La Crise des subsistances sous la Révolution

La Crise des subsistances sous la Révolution
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 600-626).
LA CRISE DES SUBSISTANCES
SOUS
LA RÉVOLUTION

Le Parlement vient de voter une loi qui comporte à la fois le droit de réquisition, et de taxation des blés, sans compter, en fait, le monopole de l’importation. Les représentans de la nation sont même allés plus loin, ils ont décidé que l’on taxerait les farines pour pouvoir taxer le pain, — et que l’on obligerait les meuniers à fabriquer désormais un seul type de mouture parce que tous les Français devraient consommer le même pain quotidien vendu partout au même prix.

La taxation et la réquisition ont pour objet clairement désigné et visé de lutter contre la cherté en imposant un prix raisonnable aux producteurs trop avides et surtout aux commerçans coalisés qui spéculent, — soi-disant, — sur la misère publique et tirent un profit scandaleux de la rareté des grains. Le monopole de l’importation doit mettre un frein à l’agiotage en prévenant les manœuvres des spéculateurs sans scrupules.

La taxation des farines limite ces profits excessifs des meuniers, et celle du pain contraint les boulangers à réduire les bénéfices qu’ils prélèveraient, sans cela, comme un tribut, sur la consommation du pauvre. L’obligation imposée à tous de manger le même pain n’est qu’un sacrifice léger dont le riche insouciant et égoïste n’a pas le droit de se plaindre, car le pain national plus grossier, mais aussi nourrissant, permettra de réaliser des économies, de ménager nos ressources et de ne pas faire sortir notre or. D’ailleurs, le pain, cet aliment essentiel, ne doit pas augmenter de prix. Abandonné à toutes les influences que comportent la concurrence libre et les spéculations du négoce, le prix du pain pourrait s’élever.

L’Etat a le droit de le fixer et de prendre, à cet effet, toutes les mesures que justifie d’avance la loi suprême, — celle du salut public ! — S’il faut faire plus, l’État n’hésitera pas davantage : il taxera toutes les céréales, le bétail, les viandes, les pommes de terre ou les fruits.

Telle est la doctrine qui semble prévaloir aujourd’hui ; telles sont les applications du principe dont elle se réclame, le principe ou la loi de l’intérêt public, compris et défendu par un groupe politique.

Que valent, cependant, et la doctrine et le principe qui paraît la justifier, et les applications qui en résultent ?

Pour le savoir, il suffit, à la vérité, d’écouter les leçons de l’expérience et de ne pas méconnaître les enseignemens de l’histoire économique.

La France a souffert, sous la Révolution, d’une crise des subsistances. L’Etat a voulu intervenir ; il a taxé, il a réquisitionné, non pas le blé seulement, mais tous les comestibles, il a poursuivi les accapareurs, établi des greniers d’abondance et monopolisé le commerce des grains à l’importation. Le principe invoqué et défendu était déjà celui que l’on défend et dont on se réclame aujourd’hui pour substituer la contrainte à la liberté. « Citoyens, s’écriait Phélippeaux, le 28 avril 1793, c’est en concourant tous au salut de l’Etat, qu’on assure ses propriétés et son bonheur. Celui qui veut éluder cette obligation sacrée est un perfide ou un insensé… »

Et le même orateur, il y a cent vingt-deux ans, parlait déjà du « pain national. » « Oui, disait-il, je ne m’en tiens pas encore à ces mesures. Les estomacs aristocratiques et sensuels ont introduit l’usage d’un pain plus moelleux et plus délicat que celui de la multitude.

« En confondant tous les résultats de la mouture et en consommant avec tous nos frères une seule espèce de pain, il deviendra meilleur et plus substantiel. »

La loi du 15 novembre 1793 réalisait les vœux de Phélippeaux et décidait : 1° La mouture sera uniforme ; 2° Les boulangers ne pourront faire et vendre qu’une seule espèce de pain.

Les projets soutenus hier à la tribune de la Chambre ne sont donc pas nouveaux, et l’on peut dire, une fois de plus, que l’histoire est une galerie de tableaux où l’on trouve peu d’originaux et beaucoup de copies.

Pour apprécier les copies, il convient de savoir ce qu’ont valu les originaux. Nous allons parler de la crise des subsistances sous la Révolution, des mesures prises pour la conjurer, des interventions incessantes autant qu’arbitraires de l’Etat, et des résultats qu’elles ont entraînés.

Il s’agit bien d’une expérience faite et non pas d’une hypothèse dont on pourrait contester la valeur. Nous possédons même, à cet égard, des documens probans d’une inestimable valeur : il s’agit de l’opinion même exprimée par les hommes qui avaient inauguré le système des taxations, des recensemens, des monopoles d’État, et des poursuites implacables contre les accapareurs. La Convention nationale a porté un jugement sur les mesures révolutionnaires qu’elle avait prises et sur les conséquences détestables de ses erreurs.

Ces faits appartiennent à l’histoire ; nous avons le droit de les rappeler et d’en tirer les leçons qu’ils comportent.


LES INTERVENTIONS DE L’ÉTAT A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION

Nous verrons bientôt que la Convention nationale multiplia les interventions arbitraires de l’Etat à propos du commerce des subsistances, mais, il est juste de le reconnaître, le pouvoir royal n’avait pas hésité à prendre des mesures analogues, et, dans bien des cas, l’opinion publique les réclamait. Partout, au même moment, les négocians, les marchands de blé notamment, étaient l’objet des attaques les plus violentes ou les plus criminelles.

Dès le mois de novembre 1788, Necker faisait rendre un arrêt du Conseil qui jetait publiquement la défaveur sur les marchands de grains et défendait de vendre ailleurs que sur les marchés. Ce règlement fut le signal d’un trouble général. Le 18 décembre de la même année, le Parlement de Paris rendait un arrêt, « toutes chambres assemblées et les pairs y séant, » qui fut un autre signal d’alarme et de désordres. Cet arrêt défendait vaguement les manœuvres frauduleuses tendant à empêcher l’approvisionnement des marchés. Ce même Parlement ordonna à tous les magistrats subordonnés de procéder à des inventaires ou « recensemens » de subsistances. A partir de ce moment, le commerce des grains fut interrompu, les cultivateurs se virent inquiétés, et l’approvisionnement des marchés devint aussi irrégulier qu’insuffisant.

Au mois de mars 1789, le Parlement de Dijon interdisait l’exportation du blé hors de son ressort. Le Parlement de Besançon suivit cet exemple, et, du même coup, le ravitaillement des villes de Lyon et de Paris fut entravé.

Des intendans, notamment ceux de Champagne et de Soissons, rendirent, pour leurs provinces, des ordonnances semblables aux arrêts des Parlemens de Bourgogne et de Franche-Comté. Les alarmes et les insurrections devinrent dès lors générales. La libre circulation des denrées était partout entravée. Necker, préoccupé de l’alimentation de Paris, faisait chercher des grains par ses agens, et, sous l’influence de cette concurrence nouvelle, les prix s’élevaient. Le peuple, ameuté, s’opposait aux transports ; les troubles eux-mêmes contribuaient à provoquer l’élévation des cours, en augmentant les inquiétudes.

