La Correspondance de M. Thiers pendant la guerre de 1870-1871/01

La Correspondance de M. Thiers pendant la guerre de 1870-1871
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 758-781).
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LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS
PENDANT LA GUERRE DE 1870-1871
LETTRES INÉDITES DE THIERS, MIGNET, DUC DE BROGLIE, DUVERGIER DE HAURANNE, ETC.

Les papiers de M. Thiers ont été légués à l’État par Mlle Dosne qui a fixé la date à laquelle ils pourraient être communiqués au public. Cette date étant venue à échéance, nous extrayons des documens laissés par l’illustre homme d’État un certain nombre de pièces relatives à la guerre de 1870 : nous n’avons pas besoin d’en signaler au lecteur l’importance capitale. Éclairée par les événemens actuels, la guerre de 1870, au regard de l’histoire, change sensiblement d’aspect et de portée.. Notre défaite d’il y a quarante-cinq ans s’explique mieux et semble moins humiliante. L’abstention de l’Europe prend un caractère d’exceptionnelle imprévoyance qui se mesure au prix que coûte la guerre d’aujourd’hui à toutes les nations civilisées. Les fautes qui ont amené la déclaration de guerre du 15 juillet 1870, malgré la courageuse intervention de M. Thiers, s’atténuent pour ne laisser place qu’à l’immense danger dont la Prusse, par son militarisme, menaçait depuis si longtemps le monde. Les lettres qui vont suivre mettent en lumière le rôle de M. Thiers ; signées de noms illustres, elles nous font connaître, en même temps que les mouvemens de l’âme française, les sentimens de certains pays, alors neutres, maintenant engagés en pleine lutte. La lecture de ces documens ne peut inspirer que confiance et réconfort. Elle nous permet de constater les progrès réalisés dans l’éducation de l’esprit public en France ; d’apprécier à toute leur valeur l’attitude de la nation en juillet 1914, aussi prudente, sage et modérée, qu’elle avait été inconsidérée en juillet 1870 ; l’union, la discipline des âmes, la tenue patiente et ferme du peuple après de longs mois de guerre, en contraste avec les spectacles de 1871 tels qu’ils vont être analysés plus loin. Les signes avant-coureurs de la défaite ont fait place à des indices tout opposés, présages certains de la victoire.


Le 15 juillet 1870, Emile Ollivier donnait lecture, à la tribune du Corps législatif, du texte de la déclaration de guerre à la Prusse. La candidature d’un prince de Hohenzollern au trône d’Espagne, cause initiale du conflit » ayant été retirée avec l’assentiment du roi de Prusse, le gouvernement français, poussé par les ultra-bonapartistes qui désiraient la guerre, avait commis l’imprudence d’exiger du roi Guillaume des garanties contre un retour possible de cette candidature. Guillaume avait déclaré à notre ambassadeur Benedetti, qu’il voyait à Ems, ne pouvoir aller jusque là, et lui avait même fait dire de ne plus l’entretenir directement de cette affaire, de s’adresser à ses ministres à Berlin. M. de Bismarck avait annoncé au monde cette notification par un communiqué aux journaux rédigé de façon telle, — c’est ce qu’on a appelé la falsification de la dépêche d’Ems, — que le gouvernement français y avait vu une provocation, d’où la déclaration de guerre. Après la lecture de la déclaration, M. Thiers monta à la tribune et, pour éviter que la guerre ne fût engagée sur une simple note de journal, demanda que l’on communiquât à la Chambre les dépêches officielles, afin de s’assurer de la réalité de l’insulte. Il fut accueilli par un concert de violences inouïes. « Cinquante énergumènes, a-t-il dit dans l’enquête de l’Assemblée nationale, me montraient le poing, m’injuriaient, disaient que je souillais mes cheveux blancs. » Les lettres qui vont suivre sont adressées par M. Thiers à MM. Duvergier de Hauranne et Paul de Rémusat, pour les remercier de leurs félicitations relativement à son attitude pendant la séance du 15 juillet.


M. Thiers à M. Duvergier de Hauranne.


Paris, 17 juillet 1870.

« Mon cher Duvergier [1],

« J’ai été fort touché de votre lettre et je vous en remercie du fond du cœur. C’est un grand soulagement dans des circonstances aussi graves que celles où nous nous trouvons de se savoir en conformité de sentimens avec les amis de toute sa vie. Le Temps a rendu une grande justice à ma conduite dans la terrible journée du 15 juillet, et je vous avoue que je crois avoir mérité ce qu’il a dit. Depuis quarante ans que je suis dans les assemblées, je n’ai pas eu une pareille lutte à soutenir. Ceux qui ont assisté à cette scène diabolique pourront vous le dire. J’étais menacé, insulté par des fous furieux, et mon indignation de la folie criminelle que l’on commettait était si grande que ce qu’on appelait mon courage ne me coûtait pas du tout. Mon cœur était soulevé de voir les misérables qui, en 1866, n’avaient pas voulu empêcher le mal à son origine, vouloir maintenant en précipiter les conséquences, au risque de les rendre définitivement mortelles. Voici, du reste, le récit de cette odieuse déclaration de guerre.

« J’ai toujours pensé que les fautes de 1866 étaient irréparables, car il y avait bien peu de chances de défaire la Prusse de quelque manière qu’on s’y prit. Mais j’ai toujours cru qu’il y aurait un jour où on pourrait l’essayer avec chance d’y réussir, et ce jour était celui où la Prusse reprendrait le cours de ses usurpations. Alors, les Allemands du Sud, envahis par elle, se jetteraient dans nos bras ; l’Autriche ne pourrait plus hésiter et l’Angleterre serait moralement avec nous. Dans ces conditions, avec notre armée tenue sur un bon pied, on pourrait peut-être refaire l’ancienne Confédération germanique ou prendre sur le Rhin des garanties territoriales. Mais toute guerre, avant que la Prusse ne commit une nouvelle usurpation matérielle, me semblait une folie.

« Dès que l’incident Hohenzollern s’est produit, j’ai commencé une campagne des plus actives pour prévenir la guerre. ; J’avais ménagé le ministère en vue des élections futures, n’ayant, du reste, rien à faire de lui pour ce qui me concernait. Le danger de guerre venu, je me suis applaudi de ménagemens qui pouvaient devenir fructueux dans une occasion capitale. Vous avez chanté trop haut, leur ai-je dit ; mais enfin, avec de la conduite, on peut réparer cette fausse note du début. La Prusse s’est mise dans son tort, et on pourra le lui faire payer par un gros échec. L’Angleterre va se mettre à l’œuvre pour empêcher la guerre : tout le monde l’y aidera, et la Prusse sera obligée de retirer son candidat. Ce sera un gros désagrément, un véritable échec, et il faudra s’en contenter. Si vous allez au delà, les amours-propres seront mis en jeu, et je regarde la guerre comme inévitable. Cette guerre peut être malheureuse, malgré la vigueur de l’armée française, et il ne faut pas en courir le danger. Quant au désir naturel de défaire Sadowa, il faut le mettre de côté et le remettre au jour des futures et inévitables usurpations de la Prusse.

