La Convention (Vitet)/01
Le nom de la convention, pendant près de trente années, n’a été prononcé en France qu’avec un sentiment d’horreur sans réserve et sans mélange. Les plaies étaient encore saignantes et les souvenirs inflexibles. Il fallait qu’un quart de siècle eût passé sur tant de crimes, pour que l’idée pût naître de les voiler et de les travestir. Jusque-là, d’où serait venue l’indulgence? Même au sein des familles qui, par exception, conservaient sous l’empire le culte des idées de 89, qui bénissaient en silence les bienfaits de la révolution, qui en admiraient les premiers élans, la moindre tentative, non d’éloge, mais d’excuse envers les hommes de la terreur, eût été accueillie comme un délire ou un blasphème. S’il existait encore quelques incorrigibles amis de ces hommes et de cette époque, ils vivaient loin du monde, ou bien ils se cachaient sous les livrées impériales, s’avouant à peine à eux-mêmes leurs secrètes sympathies, et prenant soin d’en faire mystère aux autres comme d’une infirmité repoussante.
Aussi l’étonnement fut grand lorsqu’en 1821 M. Garat, puis, quelques années plus tard, deux jeunes écrivains d’un rare talent se hasardèrent à peindre sous un jour tout nouveau cette assemblée que le pays n’avait encore appris qu’à maudire. Jusque-là tout le monde avait cru que la révolution française n’était devenue spoliatrice et sanguinaire que par une succession de fautes, de faiblesses, de perversités, qui n’avait rien de nécessaire ni de providentiel. On se croyait en droit de blâmer, de détester ces fautes, ces excès, ces faiblesses, comme on blâme, comme on déteste les déportemens et les vices d’un simple individu : les écrivains dont nous parlons sortirent de ces voies battues. Sans absoudre absolument personne, ils ne reconnurent qu’un grand coupable, la force des choses; ils s’attachèrent à démontrer que la révolution française n’avait point fait fausse route, que sa marche était tracée d’avance, et qu’il avait bien fallu qu’elle en parcourût toutes les phases; tant de sang et de ruines était à regretter sans doute, mais le salut du pays étant la loi suprême, dès l’instant que le pays avait été sauvé, tout ce qui avait été avait dû être.
Le moment était favorable pour produire ces nouveautés. C’était l’époque où le gouvernement de la restauration s’engageait sur une pente qui devait en peu d’années le conduire à ces fatales ordonnances que les plus fidèles royalistes qualifient aujourd’hui comme nous. Il commençait à être battu en brèche, non plus seulement par les conspirateurs issus du bonapartisme, mais par toute une génération active, intelligente, sincèrement éprise de la liberté constitutionnelle, bien qu’entraînée à son insu par quelques étroits esprits rêvant déjà la république. C’est au milieu de cette jeunesse que fut lancée la nouvelle théorie. Sa fortune était certaine. Tous les républicains l’adoptèrent; les libéraux l’acceptèrent presque tous. Il y en eut cependant, nous tenons à le rappeler, qui protestèrent dès le premier jour. Ce fatalisme historique, cette glorification du succès, ne pouvaient se concilier avec la philosophie qu’ils croyaient vraie et qui servait de base à leurs idées politiques. Mais le nombre de ces dissidens était alors restreint; leur voix n’avait d’écho que dans quelques salons, et la feuille littéraire qui devait leur servir de tribune n’avait pas vu le jour. Le grand courant de l’opinion appartenait encore tout entier au XVIIIe siècle. Nos deux historiens en étaient les disciples fidèles : ils en rajeunissaient, non l’esprit, mais la forme, l’un par sa concision didactique, l’autre par une abondance facile et pittoresque. La masse du public était en communion secrète avec eux; aussi leur succès fut immense, et, à vrai dire, incontesté.
De ce jour on vit se modifier, se transformer peu à peu, d’abord dans nos écoles, puis, de proche en proche, dans toutes les couches de la société, la manière de sentir, de comprendre, de juger la révolution et en particulier la convention. Nous ne voulons pas dire que deux hommes, quel qu’ait été leur talent et leur succès, aient, à eux seuls, produit cette transformation, mais ils en ont singulièrement hâté et facilité le développement. Une fois ce principe de la force des choses introduit sur la scène historique, et planant au-dessus des bourreaux comme au-dessus des victimes, que devenaient les opinions les plus accréditées, les témoignages les plus unanimes, les jugemens rendus en dernier ressort aussi bien par l’instinct populaire que par les traditions les plus sûres et les mieux établies? Tout n’était-il pas ébranlé? N’allait-on pas remettre tout en question, tout réviser, tout excuser, tout réhabiliter? Des paradoxes qui la veille n’auraient passé que pour des jeux d’esprit se posèrent hardiment comme des vérités méconnues, et ces soi-disant vérités ne tardèrent pas à engendrer d’autres hardiesses, encore moins vraisemblables, encore mieux accueillies. C’est ainsi qu’en peu d’années nous avons vu défigurer pièce à pièce tous les faits, tous les hommes qu’a produits la fin du dernier siècle; c’est ainsi que s’est construite effrontément sous nos yeux cette contrefaçon d’histoire dont l’esprit révolutionnaire fait aujourd’hui son catéchisme.
Pour que rien n’y manquât, il fallait que la poésie se mît de la partie et portât les derniers coups; il fallait que le plus lyrique des hommes de ce temps, à bout de rimes et de succès, prît fantaisie de se faire historien, qu’il se jetât sur la chute de la royauté, sur le règne de la terreur comme sur d’heureuses occasions de réveiller sa muse et de verser des flots de prose colorée. Pouvait-il échapper à la contagion régnante, à cette fièvre d’indulgence dont, vingt ans auparavant, de judicieux esprits avaient senti les premiers accès? Non, il était condamné, par son imagination d’abord et plus encore par la soif du succès, à enchérir sur tous ses prédécesseurs, à se complaire dans le commerce et dans l’intimité des odieux personnages si long-temps et si justement voués à l’exécration publique, à les absoudre avec délices à les farder avec amour, et à s’élever envers eux de l’excuse à l’apothéose. Il n’y a point manqué. Et pourtant tout n’est pas poison dans ce livre : il s’en échappe aussi parfois quelques saines paroles, on y rencontre comme des retours confus et involontaires vers le bien, vers la vérité; mais pour une page où le crime est flétri, il y en a vingt qui l’adulent et où l’encens fume à sa gloire.