L’arrêt du Conseil en date du 23 avril 1789 accrut ces alarmes au lieu de les dissiper. Le Roi rappelait les mesures prises pour faciliter les importations des grains et interdire leur sortie ; il faisait ouvertement allusion aux achats effectués à l’étranger et révélait ainsi officiellement l’insuffisance de la précédente récolte en justifiant imprudemment les craintes du public.

Les achats de blé hors des marchés étaient interdits, pour décourager les spéculateurs, toujours dangereux dans un temps de cherté, et ordre était donné de permettre aux particuliers de s’approvisionner avant tous les autres acheteurs. C’était désigner, une fois de plus, les négocians à la malveillance du peuple, et signaler les dangers que leurs spéculations faisaient courir aux victimes de ces manœuvres. Enfin, l’intervention gouvernementale se traduisait par l’ordre donné aux intendans de procéder à des réquisitions, à des inventaires et à des visites domiciliaires destinées à préciser l’état des réserves disponibles et à permettre de contraindre les cultivateurs à garnir les marchés.

Un conventionnel, Creuze-Latouche, a condamné, plus tard, cet arrêt en disant : « Les seuls effets qu’il produisit furent de rendre le peuple plus furieux, les marchés plus dégarnis, le blé encore plus cher. »


En vérité, ce que nous venons de dire suffit pour caractériser la doctrine dont s’inspirait le pouvoir royal à la veille de la convocation, des États Généraux. Déjà l’État avait recours aux mesures arbitraires, que la Convention nationale adopta quelques années plus tard, c’est-à-dire aux inventaires, aux visites domiciliaires et aux réquisitions. Déjà le spéculateur était dénoncé, et sa coupable industrie se trouvait condamnée, sans que personne prit soin de distinguer le négociant de l’accapareur ; déjà le cultivateur lui-même était traité en suspect, car, dans son arrêt du mois d’avril 1789, le Roi invitait expressément, au nom du bien de l’État, les propriétaires et fermiers « à garnir les marchés, à ne pas abuser de la difficulté des circonstances, et à user de modération dans leurs prétentions. », Le public n’était pas assez éclairé pour comprendre les avantages de la liberté du commerce et pour faire justice des attaques dont les marchands de grains devenaient l’objet. On conserve aux Archives nationales, parmi d’autres brochures instructives, une curieuse « adresse au peuple français, » qui a pour titre : Le cri général.. Elle a été rédigée au début de l’année 1789, et l’auteur, après avoir flétri l’avarice des propriétaires ainsi que la dureté des accapareurs, réclame déjà la taxation des grains et celle du pain !

« Il semble, dit-il avec assurance, que l’on pourrait éviter tous les malheurs par une loi certaine, inviolable, et générale pour tout le royaume, et en décidant que le meilleur pain ne pourra jamais, même dans la disette, se vendre au-delà de … la livre, prix auquel le journalier puisse toujours atteindre, de manière qu’en cas de famine, il sera partagé au susdit prix à chacun, sans que le riche, en y mettant l’enchère, puisse en priver les malheureux… ; que le blé ne pourra jamais se vendre jau de la de… qu’à ce prix, les municipalités pourront forcer chaque propriétaire de grain à leur vendre l’excédent de son nécessaire et seront autorisées à faire l’avance des frais pour s’en procurer. »

On pourrait croire que de pareils projets restaient sans influence sur l’opinion et, en particulier, sur les cours des grains. Il n’en était rien, malheureusement. Habilement et rapidement colportées, les brochures dont nous venons de citer un exemple répandaient aussitôt l’alarme et provoquaient des troubles. Deux pièces curieuses, conservées aux Archives nationales, montrent combien était dangereuse l’action exercée sur des esprits inquiets par la publication de quelques projets irréalisables.

En 1789, une brochure, rédigée à Bayonne, prêtait à l’assemblée communale de cette ville l’intention de mettre un terme aux accaparemens, de taxer le pain, et de procéder à des réquisitions chez les marchands. La nouvelle, aussitôt colportée jusque dans les campagnes voisines, eut immédiatement pour effet d’y répandre l’inquiétude et de suspendre les transactions ordinaires.

Le Comité des subsistances de Bayonne protesta aussitôt, et fit placarder une affiche pour rassurer les cultivateurs. L’objet de notre mission, disaient les membres du Comité, est de faire abonder les subsistances dans la ville. Il se trouve contrarié par un écrit qui a circulé ces jours passés, non seulement ici, mais dans les villes voisines, où Bayonne puise ses approvisionnemens ordinaires. Le premier article de ce projet énonçant la fixation invariable du prix du pain, les habitans des campagnes en ont inféré que, désormais, le prix du blé serait proportionné à celui du pain. « Dès lors, justement alarmés par une mesure attentatoire au droit de tout propriétaire de denrées d’en fixer le prix suivant sa volonté, ils ont cherché à s’y soustraire en suspendant leurs envois au marché de Bayonne. Le Comité a déjà eu lieu de s’en apercevoir dans les deux derniers marchés, où il n’a pas été apporté la moitié de l’approvisionnement nécessaire à la consommation d’une semaine, ce qui a occasionné une hausse dans les prix. »

On voit clairement quel était l’effet d’une opinion rapidement répandue, et l’on peut prévoir ainsi quelles seront les conséquences de toutes les mesures arbitraires dont les cultivateurs, aussi bien que les marchands, craindront de devenir les victimes.

En 1789 comme en 1915, les diverses régions de la France étaient inégalement fertiles, inégalement peuplées, inégalement pourvues de moyens de communications. L’influence des circonstances atmosphériques se faisait en outre sentir et les différences constatées d’ordinaire, à propos de l’abondance des récoltes, se trouvaient ainsi exagérées. À ces contrastes correspondaient, bien entendu, des écarts très sensibles entre les prix. Le blé, qui valait vingt-quatre ou vingt-cinq livres le septier dans une région, était payé jusqu’à cinquante ou soixante livres dans une province voisine, et la lenteur autant que les frais énormes des transports, constituaient des obstacles invincibles au nivellement des cours. Dans de pareilles conditions, la liberté et la sécurité du commerce pouvaient seules réduire au minimum les différences de prix et protéger contre la disette les habitans des régions les moins fertiles.

Malheureusement, l’ignorance du public et sa crédulité le forçaient à voir un ennemi dans la personne du négociant dont le rôle bienfaisant consistait à faire circuler les subsistances. Les achats du commerce étaient considérés comme des accaparemens ; les grains, notamment, ne pouvaient sortir d’une région sans que le public inquiété ne craignît la disette ou ne redoutât la hausse des prix. Les craintes ressenties exerçaient, à vrai dire, la même influence qu’une diminution réelle des récoltes ; les cours s’élevaient brusquement là où les ressources étaient abondantes, et cette hausse prenait les proportions d’un désastre dans les régions qui souffraient momentanément d’un déficit certain des récoltes ordinaires.

Pour triompher de ces difficultés sans cesse renaissantes, pour dissiper les craintes, pour réprimer les violences et assurer au commerce sa liberté nécessaire, un pouvoir solidement établi et respecté était partout indispensable. Or, durant les années qui ont précédé la chute de l’Ancien régime, le pouvoir royal avait précisément perdu l’autorité indiscutée, la force capable de faire respecter l’ordre et d’empêcher le peuple de se nuire à lui-même.

