Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 682-696).

LA CORÉE




Les gouvernemens du Tsar et du Mikado ont entamé récemment des négociations extrêmement délicates au sujet de leur position respective en Extrême-Orient. La Russie a occupé la Mandchourie pendant l’automne de 1900. Établie ainsi à Moukden, à Niouchouang et dans toute la vice-royauté de Kirin, elle est devenue limitrophe de la Corée au Yalou, elle a consolidé ses cessions à bail de Taï-lien-ouan (Dalny) et de Port-Arthur, et elle commande les plus courtes routes de terre et de mer qui conduisent à Pékin et à Séoul. Le Japon, cet état de choses menaçant pour l’indépendance et la sécurité de la Chine et de la Corée, s’est mêlé aux pourparlers engagés par la Chine avec la Russie au sujet de l’évacuation de la Mandchourie. Des notes ont été échangées entre Saint-Pétersbourg et Tokio, et immédiatement on a eu partout l’impression que cet incident révélait et exaspérait un antagonisme latent et jusqu’à présent contenu par la procédure des chancelleries.

Il n’en faut pas chercher l’objet en Mandchourie. Sur cette province très éloignée de lui, affligée d’un climat glacial, patrie de la dynastie actuellement régnante à Pékin, le Japon ne saurait élever que des prétentions insoutenables, fondées sur la cession partielle qu’il en avait obtenue au traité de Simonosaki (8 mai 1895), et à laquelle il a renoncé moyennant une indemnité complémentaire de 150 millions, en octobre 1895.

Mais des considérations visant l’équilibre des forces et le respect de conventions, conclues par lui avec la Russie en 1896 et en 1898, lui ont permis d’essayer d’introduire dans le débat, sur le pied de solidarité, la question de ses droits prétendus en Corée. C’est cette « habileté » diplomatique et ses résultats faciles à prévoir que la Russie repousse, et c’est l’insistance du gouvernement mikadonal à en imposer la discussion, et la résistance du ministère russe à l’admettre, qui enveniment le différend, et donnent lieu de craindre le recours à l’argument suprême des litiges dans lesquels sont engagés l’honneur et les intérêts essentiels de deux nations.

Il suffit d’analyser les élémens de la question coréenne pour justifier cette manière de voir. La Corée est lapis iniquitatis et petra scandali entre la Russie et le Japon, parce que l’une et l’autre sont condamnés à émettre tous les ans des essaims d’émigrans, et que le « Pays du Matin Calme » leur fournit la surface le plus à leur portée, le plus aisément occupable, la moins encombrée de population, et la plus propice par sa nature et son climat.

La principale chaîne coréenne, les montagnes de Diamant, dressée presque à pic le long du littoral oriental baigné par la mer du Japon, tient au système mandchourien des Kinghanes comme une côte à la colonne vertébrale. Les vallées divergentes du Touman et du Yalou continuent la plaine de l’Oussouri et du bas Saghalien. Et, au delà de ce fossé, tel le glacis d’une forteresse, la Corée s’allonge vers le sud en une pente, parfois fortement accidentée, dont les dernières ondulations plongent dans le bras de mer qui sépare le Japon du continent asiatique. L’orientation, presque nord-sud, de cette pente achemine, sans transition brusque, du climat sibérien au régime atmosphérique des zones tempérées et des régions subtropicales. Parti des maigres champs d’orge, d’avoine, des rives de l’Oussouri, du Touman et du Yalou, le voyageur passe, à travers une série de changemens si légers qu’ils sont à peine perceptibles, aux champs de pois et de blé du Daïdoko, aux rizières du Han, et bientôt aux cotonnières, aux plantations de mûriers et aux forêts de camphriers de la vallée du Nam-Kang, la rivière de Masampho.

Mais, d’autre part, cette Corée, prolongement naturel de la Sibérie, n’est pas totalement isolée du Japon. La convulsion géologique qui a donné à l’Asie son aspect actuel en exhaussant le Plateau Central, en vidant par les brèches de son rebord oriental l’océan intérieur que les vieilles annales chinoises nomment Han-Haï, et en creusant, par compensation, les profondes fosses des mers de Behring, d’Okhotsk, du Japon et de Chine, n’a pas fait disparaître tout lien entre le tronc continental et l’ancien rivage, devenu un chapelet rompu d’archipels. De Yézo, un géant chaussé de bottes-fées pourrait aller, de Kourile en Kourile, au Kamtchatka, et de Kiouchiou, par Iké et Tsouchima, jusqu’à Fousan, en voyant toujours, derrière lui et devant lui, les pierres successives de son gué. Ces rochers ne sont pas les « brillantes Cyclades, » mais ils suffisent à des jonques, réplique inattendue des galères helléniques, pour passer de relâche en relâche, à petites journées, des îles nippones au continent asiatique, sans jamais perdre la terre de vue.