Notre intention n’est pas de faire ici le procès à tous ceux qui, soit aux premiers rangs, soit aux plus subalternes, ont contribué, de loin comme de près, avec ou sans intention, à ces falsifications systématiques de nos annales révolutionnaires. Nous ne voulons pas dire quels égaremens ils ont fait naître, quelle large part leur appartient dans nos récentes calamités, dans la révolution de février, par exemple ; combien ces amnisties rétrospectives ont porté d’hésitation dans les esprits, de trouble et de mollesse dans les âmes, de sacrilège et de scandale jusque dans ce sanctuaire des lois où le premier venu se croit maintenant autorisé à comparer la terreur à l’Iliade et Robespierre à Jésus-Christ. Notre seul but en jetant ce coup d’œil en arrière a été de constater et de faire comprendre comment la convention, celle de toutes nos assemblées dont le nom est le plus souvent prononcé de nos jours, celle qu’on invoque à tout propos, est en même temps celle qu’on connaît le moins bien. Le public en savait beaucoup plus sur son compte avant qu’on lui en eût tant et si mal parlé. Pour s’en faire une idée juste maintenant, pour débrouiller la vérité dans ce fatras de paroles et d’écrits, il n’y a qu’un moyen, remonter aux sources, fouiller le Moniteur, comparer les récits, contrôler les témoignages, procéder sur tous les points douteux, sur tous les faits contestés, à une consciencieuse enquête ; mais qui donc a le loisir de faire, pour son propre usage, un travail aussi long et aussi difficile ? Faute de mieux, on se résigne à ce qu’on a sous la main : on accepte la convention telle que ses amis l’ont faite, peuplée d’hommes de génie, de gigantesques courages, de cœurs brûlans du pur amour de la patrie et de l’humanité ; ou bien, si ce charlatanisme vous révolte, si vous avez soif de vérité et de contradiction, vous êtes réduit à feuilleter quelques pamphlets surannés, mal informés, d’une partialité crédule, et tout empreints d’un esprit contre-révolutionnaire qui dès l’abord éveille votre soupçon. Ainsi, aucun moyen de savoir à quoi s’en tenir, aucun instrument facile et à la portée de tous pour bien connaître la convention.
C’est le sentiment de ces embarras du public qui a donné à M. de Barante la pensée d’entreprendre et le courage d’exécuter le grand travail qu’il commence à mettre au jour. Déjà, dans un écrit publié il y a trois ans[1], il avait, sans le savoir, laissé pressentir son dessein et révélé le but de ses nouvelles études. Examinant, à propos de la constitution de 1848, toutes les constitutions précédentes et les diverses assemblées qui nous les ont données, il avait peint la convention en quelques pages excellentes ; il lui avait rendu sa vraie place et son vrai caractère. Ce portrait parut d’autant plus neuf qu’il était plus ressemblant : on sentait que l’auteur ne parlait pas par ouï-dire, qu’il avait sur cette époque et sur ces hommes des données trop exactes, un jugement trop sûr pour n’en avoir pas fait une persévérante étude. Aussi fut-il sollicité de ne pas garder pour lui seul des vues si neuves par le temps où nous sommes, de ne pas laisser inachevé un travail qui pouvait redresser tant d’erreurs, confondre tant d’impostures, fortifier tant de faiblesses, rendre, en un mot, tant de vrais et bons services au pays et à la société. Ces raisons le décidèrent à poursuivre une mission que déjà il s’était donnée lui-même, et depuis trois ans, du fond de la retraite où l’ont jeté nos catastrophes, au milieu du calme et du silence, il se consacre à nous donner une complète et sincère histoire de la convention nationale.
Personne mieux que lui n’était fait pour cette tâche. Il fallait son talent, l’autorité de son caractère, et jusqu’à sa nature d’esprit ; il fallait cette passion de la vérité toute nue, cette ardeur d’impartialité, ce besoin de ne rien omettre, qui éclatent à chaque page de l’Histoire des ducs de Bourgogne. Si jamais ces qualités ont été opportunes et bien venues, c’est assurément pour nous rapprendre ce que fut la convention. Plus l’erreur est invétérée, plus il faut se garder de l’attaquer de haute lutte et de porter dans la rectification des faits rien qui sente la passion ni même l’affirmation dogmatique. Il faut laisser la vérité se rétablir comme d’elle-même, en y mettant le temps, sans violenter le lecteur, et à force de lui donner confiance dans la clairvoyance et la bonne foi de son guide.
Fidèle à sa constante méthode, M. de Barante fait souvent parler ses personnages. De longs fragmens de leurs discours, des exposés complets des discussions importantes, la reproduction textuelle d’un grand nombre de rapports, de preuves, de témoignages, de pièces justificatives, voilà pour lui le fond et comme les premières assises de l’histoire. C’est sur ce terrain solide qu’il convie son lecteur. Il l’accoutume peu à peu à s’y croire en sûreté, et sans lui donner d’avis, sans le fatiguer de réflexions, sans le poursuivre de jugemens tout faits, laissant à peine çà et là percer ses propres sentimens, il fait agir sur lui je ne sais quelle force de persuasion, lente, insensible, mais communicative et toujours efficace.
Peut-être pour certains esprits un procédé moins naïf et plus prompt, un travail plus concentré, plus combiné, une intervention plus directe et plus fréquente de l’auteur seraient des conditions de succès plus entraînantes. Même en acceptant la devise scribitur ad narrandum, bien des gens demandent à l’histoire certains soins, certaines recherches de composition : ils veulent que le fil du récit ne soit jamais flottant, et que le narrateur, dût-il user parfois d’un certain artifice, se préoccupe incessamment de ne pas laisser fléchir l’intérêt. Pour M. de Barante, l’intérêt, c’est la vérité. Tout ce qui est vrai l’intéresse à un degré presque égal. Pour qu’une chose le captive, il suffit qu’on lui en montre une image exacte et fidèle, une image sans faux luisans, sans reflets trompeurs, sans mensonges ni tricheries. Le mérite de la ressemblance lui dérobe en quelque sorte les défauts mêmes de la réalité. De là vient que devant des faits qui, pour d’autres, auraient peu d’importance, il hésite à élaguer et se complaît à tout dire, oubliant que le lecteur aurait peut-être envie de presser un peu le pas. Pour juger sainement cette méthode, pour apprécier ses résultats, pour en tirer bon profit, il faut l’accepter franchement et se laisser aller soi-même à la pente que suit l’auteur. Qui sait si sous cette prétendue négligence de tout moyen d’effet ne se cache pas un art plus raffiné qu’on ne pense? Ce rôle de narrateur impassible donne lieu, quand par momens on l’abandonne, à de saisissans contrastes, et c’est ainsi que dans plus d’un passage, sans avoir l’air de le chercher, ni presque de le vouloir, sans l’ombre de prétentions ni d’efforts, l’historien s’élève à l’éloquence la plus vraie, par cela seul que momentanément il n’impose plus silence à ses propres sentimens et laisse échapper une explosion de blâme, de douleur ou d’indignation.