Les premières assemblées révolutionnaires ont-elles donné au pouvoir royal cette autorité nécessaire et cette force utile au bien de tous ? ont-elles résolu avec sagesse et avec énergie le problème des subsistances ? C’est ce que nous allons nous demander.


LE PROBLÈME DES SUBSISTANCES JUSQU’AU VOTE DES LOIS DE MAXIMUM

Rendons justice tout d’abord à l’Assemblée Constituante et à la Législative : elles ont toujours maintenu et affirmé dans leurs décrets le principe de la liberté du commerce intérieur des subsistances. Du 5 mai 1789 au 30 septembre 1791, cinq textes différens ont pour objet de protéger la libre circulation des grains et la sécurité des marchands.

Dans tous les préambules de ces décrets, ou dans les articles eux-mêmes, la Constituante prodigue les conseils ou les avertissemens au peuple, et déclare que « le vrai moyen de porter l’abondance dans tout le royaume, est de rassurer les commerçans en leur procurant protection et garantie dans leurs spéculations. »

Bien mieux, des sanctions sont prévues, et des indemnités sont accordées aux propriétaires, cultivateurs, commerçans et autres personnes qui éprouveront des violences ou le pillage de leurs grains. Les indemnités ainsi accordées (décret du 18 septembre 1791) devaient être avancées par la nation et remboursées par le département dans lequel les violences auraient été commises. Le département, à son tour, était autorisé à faire porter cette charge sur les communes dans le territoire desquelles le délit aurait été commis.

Protéger la liberté du commerce et garantir la sécurité des transports, rassurer le public en affirmant que la production est abondante, tel est encore l’objet des décrets et des circulaires publiés entre le 1er octobre 1791 et le 21 septembre 1792.

« Il faut, disait le ministre de l’Intérieur (2 juin 1792), que les corps administratifs, les municipalités, toutes les autorités constituées, écartant de fausses terreurs, fassent un vigoureux effort pour assurer la liberté des transactions. » Et le 2 septembre 1792, l’Assemblée nationale voulait encore rassurer le public en affirmant la nécessité de faire appliquer les lois qui garantissaient la libre circulation.

« … Considérant que la récolte a été, en général, abondante cette année et que la France a, dans son sein, plus de grains qu’il ne faut pour la subsistance des habitans… Le Conseil exécutif provisoire tiendra la main à l’exécution des décrets relatifs à la libre circulation des grains dans l’intérieur du royaume… »


Mais ce sont là des textes ; il reste à savoir quelle était leur efficacité. Le nombre des décrets publiés et des circulaires adressées par les ministres prouve déjà surabondamment l’impuissance du législateur et la persistance des troubles qu’il espérait prévenir ou réprimer. Les discussions mêmes, qui se renouvelaient au sein des assemblées, provoquaient des craintes au lieu de les dissiper. C’est la remarque faite par un observateur averti et impartial, par Young, qui voyageait en France à cette époque.

Il a écrit dans ses Voyages en France les lignes suivantes que l’on pourrait méditer encore :

« Dans la Gazette nationale du 6 mars 1792, je lis un compte rendu de l’Assemblée : « Inquiétudes. — Précautions à prendre. — Commissaires envoyés. — Veiller à la subsistance du peuple. » — Si ces démarches sont nécessaires, pourquoi le dire, l’imprimer ? Pourquoi alarmer le peuple en lui montrant vos alarmes ?… Il n’y a qu’un plan, la liberté absolue. Proclamez la liberté du commerce, et, de ce moment, décrétez qu’on fasse avaler son encrier au premier représentant qui prononcera le mot de vivres. » La réflexion est piquante autant que juste. Quelle était en somme la situation durant les quatre premières années de la Révolution ? Pour la connaître, il faut interroger ceux qui l’avaient étudiée et qui signalaient la crise des subsistances en marquant ses causes. Creuzé-Latouche, un conventionnel défenseur courageux de la liberté commerciale, a rédigé sur cette question un curieux rapport conservé aux Archives nationales. Nous ne voulons pas le citer, mais l’analyser brièvement.

Dès les débuts de la Révolution, les anciennes autorités, dit-il, commençaient à tomber. Elles n’avaient plus la confiance de personne et, par cela même, elles ne conservaient aucune force pour empêcher le peuple de se nuire à lui-même. Ce peuple, dans l’excès de sa misère, se portait sans obstacles à toutes les extrémités. Des grains étaient taxés, des convois étaient pillés, et presque partout ils étaient arrêtés. Des citoyens de tout état devinrent victimes des soupçons d’accaparement ; les approvisionnemens que Necker s’était mis dans la nécessité de faire acheter partout au loin, pour Paris, fortifiaient ces soupçons d’accaparement. Le peuple, toujours plus souffrant encore par les extrémités où le portait le désespoir, ne croyait voir que des accapareurs. Des citoyens qui le servaient et d’autres absolument étrangers au commerce des grains lui paraissaient, sur les plus frivoles dénonciations, des conjurés pour l’affamer, et personne ne pouvait porter des subsistances dans des contrées qui en manquaient totalement.

La récolte de 1789, attendue avec une si douloureuse impatience, arriva enfin ; mais, quoique les récoltes successives de 1790, 1791 et 1792 aient été assez bonnes, on a été surpris, dans chacun des intervalles, de ne pas jouir de l’abondance et des facilités que l’on s’était promises.

« Les lois sur la libre circulation des grains et sur la liberté du commerce avaient été renouvelées par les nouvelles législations, mais, depuis 1789, la liberté n’a jamais existé un seul moment en fait. »

Ces dernières lignes valent d’être soulignées. Ainsi tous les désordres, toutes les violences et toutes les souffrances constatés de 1789 à 1793 n’ont pas été l’effet de la liberté proclamée dans des textes et effectivement protégée par les pouvoirs publics. C’est au contraire l’absence de liberté et de sécurité qui a ruiné le commerce, entravé les échanges et provoqué la disette, Creuzé-Lalouche avait raison de dire :

« Il vous faut des marchands ; mais, avec des formalités qui les rendront suspects et qui les flétriront d’avance, vous n’en trouverez pas. Vous pouvez faire des lois qui disposent des personnes et des choses, mais vous ne disposerez pas des volontés. »

Rien de plus juste. A l’appui de cette conclusion, le même orateur signale les inquiétudes provoquées par les inventaires que la Législative avait prescrits pour connaître les ressources du pays et prévenir les accaparemens :

« Vos commissaires, ajoute Creuzé-Latouche, vous diront les maux effroyables qu’a produits la loi du 10 septembre et que produiront toujours ces « déclarations, » et ces maux deviendront universels et incalculables si, par le résultat de ces déclarations nécessairement fausses, il paraissait que la France n’aurait pas de provisions pour quatre mois, tandis qu’elle en a réellement pour plus de dix-huit. »

On a récemment commis la même erreur et l’on aurait pu faire courir à notre pays le même danger, lorsque des administrateurs trop zélés ont réclamé, eux aussi, des « déclarations » et prescrit des inventaires chez les cultivateurs. Cette mesure avait visiblement pour but de faciliter au besoin des réquisitions ! — « Or, si vous forcez les ventes, déclarait en 1792 notre conventionnel, vous attaquez l’industrie de l’Agriculture qui, seule, peut produire l’abondance. Car il n’y a point de maxime qui puisse anéantir celle-ci : c’est que l’industrie, en quelque genre que ce soit, ne peut s’accroître, ou seulement se soutenir, qu’avec la liberté de ses propres spéculations et la libre disposition de ses produits.