« On m’a dit que j’avais raison, mais que malheureusement on ne croyait pas pouvoir obtenir le sacrifice du Hohenzollern. J’ai répliqué qu’on l’obtiendrait, mais qu’il fallait s’en contenter.

« Le lendemain même de ce dialogue reproduit trois ou quatre jours de suite, la dépêche espagnole, dont le roi de Prusse était l’inspirateur, a été communiquée, et M. Ollivier, qui venait de la recevoir chez M. de Gramont en accourut fou de joie à la Chambre et, dans le débordement de cette joie, il l’a laissé lire à tous les journalistes, boursiers, etc. Si la dépêche avait pu être définitivement acceptée, le mal n’eût pas été bien grand, mais le parti de la guerre, qui était le parti bonapartiste, n’espérant reprendre son ascendant que par la guerre, a poussé des cris de rage en voyant la querelle prête à s’éteindre. A la tête de ce parti se trouvait le maréchal Lebœuf, brave homme, excellent soldat, ivre d’ambition et politique fort léger. Tous les bonapartistes se sont mis derrière lui et ont fait retentir dans le Cabinet des cris de fureur. C’est une question de savoir si l’Empereur n’a pas été plus entraîné qu’entraineur. Toujours est-il que les pacifiques, qui étaient en majorité et avaient Ollivier à leur tête, se sont laissé intimider et on a convenu de demander au roi de Prusse des engagemens personnels afin de l’humilier : on le disait tout haut.

« J’ai vu les ministres après le funeste conseil qui a été tenu mardi, je crois (12 juillet). Je leur ai dit qu’ils venaient de commettre une grande faute en ne se déclarant pas satisfaits, et que la guerre redevenait probable. Ils m’ont juré leurs grands dieux qu’ils seraient prudens, c’est-à-dire peu exigeans. Pendant ce temps, j’ai fait une vraie campagne auprès des gens du Centre. Cent au moins m’ont déclaré que si je leur donnais le signal de la paix, ils me suivraient. Il y en a un bon nombre qui sont venus me dire : Prenez le pouvoir, nous sommes deux cents qui vous soutiendrons : on ne peut pas laisser le pouvoir dans de telles mains. Vous devinez la réponse que j’ai faite et j’ai toujours insisté pour qu’on se bornât à avoir la paix pour but essentiel. Je n’ai pas trouvé une seule objection, sauf chez les bonapartistes que, du reste, je ne hantais guère. Le mercredi 13, on a remis les explications dernières à vendredi 15. J’ai vu, revu les ministres, et plusieurs m’ont déclaré, à moi parlant, qu’ils donneraient leur démission plutôt que de prendre la responsabilité de la guerre. Plichon, Chevandier me l’ont promis.

« Vendredi, tout a changé de face. Le Cabinet divisé était près de se rompre lorsqu’une faute du roi de Prusse, fait inexplicable, est venue fournir un prétexte à toutes les lâchetés. Le roi de Prusse avait dit qu’il consentait à ce que ses ministres déclarassent avoir connaissance de la renonciation du Hohenzollern et l’approuver. Certes, c’était bien assez. Mais on a voulu son propre engagement et il s’y est refusé, vaincu par les cris de l’armée et des bourgeois de Berlin, lesquels, d’abord pour nous, ont tourné contre nous en voyant que la concession faite ne nous arrêtait pas. Le Roi alors a déclaré qu’il ne concéderait rien de plus. Or M. Benedetti ayant eu la maladresse de l’aborder dans une promenade, il a refusé de l’écouter. Ce n’était pas là l’outrage dont on a parlé. C’était une imprudence qui pouvait mal tourner. De bons citoyens auraient atténué la chose, eu recours à l’Angleterre pour l’arranger et auraient ainsi sauvé la paix. Mais messieurs les ministres y ont vu un moyen de se rallier au parti de la guerre sans trop de déshonneur, de rentrer dès lors dans le Cabinet d’où ils se sentaient près de sortir et ils ont apporté la folle déclaration de guerre du vendredi 15. Lorsque, au milieu d’une anxiété inouïe, le manifeste a été lu, une sorte de stupeur a saisi la Chambre. Les centres ont fait comme les ministres, ont eu recours à ce moyen de ne pas se brouiller avec le pouvoir, et les ministres, pour sortir ministres, les ministériels pour pouvoir rester ministériels, ont jeté le pays et le monde dans une épouvantable guerre.

« La gauche elle-même, si brave, était saisie et paralysée, quand je me suis levé par un mouvement dont je n’étais pas maître, et alors toutes les fureurs du bonapartisme ont fondu sur moi. Le Moniteur seul peut donner une idée de la scène.

« Voilà la pure vérité, que je puis jurer être la vérité devant Dieu et les hommes ! Cet événement qui nous ôtera ou notre liberté ou notre grandeur m’a brisé le cœur ! Il faut faire, et je fais des vœux pour notre armée. Mais pour ceux de nos militaires qui sont libéraux, quelle douleur, en combattant pour notre sol, de se dire qu’ils ne seront vainqueurs qu’aux dépens de notre liberté ! Du reste, le devoir n’est pas équivoque : il faut tout faire pour vaincre, et si j’étais soldat, je risquerais franchement ma vie pour cette cause. Mais pour moi, désormais, il n’y a plus que des sujets de tristesse. Hélas ! quand on vit beaucoup, on restreint tous les jours le cercle de sa véritable estime !

« Adieu, mon cher ami ; gardez cette lettre, mais pour vous et vos enfans, et, si dans l’avenir on la retrouve, elle expliquera à nos petits-neveux comment s’est décidée cette odieuse guerre ! Adieu ! adieu ! Ecrivez-moi. Tout à vous de cœur.

« A. THIERS. »


Le même à M. de Rémusat [2].


Paris, 19 juillet 1810.

« Mon cher ami,

« Vous avez deviné juste, les causes de la guerre sont des plus pitoyables. La revanche contre la Prusse, pour offrir des chances favorables, devait être différée. Comme la Prusse ne pouvait continuer son œuvre, si souvent affichée, sans mettre la main sur les Etats du Sud de l’Allemagne, il fallait attendre ce jour-là, et nous aurions eu pour nous une moitié de l’Allemagne, plus l’Autriche, obligée de se prononcer, puis l’Angleterre qui n’aurait pas voulu souffrir de nouvelles usurpations prussiennes, ou qui, si elle n’était devenue belligérante avec nous, aurait été neutre, bienveillante, suffisante dès lors pour contenir la Russie. Là était le moment de l’action. Jusque là, il fallait se contenter de vider le mieux possible les incidens quotidiens sans avoir tort, si une rupture devenait inévitable. La Prusse, qui s’était donné tort en mettant en avant la candidature Hohenzollern, ayant réparé son tort par le retrait de cette candidature, le tort est de notre côté et nous sommes exposés à avoir toute l’Allemagne contre nous, l’Autriche résolument neutre et l’Angleterre neutre exaspérée. Je l’ai dit aux ministres ; ils ont semblé me croire ; ils m’ont affirmé qu’ils partageaient mon opinion et ils la partageaient en effet ; mais ils se sont laissé effrayer par les bonapartistes qui croient regagner le pouvoir si l’Empire recouvre son prestige au moyen d’une guerre heureuse, et, voyant venir une crise ministérielle, s’ils s’obstinaient pour la paix, ils ont saisi l’occasion d’un mouvement d’humeur du roi de Prusse qui était déjà suivi d’explications, ils ont tout exagéré et ont préféré la guerre à leur retraite. Quant à la Chambre, elle était pacifique. Cent membres au moins m’avaient supplié de défendre la paix ; mais ils ont eu peur des clameurs bonapartistes et ils ont envoyé les Français à la boucherie comme les poltrons de la Convention envoyaient les honnêtes gens à la guillotine, par faiblesse. Pour moi, je ne les ai pas voulu imiter et j’ai fait ce que vous savez.