Nous n’avons pas dessein de faire ici l’analyse des deux premiers volumes que nous avons sous les yeux. Les faits, les événemens principaux qu’ils contiennent, tout le monde les connaît. Après un coup d’œil général jeté sur l’assemblée législative, l’auteur entre en matière par un récit détaillé du 20 juin, du 10 août, des massacres de septembre. Viennent ensuite les débuts tumultueux de la convention, les naissantes fureurs de la montagne et de la gironde, le procès, son instruction, ses longues péripéties, enfin, après la mort du roi, les déchiremens de l’assemblée, la lutte à mort des deux partis, et les préludes de ce 31 mai préparé et mis en œuvre, comme le 20 juin, comme le 10 août, comme le 2 septembre, par l’émeute organisée. Là s’arrêtent les deux premiers volumes. C’est la première phase de la vie de la convention. La seconde commence avec le 31 mai et le 2 juin et dure autant que la terreur; puis, après ces quatorze mois d’agonie survient une troisième et dernière phase, qui prend naissance au 9 thermidor et se prolonge pendant quinze mois environ, époque de relâche plutôt que de réaction, où l’esprit révolutionnaire ne perd pas encore un pouce de terrain, mais où du moins la société respire et se sent hors des mains qui la noyaient dans le sang.
De ces trois grandes phases, la première, celle qui remplit ces deux premiers volumes, est à elle seule toute une histoire. C’est une action complète, un sujet plus grandiose que tous les poèmes, plus attachant que tous les drames : c’est la chute de la royauté et la ruine de ses destructeurs, les girondins.
Pour rajeunir ce texte si connu, qu’a fait M. de Barante? Il a laissé parler les faits sans ménagemens, sans complaisance. Impartial envers tout le monde, il ne fait pas le procès aux girondins, mais il met sous nos yeux tous leurs actes, toutes leurs paroles. Ce n’est pas sa faute s’il en résulte une impression sévère, disons mieux, accablante pour leur mémoire. Ceux-là seuls s’en étonneront qui n’ont jamais regardé de près les hommes de ce parti, et qui ont accepté sur parole l’indulgence et l’admiration traditionnelles dont ils sont depuis si long-temps en paisible possession.
D’où est venue cette indulgence? D’abord, de la haine implacable que tous nos démagogues, tous nos purs jacobins n’ont cessé de vouer depuis soixante ans à leurs anciens rivaux. Le public s’est dit : « Ceux contre qui mes ennemis conservent de telles rancunes étaient sans doute mes amis, » et, sans y regarder davantage, il a pris sous sa protection la mémoire des girondins. D’un autre côté, on s’est accoutumé, grâce à l’esprit dramatique dans lequel presque toutes nos histoires sont conçues, à ne se représenter les girondins que sur leur dernier théâtre. la convention. Là, leur conduite, sans être irréprochable, rachète au moins, par des élans de courage, de trop fréquentes lâchetés. En les voyant opprimés et vaincus, on oublie qu’ils eurent le double tort d’être oppresseurs sans savoir être victorieux. Pour qui ne les voit qu’à la convention, on conçoit l’indulgence, on conçoit presque l’admiration. Dès le premier jour, nous les trouvons aux prises avec la horde impie qui a juré guerre à mort à la société; ils osent lui tenir tête, ils la provoquent avec trop d’ostentation peut-être, mais non sans audace et sans cœur. Ces scènes à effet, Louvet accusant Robespierre, Vergniaud dénonçant les assassins de septembre, voilà ce qui nous reste dans la mémoire, ce qui s’associe dans notre esprit au nom des girondins. Il est vrai que nous rougissons pour eux lorsque vient le fatal procès, lorsque leur bouche laisse échapper cette sentence qu’une heure auparavant ils proclamaient odieuse et criminelle, lorsqu’ils n’osent pas même imiter l’énergie des plus obscurs membres de la plaine, lorsqu’après avoir laissé tomber la tête du monarque, ils s’imaginent sauver la leur en se montrant contre les malheureux débris de l’ancienne société plus violens, plus soupçonneux, plus tyranniques que les montagnards eux-mêmes, et en inventant enfin ce tribunal révolutionnaire dont ils devaient être les premières victimes. Mais, à côté de ces fautes honteuses, dégradantes, leur parole reste noble et sonore, elle retentit à nos oreilles, et, comme dans la lutte qu’ils soutiennent ils ont affaire à des monstres, nous nous passionnons pour eux malgré nous, nous oublions ce qu’ils ont fait pour n’écouter que ce qu’ils disent, nous les prenons pour ce qu’ils se donnent, pour les défenseurs des lois et de la morale, les soutiens de la société, les interprètes de la conscience publique.
Mais l’histoire, l’inflexible histoire, ne se laisse pas abuser ainsi : elle retourne le feuillet, et nous met le doigt sur la page oubliée. Sans doute, il est beau d’entrer à la convention pour y lancer l’anathème contre les assassins des malheureux prisonniers de la Force et de l’Abbaye, contre leurs instigateurs et leurs complices; mais remontons seulement de quelques jours en arrière : que disaient-ils, ces tribuns, la veille du 2 septembre? que disaient-ils le lendemain? leurs lèvres n’étaient-elles pas glacées? ou, si par hasard elles se sont ouvertes, qui voudrait nous répondre qu’il n’en soit sorti aucun mot d’approbation ou même d’encouragement pour cette façon de faire peur aux aristocrates et aux amis de la royauté? Le matin du 3 septembre, Louvet, dans sa Sentinelle, ne parlait-il pas avec excuse de ce qui s’était fait la veille? et si dans la journée une édition nouvelle exprimait quelque blâme, d’où venait ce changement? pourquoi ce qui semblait pardonnable le matin devenait-il tout à coup criminel? N’était-ce pas, on a honte de le dire, parce que les témoins muets du crime commençaient à s’apercevoir qu’ils pouvaient en être atteints? parce qu’on venait d’apprendre que la commune poussait l’audace jusqu’à décerner un mandat contre Roland lui-même, contre le ministre de l’intérieur, contre le collègue de Danton, le chef du massacre?