La géographie a donc, d’avance, préparé en Corée une rivalité entre les voisins continentaux et océaniques de ce pays, sans leur fournir un argument irrésistible pour terminer leur contestation. Débattue, depuis le iiie siècle avant notre ère, entre la Chine et le Japon, résolue au détriment de la Chine, qui renonça à tous ses droits de suzeraineté par le traité de Simonosaki (1895), cette contestation renaît entre la Russie et le Japon, et risque de causer un jour une nouvelle guerre entre de nouveaux prétendans. La fatalité de leur développement a, en effet, achevé l’œuvre de la nature en les amenant front à front sur ce sol étroit comme une planche formant pont au-dessus d’un précipice. L’un ou l’autre peut-il reculer ? Peut-il même vouloir reculer ? Le lecteur en jugera. Ce développement a commencé presque simultanément, on ne l’a pas assez remarqué, par la suppression du servage en Russie (1861) et l’abolition du régime féodal au Japon (1867-1868). L’ukase du tsar Alexandre II avait complété l’affranchissement des serfs par des distributions de terres dans la région centrale de la Russie, nommée, sur les cartes : Plateau des Sources ou de Koursk, et par les géologues : Pays ou Continent des Terres Noires (Tchernoziome). Mais l’ignorance, la routine et l’avidité paysannes y sévirent immédiatement. Ce sol vierge fut exploité à blanc. À plusieurs reprises même, la famine apparut. Les tueurs de poule aux œufs d’or essayèrent alors d’aller porter ailleurs les méfaits de leur absurde économie domestique, et pensèrent tout naturellement aux immenses territoires étendus de l’Oural au Plateau Central de l’Asie et à l’Océan Pacifique.

Cette idée n’était pas nouvelle. Depuis 1562, après la défaite du khan tartare Komtchoum par l’hetman Yermak, des bandes d’aventuriers, venus indifféremment de toutes les Russies, s’étaient répandues et fixées, au hasard des rencontres et des préférences, un peu partout en Sibérie, sous des chefs comme Bonza, Postnik, Stradoukhine, Dejneff, Moskvitine, Paiarkoff, Atlassoff, Khabaroff ; si bien que la population moscovite avait augmenté assez rapidement, de 77 000 en 1622, à 230 000 sous le règne de Pierre le Grand, et à près de 776 000 à la fin du règne de Catherine II. Et la transportation pénale n’avait apporté qu’un faible appoint à cet accroissement. Mais le gouvernement des tsars désirait conserver les forces économiques intentionnellement créées par lui. Jusqu’en 1890, il multiplia les mesures coercitives pour empêcher les exodes de fermiers des Terres Noires vers les espaces inoccupés du Turkestan et de la Sibérie. Néanmoins, malgré toutes les précautions, 110 000 Russes réussirent à se glisser à travers l’Oural, de 1860 à 1880, et 440 000 les rejoignirent au cours de la période décennale suivante. Alors le tsar Alexandre III décida d’organiser pratiquement un mouvement qu’il reconnaissait ne pouvoir supprimer, et de le faire coopérer à l’établissement du chemin de fer transsibérien.

Une Société fut constituée, avec le patronage impérial, et mise sous la haute direction du Comité des Ministres. Elle fit composer et répandre à profusion des brochures vulgarisatrices ; elle autorisa l’envoi, par des émigrans isolés ou groupés, de mandataires spéciaux dits Khodoki, chargés d’aller, préalablement au départ de leurs commettans, étudier en Sibérie l’emplacement et les conditions générales de leur établissement éventuel. Elle créa une caisse dite des Fonds d’avance. Elle les distribua aux émigrans, par sommes variant de 255 à 400 francs par tête, suivant les régions choisies, remboursables à compter de la cinquième année, en vingt annuités égales. Dans d’immenses réserves ménagées tout le long de la future voie ferrée, elle attribuait 10 hectares à chaque famille. Réglant l’avancement de ce peuplement sur celui de la pose des rails, elle réduisait de 75 p. 100 le prix du voyage, fournissait, à l’arrivée, les moyens de transport nécessaires pour gagner l’emplacement de la concession, des instrumens aratoires, des bestiaux, des semences, des matériaux pour les maisons, le droit de couper du bois de charpente dans les forêts de l’État, exemption de la totalité de l’impôt pendant les trois premières années, de la moitié pendant les trois suivantes, et un sursis de trois ans pour le service militaire.

Ces mesures intelligentes, appliquées avec suite, firent merveille. Dès 1896, les lots de terre de colonisation devenaient rares au voisinage immédiat des rubans de fer du Transsibérien. Il fallut alors s’en éloigner et distribuer des concessions taillées dans les taïgas et les ourmans, vastes clairières ou zones marécageuses situées au milieu de forêts vierges. Le mouvement était si puissant que 44 p. 100 du nombre total des émigrans vint d’Europe sans s’être mis en règle avec la loi et sans avoir eu recours ni aux Khodoki, ni à la Société impériale.