« Ce que je dis est la pure vérité. Et maintenant, Dieu sait ce qui adviendra ! Le ministre de la Guerre dit qu’il est prêt. J’ai peur qu’en étant un aimable et brave homme, il soit prodigieusement léger ! Dieu veuille que l’entrain de l’armée supplée à l’insuffisance des préparatifs ! Pour moi, vous n’en doutez pas, je désire ardemment la victoire ; mais je sais bien ce qui arrivera : victorieux, nous retomberons sous le gouvernement personnel, infatué et ressuscité en entier, ou, si nous sommes vaincus, nous verrons la France terriblement traitée par l’étranger ; mais mieux vaut la victoire, cent fois mieux !...

« A. THIERS. »


Après Sedan et la proclamation de la République, Jules Favre, nommé ministre des Affaires étrangères, avait rédigé le 6 septembre sa célèbre circulaire où, rappelant que le roi de Prusse avait déclaré faire la guerre à Napoléon III et non à la France, il ajoutait : « Veut-il continuer cette guerre impie ? Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses ! Notre intérêt est celui de l’Europe tout entière ! » Il supplia M. Thiers de se rendre dans les différentes capitales de l’Europe afin de plaider la cause de la France et de décider les gouvernemens étrangers à intervenir. M. Thiers partit pour Londres le 12 septembre. M. Mignet lui écrit afin de le tenir au courant des événemens. On va voir avec quelle netteté l’éminent historien prévoyait les terribles dangers qu’entraînerait pour l’Europe la victoire allemande.


M. Mignet à M. Thiers.


Paris, 14 septembre 1870.

« Mon cher ami,

« Rien de nouveau depuis ton départ. Les Prussiens avancent, mais lentement ; ils sont plus loin de Paris qu’on ne le disait avant-hier. On a plus de temps pour achever les préparatifs de la défense à laquelle tout le monde est disposé avec une mâle résolution et une ardeur croissante : toutes les places fortifiées grandes ou petites comme Strasbourg, Metz, Thionville, Toul, Phalsbourg, Montmédy, Verdun, ont tenu contre les bombardemens et les attaques des Prussiens. Paris, mieux fortifié et bien défendu, mis longtemps à l’abri par sa ceinture de forts avancés, protégé de plus par sa vaste et formidable enceinte, tiendra avec vigueur et constance. La revue de la Garde nationale et de la Garde mobile passée hier par le général Trochu, de la place de la Bastille aux Champs-Elysées, a été d’un effet grand et rassurant. L’esprit de cette multitude armée était excellent et son attitude ferme.

« Les vœux comme les assentimens continuent à te suivre dans ta mission patriotique. Puisse-t-elle réussir pour l’honneur et l’intérêt des grandes Puissances de l’Europe, non moins que pour le soulagement et l’intégrité de la France livrée à une invasion qui reste maintenant sans motif fondé de la part d’une Puissance aujourd’hui uniquement conquérante. L’Angleterre, la Russie et l’Autriche ont un intérêt égal à s’opposer à la dévastation, à la ruine, à l’amoindrissement territorial de la France. Le maintien de l’équilibre européen leur importe aussi à un degré égal. L’unité de l’Allemagne sous la Prusse, devenue certaine de fait par la guerre et qui s’accomplira de droit après la paix, rendra l’orgueilleuse et belliqueuse Prusse prépondérante sur le continent. Si on la laissait prétendre à des annexions aux dépens de la France, elle serait, tôt ou tard, et lorsqu’une occasion favorable s’en présenterait, disposée à réunir au futur et inévitable empire germanique les Allemands des provinces autrichiennes et les Allemands des provinces russes de la Baltique. Souffrir qu’elle se montre ambitieuse contre la France, c’est s’exposer à ce qu’elle le soit un jour contre l’Autriche et contre la Russie. Si on ne l’empêche pas d’être envahissante aujourd’hui, on la rendra dangereuse pour tout le monde dans un immanquable avenir.

« Adieu, mon cher ami, je te souhaite santé dans ce rude voyage et succès dans cette tâche fort grande aussi européenne que française. Bien affectueusement tout à toi.

« MIGNET. »


De retour de Londres, où, hélas ! ses efforts avaient échoué, M. Thiers repartit le 20 septembre pour Vienne et Saint-Pétersbourg. Il devait revenir par Florence et rentrer à Tours, siège de la délégation de la Défense nationale, le 21 octobre. Le duc de Broglie lui écrit pour lui retracer l’état des affaires en France et lui dire que seul il peut sauver le pays. Autant M. Mignet était confiant, autant le duc de Broglie, troublé et inquiet, charge de sombres couleurs un tableau dont heureusement les pronostics pessimistes ne se sont pas tous réalisés.


Le duc de Broglie au même.


Broglie, le 14 octobre 1870.

« Cher Monsieur Thiers,

« Je ne sais où cette lettre vous trouvera, mais mon désir ardent est qu’elle vous arrive aussitôt que vous aurez remis le pied en France.

« La situation de nos tristes affaires s’est beaucoup empirée depuis votre départ et pendant votre absence, et je prends la liberté de l’exposer à votre excellent jugement, telle quelle m’apparaît, sans lâche faiblesse, j’espère, mais aussi sans illusion.

« Ce n’est pas à Paris qu’est le mal. La défense de Paris paraît plus forte, mieux conduite, plus courageuse qu’on ne pouvait l’espérer. Tout fait croire qu’il n’y a la ni surprise, ni abandon de soi-même, ni, immédiatement du moins, de violence révolutionnaire à craindre.

« Mais ce n’est pas à nous qu’il faut dire que cette défense ne peut être qu’une affaire de temps et que, dans un délai plus ou moins long, Paris doit tomber s’il n’est secouru.