Jusque-là, M. de Barante nous le dit, et les témoignages contemporains les plus irrécusables l’y autorisent, ils semblaient tout résignés à laisser couler le sang. Comment expliquer autrement leur attitude dans l’assemblée? comment, sans leur tacite approbation, cette législative, où leur parole était souveraine et qui spontanément s’était mise en permanence, aurait-elle laissé les égorgeurs continuer tranquillement leur besogne ? Qu’ont-ils dit, qu’ont-ils fait, qu’ont-ils proposé pour arrêter cette infâme boucherie? N’ont-ils pas toléré que Dussault, envoyé aux prisons pour rendre compte des événemens, se bornât à répondre qu’arrivé à la nuit tombante, les ténèbres ne lui avaient pas permis de voir ce qui se passait? Et ils l’ont laissé dire ! et ils s’en sont tenus là! et ils n’ont pas trouvé un seul de ces pathétiques accens qui s’échappaient si bien de leurs poitrines vingt jours plus tard, lorsqu’il ne s’agissait plus seulement de la cause de l’humanité et de l’honneur de la France, mais de leur propre cause et de leur propre salut! De deux choses l’une, ou l’invention de Danton leur a semblé, comme à lui, un forfait nécessaire, une mesure de salut public, ou dès l’abord elle leur a fait horreur. Dans le premier cas leur silence est une complicité, dans le second une indigne faiblesse : ils ne peuvent échapper à cette alternative.
Mais comment n’auraient-ils pas toléré le 2 septembre? ils avaient fait le 10 août. Le 10 août, voilà l’œuvre des girondins : ils l’ont conçu, médité, préparé, organisé, lorsque Robespierre et les cordeliers eux-mêmes n’en concevaient encore l’idée que dans un lointain avenir. Humilier la royauté sans l’abolir, la faire capituler, se délivrer par la déchéance et du monarque et de la cour, se donner un roi mineur, veiller à son éducation, lui choisir son précepteur, lui nommer un régent, s’emparer sous son nom du gouvernement et des affaires, tel était le 10 août de leurs rêves. C’est à cette catastrophe à leur usage qu’ils ont travaillé nuit et jour, usant tout ce que Dieu leur avait donné, aux uns d’activité, d’ardeur et de génie d’intrigue, aux autres de facultés oratoires. Ils se sont rués sur ce but impossible avec une infatuation et un aveuglement auxquels lois hommes de parti sont fatalement condamnés chaque fois qu’ils n’écoutent que leur amour-propre blessé et leur fureur ambitieuse.
Le 20 juin lui-même ne leur a pas ouvert les yeux! Ils n’ont pas vu qu’une fois déchaînée, une fois lancée sur les Tuileries, cette multitude ne les écoutait plus; que rêver une insurrection sainte, docile, obéissante, s’arrêtant au sifflet de ses chefs comme l’équipage d’un navire, c’était de toutes les chimères la plus folle et la plus périlleuse. Même après cet avertissement sinistre, n’ont-ils pas continué, comme des joueurs incorrigibles, leur lutte acharnée contre cette royauté qu’ils ne voulaient pas détruire? De quelles armes déloyales ne l’ont-ils pas frappée? quelles haines, quelles défiances n’ont-ils pas semées contre elle? A quelles calomnies n’ont-ils pas fait écho?
Puis, quand le feu qu’ils attisaient a jeté de lugubres lueurs, quand ils ont vu que l’incendie gagnait et qu’ils n’en étaient plus maîtres, un rayon de sagesse et de prévoyance est-il venu les éclairer? ont-ils renoncé à leurs projets? Non : une chimère nouvelle a ranimé leur folie. Ils ont cru qu’avec une troupe à leurs ordres ils domineraient Paris, que la populace des faubourgs serait souple et accommodante, pourvu que du fond de la Provence on leur expédiât un millier d’hommes armés. Ce ramas, cette écume de la population marseillaise devait être pour eux un bataillon sacré qui gouvernerait l’émeute et la conduirait juste à point. Après bien des efforts, après un mois d’attente, ils arrivèrent, ces Marseillais, ils entrèrent dans Paris. Une heure après, ils n’étaient plus à la gironde. Il avait suffi à Danton et à ses cordeliers de quelques accolades, de quelques verres de vin pour escamoter le bataillon sacré.
Alors le 10 août éclate, le véritable 10 août et non celui des girondins. La royauté s’écroule, ils la laissent tomber, et tous leurs beaux plans avec elle. Non-seulement ils ne tentent rien pour sauver ce semblant de trône qu’ils espéraient se ménager, mais, sous peine d’être eux-mêmes engloutis sous ses ruines, il faut qu’ils aident à le démolir. Ils crient victoire avec les vainqueurs, de peur de passer pour vaincus. D’agresseurs qu’ils étaient, les voilà sur la défensive; qu’un mot de doute ou de regret leur échappe, ils sont perdus; ils ne peuvent même pas se taire, il leur faut tout approuver, tout sanctionner, tout laisser faire, tout, même le 2 septembre!