Pendant quelques années, l’entreprise parut prospérer. Sept millions d’hectares furent défrichés et huit millions explorés scientifiquement. Une masse de 1 500 000 individus vint se fixer en Sibérie. Mais le plus grand nombre resta dans la zone des terres d’alluvion, où un caillou est rare, presque introuvable. Le gouvernement de Tobolsk en reçut 146 000 ; celui de Tomsk, 645 000 ; celui d’Akmolinsk, 145 000 ; Iénisséisk, 99 000 seulement, et principalement dans le district, exceptionnellement favorisé par la nature, de Minoussinsk. Sémipalatinsk, sur les confins du Turkestan, n’en vit arriver que 19 000, et les territoires glacés d’Irkoutsk, 3 600. Plus loin encore de l’Europe, et dans un climat également inclément, dans la province de l’Amour et le Territoire Maritime ou de l’Oussouri, bien qu’on eût alléché, par l’octroi de 100 hectares à chaque famille, les émigrans, dont la politique de poussée vers l’Océan Pacifique faisait vivement désirer une large affluence, 34 000 seulement vinrent s’établir. C’était un premier échec, dû aux fatalités du climat. D’autres suivirent. Les clairières et les marais s’obstinèrent, malgré le drainage et les forages de puits, à demeurer stériles ; de mauvaises récoltes, en 1900 et 1901, éprouvèrent durement les colons, et l’enthousiasme des premiers jours tomba si bas, qu’un tiers de ceux qui arrivèrent ces deux années-là reprirent le chemin de la Russie.

L’exutoire ouvert par Alexandre III était donc d’une insuffisance démontrée. De plus, et tandis qu’il ne réussissait pas à l’épuiser, le trop-plein des Terres Noires continuait à monter. La population agricole y augmentait d’un million et demi d’âmes par année. Le malaise économique suivait une marche ascendante, révélée, de temps en temps, par de véritables scènes de jacquerie ; et le gouvernement, voulant empêcher ses malheureux sujets d’aller trouver la mort dans un sol occupé déjà ou inutilisable, replaçait des cordons de postes tout le long de l’Oural pour supprimer de nouveau l’infiltration de la Russie d’Europe dans la Russie d’Asie. Le tsar Nicolas II dispose donc d’une masse énorme de colons, auxquels manque une région colonisable.


La situation est identique au Japon. Cet empire, entièrement océanique, s’étend sur un archipel de 487 îles, mesurant 41 738 155 hectares, dont 2 774 339 cultivés en rizières ; 1 791 734 en blé, orge et seigle ; 1 649 224 en pois, haricots, millet, sarrasin, colza, pommes de terre, patates, coton, chanvre, tabac, indigo ; 3 150 491 en mûriers ; et 58 863 en thé. Au total, un peu moins du cinquième de la surface du sol, soit 9 343 951 hectares, produit de quoi alimenter directement la population. Mais les forêts couvrent 13 334 627 hectares, et le reste, — 19 059 579 hectares, — n’est que montagnes, pelouses, étangs, marais, lits de cours d’eau, tourbières, broussailles et centres habités.

Et il est très difficile et très dangereux de défricher la zone forestière et broussailleuse, précieux régulateur climatérique et modérateur du régime des eaux, dans un climat soumis aux influences du Kouro Siwo, et sur un sol formé d’un granit détritique, désagrégé très vite et entraîné par le ruissellement partout où manque la végétation arborescente ou herbacée. De 1893 à 1898, les Japonais n’ont augmenté que de 94 339 hectares la surface de leurs rizières et de 1 210 985 celle de leurs champs de céréales et de légumineuses. Et l’histoire de leurs mécomptes dans ce genre d’entreprises apparaît au flanc des coteaux imprudemment déboisés, sous forme de longs ravins rouges ou ocreux, et au pied, sous forme de longs tumuli de cailloux et de sable ensevelissant des guérets, fertiles auparavant.

Or, les recensemens quinquennaux font ressortir, de 1893 à 1898, les crues suivantes de la population : 394 005, en 1895 ; 369 356, en 1896 ; 458 288, en 1897 ; et le dernier dénombrement connu, effectué en 1898, accuse une augmentation de 475 685 et porte le nombre des Japonais de 41 813 215, en 1893, à 43 760 754. Leur densité spécifique est donc globalement très proche de 105 au kilomètre carré. Or si nous cherchons le rapport entre la surface nourrissante et le groupe humain à nourrir, nous trouvons que chaque hectare de céréales ou de légumineuses doit alimenter quatre bouches. On sait qu’en France, le même nombre d’hommes dispose de deux hectares, c’est-à-dire du double. En vain on objectera que, grâce à l’emploi, invariable et traditionnel depuis des âges, de l’engrais humain, grâce à la douceur du climat, la Cérès japonaise donne, après le riz moissonné à l’automne, la moutarde, arrachée en janvier et février, l’orge coupée en mai, et ensuite des légumes. Cette culture intensive n’est pas praticable dans tout le Japon. Ne s’y prêtent que le pays de Cocagne étendu le long du Pacifique, de Yokohama à Kobé, les rives de la Mer Intérieure, et les anciens fonds lacustres qui la flanquent à distance dans Nippon, Chikokou et Kïouchiou. La mer japonaise est un vivier inépuisable, sans doute, et le Japonais est aussi ichthyophage que végétarien. La pêche fournit donc un appoint énorme à l’agriculture. Mais il reste insuffisant.