« Sans doute, vos lois peuvent ordonner de l’emploi de la production de la terre, circonscrire les entreprises du cultivateur et régler ses opérations, mais de telles lois ne lui donneront jamais le courage et le génie ; elles ne feront au contraire que les étouffer, et la terre, resserrée par vos entraves et vos règlemens, sera frappée de la stérilité qui suit toujours la servitude. »

Au même moment, un député de la Législative entré à la Convention, Lequinio, défendait avec autant d’éloquence que de bon sens la cause de la liberté commerciale : « A force d’agitations, disait-il, on est parvenu à étouffer le commerce du bled, à le rendre odieux, et (je ne connais pas de meilleure expression) à stériliser par-là presque tout le sol de la République. Tant que le commerce des bleds ne sera pas actif, le peuple se trouvera dans la misère. Je soutiens qu’il faut, non seulement protéger, mais qu’il faut mettre en honneur le commerce des bleds.

« Je regarde un homme qui se livre au commerce des bleds comme un des bienfaiteurs de la patrie. »

Les députés de la Constituante, les représentans de la nation à la Législative, les Conventionnels eux-mêmes étaient résolus à défendre la libre circulation des subsistances, à lutter contre les préjugés populaires, a dénoncer comme des chimères absurdes les prétendus accaparemens, et à déclarer que la taxation des denrées constituait un attentat contre la propriété.

Le 15 octobre 1792, quelques semaines après la réunion de la Convention nationale, les comités de l’Agriculture et du Commerce rédigeaient une adresse au peuple français, et s’efforçaient de l’éclairer :

« On vous parle quelquefois de la taxe des blés, disait le rapporteur, mais le blé est la propriété des cultivateurs, le fruit de ses travaux et la juste récompense de ses peines. Ne serait-il pas fondé à demander qu’on taxât votre travail et le prix de vos journées ? »

Dans le même document, destiné à recevoir la plus large publicité, ce n’est pas l’accapareur que les comités dénoncent et combattent, c’est l’ambition et la perfidie du flatteur qui parle de recherches, de saisies, de taxations, de visites domiciliaires, qui voit partout des conspirateurs ou des traîtres, et cherche à soutenir son crédit en se rendant nécessaire.

La conclusion vaut d’être citée ; elle pourrait être lue demain avec profit pour tous ceux qui nous parlent des bienfaits de l’intervention gouvernementale et qui prétendent imiter les hommes de la Révolution.

« Citoyens, disait le rapporteur Lequinio, vous attendez de nous la vérité ; nous serions des parjures si nous.ne savions pas vous la dire, la voici :

« Tout ce que vous faites pour régler le commerce des blés ne sert qu’à l’entraver.

» Toutes les mesures qui vous paraissent tendre à diminuer le prix du blé ne mènent, au contraire, qu’à le faire renchérir. »

Quelques mois après, Creuzé-Latouche combattait les opinions qui avaient cours au sujet des accapareurs et s’exprimait ainsi : « Eh bien ! ayons donc le courage de dire une fois publiquement au peuple la vérité pour son salut. — Il n’y a pas d’accaparemens. — Il n’y a pas de monopoles, lorsque le commerce des blés est libre et que le gouvernement ne s’en mêle pas. »

Si nous avions à combattre demain le projet de taxer les subsistances, nous devrions dénoncer à la fois l’attentat commis contre les droits du propriétaire et la prétention inadmissible de ceux qui s’arrogent le pouvoir, de fixer les prix, sans souffrir que les circonstances économiques viennent les modifier.

C’est encore un conventionnel, c’est Creuzé-Latouche qui a fait valoir ces argumens avec une précision et une justesse de vues qu’on ne saurait trop louer.

« Les fruits de la terre, disait-il (23 avril 1793), ne viennent que par l’industrie, et le premier aliment de cette industrie, ce moyen sans lequel la terre resterait inculte, et l’homme réduit à manger du gland, c’est la propriété.

« Ignore-t-on que l’abondance des subsistances et leur continuelle reproduction dépendent du courage du cultivateur, et le courage du cultivateur de sa sécurité ?…

« Qu’on cesse donc de se croire patriote alors que l’on met le comble à la misère publique en répétant ces maximes extravagantes et meurtrières qui ne pourraient amener que l’anéantissement de l’agriculture, la cessation de tous les travaux, la banqueroute, l’anarchie et la famine…

« On n’est pas assez frappé, ce me semble, d’une erreur aussi étonnante : cette erreur consiste à croire qu’il est au pouvoir de quelque autorité humaine de fixer par une parole la valeur des choses, comme Dieu créa d’un mot la lumière. Les valeurs ont leurs bases dans une multitude infinie de rapports variables que la loi ne peut ni saisir, ni dominer.

« Quoi ! lorsque vous faites tant de lois qui restent sans exécution, lorsque toutes les autorités sont ébranlées et tous les liens de la police sans force, vous ferez exécuter une loi que le pauvre comme le riche, les juges, les fonctionnaires publics, et plus des trois quarts des citoyens auront sans cesse la tentation, les moyens, la nécessité même d’enfreindre ! Vous pourriez multiplier les lois de sang, encourager les dénonciations, établir des légions de tyrans subalternes, autoriser tous les actes arbitraires, provoquer des violences populaires et désespérer tous les citoyens ; mais la force des choses serait encore au-dessus de toutes vos mesures. »

Le discours tout entier mériterait d’être cité. On n’a pas défendu la cause de la liberté et de la propriété avec plus de force et de clarté. Il nous plaît de rendre justice aux hommes qui ont tenté d’éclairer la Convention.

Pourquoi leur avis n’a-t-il pas été suivi, et pourquoi l’Assemblée révolutionnaire a-t-elle voté précisément toutes les lois qui sont la négation même des principes si brillamment défendus par quelques-uns de ses membres ? Nous allons le dire. Les influences qu’a subies la Convention et les motifs qui l’ont déterminée doivent être marqués. Demain, notre Parlement peut céder à ces influences et se laisser guider par les mêmes motifs.


LES PÉTITIONS. LA PRESSION DE L’OPINION PUBLIQUE. LE RÉGIME DE LA TERREUR

La Constituante et la Législative avaient été déjà sollicitées d’employer la violence, de fixer les prix, de poursuivre partout les accapareurs, et de multiplier les réquisitions. Le nombre des pétitions devenait plus grand, à mesure que le désordre était plus général, à mesure que la sécurité des commerçans devenait aussi plus précaire, et ces pétitions avaient pour objet de recommander ou d’exiger, sans retard, l’intervention du législateur.

La dépréciation rapide des assignats exagérait la valeur nominale des subsistances et paraissait justifier une mesure de salut public telle que la taxation. Cette élévation inexpliquée, et en apparence inexplicable des cours, était attribuée aux accaparemens ou à l’avarice des agriculteurs. Hésiter à intervenir, à taxer, à frapper les marchands qui affamaient le peuple, n’était-ce pas trahir les intérêts de la démocratie ? C’est ce que le public se demandait, et la pression de l’opinion se faisait sentir chaque jour avec plus de force.