Eh bien! nous le demandons, suffit-il de quelques harangues, de quelques élans de sentiment et de rhétorique pour se laver de tels méfaits? A qui le pays doit-il s’en prendre de cette longue série de maux et de désastres que la chute de la royauté a fait fondre sur lui, si ce n’est à ceux qui ont préparé cette chute, qui s’en sont faits les promoteurs, les instrumens? Qu’importe que la pire de ces calamités, la république, ne fût pas dans leur programme, si elle devait fatalement sortir de leurs actes? Leur seule excuse est l’inexpérience. Eux du moins, ils ont pu dire qu’une telle catastrophe leur avait semblé impossible, qu’elle était sans exemple, que la majorité du peuple, même à Paris, ne voulait que le maintien de la royauté et de la constitution, qu’il était insensé d’admettre qu’une tourbe de bandits fît la loi à tout le royaume et fût plus forte que la majorité de la capitale et de l’assemblée; ils ont pu dire, comme Péthion et Buzot, «qu’avant le 10 août, il n’y avait que cinq hommes en France qui voulussent la république, et que jamais la nation ne serait républicaine, si ce n’est à coups de guillotine. » Ces excuses, si faibles qu’elles soient, on pouvait les donner alors: mais que dirait l’histoire, si d’autres girondins. plus d’un demi-siècle après, en pleine connaissance de cause, dans un temps sans fièvre ni délire, l’exemple de leurs devanciers sous les yeux, avaient recommencé le même jeu, avec les mêmes espérances, avec les mêmes illusions, et si, par leur aveuglement, nous avions vu tomber cette autre royauté, qu’eux aussi ils ne voulaient que faire capituler? C’est là un point que l’avenir éclaircira. Nous ne voulons pas toucher à ces questions brûlantes; mais on ne peut lire les récits du 10 août sans croire assister encore à notre récente catastrophe, et sans se sentir le cœur serré de l’apparente ressemblance entre les deux conduites et les deux événemens. Les enseignemens de l’expérience seront-ils donc éternellement stériles? Est-il donc dit qu’à côté des hommes qui détruisent sciemment les gouvernemens, il s’en trouvera toujours qui les renversent sans le vouloir, à la fois dupes et complices de ces masses brutales qu’ils déchaînent, qu’ils aiguillonnent, et qu’ils ont l’inepte prétention d’arrêter et de contenir à leur heure et à leur volonté?
Mais ne parlons pour aujourd’hui que des girondins de 92; aussi bien ne sommes-nous pas au bout de cet examen de conscience que l’histoire leur impose et dont nous ne pouvons les tenir quittes.
On nous dira, pour leur défense, que le 10 août et même le 20 juin ne sont pas uniquement leur ouvrage; que, s’ils ont eu le malheur de ne pas voir l’abîme, s’ils s’y sont précipités en y entraînant leur pays, ils ont eux-mêmes été poussés et n’ont cédé qu’a un entraînement dont la violence irrésistible ne saurait plus être comprise aujourd’hui. Admettons que cela soit vrai; atténuons tant qu’on voudra la part qui leur revient dans ces fatales journées : il est une autre responsabilité, non moins pesante, qui, quoi qu’on fasse, ne peut retomber que sur eux. C’est à eux, c’est par leur instigation, c’est pour obéir à leurs injonctions incessantes que la guerre a été déclarée à l’Europe. Sans doute on peut nous dire aussi que la guerre alors était dans l’air, comme une maladie contagieuse. Personne n’avait le bon sens et le courage de la combattre, personne n’en comprenait les véritables dangers; mais si les girondins ne s’en étaient point épris, s’ils n’en avaient pas fait le but de leurs efforts, le thème favori de leur éloquence, leur grand moyen de popularité; si Brissot, leur pourvoyeur d’idées politiques, ne leur avait pas persuadé que la guerre était le levier qui leur livrerait définitivement le pouvoir en détruisant l’influence de la cour, peut-être eût-il été possible d’ajourner, tout au moins de quelques mois encore, la fatale déclaration du 20 avril 92, et qui sait ce que cet atermoiement pouvait produire de combinaisons nouvelles, ce que six mois de paix seulement pouvaient changer dans la marche des choses*? En temps de révolution, il ne manque jamais de gens qui croient la guerre nécessaire, et qui l’appellent à grands cris. Indépendamment des utopistes et des intrigans, deux races d’hommes pour qui la guerre a cet avantage, qu’elle jette le gouvernement hors des voies régulières et le lance dans les hasards, dans l’imprévu, une foule d’honnêtes esprits la désirent et la conseillent comme un dérivatif aux dangers qu’ils redoutent ou qu’ils subissent à l’intérieur. Étrange moyen de guérison, qui consiste non pas à déplacer son mal, mais à s’en donner un de plus! C’est là le grand écueil des époques révolutionnaires. Si malade que soit un pays, il est bon de l’avertir que de toutes ses plaies la guerre sera toujours la pire, car elle rend toutes les autres incurables. Heureuse, elle exalte la passion révolutionnaire et la pousse aux extravagances; malheureuse, elle fait crier à la trahison et sert de prétexte aux plus atroces cruautés. Dans tous les cas, elle est ou elle devient un instrument de tyrannie qui finit par tomber nécessairement dans la main du parti le plus violent et le plus audacieux.
Si ces rhéteurs de la gironde avaient eu l’ombre de prévoyance et d’esprit politique, au lieu de s’acharner à jeter bas cette cour qui tombait de vétusté, ils se seraient construit une digue contre le flot jacobin qui montait derrière eux. Ils auraient compris que la guerre allait rendre toute digue impossible, que le mouvement démagogique soulevé par elle ne rencontrerait plus de frein, que tout serait culbuté, renversé, anéanti, et que, faute d’avoir résisté quand il en était temps, ils n’auraient plus autre chose à faire qu’à courber la tête et à périr. Mais non, ils n’ont rien prévu, rien compris; ils ont voulu la guerre, ils y ont entraîné l’assemblée, ils l’ont imposée au roi, froidement, sans y être poussés eux-mêmes, par pur esprit de parti, par calcul d’ambition; ce fléau d’où devaient sortir tant de crimes, cette cause indirecte ; mais trop réelle, et du 10 août et du 2 septembre, ils l’ont fait éclore avant terme : c’est là, encore un coup, une responsabilité qu’ils ne partagent avec personne, pas même avec Robespierre, puisque, pendant qu’ils demandaient la guerre à la tribune de l’assemblée, Robespierre, non moins imprévoyant, non moins malavisé qu’eux-mêmes, la repoussait à la tribune des jacobins.