L’essor donné à l’industrie et au commerce nippon par l’établissement des étrangers dans les plus grands ports, par la suppression des entraves qu’imposait le régime féodal à l’esprit d’entreprise, la mise en exploitation forcée des richesses minières, la contrefaçon des marchandises européennes, ont soutenu pendant vingt-cinq ans l’effort ininterrompu du pullulement de la population. Mais tout leur effet utile est produit et ne se fait plus sentir depuis déjà dix ans. Le milliard de l’indemnité chinoise n’a été qu’en partie semé sur le pays ; les capitaux étrangers sont de plus en plus maîtres de l’industrie et du commerce national. L’adoption de l’étalon d’or a profondément troublé le monde ouvrier. Le mouvement d’émigration s’est développé, et le gouvernement mikadonal a dû chercher, lui aussi, à l’enrayer ou à le canaliser.


Il avait une colonie, l’île de Yézo, échangée avec la Russie, en 1805, contre l’île Sakkaline. Yezo ou Hokkaïdo a 77 022 kilomètres carrés et une population autochtone de 18 000 Aïnos, dont la crue annuelle ne dépasse pas 500. Mais le climat de cette île, sous la même latitude moyenne que Vladivostock, est très analogue à celui de la France, et ne convient nullement aux habitudes invétérées de travail et d’hygiène dont les Japonais paraissent impuissans à se défaire. Aussi, malgré les efforts de leur gouvernement d’abord, puis d’une société de colonisation dirigée par le vicomte Enomoto, un cinquième du maigre contingent annuel des arrivans nouveaux reflue régulièrement sur les pays qu’ils avaient quittés. Yezo n’abrite jusqu’à présent qu’environ 606 000 Nippons, et ils y sont bien à leur aise, à raison de 8 êtres de leur race par kilomètre carré.

Depuis le traité de Simonosaki (1895), l’empire du Soleil Levant possède Formose et les Pescadores. Mais déjà vivent, sur les 29 terres du premier groupe, 2 729 503 Chinois, répartis au taux moyen de 78 à l’unité spécifique, sur 34 752 kilomètres carrés. Ces Chinois, sobres, endurans et industrieux comme tous leurs congénères, sont parfaitement adaptés au milieu tropical, et serrent si étroitement leurs rangs que 16 321 Japonais seulement ont pu se faire place dans leur conquête. La plupart sont fonctionnaires ou employés dans des exploitations sucrières ou camphrières créées par des compagnies de leur pays, qui, d’ailleurs, ont économie à employer la main-d’œuvre chinoise. Aux Pescadores, la saturation est plus complète encore et le terrain est imperméable. Sur 47 îlots, mesurant 221 kilomètres carrés, s’entassent 51 719 Chinois, soit une densité de 234 au kilomètre carré. Aussi 700 Japonais à peine trouvent-ils à vivre dans cette fourmilière. Le Japon n’a donc de place à donner au trop-plein de sa population, ni dans sa colonie ancienne, ni dans les nouvelles.

L’Europe, l’Amérique et l’Océanie la lui fournissent-elles ? Les statistiques publiées par le Cabinet impérial de Tokyo répondent : non. Elles constatent qu’au 31 décembre 1898, 70 801 Nippons étaient fixés à l’étranger : 3 257, en Russie d’Europe ; 6 368, en Angleterre et dans les possessions anglaises ; 43 707, aux États-Unis d’Amérique. Il avait été, en outre, délivré 33 297 passeports pour l’étranger, dont 1 217 pour l’Angleterre, 2 929 pour la Chine ; 4 987 pour la Corée ; 3 375 pour la Russie ; 2 936 pour les États-Unis de Nord-Amérique ; 1 493 pour Vancouver ; 1 039 pour le Canada ; 12 952 pour Hawaï ; 1 128 pour l’Australie, etc., etc. Au total, 104 000 Japonais vivaient officiellement hors de leur patrie, à la fin de 1898.

Il est certain que ces chiffres ne représentent pas la vérité. Il suffit d’avoir habité quelque temps le Japon pour savoir que les nationaux de ce pays se dérobent autant qu’ils le peuvent aux formalités fiscales de l’émigration temporaire ou définitive, et « déguerpissent » très souvent à l’insu de leur gouvernement, qui, d’ailleurs, avoue implicitement cet état de choses en ne consacrant pas, dans les statistiques officielles, un tableau ou un feuillet spécial au mouvement migrateur. De plus, sauf les États-Unis d’Amérique du Nord, le monde anglo-saxon, dans l’Océan Pacifique, se rend de moins en moins perméable à l’émigration asiatique en général, et à la japonaise en particulier, parce que celle-ci est particulièrement incommode.

Depuis 1895 et 1900, les Japonais, infatués de leurs victoires sur la Chine, persuadés que ce sont les leurs qui ont pris Pékin et sauvé les Légations le 14 août 1900, grisés par les flatteries excessives, formulent des exigences de salaire et de traitement disproportionnées avec la valeur de leur travail, et sont toujours prêts à recourir aux pires violences des grèves pour obtenir le redressement de leurs griefs même les plus futiles. En outre, ils apportent, par le bas prix de leurs offres, une perturbation profonde dans le régime des salaires ouvriers et domestiques nécessaires aux blancs.