« Or, je cherche en vain d’où pourrait maintenant venir le secours. De la diplomatie et de l’action des neutres ? Si vous nous rapportez cette bonne fortune, tout est sauvé, mais je ne m’en flatte pas. Du temps seul et de la mauvaise saison ? L’hiver est encore loin et les Prussiens beaucoup mieux établis dans les villas des environs de Paris que nous ne l’étions dans la tranchée de Sébastopol. D’une armée nouvelle faite sur la Loire ou ailleurs ? Dieu le veuille ! Mais est-il raisonnable de compter que nous pouvons avoir aujourd’hui une armée meilleure que celle qui s’est laissé bloquer à Metz ou celle qui s’est rendue à Sedan ?

« En attendant, ce qui va son train pendant que le siège dure, c’est la désorganisation et la ruine de la France. Les Prussiens la prennent et la pillent en détail. Les résistances isolées qu’ils rencontrent, dépourvues d’ordre et d’unité, ne font qu’aggraver le mal quelque honorables qu’elles soient pour ceux qui les opposent, car elles changent en pillage proprement dit les réquisitions de l’ennemi. Les républicains, bien intentionnés, mais très incapables, portent le désordre dans tous les services publics et jettent l’effroi dans les populations qu’ils veulent animer. C’est une confusion et un découragement universels.

« Dès lors, quand Paris tombera (et à moins d’un miracle, cette chute est inévitable), ce qui arrivera est infaillible. Le gouvernement actuel tombera lui-même dans le désastre, soit sous les coups de ses amis extrêmes, soit sous le poids de son impuissance. Il disparaîtra dans la mêlée, et le roi de Prusse, en possession de notre capitale, et ne trouvant aucune espèce de gouvernement devant lui, sera plus maître de la France qu’aucun conquérant depuis Alaric n’a été maître d’aucun pays.

« Force lui sera, pour trouver avec qui traiter, de créer un gouvernement lui-même et il en formera un, n’en doutez pas, car on trouve toujours un Stanislas-Auguste pour prendre une couronne, à charge de démembrer un Etat. Il dictera ses conditions à volonté à ce gouvernement de sa façon et en assurera l’accomplissement et le maintien de son œuvre par une occupation prolongée.

« Voilà la fin de notre histoire, fin certaine, à moins que Dieu, par un prodige de miséricorde, ne donne à Gambetta le génie du premier Bonaparte ou ne fasse sortir Bazaine de ses fers.

« A cette horrible situation, je ne vois qu’une sorte de remède, c’est qu’avant que la chute de Paris soit consommée, une Assemblée soit convoquée pour délibérer spécialement sur la continuation de la guerre ou la conclusion de la paix. C’est une question sur laquelle le pays a le droit d’être consulté et une telle Assemblée peut seule relever Jules Favre et son gouvernement de ce qu’il y a de trop absolu dans le terrain sur lequel ils se sont placés. Avec une telle Assemblée, également, le vainqueur, quelle que soit son insolence, sera pourtant obligé de traiter. Sans doute, sa mission serait pénible et presque humiliante ; mais tout vaut mieux pourtant que l’extrémité de tenir de la générosité seule du vainqueur, avec les débris de notre territoire, la personne de notre souverain et la forme de nos institutions.

« Quant à l’idée que, Paris vaincu, on pourrait encore continuer la lutte, vous connaissez trop la France pour vous en flatter et d’ailleurs, je le répète, la France est plus malade aujourd’hui que Paris.

« Il n’y a que vous, cher Monsieur Thiers, qui puissiez faire entendre au pays et à ceux qui nous gouvernent cette dure vérité. Vous venez d’essayer, aux dépens de votre repos et de votre santé, d’épargner à la France et à la République naissante la dernière conséquence des fautes de l’Empire. Je crains fort que vous n’y ayez pas réussi. Il s’agit maintenant de sauver la République elle-même, si c’est possible, et en tout cas la France des conséquences plus graves encore qu’entraînerait la persévérance, au delà des bornes de l’honneur et de la raison, d’une lutte sans espoir...

« Croyez à tout mon dévouement.

« BROGLIE. »


Au cours de son voyage diplomatique, M. Thiers avait prié les chargés d’affaires à Londres, M. Tissot, et à Saint-Pétersbourg, M. de Gabriac, de lui écrire pour le renseigner sur les sentimens des ministres étrangers auprès desquels ils étaient accrédités, — en dehors du délégué de Jules Favre (demeuré à Paris) au gouvernement de Tours, M. de Chaudordy. — Par les lettres de M. Tissot qui suivront et celle de M. de Gabriac, donnée plus loin, on verra à quel point l’Angleterre et la Russie étaient décidées alors à conserver une neutralité dont les événemens d’aujourd’hui révèlent l’imprudence. On relèvera cependant dans ces lettres, de la part d’hommes d’Etat anglais, de claires prévisions d’un avenir que nous voyons se réaliser sous nos yeux.


M. Tissot, chargé d’affaires de France à Londres, à M. Thiers.


Londres, 14 octobre 1870.

« Monsieur,

« Les journaux annonçant votre prochaine arrivée à Tours, j’ai l’honneur de vous envoyer, sous le couvert du comte de Chaudordy, la seule lettre qui me soit parvenue pour vous après votre départ.

« La situation à Londres est à. peu près telle que vous l’avez laissée. Le gouvernement anglais continue à se renfermer dans son parti pris d’abstention et persiste à n’intervenir que lorsqu’il lui sera prouvé que sa médiation aura quelque chance de succès. L’opinion publique nous est de plus en plus favorable, et de nombreux meetings se sont organisés ou s’organisent dans tout le Royaume-Uni pour affirmer les sympathies de l’Angleterre pour la France et pour la cause de la paix. M. Gladstone tient trop à sa popularité pour ne pas tenir compte, dès qu’il le pourra, d’un mouvement aussi considérable. Mais il faudrait que la situation actuelle, en se modifiant, lui en fournît l’occasion. Il est regrettable, à ce point de vue, que les élections générales aient été encore ajournées. Telle a été du moins l’impression générale en Angleterre.

« En reprenant mes relations avec lord Granville, je l’ai trouvé sous le charme de vos derniers entretiens avec lui.

« Je vous prie d’agréer...

« TISSOT. »


Les mêmes situations réclamant les mêmes remèdes, on va voir M. Thiers définir ici à un correspondant politique la nécessité, en 1870, de l’ « Union sacrée, » qui, à tant d’égards, a été si peu réalisée alors, comme on le constatera plus loin par une lettre du comte Daru. La lettre qui suit offre des considérations dont chaque terme peut être repris et médité aujourd’hui avec profit.


M. Thiers à M. Dréolte, ancien député.


Florence, 18 octobre 1870.

« Monsieur,

« Je n’ai reçu qu’à Florence, et le 15 octobre, la lettre que vous m’avez adressée de Monaco le 19 septembre. Cette circonstance vous explique mon silence, votre lettre ayant dû courir toute l’Europe pour me rejoindre. Je pense comme vous, monsieur, que l’union de tous les partis unis, non pour leur avantage personnel, mais pour sauver le pays, peut seule nous aider à sortir de l’abime où nous sommes tombés. La forme, le titre du nouveau gouvernement importent peu, et il faut joindre nos efforts à ceux de tous les hommes honnêtes, qui, mettant de côté leurs préférences personnelles, travailleront d’abord à arracher le pays des mains de l’ennemi et à le reconstituer ensuite. Je ne sais ce qui nous attend, mais, pour moi, je continuerai à consacrer les forces qui me restent au service de notre chère et infortunée patrie, heureux de voir s’augmenter le nombre de ceux qui la serviront sincèrement, et peu enclin à le diminuer par des exclusions aussi injustes qu’impolitiques.