S’il était nécessaire de démontrer une fois de plus combien est fausse et superficielle la théorie du fatalisme historique, et à quel point les peuples, comme les individus, sont, quand ils le veulent bien, maîtres de leur destinée, nous n’aurions qu’à comparer deux époques de notre histoire où cette question de paix et de guerre a été agitée avec une ardeur au moins égale et résolue dans deux sens tout différens. Il y a vingt ans, à l’origine du gouvernement de juillet, rappelons-nous quelle surexcitation guerrière s’était emparée des esprits, combien, même chez les plus modérés et les plus timides, s’était enracinée la croyance qu’il faudrait, quoi qu’on fît, en venir aux mains avec l’Europe. Tout en déplorant cette extrémité, on s’y laissait aller, on semblait s’y résigner comme à un arrêt de la Providence. En 92, au contraire, bien que l’exaltation patriotique fût plus bouillante et le sentiment de la défense nationale plus ardent, plus impétueux, la croyance à la nécessité de la guerre était moins vive, moins généralement répandue. Pour bien des gens, les projets d’agression qu’on prêtait aux puissances étaient au moins problématiques, et comme, excepté Dumouriez et quelques fils de fortune, personne parmi nous ne songeait alors aux conquêtes et ne parlait d’attaquer, la guerre pouvait très bien ne pas éclater de si tôt. Les fougueux révolutionnaires, comme on vient de le voir, ne la demandaient pas tous, tandis que tous la roulaient en 1831. Il est donc permis de croire que si les girondins, alors maîtres des affaires, se fussent donné pour faire durer la paix la moitié seulement de la peine qu’ils ont prise pour faire déclarer la guerre, ils auraient aisément réussi; en 1831, au contraire, rien ne semblait plus hasardeux, plus incertain, plus difficile que de prévenir une collision.
Elle n’a point eu lieu pourtant. Ce sera l’éternel honneur de M. Casimir Périer et de ceux qui ont soutenu sa politique. Ils ont secondé une haute sagesse qui ne pouvait agir seule ; ils ont osé l’aidera fonder sur la paix l’œuvre de ces dix-huit années que la France regrettera long-temps et qui grandiront encore dans l’histoire. Certes, à ne voir que l’apparence, on pouvait croire alors à un entraînement fatal, irrésistible, à un de ces mouvemens d’opinion contre lesquels aucune puissance humaine ne peut lutter. Eh bien! il a suffi d’un homme, d’un homme résolu, d’un dévouement énergique ; pour triompher de cette soi-disant fatalité, pour épargner à 1831 une désastreuse parodie de 92.
Ce n’est pas après coup, dans de tardives imprécations, dans de théâtrales harangues, qu’il faut faire acte de résistance; c’est sur le fait, avant l’heure décisive, c’est en payant de sa personne, en tenant tête dès le principe aux passions qu’on veut contenir, aux erreurs qu’on veut redresser. De ces deux sortes de résistance, les girondins n’ont connu que la première; M. Périer nous a prouvé qu’on pouvait pratiquer la seconde. Mais aussi M. Périer avait l’esprit le moins girondin qui fût au monde; il avait l’esprit de gouvernement, c’est-à-dire l’horreur des phrases et le goût de la responsabilité. Ce qui caractérise les girondins au contraire, c’est avant tout l’amour des phrases, l’ambition oratoire, le goût de la fausse rhétorique comme de la fausse popularité. Aussi, même dans des circonstances moins formidables, jamais ils n’auraient été que de pauvres politiques. La faute n’en est pas toute à eux : ils étaient fils du XVIIIe siècle et du XVIIIe siècle vieillissant, élèves non pas même de Voltaire, qui du moins leur eût appris à être simples, mais de Rousseau et de cette école qui s’imagine avoir régénéré l’espèce humaine en remplaçant la morale par le sentiment et la foi par la déclamation. Nourris d’un tel lait, à quoi leur pouvaient servir les rares facultés que quelques-uns d’entre eux avaient reçues du ciel? A déclamer un peu mieux que les autres, partant à être encore plus vides, plus sonores, plus dénués de sens pratique et de raison.
Aussi, pour trouver dans ce parti des hommes d’une sérieuse valeur, il faut descendre aux rangs secondaires. Là, parmi des esprits modestes, mais solides, se trouvaient quelques cœurs fermes et bien trempés; mais, à vrai dire, ce n’étaient pas des girondins, car dans le procès, par exemple, ils ont presque tous écouté leur conscience et voté courageusement, simplement. Nous en pourrions même citer qui, dans de périlleuses missions, ont fait preuve d’une héroïque énergie, et engagé sans éclat, sans charlatanisme, non pas en parole, mais en action, leur responsabilité vis-à-vis de la horde démagogique. Les chefs, au contraire, les beaux diseurs, ceux qui ont fait tant de bruit, se sont presque toujours dispensés de ces vertus. On eût dit que, payant leur contingent en paroles, ils se tenaient pour quittes de tout le reste.
Nous ne croyons pas que M. de Barante les ait trop sévèrement traités. Il les excuse assez souvent, les loue même quelquefois; mais toujours, et nous l’en remercions, il les donne pour ce qu’ils sont, pour un parti d’imprévoyans et de déclamateurs. Ce n’est que par une méprise, dont profite encore leur mémoire, qu’on s’est si bien accoutumé à leur faire la part plus belle. Cette méprise consiste à les considérer comme des hommes de résistance, tandis qu’ils n’ont jamais été que des révolutionnaires, rien que des révolutionnaires. Barnave et ses amis, lancés comme eux en pleine révolution, se sont aperçus tout à coup qu’ils ne démolissaient pas seulement l’ancien régime, mais la société; ils ont courageusement confessé leur erreur; ils n’ont pas craint de s’opposer au torrent qu’eux-mêmes ils avaient soulevé. Aussi, quelque tardive qu’ait été leur conversion, ils peuvent être comptés pour des hommes de résistance. Quant aux girondins, jamais ils n’ont mérité cet honneur. Ils ont eu beau voir le péril, l’idée de le conjurer ne leur est jamais venue. Jamais ils n’ont voulu dire ce meâ culpâ qui. chez l’homme politique, n’est pas un acte de contrition, mais une preuve d’énergie, et qui ne rachète pas seulement les erreurs de son passé, mais lui donne dans l’avenir une force nouvelle. Ils sont morts, ils ont voulu mourir comme ils avaient vécu, en héros de théâtre, et n’ont cherché dans leur dernière heure que ce qu’ils avaient en ce monde considéré comme le bien suprême, un succès de tribune.