Au Canada, par exemple, ceux-ci ne peuvent renoncer à gagner les gros gages de 25 ou 30 francs par jour (maçon) ; 30 ou 40 (charpentier ) ; de 50 à 75 par mois (palefrenier, valet de chambre) ; de 100 à 125 par mois (cocher, cuisinier ou cuisinière). Dans ce pays presque vierge, où l’on voit encore, à Vancouver notamment, encastrés dans les trottoirs de bois, les troncs formidables des séquoias de la forêt, qui chantaient sous le vent hier, pour ainsi dire, à l’endroit où souffle dans sa corne le wattman du tramway électrique, un verre de bière est payé, à n’importe quel bar, 1 fr. 25 ; un coktail, 2 fr. 50 ; une bouteille de bière de table, le même prix ; une bouteille de vin, 5 francs ou 7 fr. 50 ; les fruits sont vendus à la pièce ! Or, les Japonais, exagérant encore le rabais consenti par les Chinois, contre lesquels il avait fallu élever un barrage fiscal, en 1885, et le surélever en 1887, 1892 et 1896, supplantaient les bonnes, en ne demandant que 15 francs par mois, et les cuisinières, en se contentant de un franc par jour. Au mois de mai 1900, le ministère canadien dut promulguer une loi imposant à tous les émigrans asiatiques un droit d’entrée variant de 250 à 500 francs ; le Colonial Office de Londres fut obligé de s’incliner, et le gouvernement mikadonal interdit de délivrer à ses sujets plus de dix passeports par mois à destination du Canada, et plus de cinq à destination des États-Unis.

En Australie et en Nouvelle-Zélande, les ouvriers, groupés en syndicats pratiques, ne visant que des réformes simples, immédiatement réalisables, solidarisés avec les employés de commerce, acceptent le patronat et le salarial tels que le temps les a faits, mais se servent d’une organisation politique habilement conçue pour mener une « lutte de classes » victorieuse, qui ne les ankylose pas comme leurs confrères des Trade’s Unions métropolitaines, et leur a permis de conquérir le bénéfice du dimanche anglais, du samedi à midi au lundi matin, et des salaires quotidiens de 10 et 11 fr. 25 dans les villes, de 6 et 8 francs dans les campagnes. Les patrons sont ainsi contraints de n’employer que les ouvriers les plus habiles et les plus vigoureux, et d’adopter tous les perfectionnemens mécaniques capables de leur assurer une production intensive et des bénéfices. Faibles et médiocres sont donc éliminés pour ainsi dire automatiquement, et les Japonais figurent à la place d’honneur dans cette catégorie. Néanmoins, par surcroît de précaution, les Parlemens australien et néo-zélandais ont voté en 1901 une prohibition absolue de tous les immigrans non désirables (unwishable), et nommément de tous les Asiatiques, sans en excepter les sujets hindous et autres de Sa Très Gracieuse Majesté.

Une seule contrée du monde anglo-saxon reste largement accueillante et ouverte aux Japonais : les îles Sandwich. 16 000 d’entre eux, en moyenne, y vivent, parce que les planteurs de canne à sucre sont trop heureux d’employer des coolies contens d’être payés seulement 25 francs par mois. Jusqu’à présent, rien n’écarte ces malheureux de l’archipel d’Hawaï, pas même l’annexion aux États-Unis, puisque le Congrès n’a pas étendu aux Japonais la prohibition absolue dont il a frappé les Asiatiques chinois. Ils jouissent même, depuis cette annexion, d’un véritable monopole, puisque la loi yankee a été déclarée applicable le jour même où la stars spangled banner a été hissée sur les bâtimens officiels de Honolulu, et que les Chinois ont dû immédiatement quitter le pays. Mais cet étroit débouché ne peut pas écluser l’énorme flot qui cherche tous les ans une issue hors du Japon.

Les Japonais ne peuvent penser à aller sceller la pierre de leur foyer ni en Indo-Chine, d’où des mesures fiscales rigoureuses les ont prudemment écartés, ni dans les îles de la Sonde, vigilamment gardées par les Hollandais, ni en Chine, où les Chinois, bien autrement armés pour les luttes contre la misère, sont loin de trouver tous de quoi vivre. Reste donc, pour hospitaliser l’émigration nipponne, la Corée. Elle étale, à 200 kilomètres de Kiouchiou et de l’entrée de la Mer Intérieure, une surface de 22 millions d’hectares, dont plus de la moitié est laissée en jachère par 10 millions des êtres humains les plus doux, mais aussi les plus insoucians et les plus jouisseurs, que supporte la Terre. C’est une Inde, une Égypte, à portée de la main, pour ainsi dire, des Japonais. Ils en connaissent mieux que personne les richesses souterraines et la fertilité superficielle. Rien ne les gênerait là : ni les rigueurs du climat, ni les droits des propriétaires séculaires du sol. Ils pourraient y déverser pendant un siècle la marée montante de leurs émigrans, sans les perdre, en enrichissant de leurs contributions le trésor mikadonal, et en augmentant de leurs recrues l’armée nationale. Aussi, depuis plus de deux mille ans, n’ont-ils pas renoncé au dessein de s’approprier la propriété des malheureux Coréens.