« Agréez...

« A. THIERS. »


M. Mignet à M. Thiers.


Paris, 26 octobre 1870.

« Mon cher ami,

« Te voilà arrivé à Tours. C’est fort heureux si tu n’es pas trop fatigué de ce long et patriotique voyage. Ta présence et tes conseils seront très utiles à l’organisation et à l’emploi des armées qu’on lève pour la défense de la France envahie sur tant de points, et l’assistance de Paris, jusqu’à présent plus gêné que menacé par les Prussiens. Paris, qui te doit ses fortifications, et auquel ta prévoyante vigilance a fait procurer les subsistances nécessaires à deux millions d’habitans pendant plusieurs mois de siège, est dans un état formidable de défense. On peut le considérer comme imprenable de vive force. Tous ses abords sont inaccessibles, et les défenses ont été poussées presque partout et sont maintenues bien au delà des forts détachés. Depuis ton départ, les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mille gardes mobiles ont été constamment exercés aux pratiques et aux mouvemens militaires, sont devenus des soldats et se sont aguerris déjà dans quelques rencontres, où ils se sont montrés aussi solides que résolus. La Garde nationale sédentaire est elle-même comme une armée de 250 000 hommes : elle a appris le maniement des armes, fait l’exercice avec beaucoup de dextérité et d’ensemble sur les places et dans les rues de Paris, transformé en immense ville de guerre, et va régulièrement aux remparts, qu’elle défendrait sans broncher. Après la délivrance, elle sera armée et disposée comme elle est, d’une grande ressource contre le parti anarchiste et socialiste, qui est, dans le moment, abattu, et dont les chefs ont perdu le commandement des bataillons à la tête desquels ils avaient été placés. Quant à la troupe régulière, qui s’élève à près de 60 000 hommes, sans compter les marins et les soldats qui sont dans les forts détachés, elle est sortie de son découragement, a repris son entrain et se comportera bien devant l’ennemi. Elle l’a déjà montré. Il faudra seulement qu’elle soit habilement conduite lorsqu’on fera, pour rompre les lignes des Prussiens, un grand effort dans lequel l’artillerie, qu’on augmente beaucoup, jouera sans doute le premier rôle.

« Jusqu’ici, les Prussiens n’ont rien tenté contre Paris., Ils se sont bornés à l’investir. Attaqués même dans un assez grand nombre de positions qu’ils avaient occupées, ils en ont été délogés et ils ont été contraints d’éloigner leurs lignes d’investissement. Avec les troupes qu’ils ont, leur circonférence étant très étendue, la ligne d’investissement ne doit pas être bien épaisse sur certains points. C’est sur l’un de ces points qu’il faudrait la percer. Immobiles jusqu’ici dans leurs retranchemens, attendent-ils leurs grosses pièces de siège pour passer de l’investissement à l’attaque ? C’est peu vraisemblable. S’ils parvenaient à jeter quelques bombes sur quelques coins de Paris, ils ne parviendraient jamais à prendre Paris. Paris, défendu comme il l’est, est imprenable. Il est donc à croire qu’ils se borneront à en maintenir l’investissement et qu’ils espéreront, à la longue, le réduire par la famine. La famine est bien loin, et les ressources sont encore très abondantes. Mais il faut qu’à Paris et en province, on s’applique à déjouer le plan des Prussiens et qu’on ne néglige rien pour le faire tourner contre eux...

« Tout à toi de tout mon cœur.

« Mignet. »


La lettre qui suit, de M. Duvergier de Hauranne, a. été écrite le jour même où se signait la capitulation de Bazaine à Metz ! Malgré ses répugnances à toute tractation avec les Prussiens, Gambetta a consenti à ce que M. Thiers allât discuter avec le gouvernement de Paris la question de l’armistice. M. Thiers part le 28 octobre, muni de passeports allemands ; il ira à Versailles voir M. de Bismarck. Mais devant la fermentation des esprits à la nouvelle de la capitulation de Bazaine, le gouvernement de Paris sera obligé de repousser les conditions humiliantes que la Prusse veut imposer à la France. M. Duvergier de Hauranne note l’état d’esprit répandu dans les campagnes et enregistre des bruits singuliers — qu’on a vus reparaître de nos jours sous des formes à peine différentes. Il formule déjà au sujet de l’Alsace ce qui sera le sentiment de la France durant un demi-siècle. Il y a lieu de signaler dans cette lettre un passage favorable à Gambetta. Les papiers de M. Thiers, pour l’année 1870, ne contiennent à peu près rien venant de Gambetta. Mlle Dosne paraît, en outre, n’avoir voulu conserver que les documens plutôt défavorables à l’organisateur de la défense nationale.


M. Duvergier de Hauranne au même.


Herry. (Cher, 27 octobre 1870.

« Mon cher ami,

« Quand j’ai appris votre retour à Tours, j’ai pris la plume pour vous écrire ; mais j’ai pensé que vous aviez beaucoup mieux à faire que de lire les lettres de vos amis et je me suis abstenu. Aujourd’hui, pourtant, je lis dans les journaux que vous êtes au moment d’aller à Paris traiter d’un armistice et, si cela est vrai, je ne veux pas vous laisser quitter Tours sans vous dire avec quel intérêt, comme patriote et comme ami, je vous ai suivi pendant votre grand voyage et combien je désire que vous puissiez couronner votre vie en rendant à la France le plus signalé des services. Tout le monde ici aspire à la paix, non certes à une paix honteuse et qui rendrait bientôt une nouvelle guerre nécessaire ; mais, malgré les perfidies de la Gazette et les bêtises du Siècle, on a confiance en vous et dans le gouvernement. Quant à nos moyens de défense, vous êtes à même de les connaître bien plus que nous dans notre isolement, et je n’ai rien à vous dire là-dessus, si ce n’est qu’il y a malheureusement peu de fond à faire sur l’énergie des gardes nationales. Mais vous devez, plus encore que Jaubert et Rémusat, éprouver une satisfaction patriotique en pensant que l’admirable résistance de Paris vous est due et que vous avez élevé de votre main notre dernier rempart. Paris, disait-on à la fin d’août, ne peut pas tenir quinze jours. Paris tient depuis cinq semaines et veut tenir encore. Mais il est bien clair qu’il ne peut pas tenir toujours et que, si une armée extérieure ne vient pas à son aide, Paris devra succomber. C’est à vous à savoir s’il est vrai, comme on nous le dit, que cette armée se réorganise et qu’elle est en état d’agir.