Aussi leur mort, dont on leur tient si grand compte, ne saurait, selon nous, obtenir grâce pour leur vie. Comment les absoudrait-elle? Tout le monde, dans ces jours de désespoir, dans ces jours sans lendemain, ne quittait-il pas la vie sans effort? Jeunes et vieux, et jusqu’aux plus faibles femmes, tous ne savaient-ils pas mourir? Et ceux-là ne mouraient-ils pas le mieux, qui mouraient sans chanter, sans vaine fanfaronnade? La patrie n’a aucun besoin qu’en marchant à l’échafaud on se vante de mourir pour elle; cela n’est bon qu’à faire des couplets. La patrie veut qu’on la serve en résistant à ses ennemis; si par malheur on succombe, c’est vraiment pour elle qu’on est mort; on a droit à ses regrets, souvent même à ses couronnes; mais ceux qui, après l’avoir mal servie, n’ont pas même osé la défendre en se défendant eux-mêmes, ceux qui n’ont eu d’autre courage que de tendre la gorge au couteau, la patrie ne leur doit rien : ils peuvent se poser en martyrs, la palme ne descendra pas du ciel.
Ce sont là des vérités bonnes à dire, surtout dans ce pays de France où l’esprit girondin court les rues. Il faut proclamer bien haut, bien franchement ce que vaut cet esprit et où il mène, ce qu’un peuple gagne à se payer de mots, à, se complaire dans cette politique déclamatoire qui tantôt veut la fin sans les moyens, tantôt les moyens sans la fin. Personne encore ne l’avait dit aussi nettement que M. de Barante. Bien qu’il se tienne constamment dans une extrême mesure, parlant plutôt en spectateur qu’en juge, son opinion n’est jamais équivoque, jamais il n’hésite à dire ce qu’il sait, ce qu’il croit vrai; il ne jette un voile sur rien, ne laisse rien dans l’ombre : aussi quiconque a lu ces deux volumes sait définitivement à quoi s’en tenir sur la gironde et sur sa politique. C’est là un grand service rendu; c’est par là que ce livre, outre sa valeur littéraire, est encore une excellente action.
M. de Barante n’est pourtant qu’au début de sa tâche; ces deux volumes ne sont qu’un préambule. Il faut qu’il nous montre la convention dans ses deux autres phases. Là nous serons en face de moins grandes catastrophes, le drame sera moins noble, moins attachant, moins pathétique; mais l’auteur sera au vif de son sujet, il entrera dans un plus vaste champ de recherches, il aura plus de révélations à faire, plus d’aperçus nouveaux à présenter, soit en parlant des monotones atrocités du comité de salut public, soit à propos des impuissans efforts de gouvernement et d’organisation tentés après thermidor. C’est l’histoire de la convention qu’il veut faire; il faut donc qu’il ait traversé et sa période sanglante et sa période soi-disant modératrice, pour être en droit de résoudre cette question, l’idée première de son livre : Qu’est-ce que la convention? et pour nous dire s’il serait vrai qu’au prix de tant de violences, de tant de souillures, de tant d’iniquités, cette assemblée eût rendu un seul service à la France.
Lui devons-nous, comme on s’obstine à lui en faire honneur, le premier des biens pour un peuple, l’intégrité de notre territoire? Nos armées se seraient-elles moins bravement battues sans ces absurdes commissaires qui leur prêchaient la révolte et l’indiscipline? Auraient-elles essuyé plus d’échecs, si de Paris on leur eût expédié moins de phrases et plus de munitions? Ceux qui veulent nous persuader que le système de terreur appliqué à l’art militaire ait produit un seul de nos succès, et qu’un seul officier français ait senti croître son courage, ses talens, son inspiration à se voir ainsi placé entre la guillotine et la victoire, peuvent-ils nier que la direction confuse, aveugle, désordonnée, émanant de l’assemblée et de ses délégués, n’ait été une cause cent fois plus réelle, une cause permanente d’infériorité pour nos soldats, un obstacle, un ennemi de plus dont leur valeur a pu seule triompher? En un mot, peut-on sérieusement revendiquer pour la convention une autre gloire, dans nos campagnes défensives, que d’avoir, par l’horreur qu’elle inspirait à l’intérieur, fait courir à la frontière tout ce que le pays comptait alors d’hommes de bien, d’hommes de cœur? N’est-ce pas là, de l’aveu même de Carnot, le seul service qu’elle ait rendu à nos armes?
La guerre mise de côté, qu’a-t-elle fait, cette assemblée? qu’a-t-elle fondé? de quelles institutions nous a-t-elle enrichis? comment s’est- elle servie du pouvoir le plus absolu, le plus illimité que jamais despote ait possédé sur terre? Soumise dès sa naissance à la tyrannique autorité de la commune de Paris, immobile et muette devant toute poignée d’hommes en guenilles ou de femmes ivres à qui il a plu de se ruer sur elle, a-t-elle, un seul jour, recouvré la libre disposition d’elle-même? Ne s’est-elle pas constamment mise à genoux devant l’émeute? Où trouver dans ses rangs ces hommes indomptables, ces génies dominateurs dont quelques fous vénèrent la mémoire? Toute la puissance de ces grands hommes ne s’est-elle pas bornée à faire monter sur l’échafaud un certain nombre de leurs collègues, à rester vainqueurs pendant quelques semaines, à combler une certaine mesure de crimes, puis à monter à leur tour sur l’échafaud? Ce sont là les bienfaits qu’on signale aux regrets et aux bénédictions de la France!
S’il est clair et facile de prouver que cette assemblée ne nous a rendu aucun genre de service, il est plus difficile de dire exactement ce qu’elle a été. Où est l’unité d’une telle histoire? Quand on prononce ce mot convention, de quoi veut-on parler? Est-ce de l’assemblée où siégèrent les girondins? ou bien faut-il attendre qu’ils en aient disparu pour que la convention, aux yeux de ses admirateurs, devienne la vraie, la grande convention? Mais alors nous poserons la même question chaque fois que le fatal tombereau aura fait un nouveau vide sur ses bancs. La convention, est-ce l’assemblée à qui Danton commande? ou bien celle où trône Robespierre? ou bien celle qui se soumet à Tallien? Ne sont-ce pas là autant de conventions différentes, puisque la majorité, à mesure qu’elle se décime et se dévore, se modifie et se transforme? Il n’y a qu’une chose qui ne varie pas, l’obéissance de ceux qui restent, l’abaissement des caractères, l’oubli de toute résistance et de toute liberté.