La Convention fut en butte aux mêmes sollicitations. Lorsqu’elle eut reconnu ses erreurs, cette Assemblée les attribua précisément aux violences morales qu’elle avait subies.

« Il fut un temps, disait Cambon, où nous étions très heureux lorsqu’on pouvait arrêter des motions désorganisatrices.

« Ces motions ne sont pas nées dans le sein de la Convention ; elles ont été provoquées par des pétitions. »

Plaintes, sophismes, dénonciations, menaces, tout était employé pour forcer la volonté de l’Assemblée. Les opinions les plus violentes étaient exprimées avec audace par les conventionnels, qui en prévoyaient le succès et voulaient en faire l’instrument de leur fortune politique. La taxation des subsistances devint l’objet des discussions les plus passionnées.

Désormais, ce n’est pas seulement le négociant qui est attaqué et flétri, sous le nom de monopoleur. L’agriculteur lui-même est dénoncé.

« Assemblée Constituante, s’écriait Beffroy, pourquoi tant de riches cultivateurs siégeaient-ils dans ton sein ?… Avec le désir d’encourager l’agriculture, cette Assemblée mit dans les mains des grands cultivateurs les moyens de tout engloutir. Elle fit, sans le vouloir apparemment, une classe privilégiée. Ils surent tellement en profiter qu’ils sont maintenant dans la République ce qu’étaient les grands dans la monarchie. C’est par leur cupidité, leur inhumanité, c’est par la plus dure des aristocraties, qu’ils se font distinguer, et, quoi qu’on en dise, je déclare que je ne vois pas en eux des cultivateurs, mais bien des spéculateurs avides et dangereux dans un État libre. »

Le remède indiqué n’était autre que la réquisition, la division obligatoire des exploitations rurales, et… le maximum du prix des subsistances !

Thirion voyait dans la taxation un moyen de détruire le commerce de gros, « toujours nuisible à la société. »

Phélippeaux réclamait pour les corps administratifs le droit de réquisition, seul capable d’assurer l’approvisionnement des marchés ; d’empêcher les transactions frauduleuses et de mettre un terme à la funeste industrie des accapareurs. Cette mesure générale devait être complétée, selon lui, par l’obligation imposée aux cultivateurs de faire des déclarations fidèles de toutes leurs récoltes.

Enfin, la fixation d’un prix maximum servirait à interdire « les calculs ineptes de l’égoïsme. » En se contentant d’un profit raisonnable, l’agriculteur n’était-il pas d’ailleurs trop heureux de se trouver protégé contre la violence, et de mettre ses biens à l’abri, sans être exposé aux revendications des « ventres affamés ? »

On voit que la menace était à peine voilée. Les amis du peuple n’hésitaient pas à faire bon marché du droit de propriété : le pillage se trouvait excusé d’avance.

Robespierre, dialecticien subtil et sophiste audacieux, confondait le monopole avec la propriété et s’attaquait à celle-ci pour combattre l’accaparement.

« La première loi sociale, disait-il, est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là. C’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière ; il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçans.

« Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de contester ces principes, à moins de déclarer ouvertement qu’on entend par ce mot le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables. »

Cette théorie justifiait d’avance toutes les mesures arbitraires et tendait à faire considérer chaque cultivateur ou chaque propriétaire de subsistances comme un ennemi public capable « d’assassiner ses semblables » en abusant de son droit.

Robespierre flatte en même temps Ios passions et les préjugés populaires ; il dénonce les accaparemens, qui accumulent dans les mains d’un petit nombre de millionnaires la subsistance du peuple. Ces accapareurs calculent froidement combien de familles doivent périr avant que les denrées aient le prix fixé par leur atroce avarice. Ainsi l’exercice du droit de propriété est parfois un crime, et la liberté du commerce, qui en est la conséquence, ne favorise que les attentats contre la misère publique.

« La propriété sacrée, celle du peuple, est immolée aux intérêts d’un commerce criminel, et la vie des hommes au luxe des riches et à la cupidité des sangsues publiques. »

Au sophisme, l’orateur joint la menace : les désirs du peuple sont des ordres devant lesquels l’Assemblée doit s’incliner, et il ose dire :

« Les alarmes mêmes des citoyens doivent être respectées ; les mesures que l’on propose ne fussent-elles pas aussi nécessaires que nous le pensons, il suffit que le peuple les désire, il suffit qu’elles prouvent à ses yeux notre attachement à ses intérêts pour nous déterminer à les adopter ! »

Robespierre termine en vouant les riches au mépris public et à la haine. Avant de les livrer à la vengeance populaire il leur prête les sentimens qui doivent les faire condamner d’avance :

« Je n’ôte aux riches, s’écrie-t-il, aucun profit honnête, aucune propriété légitime ; je ne leur ùte que le droit d’attenter à celle d’autrui. Je ne détruis pas le commerce, mais le brigandage des monopoleurs.

« Je ne les condamne qu’à la peine de laisser vivre leurs semblables. »

Quelle est la solution proposée ? Robespierre ne l’indique pas expressément ; il se contente de faire allusion aux réquisitions et aux inventaires, mais ses conclusions justifient d’avance la taxation et le maximum.

Thirion, plus brutal, est aussi plus explicite. Il réclame la fixation des prix par l’Etat et dénonce comme suspects tous ceux qui ne voudront pas mettre ainsi un frein à la cupidité des riches accapareurs.

« Voilà les ennemis qu’il faut enfin réprimer. — Le maximum est un moyen sûr, et c’est le seul capable de remplir cet objet. »

La Convention a désormais compris la menace ; elle hésite encore, mais elle va céder sous la pression de l’opinion publique. Elle a peur : c’est le régime de la terreur. Un conventionnel, Giraud, l’avouait, moins de deux ans plus tard, en parlant de la loi sur les accaparemens, et il disait :

« On demanda des bornes à ce qu’on appelait la cupidité mercantile. Cette accusation fut accueillie avec tant de faveur qu’inutilement aurait-on voulu faire entendre quelques vérités.

« Une accusation plus grave aurait pesé sur la tête de celui qui l’aurait osé. »

La Convention céda et adopta successivement tous les projets qui ubstituaient partout la contrainte à la liberté.

Examinons cette législation avant d’en marquer les résultats.


LES LOIS DE MAXIMUM. — LES MESURES ARBITRAIRES. LE DÉCHET SUR L’ACCAPAREMENT

Le 4 mai 1793 un décret consacre et précise la politique nouvelle de l’Assemblée.

Tout propriétaire, tout détenteur de grains et de farine est tenu de faire la déclaration des quantités qu’il possède, et les officiers municipaux sont autorisés à pratiquer des visites domiciliaires pour vérifier l’exactitude de ces inventaires. Une pénalité sévère, la confiscation, frappera les cultivateurs et les marchands qui n’auraient pas fait la déclaration prescrite ou qui se seraient rendus coupables soit de dissimulation, soit de fraude.

Toute vente doit avoir lieu, en principe, sur les marchés. Les particuliers ne peuvent s’approvisionner chez les agriculteurs ou les marchands que pour assurer leur consommation durant un mois, et seulement après avoir obtenu un certificat délivré par l’autorité municipale.

Les corps administratifs et municipaux ont le droit de réquisitionner pour garnir les marchés, ils peuvent même requérir des ouvriers pour faire battre les grains en gerbes.