Une première fois, au iiie siècle avant notre ère, ils conquirent la presqu’île, sous le commandement de l’impératrice Daï Dzingou. Pour certifier l’existence de cette « princesse lointaine, » ils conservent et exhibent dans le temple de son ancêtre Amaterasou, à Kobé, un fragment, que j’ai vu, du casque porté par elle pendant cette victorieuse campagne. Mais leur conquête leur échappa presque aussitôt. Pendant les dix-huit siècles suivans, la dignité impériale s’affaiblit graduellement ; le palefrenier Yoritomo fonda le shogounat, au temps où, chez nous, chantait au lutrin le roi Robert, et filait la reine Berthe aux grands pieds ; et le régime féodal exerça sur le Japon tout entier sa turbulence anarchique. La Chine en profita pour s’emparer de la Corée. Le législateur Ki-tza est le héros éponyme de cette grande révolution. Au xive siècle, la Chine intervint encore et pacifia le pays en donnant l’investiture à la dynastie, encore régnante, de Han, par l’intronisation de son plus ancien chef connu, Ouen-ta-tchao.

Au xvie siècle, le Japon ressuscita ses prétentions. En 1592, le shogoun Yedeyochi envoya une armée commandée par le général chrétien Konishi. La Corée fut conquise entièrement et sauvagement dévastée jusqu’en 1598, date à laquelle les Chinois expulsèrent les envahisseurs, en ne leur laissant que Fousan, pied-à-terre sur la côte sud, en face du détroit de Simonosaki, comme on sait.

Pendant les guerres civiles qui désolèrent le Japon sous les shogouns Yeyasou et Yemitsou, contemporains de Richelieu et de Mazarin, personne n’eut le loisir de réveiller la question des droits sur la Corée, d’autant moins que cet État avait pris la précaution d’envoyer à la cour de Tokyo une ambassade, en même temps qu’il adressait chaque année les complimens et les présens rituels à celle de Pékin. Il était facile de prendre cette politesse, un peu trop prudente, pour une reconnaissance de vassalité, et on entretint ainsi, dans l’archipel, la croyance à un droit « historique » sur le Pays du Matin Calme.

Vers le milieu du siècle dernier, les Blancs forcèrent à coups de canon les portes hermétiquement fermées du monde jaune. L’expédition de 1860-1861 démontra la paralysie militaire de la Chine. Les Japonais, pour éviter un sort pareil à celui qu’ils prévoyaient réservé à leur voisine, abolirent le régime féodal (1867-1868) et se transformèrent fiévreusement en État à l’instar de l’Europe et de l’Amérique. Le nouveau gouvernement, assailli par les sacrifiés et les mécontens, qu’il ne pouvait satisfaire chez lui, se laissa entraîner par eux sur le terrain où ils lui livraient bataille, et commença, dès 1873, une politique coréenne, fort peu respectueuse du droit des gens et de la correction diplomatique, dont l’achèvement fut un partage avec la Chine de suzeraineté sur la Corée (1885), puis, en 1894, la querelle, absolument inique, dénouée par la déclaration de guerre à la Chine.

Immédiatement, le 6 août 1894, le Japon conclut une alliance offensive et défensive avec la Corée. Le 8 mai 1895, il contraignit la Chine à reconnaître l’indépendance de cet État par l’article premier du traité de Simonosaki. Mais il eut bien soin de ne pas souscrire lui-même à ce chapitre nouveau du droit international. Maître des services postaux et télégraphiques, il agita le pays sans relâche, fit ou laissa assassiner la reine Taou-Lang-Dao, le 8 octobre 1895, mit le roi dans l’impossibilité de gouverner, et le réduisit à chercher un asile à la Légation russe de Séoul, le 8 janvier 1896. En même temps, il assurait sa position dans le pays en y introduisant près de 25 000 de ses nationaux, et en accaparant le plus possible des moyens d’y créer la richesse, grâce à la présence de deux lignes de postes militaires tendues de Chemoulpo à Séoul et Gensan, et de Fousan à Séoul, Pyng Yang, et Ouidjiou sur le Yalou.

La Russie résolut la difficulté présente et réserva l’avenir en obligeant le Japon à signer la convention Yamagata-Lobanoff à Moscou, le 28 mai 1896, et la convention Rosen-Nishi à Tokyo, le 25 avril 1898. Par ces deux actes, les gouvernemens contractans reconnurent et garantirent bilatéralement l’indépendance de la Corée, s’engagèrent à n’y pas envoyer ou entretenir plus de soldats l’un que l’autre, à lui prêter conjointement l’aide dont elle pourrait avoir besoin, et à ne pas gêner réciproquement leurs entreprises industrielles ou commerciales chez leur allié. Le Japon était à pied-d’œuvre et avait une belle avance. Il en profita complètement. Le Rapport consulaire français, établi par M. Lefèvre pour l’an 1899, nous apprend que le total des échanges en Corée avait atteint 80 145 956 francs, dont 28 245 313 fr. 20 au bénéfice du Japon, vendeur de 17 311 320 francs et acheteur de 10 933 993 fr. 20. La part de celui-ci représentait donc plus du tiers du commerce total. Et, dans le mouvement de la navigation, son pavillon couvrait à lui seul 2 448 bateaux à voile et 1 179 vapeurs, en face desquels figuraient seulement 61 russes, 4 allemands et 421 coréens.