M. de Barante nous dit, dans sa préface, que sans la révolution de février son livre n’aurait pas vu le jour. Nous le comprenons. Quel que fût le talent et l’autorité de l’auteur, une histoire vraie de la convention, un tableau fidèle et complet de la république, courait le risque, il y a quatre ans, d’être reçu par le public comme un tissu d’invraisemblances, comme un roman. Le public était sous le charme des paradoxes historiques ; on lui en avait tant servi depuis vingt ans ! on lui avait fait de tels portraits des hommes de 93, on les lui avait drapés de telle façon, que jamais il n’eût voulu les reconnaître à visage découvert et dans leurs vrais habits. Toute controverse à ce sujet lui eût semblé oiseuse et fatigante, comme une querelle de droit canon. Il avait son parti pris ; il était résolu à ne croire que ce qui ne troublait pas son repos, ne voulait qu’être amusé, n’écoutait que ses flatteurs, et s’endormait dans sa confiance, convaincu que le volcan qui avait englouti nos pères était à jamais éteint. « Maintenant, ajoute M. de Barante, ce qu’il a vu, ce qu’il a souffert, ce qu’il redoute, l’a préparé peut-être à bien accueillir la vérité. » Assurément ce serait jouer de malheur, si ce livre aujourd’hui trouvait des incrédules. Que nous manque-t-il pour ajouter foi aux plus monstrueux égaremens, aux plus délirantes violences de l’esprit révolutionnaire ? N’avons-nous pas vu de nos yeux, entendu de nos oreilles tout ce qu’aux plus mauvais jours de la convention les carrefours de Paris ont vu et entendu ? Est-il une des doctrines, un des sophismes, un des mensonges employés il y a soixante ans pour couvrir le pays de meurtres et de ruines, dont on nous ait fait grâce il y a trois ans ? Le sang aussi n’a-t-il pas coulé à flot dans la cité, non plus, il est vrai, à coups d’assassinats juridiques, mais dans d’odieux combats ? Et si maintenant nous passons de l’horrible au ridicule, est-il une folie qu’on ne nous ait rendue vraisemblable ? Qui pourrait, par exemple, après nos parades de l’hôtel-de-ville, s’étonner que les blanchisseuses de Paris soient venues demander à la convention la peine de mort contre les marchands de savon, et qu’elles aient été admises aux honneurs de la séance ?
M. de Barante a raison, on est payé pour tout croire, pour tout admettre depuis février : au lieu d’un public indocile, sceptique à ses récits, il en trouve un qui sort d’apprentissage et qui n’a ni le droit, ni l’envie de le chicaner sur rien. On le lira donc, et même on le croira : personne ne l’accusera d’avoir rien exagéré ; on sera convaincu de l’exactitude de ses récits, de la fidélité de ses tableaux ; mais profitera-t-on de ses leçons ? C’est autre chose, et sur ce point nous ne voudrions rien garantir. M. de Barante n’en désespère pas : il jette sur l’avenir un regard confiant, et pourtant il ne nous croit pas guéris, tant s’en faut ; il ne sait même pas quand nous serons en voie de guérison, mais nous lui semblons mieux en état de lutter contre le mal que ne l’étaient nos pères en 1792. Sans doute, il y a dans le parallèle qu’il établit entre le temps où nous sommes et l’époque dont il écrit l’histoire quelque chose de rassurant : nous ne contestons aucune des dissemblances heureuses qu’il fait ressortir en notre faveur ; nous reconnaissons que, depuis cinquante ans, la France est bien changée, qu’elle s’est habituée aux douceurs de la paix intérieure, aux avantages d’une administration régulière, qu’il lui devient presque impossible de se passer d’un gouvernement observateur des lois, protecteur des intérêts, qu’elle aime l’ordre, surtout lorsqu’elle craint de le perdre, et que, dès qu’il est menacé, elle se porte instinctivement du côté de ses défenseurs. Nous reconnaissons que l’armée, qui avait cessé d’exister après 89, et dont les débris épars et insubordonnés n’étaient plus d’aucun secours à la société, est aujourd’hui nombreuse, aguerrie, disciplinée, dévouée à ses devoirs et décidée à repousser toute invasion de nos ennemis, aussi bien du dedans que du dehors. Tout cela est vrai : ce sont là de solides garanties, de puissantes sauvegardes; mais n’est-il pas vrai aussi que l’indifférence en matière politique, l’amour du bien-être à tout prix, l’égoïste laisser-aller qu’engendre le scepticisme, ont fait de tristes et de sérieux progrès? Si les révolutionnaires d’aujourd’hui ont encore plus d’audace en paroles que n’en avaient en action ceux d’il y a soixante ans, quel parti tirons-nous des avertissemens qu’ils nous donnent? Que fait pour se défendre cette société qu’ils ont condamnée à mort? Elle s’endort au bruit de leurs menaces, elle se blase de leur cynisme. A force d’avoir eu peur, tout le monde se rassure. L’idée s’établit qu’après tout on peut, tant bien que mal, vivre en révolution, que c’est une façon d’être comme une autre; peu à peu on s’habitue, on prend goût au provisoire, on se contente de l’a peu près, on se confie au hasard, on s’accoutume à accepter le mal, à ne craindre que le pire, à n’avoir plus qu’un seul désir sérieux, qu’un seul besoin réel : le besoin de s’étourdir, le désir de se distraire.
Devant ces désolans symptômes, comment ne pas se demander si, même aujourd’hui, même après février, nous saurons lire dans ce livre et comprendre ses enseignemens? Dieu veuille nous ouvrir les yeux! Dieu veuille que nous soyons moins sourds à cette voix de l’histoire qu’au bruit des armes qu’on forge contre nous! Nous avertir, nous donner l’éveil, c’est le seul but que poursuive l’auteur pour prix de ses laborieux efforts : espérons qu’il l’atteindra. Puisse-t-il surtout, en achevant de peindre ces partis qui s’entre-déchirent au profit de leurs ennemis communs, nous apprendre à rester unis! Le vrai, nous dirions presque le seul danger qui menace la société, ce sont les divisions des amis de l’ordre. Toutes ces faiblesses, toutes ces molles tendances qui nous effraient, nous ne les redoutons plus, si une fois nous sommes assez sages pour ajourner à l’approche du péril nos querelles et nos rivalités. Point de découragement, point de sommeil, et surtout point de divisions : le salut est à ce prix.
L. VITET.
- ↑ Questions constitutionnelles, 1849.