Toute personne qui veut se livrer à des opérations commerciales relatives aux grains doit le déclarer, tenir un registre sur lequel seront mentionnés ses achats ou ses ventes, se faire délivrer des acquits à caution dans le lieu des achats, puis obtenir la décharge de ces acquits au lieu de vente…

Enfin, les prix sont réglés, — dans chaque département, — et représenteront la moyenne des cours relevés entre le 1er janvier et le 1er mai 1793. Ce prix maximum décroîtra d’ailleurs, pour décourager les accapareurs, et pour intéresser les propriétaires à porter rapidement leurs récoltes sur les marchés : Au 1er juin, il sera réduit d’un dixième ; au 1er juillet, d’un vingtième du cours précédent ; au 1er août, d’un trentième du maximum calculé pour le mois d’août…

Ce décret n’est pas seulement inspiré par la défiance qu’inspire l’avarice du cultivateur, il vise le commerce, le commerce de gros plus spécialement, et l’entrave au point de le faire disparaître.

Dans une circulaire qui date du 11 juin, le ministre de l’Intérieur traduit et commente la pensée du législateur. « Sans doute, dit-il, les échanges et les opérations commerciales sont utiles…

« Mais quelles sont les conceptions de l’esprit humain qui ne soient point viciées par les passions ! — De ces vivifiantes spéculations, l’infâme accaparement est sorti, comme on voit naître la ciguë aux rayons bienfaisans du soleil. Le cri général a réclamé une loi répressive de ces moyens d’affamer la France. Le décret du 4 mai dernier a eu pour but de porter le plus prompt remède à un si grand mal. »

En fait, les municipalités et l’Etat seront seuls chargés désormais du commerce, et aussitôt les difficultés naissent. Chaque district, chaque département, ne va-t-il pas retenir toutes les ressources découvertes et réquisitionnées ?

Dans ce cas, les régions mal pourvues seront-elles réduites à la famine, tandis que l’abondance régnera dans les parties de la France plus fertiles ou plus favorisées par les circonstances ?

Certes, le ministre prévoit, à ce propos, des abus et il s’élève d’avance contre l’égoïsme intransigeant des intérêts régionaux ; mais l’expérience ne va pas tarder à prouver que ses avis seront méprisés et que ses instructions resteront sans effet.

Substitués aux commerçans, les agens de l’État ne réussissent ni à connaître les besoins, ni à préciser les ressources, ni à proportionner les ressources aux besoins en faisant circuler les denrées d’un bout à l’autre du territoire.

Dès le 25 juillet, le ministre de l’Intérieur se plaint de n’avoir pas encore reçu les tableaux des prix et les états des recensemens. Les réquisitions ordonnées dans les lieux où les grains sont en excédent deviennent impossibles. Le 31 août, le ministre rédige une autre circulaire et proteste contre les négligences intéressées, contre l’inertie ou les abus. L’état des choses actuel, dit-il en substance, ne peut plus exister ; la pénurie dans laquelle se trouvent tant de communes de la République doit nécessairement avoir un terme. « Je ne saurais me persuader qu’en ce moment des communes faisant partie d’un département qui ne serait pas tout à fait sans récolte puissent sentir encore la faim, si l’œil bienfaisant d’une administration paternelle ne s’était pas fermé sur leurs besoins. »

Sans doute, un nouveau décret ordonne de veiller à l’approvisionnement des départemens qui manqueraient de subsistances, mais ce texte n’est pas plus efficace que celui du 4 mai.

Le 11 septembre, une troisième loi renouvelle les défenses, les injonctions, prévoit des pénalités, récompense les dénonciateurs, et fixe, d’une façon uniforme, le prix des grains dans toute l’étendue du territoire.

Le 29 septembre et le 2 octobre, deux décrets appliquent la législation du maximum à toutes les denrées de première nécessité, à la viande, au beurre, au bétail, au vin, aussi bien qu’au charbon ou aux étoffes. Le prix de ces marchandises sera le cours de 1790 augmenté d’un tiers…

Aux efforts du législateur, le ministre de l’Intérieur joint les siens et multiplie des recommandations qui attestent l’impuissance même des décrets et les vices du système adopté.

C’est en vain qu’il parle du zèle et du courage dont les amis du peuple doivent faire preuve pour que la subsistance soit assurée et pour que « l’agioteur infâme ne puisse plus trafiquer des sueurs du pauvre. » Dans le préambule d’un nouveau décret, le sixième, la Convention reconnaît elle-même que la malveillance dégarnit les marchés et empêche la circulation des grains destinés aux armées, sous prétexte de conserver l’approvisionnement d’une année dans chaque commune et dans chaque canton. Elle parle d’alarmes, d’inquiétudes, et décide la fabrication d’un pain national avec des farines d’un type unique tirées des blés qui devront fournir 85 pour 100 de cette mouture uniforme. Ces dispositions, si conformes aux véritables principes de l’égalité, doivent anéantir enfin la disproportion barbare qui a si longtemps existé entre la substance nutritive du riche, et celle qui servait à alimenter la classe indigente des citoyens… Mais les craintes persistent et la disette se fait sentir !

La Commission des subsistances rédige à ce propos une circulaire qui porte la date du 29 décembre 1793 ; elle déclare qu’elle est assaillie par une quantité incroyable de demandes et de députations ; elle avoue même que le mal a sa source dans la fausseté des déclarations, dans l’inégalité de la répartition des subsistances entre les communes, et entre les districts…

C’est en vain qu’un décret du 9 août ordonne l’établissement, dans chaque district, d’un grenier d’abondance, et la création de fours publics. Six mois après, la Commission des subsistances reconnaît que les résultats espérés n’ont pas été obtenus. Certains districts n’ont pas établi de greniers d’abondance sous prétexte qu’ils n’avaient pas de grains à y déposer. D’autres ont désigné un local sans s’occuper du choix d’un garde-magasin. Les renseignemens parvenus à la Commission sont partiels, inexacts ou insignifians !

Sans doute, les réquisitions et les achats à l’étranger devaient permettre d’assurer l’abondance et de triompher des difficultés que l’Etat voyait se dresser devant lui…

Nous savons qu’en fait les deux formes de l’intervention gouvernementale avaient eu les plus fâcheuses conséquences. C’est le Comité de l’approvisionnement qui fut contraint de l’avouer, moins d’un an après la mise en vigueur de tous les décrets dont nous avons parlé.

Forcé de vendre au prix du maximum les denrées qu’il achetait au dehors, en acceptant les cours fixés par la concurrence, l’État vendait à perte. Dans les départemens, les maux étaient plus grands de jour en jour.

En vain ordonnait-on d’approvisionner les marchés : « Il n’y a point de marchés, disait le rapporteur du Comité, là où l’on ne peut débattre les prix. » Ces marchés étaient déserts. D’autre part, l’abus des réquisitions se faisant sentir davantage parce que le nombre des agens à employer était infini, le choix ne put être tel qu’on l’eût souhaité. Les chefs étaient peu maîtres de leur choix ; l’homme honnête, modeste, instruit, n’étant pas toujours celui qu’il fût possible d’employer.