« Peut-être aurais-je fait le voyage de Tours pour vous serrer la main si je n’étais cloué ici par la stupidité de nos paysans, qui s’obstinent à croire que ce sont les ennemis de l’Empereur qui, désespérant de le renverser par eux-mêmes, ont appelé les Prussiens à leur aide et qui, aujourd’hui encore, leur portent de l’argent et des fusils. Ajoutez que les démocrates de la Charité-sur-Loire ne sont guère moins absurdes et qu’ils signalent comme amis des Prussiens ceux qui habitent des châteaux. Ce qui donne à toutes ces rumeurs plus d’importance, c’est que les Prussiens sont dans la vallée de la Loire et qu’en peu de temps ils pourraient remonter jusqu’à nous.

« Adieu, mon cher ami, nous augurions bien mal de l’Empire, vous et moi, et je n’ai jamais oublié le mot que vous me disiez à Trouville, il y a quatre ans. Mais l’Empire a dépassé nos prévisions, tout en les justifiant. Il ne faut pourtant pas perdre courage. J’espère bien qu’on ne nous enlèvera pas l’Alsace ; mais, si nous la perdions, la France ne devrait plus avoir qu’une pensée : celle de la reprendre.

« Adieu encore ; faites mes amitiés à l’excellent amiral Fourichon et à Glais-Bizoin. Je ne connais pas personnellement Gambetta, mais mes fils le connaissent, et il justifie tout à fait la bonne opinion qu’ils ont toujours eue de lui. Si Paul de Rémusat est encore avec vous, serrez-lui la main pour moi.

« Tout à vous cordialement.

« DUVERGIER DE HAURANNE. »


M. Mignet au même.


Paris, 6 novembre 1870.

« Mon cher ami,

« Je profite du retour de M. Cochery à Versailles pour t’écrire quelques mots... Il m’a dit que tu te portais parfaitement, ce qui m’a fait grand plaisir, et que tu ne tarderais pas à retourner à Tours. J’espérais que tu reviendrais d’abord ici, et c’était le désir comme l’espoir de tout le monde. Est-ce que la négociation de l’armistice n’a pas abouti ? C’est à craindre. Si les Prussiens n’en ont pas admis les conditions fondamentales qui étaient comme les moyens préliminaires d’une paix acceptable par la France, la guerre se perpétuera d’une façon terrible. Paris, qui vient de protester avec tant d’ensemble contre l’anarchie et la sédition dont les chefs sont arrêtés ou cachés, se défendra avec une énergie désespérée. Puisses-tu être utile à Tours par ton habileté et ton patriotisme qu’on admire et dont tous les bons Français parlent avec enthousiasme et reconnaissance. Adieu, mon cher ami, tout à toi de cœur et d’esprit.

« MIGNET. »


M. Tissot, chargé d’affaires de France à Londres, au même


Londres, 12 novembre 1870.

« Monsieur et cher Maître,

« Permettez-moi de vous remercier du souvenir affectueux que vous avez bien voulu me donner et que M. de Roquette m’a fidèlement transmis. J’en ai été profondément reconnaissant...

« Ai-je besoin de vous dire avec quelle anxiété et quelle admiration pour votre dévouement j’ai suivi, de loin, les différentes phases de la mission que vous aviez acceptée et que vous seul pouviez remplir, précisément parce que le succès en était jugé d’avance impossible ? Perdue en présence des exigences prévues de la Prusse, la cause que vous avez plaidée a été gagnée pour nous auprès de l’opinion publique. Vous seul, encore une fois, pouviez faire une victoire de cet insuccès. Telle est l’impression que je constate autour de moi, et c’est à vous, en somme, que nous devons le mouvement si marqué, depuis quelques jours, qui nous absout de nos fautes passées pour condamner exclusivement les ambitions de l’Allemagne pour lesquelles, naguère encore, l’Angleterre avait une si étrange indulgence.. Je suis convaincu, d’ailleurs, et tout le monde ici partage cet espoir, que vos entretiens avec M. de Bismarck n’auront pas été stériles : la graine de la paix a été semée.

« Lord Granville nous promet d’agir de nouveau auprès du Cabinet de Berlin et il ne fait, en ceci, que céder aux vœux de l’opinion publique anglaise, de plus en plus contraire à la prolongation de cette épouvantable guerre. Au fond de ces sympathies que l’Angleterre nous témoigne, il y a, assurément, le sentiment très égoïste des dangers qui la menacent ; peu importe : l’essentiel est qu’elle comprenne aujourd’hui ces périls qu’elle a si longtemps niés. L’arrogance germanique y a contribué plus encore peut-être que nos désastres. La presse allemande réclame déjà Héligoland comme la clé de la mer du Nord. Quant à la Hollande, elle sera appelée à faire partie du Zollverein, en attendant qu’elle occupe, bon gré mal gré, la place qui l’attend déjà dans la confédération allemande.

a Telles sont les conséquences les plus prochaines et l’on en entrevoit d’autres dans un avenir plus ou moins éloigné. « Tout ceci, me disait hier M. Otway, le sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères, finira par une coalition européenne contre l’Allemagne ! » — « Je l’espère bien, lui ai-je répondu, mais que les membres de cette future coalition fassent en sorte que nous puissions y jouer le rôle auquel nous avons droit ! »

« Laissez-moi, avant de finir cette lettre déjà trop longue, vous remercier encore une fois de votre abnégation, de votre dévouement, de vos sacrifices, de l’exemple que vous nous donnez à tous, cher et vénéré maître, et de joindre à l’expression de ces sentimens celle de ma profonde et respectueuse affection.

« TISSOT. »


Le marquis de Gabriac, chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg, au même.


Saint-Pétersbourg, 18 novembre 1870.

« Monsieur,

« Je ne voudrais pas laisser achever ce long voyage que vous venez d’entreprendre pour les intérêts de notre pauvre France et dont Saint-Pétersbourg a été une des étapes, sans vous adresser un souvenir de cette capitale où j’ai eu l’honneur de passer avec vous quelques jours qui resteront gravés dans ma mémoire. Nous vous avons suivi, comme tout le monde, avec une émotion bien légitime dans toutes vos haltes, dans la dernière, surtout, celle de Versailles, qui devait être la plus pénible de toutes. Aujourd’hui que je vous vois à Tours, je prends la liberté, d’après votre aimable invitation, de reprendre avec vous, à longue portée, l’entretien dont vous m’aviez permis pendant huit jours d’avoir avec vous l’habitude.