« Il tient la tête sans aucun doute, » disait M. Lefèvre, « avec les fils et filés de coton, les cotonnades, les allumettes, la bière, le charbon, le cuivre, les lingots, la porcelaine, les soieries. — À l’exportation, le Japon tient également le premier rang. Il achète, en Corée, du riz, des haricots, des peaux de bœuf, de la poudre d’or. La Chine, qui importe de Corée du ginseng, du papier, du poisson sec, de la poudre d’or, occupe le second rang. On peut dire que ces deux pays absorbent la presque-totalité du commerce d’exportation de la Corée. »

On s’explique, dès lors, que la conquête de cette presqu’île soit, en Extrême-Orient, la forme japonaise de l’irrédentisme ! On l’avoue, du reste, franchement à Tokyo. Le journal Djimmin imprimait, au mois de mai 1899 :

« Nous regardons la péninsule coréenne comme notre sphère d’influence par excellence. Nous y avons, en effet, les droits les plus réels, et nos intérêts matériels et politiques y sont énormes. Nous n’avons à redouter, sur ce terrain-là, que la Russie, car elle seule pourrait sérieusement nous contester notre influence. Or, que pouvons-nous demander ? Depuis que le cabinet de Saint-Pétersbourg nous a laissé le champ libre à Séoul, nous ne pouvons désirer qu’une chose : c’est que la présente situation se prolonge indéfiniment. Toute notre politique consistera donc à maintenir le statu quo.

« Tant que la Russie n’aura pas terminé sa formidable installation en Mandchourie, elle ne fera rien en Corée. » C’était parler d’or ! Les actes ne furent pas moins bien inspirés. Le gouvernement mikadonal mit le sceau à sa conquête, patiente et pacifique, en rachetant à des Américains la ligne ferrée construite en 1900 de Séoul à Chemoulpo, et en obtenant la concession d’une autre, qui ira, perpendiculairement à la première, de Séoul à Fousan, sur le détroit de Corée.

Mais la Russie a terminé le Transsibérien et cherche toujours, dans le sens déterminé par l’histoire et la géographie, la solution du problème de sa croissance. Elle sait qu’elle ne la trouvera, elle aussi, qu’en Corée.

L’occupation de la Mandchourie lui ouvre 900 000 kilomètres carrés. Mais, peuplée de 12 millions d’êtres, cette vaste surface suffit à grand’peine à nourrir douze personnes par unité superficielle. De plus, les émigrans russes rencontreraient là, mais aggravées, les difficultés climatériques qui les éloignent des rives de l’Amour et de l’Oussouri. Dans les deux vice-royautés de Heï Loung Kiang et de Kirin, les minima de −40° et −50° centigrades sont fréquens en hiver ; l’automne commence avec septembre, et les froids avec octobre. Il pleut très abondamment pendant les deux mois de juin et juillet. Dans la longue presqu’île du Chinking, dont les Chinois appellent la pointe : l’Épée du Régent, la température n’est supportable qu’aux environs immédiats de Port-Arthur, où le thermomètre descend rarement jusqu’au zéro. Mais elle est très dure dans les régions du centre et du nord. J’ai vu, le 20 janvier 1895, la baie de Taï-lien-ouan entièrement gelée, au point que les soldats traversaient sur la glace l’anse de Jokosan. En allant à cheval, ce jour-là, à Chin-chow-chang, distant de 10 kilomètres, j’ai constaté une tenue de −21° centigrades.

L’armée du maréchal Nodzou, où servait, comme général de la 3e division, le président actuel du Conseil nippon, le maréchal Katsoura, a été très durement éprouvée par des températures de −30°, en opérant contre Niouchouang, pendant les mois de janvier et février 1895. La gelée lui a coûté beaucoup plus de monde que le feu de l’ennemi. Et il faut encore tenir compte de la concurrence, certainement victorieuse, qu’opposeraient les Chinois et les Mandchous, parfaitement adaptés à leur milieu, et, sauf la passion de l’opium, indemnes des habitudes funestes des moujiks.

Est-il nécessaire d’ajouter que le Transmandchourien et le Transsibérien ne seront les puissans outils économiques voulus par leurs créateurs que si leur ruban d’acier aboutit droit à la grande route des paquebots autour de la Terre ? Actuellement, les dernières gares sont à Vladivostok et à Port-Arthur, écartés de cette grande route par trois pleines journées de navigation. Et Vladivostok a, en outre, le grave désavantage d’être régulièrement bloqué par les glaces du 1er décembre au 15 mars. L’hiver, c’est un fond de sac.

Enfin, un chemin de fer de cette importance, posé à coups de milliards, peut-il développer sa section terminale sur un sol possédé par d’autres que ses constructeurs ? Une maison n’est le bien de son propriétaire que s’il en possède le corridor, la porte et la clef. Cette dernière section n’aura sa pleine valeur que si elle est solidement gardée par une population capable, à la fois, de défendre son débouché et de lui fournir une clientèle suffisante d’acheteurs et de vendeurs.

