractère saillant de la dernière crise. Le Times a beau dire dans un langage pittoresque que toutes les paniques viennent du crédit ébranlé, comme tous les poissons sortent de l’eau. Il est impossible de se méprendre sur la physionomie que présente celle qui vient d’affliger l’Angleterre. À l’exception de quelques spéculations immodérées sur le coton et le fer, le commerce était sain, l’industrie vigoureuse, les récoltes n’avaient pas manqué. L’act de 1844 avait élevé une digue infranchissable contre une crise monétaire proprement dite. Les signes principaux de la tourmente de 1825 et de celles de 1837, 1847, 1857, 1864, manquaient en grande partie. Par contre jamais les signes précurseurs d’une crise financière ne se présentèrent plus complets et plus menaçans, jamais aussi le choc subi n’arriva avec cette rapidité foudroyante.

Le mal, quelque grave qu’il paraisse, nous semble moins profond il laissera des traces moins sensibles. Répétons-le, si les banques faibles ont disparu, les banques solides se sont fortifiées, et leur utile influence ne cessera point de s’exercer. Si nous résistons au mirage de la liberté d’émission, fonction tout à fait secondaire et fonction distincte du véritable office de banque, si nous avons toujours maintenu le principe que le billet faisant office de monnaie réclamait, comme celle-ci, l’unité et la stabilité, et devait appeler l’action de l’état, dont le premier devoir était de veiller à la fidélité et à la sécurité de la monnaie fiduciaire comme de la monnaie métallique, au même titre qu’il est appelé à veiller à la rectitude des poids et mesures, nous sommes aussi le partisan décidé de la liberté des banques sainement entendue, sans mélange d’aucune fiction et d’aucun artifice. Un grand enseignement sort de la crise financière de l’Angleterre : c’est grâce à la solidité de la circulation garantie par l’act de 1844 que les désastres privés n’ont point dégénéré en un désastre public. D’un autre côté, si certains établissemens ont sombré, la grande et féconde institution des banques de dépôt, cet actif intermédiaire entre le capital qui s’offre et la demande qui se présente pour l’employer, n’a fait que se retremper durant l’épreuve. Les saturnales d’une spéculation éhontée ont pu dissiper des capitaux nombreux ; elles n’ont pas porté atteinte au principe du bien-être général. Les banques de dépôt, appuyées sur la base inébranlable de la circulation, garanties par la Banque d’Angleterre, forment le plus puissant levier de l’activité productive. Ce que nous pouvons faire de mieux en France, c’est d’en bleu étudier le mécanisme et de nous l’approprier complètement.

Le chiffre des dépôts que possédaient en 1865 les institutions de crédit de Londres dépassait 100 millions de livres (2 milliards 500 millions de francs). La London and Westminster bank recueillait à elle seule près d’un demi-milliard de ressources actives. En réunissant ce résultat à celui obtenu par trois autres grandes banques, la London Joint-Stock, l’Union Bank of London et la London and County, on arrivait à un total de 70 millions sterling (1 milliard 750 millions de francs)[7]. On ne saurait relever d’une manière précise le chiffre des dépôts pour tout le royaume-uni, mais les renseignemens que nous avons recueillis nous le font évaluer au minimum de 2Î0 ou 300 millions de livres sterl. (6 ou 7 milliards 1/2 de francs). On l’a estimé jusqu’à 400 millions sterling (10 milliards de francs). Ces données colossales suffisent pour imprimer la conviction que là se rencontre l’avenir du crédit et non dans l’accroissement périlleux d’une monnaie fiduciaire sans garantie métallique. Les plans les plus avantageux se bornent à promettre de ce côté quelques centaines de millions de francs, et nous savons à quel prix. N’est-ce pas, malgré l’importance de la somme, quelque chose de mesquin en face des milliards qu’un crédit sain, assis sur un numéraire fidèle, assure aujourd’hui à l’Angleterre par l’office régulier des banques de dépôt ?

Les efforts des ours (bears), si funestes aux compagnies suspectes, ont été impuissans contre les grandes banques de dépôt. Le bearing (spéculation combinée à la baisse) a joué un grand rôle dans la dernière crise financière de l’Angleterre : des manœuvres illégitimes de Bourse ont précipité un désastre qu’elles n’auraient pas à elles seules pu produire. Des combinaisons hostiles ont traqué les titres de certaines compagnies ; elles ont fait vendre à tout prix les actions, afin d’exciter l’alarme des déposans et de faire encore baisser les litres par suite du nui sur les caisses. On a été jusqu’à dénoncer des personnes occupant de hautes positions dans diverses entreprises, qui auraient trempé dans ces manœuvres déshonorantes. Pendant longtemps, les taureaux (bulls) ont été vaincus et les ours (bears) ont été triomphans. À Londres, les esprits se sont vivement émus de cette persistance de la baisse, et un membre du parlement, M. Leeman, a même déposé une proposition tendant à refréner le bearing.

Le bearing a beaucoup contribué à la convulsion de l’Overend-friday. Cela vient à l’appui de l’opinion qui considère la crise de 1866, non pas comme une panique du capital provenant de l’épuisement des ressources, non pas comme une panique commerciale fruit d’une spéculation désordonnée, non pas comme une panique monétaire (bullion-panic) ayant sa source dans une diminution de numéraire ou dans une suspicion jetée sur les billets de banque, mais comme une panique financière amenée par une maladie du crédit, à laquelle ont principalement conduit l’explosion des sociétés à responsabilité limitée, les manœuvres des spéculateurs à la baisse et les fausses combinaisons sur lesquelles repose la construction des chemins de fer.

L’act de 1844, sur lequel on a prétendu faire retomber la responsabilité de la tourmente, a fourni au contraire un puissant moyen de défense contre la crise, et parmi les hommes qui font autorité dans la question, presque aucun ne réclame la liberté d’émission ; loin de prévenir l’invasion du mal, elle n’aurait fait que l’aggraver. Beaucoup d’essais ont été produits, beaucoup de propositions ont été faites pour empêcher à l’avenir le retour d’une commotion pareille à celle du noir vendredi. Nous venons de donner le récit fidèle de cette tourmente ; nous essaierons peut-être d’en aborder l’étude sous ce nouvel aspect.


L. WOLOWSKI, de l’Institut.

  1. Nom technique donné à l’espèce de course des créanciers qui réclament le paiement de leurs titres.
  2. Siège de la Banque d’Angleterre.
  3. Nous avons arrondi les chiffres, qui sont exactement : 11,015,100 livres sterling pour la dette de l’état, 3,984,900 pour les autres fonds déposés dans le département de l’émission.
  4. C’est la dénomination technique donnée à la division de la Banque d’Angleterre qui s’occupe de remplir l’office de banque proprement dit, de faire les avances et les escomptes et d’employer ainsi les billets créés par le département de l’émission.
  5. Nous ne parlons pas du Dead weight annuity, rente annuelle de 585,740 livres sterling, servie par l’état pour une avance de 13 millions de livres, consentie en 1823 et destinée aux récompenses de Waterloo. Cette annuité s’éteindra en 1867 ; elle cessera donc bientôt de figurer dans les états publiés.
  6. Spéculateurs à la baisse. On appelle bulls (taureaux) les spéculateurs à la hausse.
  7. Le chiffre de ces dépôts a encore augmenté en 1866.