« De là des actes que l’on pourrait qualifier de délits, » avoue le Comité de la Convention ! Effrayée autant qu’irritée par son impuissance, l’Assemblée s’était demandé s’il ne fallait pas poursuivre les prétendus accapareurs en les forçant à tirer de leurs magasins les denrées qu’ils y avaient entassées. Dès le 27 juillet 1793, une loi contre les accaparemens est votée.

Voici le texte de son premier article :

« L’accaparement est un crime capital.

« Sont déclarés coupables d’accaparement ceux qui dérobent à la circulation des marchandises ou denrées de première nécessité qu’ils achètent et tiennent enfermées dans un lieu quelconque sans les mettre en vente journellement et publiquement. » Tous les marchands sont obligés de faire une déclaration à la municipalité, et de vendre par petits lots… sous peine de mort. « Les prix doivent être ceux que révèlent les factures d’achat, avec un bénéfice commercial, si cela est possible, et dans le cas contraire, le prix fixé sera le prix courant ! »

Est-il besoin de le dire ? les conséquences de ces mesures furent aussi déplorables que leur application fut arbitraire. Ici encore nous pouvons citer un aveu du Comité d’approvisionnement de la Convention. Giraud, son rapporteur, fait, à ce propos, des révélations édifiantes :

« Les Comités révolutionnaires, dit-il, se constituèrent juges sans appel de l’application de cette loi. Le premier intrigant venu clabaudait à la tribune d’une société populaire contre les marchands, les boutiquiers, et les faisait incarcérer. Ceux qui n’étaient pas encore pris, se hâtaient, en vendant leurs marchandises, d’éviter la terrible accusation d’accaparement, et pour éviter qu’elle pesât sur eux, ils se gardèrent bien de remplacer les marchandises vendues. Les particuliers mêmes, dont le ménage était considérable, renoncèrent à des approvisionnemens qu’ils étaient habitués à faire ; ils vécurent au jour le jour, et augmentèrent le nombre des consommateurs journaliers, ce qui donna une cause de plus au surhaussement des prix. »

Les résultats détestables produits par l’ingérence de l’Etat et de ses agens, par l’action des municipalités, et par les actes arbitraires des comités révolutionnaires, se trouvèrent encore aggravés par l’intervention des représentans du peuple en mission dans les départemens. Un décret du 3 novembre 1793 avait reconnu à ces représentans le double droit de réquisition et de préhension, Beaucoup d’entre eux n’hésitèrent pas à en user. Nous avons retrouvé aux Archives nationales des proclamations et des arrêtés signés par les conventionnels en mission. Voici le préambule d’un arrêté pris par Monestier, et publié dans le Lot-et-Garonne :

« Considérant que la disette factice des subsistances, dont les malveillans invoquent le prétexte pour inquiéter le peuple, n’est que le résultat des manœuvres des mêmes malveillans, des égoïstes, et de la cupidité de ceux qui ont méconnu jusqu’ici la loi du maximum, et enfin de la perversité de tous les contres révolutionnaires… »

Et le représentant prescrit des visites domiciliaires, des recensemens de subsistances, des réquisitions.

La situation est la même dans la Lozère et dans la Haute-Loire où le conventionnel Reynaud exerce un pouvoir souverain et dispose des denrées que retiennent « l’égoïsme et la malveillance. » — Il y a mieux.

Dans les départemens de l’Oise et de Seine-et-Oise, Isoré ne se contente pas de taxer, de réquisitionner, et d’ordonner des inventaires ; sa prévoyance lui conseille de surveiller les travaux des champs, et de prendre les mesures propres à lutter contre l’indolence des laboureurs. « Il faut, dit-il dans sa proclamation, battre nos ennemis pour être heureux ; il faut cultiver la terre pour avoir des subsistances ; et il faut employer au travail tout le temps déterminé par la loi. Nous ne voulons plus de paresseux : l’activité nourrit la vertu, et le seul repos agréable pour des républicains est celui fixé par la loi. » Pour augmenter apparemment le nombre des travailleurs, il prescrit l’arrestation des chefs d’exploitation ou des ouvriers pervers !

En réalité, c’était là une application aussi bien qu’une conséquence logique d’un système : l’ingérence et la tyrannie de l’État s’exerçant partout et sous toutes les formes. Boissy d’Anglas a caractérisé cette politique en disant :

« On voulait faire de la France une corporation de moines. Le gouvernement aurait tout dirigé, tout déterminé ; il aurait été le seul commerçant, le seul agriculteur, le seul manufacturier ; il aurait fixé tous les jours le prix du travail de chacun, assigné sa tâche et son salaire. Ainsi, concentrant toutes les richesses, dirigeant tous les travaux, il aurait tenu tout dans sa main et exercé une tyrannie absolument inconnue sur la terre. C’était à ce plan que s’adaptaient l’anéantissement de toutes les fortunes par l’assassinat de tous les hommes riches, le renversement de toutes les villes de commerce, de tous les ateliers, de tous les comptoirs, la destruction complète de l’industrie, et cette disette factice que vous avez tant de peine à combattre encore aujourd’hui. »

Cependant, après le, 9 thermidor, une-réaction se produit. « La crainte, disait Giraud, a cessé de fermer la bouche à la vérité. »

Sans doute, les lois de maximum ne sont pas immédiatement abolies, et l’on ne renonce pas au système des inventaires ou des réquisitions, mais les opinions changent, la Convention se rend compte du mal qu’elle a fait, elle accepte les critiques, et bientôt elle va publiquement reconnaître ses erreurs.


L’ABOLITION DES LOIS DE MAXIMUM. LA CONVENTION APPRECIE SON ŒUVRE

Le 14 brumaire an III, un décret prescrit aux Comités des finances et de salut public de rédiger un rapport sur « les inconvéniens du maximum et les moyens d’y porter remède. » Ce titre seul indique clairement que la Convention reconnaissait déjà la stérilité ou les dangers des lois qui avaient prétendu fixer les prix.

Dans la séance du 19 frimaire, le Comité du commerce entend la lecture d’un rapport de Giraud sur cette question. Ce travail est un véritable réquisitoire dans lequel le rapporteur dénonce les dangers du maximum et attaque hardiment le système de l’intervention de l’Etat. Pour ménager les susceptibilités de ses collègues, il impute aux ennemis de la République le crime d’avoir trompé l’Assemblée et d’avoir entraîné ses votes. « Alors, dit-il, d’astucieux personnages insinuèrent dans l’esprit du peuple qu’un remède à la disette était de fixer le prix des denrées. Ils sentaient bien, ceux qui vous le faisaient demander à votre banc, que c’était le moyen d’accélérer la chute d’une République qui s’élevait avec majesté au-dessus des nations. Par-là ils tuaient l’agriculture, ils étouffaient le commerce, ils anéantissaient toute espèce d’industrie, ils ruinaient le marchand détaillant, et opéraient une telle pénurie qu’ils entraînaient le peuple… »

Giraud n’est pas moins sévère à l’égard des décrets relatifs aux accaparemens, aux réquisitions, aux achats faits par l’Etat « qui pouvait seul vendre au maximum une denrée achetée trois fois plus. » Il insiste spécialement sur le mal fait à l’agriculture accablée, à la fois, par la réduction du prix de ses denrées et par les réquisitions.