« Depuis votre départ, la situation diplomatique ne s’est pas beaucoup améliorée à notre profit. Il n’en pouvait être autrement. Vous avez sans doute eu connaissance des télégrammes que j’ai adressés au gouvernement provisoire. Le parti allemand, en minorité dans le pays, mais dont vous connaissez la force, a exploité contre nous auprès de l’Empereur des scènes de désordre qui ont eu lieu en France, notamment à Marseille et dans une partie du Midi. On a mis tout au long dans les journaux le compte rendu des tristes scènes de l’Hôtel de ville. D’autre part, la capitulation de Metz nous a naturellement beaucoup nui comme effet moral et, militairement parlant, on en a conclu que, n’ayant plus d’armée régulière à opposer à l’ennemi, notre résistance n’était plus qu’un acte d’obstination inutile. Cependant, j’ai constaté avec une grande joie que notre victoire d’Orléans avait produit beaucoup d’effet. Un homme, qui est cependant d’un orthodoxisme grec irréprochable et même militant, me disait qu’il était convaincu que ce premier succès venant de la France nouvelle après les désastres inouïs du passé et venant d’Orléans, rappellerait les anciens souvenirs nationaux et réveillerait le patriotisme. D’autre part, la publication des cadres des nouvelles armées de Paris où l’entourage militaire de l’empereur Alexandre affectait de ne voir distinctement, à travers la personnalité honorable du général Trochu, que des Flourens et des Millière, a causé ici un bon effet. Il y avait donc des généraux pour de vrai en dehors de ceux tombés à Sedan ou à Metz ! Tout va donc dépendre aujourd’hui des événemens militaires et de l’attitude que prendra l’Europe vis-à-vis de la dénonciation du traité de 1856.

« J’ai vu hier la note anglaise qui a été remise avant-hier au prince Gortchakow. Elle ne me paraît pas bien méchante. L’Autriche en fera sans doute une aussi. Mais, au fond, que veut et que peut faire l’Europe de durable sans nous ? Jusqu’à présent, il me semble qu’elle n’a jamais su s’entendre que contre nous, mais qu’elle est impuissante à créer en dehors de nous. Il nous est bien permis d’avoir quelque présomption quand nous voyons ce qui se passe et de dire que, lorsque le grand ressort est détraqué, les aiguilles ne peuvent plus concorder ensemble. A défaut de meilleure vengeance, ce sera la nôtre. Si la guerre dure encore longtemps, il me parait probable qu’il n’y aura plus d’autre politique que celle des convoitises individuelles avec des entr’actes. Du reste, c’est celle qui a moralement prévalu depuis l’écrasement du Danemark et dont nous portons la peine aujourd’hui, sans espoir de nous en relever complètement jusqu’à ce que les deux grandes agglomérations nouvelles sorties de ce désordre, le germanisme et le slavisme, s’entre-choquent dans une lutte suprême d’où j’espère que nous serons assez habiles pour faire sortir de nouveau le règne de la justice et du bon sens.

« Mais, en laissant de côté l’avenir, qui n’appartient à personne, et que nous pouvons même rendre plus favorable en améliorant le présent, permettez-moi de me réjouir avec vous de la résistance de Paris. Elle est tout bonnement admirable. Elle sauve notre honneur. C’est à vous, Monsieur, qu’on la doit : nous ne devrons jamais l’oublier, car dans l’histoire vous aurez eu le double honneur de la protéger matériellement par une enceinte fortifiée, et moralement en demandant à l’Europe de la préserver et de la secourir. Mais cette résistance sera-t-elle utile et permettra-t-elle à la province d’arriver à temps ? Nous aidera-t-elle à conclure une bonne paix, car finalement c’est là qu’il faut en revenir. Malheureusement, je crains que nous ne devions surtout compter sur notre énergie, pour obtenir cette paix honorable, but de nos espérances. L’idée des cessions territoriales a fait malheureusement un peu son chemin en Europe, et ici comme ailleurs. Le chancelier vous en avait déjà touché quelque chose. Il m’en a aussi parlé. Je lui ai rappelé aussitôt qu’il m’avait autorisé, dans un télégramme rédigé en quelque sorte sous ses yeux, à faire savoir à M. Jules Favre avant l’investissement de Paris que « le désir de la Russie de voir des cessions territoriales épargnées à la France n’était pas ignoré à Berlin. » Il m’a dit qu’il se rappelait ces paroles, mais que la destruction de toutes nos forces militaires régulières ne lui permettait pas, à moins d’un retour de fortune, de nous laisser concevoir des espérances trop grandes ; que toutes les Puissances, après des guerres malheureuses, avaient dû faire des sacrifices, etc., etc. Je lui ai répondu, comme de juste, tout ce qu’il y avait à dire à cet égard. J’ai ajouté un argument que m’avait donné M. de Rudberg, c’est que l’Alsace, — car, au fond, c’est d’elle seulement, je crois, qu’il s’agit, ici du moins, — patriotique comme on la savait, était, de plus, de tendance républicaine des plus accentuées, et qu’au fond elle causerait les plus grands embarras à une Puissance monarchique et en partie féodale comme la Prusse. Le chancelier ne l’a pas contesté. Mais, au fond, je crains qu’à moins de grands succès de notre part, l’Empereur n’ait admis, vis-à-vis du roi de Prusse, la nécessité de quelques concessions. Ceci, du reste, n’est pas une certitude, ce n’est qu’une présomption de ma part et j’espère toujours que la Russie changera d’attitude sous quelque bonne inspiration de la dernière heure, car vous connaissez la mobilité du caractère slave et combien on peut dire avec vérité, quand on a des rapports avec eux :


Tel qui rit vendredi dimanche pleurera.


« Malheureusement, cette bonne inspiration sera surtout due à nos succès si nous en avons ; c’est triste à dire, mais j’aime trop la vérité pour chercher à me la dissimuler à moi-même ou à mon gouvernement...-

« J. DE GABRIAC. »


Après la capitulation de Metz, la délégation de Tours, accomplissant un effort considérable auquel von der Goltz a rendu justice, improvisa de nouvelles armées. D’Aurelle de Paladines, dans la région d’Orléans, tenait, à la tête de la première armée de la Loire, contre le prince Frédéric-Charles qui s’avançait avec 200 000 hommes contre lui. D’autres corps étaient en formation dans l’Ouest. On notera dans la lettre suivante, chez Mgr Dupanloup, comme on a noté plus haut, cette idée, inspirée d’un passé héroïque, que le sort de la France allait se décider devant Orléans.


Mgr Dupanloup au même.


Orléans, le 19 novembre 1870.

« Monsieur et bien excellent ami,

« Je profite du voyage de M. Cochery pour vous écrire ce tout petit mot.

« Fortifiez l’armée de la Loire ; elle est parfaitement animée, mais trop peu nombreuse. L’armée ennemie s’augmente et se fortifie chaque jour et, malgré le courage de nos généraux et de nos soldats, je crois que notre armée court les plus grands dangers, peut-être le danger même d’un nouveau Sedan, si on ne lui donne pas les moyens de faire face aux diverses attaques et de tous les côtés.

« Pourquoi éparpiller nos forces dans l’Ouest quand tout va se décider sous les murs d’Orléans ?

« Vous savez mon tendre et respectueux attachement.

« F. Év. d’ORLÉANS. »


Le P. Gratry au même.


Pau, 23 novembre 1870.

« Cher et glorieux confrère,

« Vous êtes maintenant et resterez l’un des grands citoyens de la France. Vous avez été, en tous ces événemens, un modèle de noblesse, de clairvoyance, de courage, de sagesse. Vos fortifications de Paris, d’ailleurs, sont peut-être notre salut contre l’invasion. Je supplie Dieu de vous bénir et de vous élever, comme homme et comme enfant de Dieu, plus encore que vous n’êtes comme citoyen.