Toutes ces conditions sont réunies en Corée, et ne sont réunies que là. La nature a marqué elle-même l’emplacement du grand port terminal, de l’entrepôt asiatique de l’immense ligne ferrée qui traverse d’est en ouest tout l’ancien continent. Il est sur le littoral méridional, baigné par le détroit de Corée, à Masampho, où pourront trouver, sans se gêner mutuellement, tous les accommodemens désirables, un arsenal naval et un emporium commercial valant à la fois Toulon, Brest et Marseille. À 30 kilomètres au sud-ouest de Fousan, à l’abri des îles Koye et Katek, s’ouvre, dans la côte coréenne, un goulet, le Douglas Inlett. Long de 25 kilomètres, large en moyenne de 3, il débouche par un étranglement nommé Gate (la porte), dans un immense bassin, où la couche d’eau n’a nulle part moins de 8 mètres d’épaisseur, et qui est gardé au centre par une île, nommée Satao. Au nord, un canal entaille la berge. En le remontant pendant 6 kilomètres, on arrive à un second bassin où vient finir le Nam-Kang, artère fluviale, qui, par elle et par ses veines, draine tout le sud de la Corée. À l’angle du canal et du bassin Satao, est le petit village de pêcheurs, dont le nom, Masampho, a été donné à l’ensemble de cette admirable position navale.

L’espace est aussi vaste qu’à Taï-lien-ouan, où j’ai vu, en mai 1895, se mouvoir, et très à leur aise, cent grands vapeurs et vingt navires de guerre, dont les évolutions laissaient encore vide plus de la moitié de la baie. Qu’est, en comparaison de cet étang de Berre, non ensablé, le petit port de Fousan, si étroit que deux cargos n’y peuvent virer simultanément sans risquer une collision, et dont l’entrée, à peine large de 100 mètres, est toujours battue par une brise carabinée ? Il mérite trop bien son nom de « marmite » (Fousan ou Pousan). L’île Vachon (Deer Island), qui le barre, n’empêcherait pas les pointeurs primés d’une escadre d’y loger leurs obus comme dans un « tonneau. » Un chemin de fer peut avoir là sa gare terminale, mais à la condition de ne desservir que la Corée, et encore ! Une ligne transcontinentale ne peut aboutir qu’à Masampho. Mais, évidemment, Masampho est la clef stratégique et économique de la Corée et des mers du Japon et de la Chine septentrionale. Son possesseur les fermera à sa volonté et drainera une part fort importante du commerce japonais et chinois, même si les compagnies de navigation font concurrence au Transsibérien en augmentant la vitesse de leurs bateaux et en diminuant la durée des escales qui allongent presque d’une semaine le voyage de Marseille à Yokohama.

Si ce possesseur est la Russie, avec cette position à mi-chemin entre Port-Arthur et Vladivostok, elle sera prépondérante, sans contestation possible, du détroit de Behring à Shangaï, et le rêve de grandeur dont s’enivrent les âmes japonaises s’évanouira… Mais la Russie n’a pas les mains libres. En 1886, pour obtenir l’évacuation de la rade de Port-Hamilton, occupée par les Anglais, elle s’est engagée formellement à ne jamais occuper aucun point de la Corée. Les conventions Yamagata-Lobanoff et Rosen-Nishi l’obligent, aussi étroitement que le Japon, à ne pas attenter à l’indépendance de la Corée.

La question de Masampho, même, n’est plus entière. L’empereur de Corée l’a déclaré port ouvert, en même temps que Tchinampo, Syengtjing et Mokpo, en novembre 1899, et y a mis en vente un peu plus de 40 000 mètres carrés de terre, sur le cap Getsou-Yeï-Daï (la base de l’ombre de la lune), contigu au village des pêcheurs. Les Russes ont acheté, en chiffres ronds, 16 000 mètres carrés, et les Japonais, 13 000.

Mais la diplomatie a des procédés pour délier les nœuds gordiens qu’elle a liés, surtout quand son ingéniosité est surexcitée par l’aiguillon pressant de besoins incoercibles… Et ce sont eux qui dressent l’un contre l’autre la Russie et le Japon.

Il serait bien téméraire de risquer une conjecture sur l’issue de ce conflit : nul n’est le confident du secret de l’avenir. Le présent nous révèle un pendant, inattendu pour le plus grand nombre, en Extrême-Orient, à la question du canal de Suez et de l’Égypte. Les puissances neutres pourront-elles intervenir et conjurer l’explosion d’une guerre, en trouvant un moyen de satisfaire les deux compétiteurs ? Le voudront-elles ? Et ce moyen peut-il encore, comme il le pouvait de 1895 à 1898, être la neutralisation de la Corée, et, par suite, du chemin de fer qui la traverserait du nord au sud, branché sur le Transmandchourien, avec la garantie du concert des puissances ? Il faut le souhaiter ardemment, car, si le typhon accumulé aujourd’hui en Extrême-Orient se déchaîne, il sera peut-être malaisé de limiter sa malfaisance à la contrée nommée « Pays du Matin Calme » par un Chinois qui serait bien étonné d’avoir été un profond ironiste, sans le vouloir.


Villetard de Laguérie.