« Vous avez vu, dit-il, l’influence de ces réquisitions sur le commerce et les manufactures ; cette influence est encore plus meurtrière sur l’agriculture. C’est dans cette partie que les abus font trembler l’ami de son pays par les suites funestes qu’ils peuvent avoir. On se plaint du non-approvisionnement des marchés, mais pouvait-on porter une denrée que chaque district, chaque canton, chaque municipalité mettait en réquisition ?… Ces récits de la plus exacte vérité sont effrayans par leurs résultats : Vous les exposer, c’est être sûr que vous y apporterez le remède ; il est entre vos mains. — Rapportez la loi du maximum. Si vous la laissez subsister, bientôt une partie des terres restera sans culture… »

Enfin Giraud se prononce sur la moralité d’une loi que tout le monde cherche à violer pour être utile aux citoyens qu’elle devait soi-disant protéger.

« Le Comité, dit-il, abandonne à vos réflexions ce fait : cette loi est impunément transgressée partout ; cette loi établit une opposition entre la volonté du gouvernement et l’intérêt de la majeure partie des citoyens. Enfin elle a toujours transformé le cultivateur en contrebandier. Par cela même elle est jugée ! »

Johannot par le bientôt au nom du Comité de salut public et il lit à la Convention un rapport dans lequel il accuse la loi de maximum et tous les décrets contre les commerçans d’avoir créé la disette. Il montre qu’en se mettant à la place des négocians, et dès lors en détruisant l’industrie des particuliers, le gouvernement a détruit ses propres richesses.

« Depuis longtemps, ajoute-t-il, l’opinion réprouve le maximum. Voire Comité du commerce va vous mettre à même d’en prononcer la condamnation. »

Cette condamnation, en effet, ne saurait tarder. Il est certain que l’expérience a éclairé l’Assemblée. Dans la séance du 3 nivôse an III, le maximum est combattu par ceux qui l’avaient défendu autrefois.

Beffroy déclare que seuls des machiavélistes perfides, qui méditaient la perte de la liberté, arrachèrent de vive force à la Convention le « décret fatal par lequel le prix des consommations fut taxé. »

Richard reconnaît qu’il faut tout craindre de l’égoïsme et de la cupidité dus fermiers ; mais le maximum n’étouffe pas ces passions : il les rend au contraire plus dangereuses. Le cultivateur, ne trouvant plus dans le prix de ses récoltes le remboursement de ses avances, serait tenté de produire les denrées dont le commerce serait libre, si l’on abolissait partiellement le maximum. Il faut donc le supprimer sans réserves. D’ailleurs, l’expérience doit instruire l’Assemblée :

« Avons-nous, dit-il, été jamais plus malheureux, pour les subsistances, que depuis que le maximum existe ? »

Bréard n’hésite plus. A ses yeux, c’est le maximum qui a tué le commerce et anéanti l’agriculture. Personne n’eût osé approvisionner la France quand, sous peine d’être poursuivi, on était obligé de donner des denrées pour moins qu’elles ne coûtaient. Le maximum ne servait qu’à ruiner ceux qui avaient acquis quelque fortune par leur travail. « Et pourtant, s’écrie l’orateur, tel qui n’avait jamais rien fait pour sa patrie que de porter un bonnet rouge et des moustaches (On rit et on applaudit longtemps) était devenu impunément l’arbitre de la vie et de la fortune des citoyens. Trop longtemps la Convention a été opprimée : elle se relèvera de toute sa majesté. Elle consacrera les vrais principes. » (Applaudissemens.)

Certes, les intransigeans ne désarment pas. Ils dénoncent la réaction triomphante et les riches marchands qui menacent de vendre bientôt, au poids des assignats, la nourriture du pauvre…

Barailon s’élève contre cette opinion. Dans cette séance historique de nivôse, il monte à la tribune et se fait l’interprète des sentimens de la majorité :

« Je ne vois, dit-il, que de dangereuses erreurs dans le discours précédent.

« Il n’est personne qui ne sache que le maximum avait tué le commerce et organisé la famine. L’expérience du passé vous a éclairés : vous ne vous laisserez pas entraîner par des déclamations ; vous ne retomberez plus dans les erreurs. » (Non ! non ! S’écrie-t-on de toutes parts, en applaudissant.)

Ce même jour, le 4 nivôse an III, l’Assemblée votait un décret dont le premier article était ainsi libellé :

« Toutes les lois portant fixation du maximum sur le prix des denrées et marchandises cesseront d’avoir leur effet à compter de la publication de la présente loi. »

C’était là une loi de principe. La Convention reconnaissait implicitement qu’elle avait commis une erreur, violé des droits et nui aux intérêts de la nation en cherchant à les servir. Elle voulut faire plus et elle s’adressa au pays, — ouvertement, loyalement, — pour avouer ses fautes et combattre d’avance les opinions dont elle s’était inspirée dans le passé.

Au cours de la séance du 9 nivôse an III, Johannot lisait et faisait approuver par l’Assemblée une proclamation au peuple français :

« La raison, dit-il, l’équité, l’intérêt de la République réprouvaient depuis longtemps la loi du maximum. La Convention nationale l’a révoquée, et plus les motifs qui ont dicté ce décret salutaire seront connus, plus elle aura de droits à votre confiance. »

Tous ceux qui seraient tentés demain de taxer les subsistances feront bien de poursuivre cette lecture. C’est encore la Convention, éclairée par l’expérience, qui leur dira :

« Plus cette loi était sévère, plus elle devenait impraticable ; l’oppression prenait en vain mille formes : elle y rencontrait mille obstacles. On s’y dérobait sans cesse, ou elle n’arrachait que par des moyens violens et odieux des ressources précaires qu’elle devait bientôt tarir. »

On nous a parlé hier encore de l’impuissance du commerce libre. A propos d’un prétendu déficit de la récolte de blé en 1915, un publiciste, d’ordinaire mieux inspiré, ne craint pas de dire :

« Il est indispensable que le gouvernement envisage dès maintenant les conséquences de cette moins-value, car la libre concurrence, qui, en temps de paix, peut à la rigueur suffire pour résoudre les problèmes économiques, sera manifestement dans l’impuissance, surtout pour le blé, de faire face à la situation… »

La Convention a réfuté d’avance cet argument quand elle a dit, en s’adressant au peuple français :

« Une disette absolue eût été la suite nécessaire de cette loi, si la Convention, en la rapportant, n’eût brisé les chaînes de l’industrie.

« C’est à l’industrie dégagée d’entraves, c’est au commerce à multiplier nos richesses.

« Les approvisionnemens de la République sont confiés à la concurrence et à la liberté, seules bases du commerce et de l’agriculture. »

Et c’est encore un conventionnel, instruit par la pratique des affaires publiques, qui disait à l’Assemblée, sans trouver de contradicteurs :

« La vérité est que votre gouvernement ne peut suppléer, par ses opérations commerciales, à celles que l’intérêt particulier peut inspirer à tous les négocians. Il ne peut vous procurer ce qui vous manque, pas même en faisant de grands sacrifices, pas- même en établissant beaucoup d’agences… On ne trouvera jamais dans une seule commission le vrai mérite du commerce, l’intérêt personnel, et, sans cela, rien ne peut se faire…

« Il est un principe que nous avons appris malheureusement à connaître à nos dépens : c’est que, si le gouvernement se mêle du commerce, il l’anéantit. »

C’est là une conclusion, et c’est en même temps un enseignement.


D. ZOLLA.