« Que ne puis-je m’entretenir avec vous des grandes questions de science éternelle vers lesquelles je sais que votre esprit se dirige depuis des années ?

« Ne prenez pas la peine de me répondre : vous avez trop à faire. Cependant si quelqu’un me répondait pour vous, faites-moi savoir, je vous prie, par oui ou par non, si vous adoptez les deux jugemens suivans :

« Premier jugement, qui semble appuyé sur les faits et les explique tous :

« M. de Bismarck serait l’un des fourbes les plus méprisables et des plus mauvais scélérats dont l’histoire fasse mention.

« Second jugement, fondé sur une conjecture :

« Le prince royal de Prusse serait un esprit élevé, éclairé, un chrétien, un ami de la paix et du vrai progrès.

« Cher et digne confrère, je vous salue bien affectueusement... !

« A. GRATRY. »


Le comte Daru au même.


Chiffrevast, près Valognes, 30 novembre 1870.

« Mon cher et illustre collègue [3],

« L’opinion à Paris passe brusquement d’un extrême à l’autre. Elle repoussait, il y a un mois à peine, toute pensée de paix, ou l’accueillait du moins avec peu de faveur. Aujourd’hui, les signes de défaillance paraissent se manifester. Les nouvelles vraies et fausses que l’on a répandues ont ébranlé les courages. On a dit que la république rouge était installée à Lyon, la Phocéenne à Marseille, que le Midi était sens dessus dessous ; que Gambetta soufflait le feu partout, s’arrogeait une dictature insolente, que la délégation de Tours entassait fautes sur fautes ; que les préfets, agens aussi stupides qu’odieux, n’étaient plus obéis nulle part ; que le Nord, la Normandie, la Bretagne refusaient de reconnaître un gouvernement inepte et n’armaient pas dans la crainte de se sacrifier inutilement. De là l’affaissement des esprits. Il y a du vrai dans ces nouvelles : il y a aussi beaucoup d’exagération. La vérité est que le désordre est grand et que l’on a semé malheureusement les germes d’une guerre civile qui pourra bien éclater plus tard. La vérité est que l’effectif de nos armées de secours ne dépasse guère 250 000 hommes, ce qui est peu, si l’on en déduit les non-valeurs, si l’on regarde à la qualité des soldats, tous conscrits, et surtout si l’on tient compte de l’incapacité de ceux qui les dirigent...

« La situation me parait donc celle-ci :

« A Paris, du découragement. Certes si on avait vu la province tout entière en armes, si l’on avait vu le Midi comme le Nord et l’Ouest faisant les derniers efforts pour sauver la capitale, l’espérance d’un secours aurait soutenu le moral de la population et fait supporter bien des sacrifices. Mais après la navrante capitulation de Metz, après les folies révolutionnaires demeurées impunies, après les échecs successivement essuyés par suite de fautes manifestes, les illusions se dissipent et, ne sachant plus à quoi se raccrocher, on se laisse aller peu à peu au découragement.

« Vous n’êtes pas, mon cher et illustre collègue, du nombre de ceux que gagnent de telles défaillances. Pour mon compte, je suis loin de croire le mal sans remède. Sans doute on a perdu beaucoup de temps ; on a dissipé maladroitement beaucoup de forces. Je sais bien que nous sommes malades, fort malades. Mais on revient de loin quand le moral se soutient. Nos médecins sont mauvais. La seule conclusion à en tirer, c’est qu’il faut les changer, on, si on ne peut pas les changer, il faut leur adjoindre au moins un ou plusieurs bons docteurs consultans. Vous êtes le premier, le plus renommé de tous. Vous êtes l’homme nécessaire dans la situation présente. Votre patriotisme, votre dévouement vous ont conquis les cœurs de tous vos concitoyens. Vous seul pouvez nous sauver. Si vous étiez à la tête des affaires, vous auriez bien vite mis fin au désordre et organisé nos moyens de défense. Vous rendriez ainsi au pays un signalé service et votre mémoire serait impérissable. Prenez la direction ou mettez-vous à la tête de la délégation de Tours, afin qu’il ne se fasse plus tant de sottises. D’une façon ou de l’autre, dirigez tout. Il y a là pour vous une grande gloire à conquérir. Il faut que vous seul vous commandiez, que vous seul donniez des ordres. Vous jugerez sans doute à propos de vous appuyer sur une assemblée. A mon avis, cette assemblée ne devrait pas être très nombreuse, ne devrait pas être constituante, car il ne s’agit pas de constitution dans un pays envahi. Elle devrait exclusivement s’occuper des moyens de défense. Quoi qu’il en soit, le pays remettra avec une confiance entière son sort, entre vos mains Tout changera de face immédiatement. La guerre ne sera plus une succession d’échecs. L’ordre renaîtra partout. Mais n’attendez pas trop, ou il sera trop tard.

« Le gouvernement actuel n’inspirera de regrets à personne. II est faible, indécis, phraseur, vacillant : on n’en attend plus rien de bon : il est reconnu au-dessous de sa tâche. Il nous faut un gouvernement capable de traiter, si on le peut, ou de soutenir le moral des populations, si la guerre doit se prolonger tout l’hiver, s’il nous faut fatiguer et user un ennemi que nous ne savons pas vaincre, organiser et armer les réserves puissantes qui nous restent encore et donner le temps aux neutres d’agir ; et au hasard, qui joue son rôle dans les affaires de ce monde, de nous venir en aide. Il y aura certainement peu de chances de succès dans cette lutte ; mais si M. de Bismarck nous oblige à aller jusqu’au bout, nous serons bien forcés de marcher. Nous voulions la paix : vous y avez travaillé. M. J. Favre l’a offerte : on l’a refusée. Que faire ? Les désordres de Paris et du Midi ont montré l’indispensable nécessité de rétablir un gouvernement régulier, et, dans ce but, de procéder à des élections : c’est ce qu’il faut exécuter avec ou sans armistice le plus tôt possible. La Chambre verra si elle veut traiter ou si mieux vaut, pendant qu’on y est, souffrir jusqu’au bout et faire de nouveaux efforts pour repousser les Prussiens. Paris aura sans doute dans ce cas d’assez mauvais momens à passer : il ne sera pas facile de le ravitailler, bien que cela ne soit pas impossible ; ses souffrances seront et sont déjà assez grandes, mais après tout, quand Paris serait pendant quelques mois au pain sec et à l’eau, il l’a peut-être mérité et le salut de la France doit passer avant tout.

« Réfléchissez à tout cela, mon cher collègue. Recevez l’assurance... »


« DARU. »

  1. M. Thiers a ajouté en haut de la page : « Lettre qui n’a pas été envoyée. »
  2. M. Thiers a ajouté en haut de la lettre : « non expédiée. »
  3. M. Thiers a écrit au des : « Lettre curieuse, répondu. »