La Contre-Guérilla française au Mexique, souvenirs des terres chaudes/02

La Contre-Guérilla française au Mexique, souvenirs des terres chaudes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 738-775).
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LA
CONTRE-GUERILLA FRANCAISE
AU MEXIQUE
SOUVENIRS DES TERRES CHAUDES

II.
LA GUERRE DE PARTISANS DANS L'ETAT DE TAMAULIPAS.


I

Le 15 mars 1864, la rade de Vera-Cruz offrait un singulier aspect d’animation. Sur le môle, épars en groupes bruyans, s’agitait tout un régiment de soldats à la veste rouge. La plage était encombrée de chevaux effrayés de voir rejaillir à leurs pieds les vagues grossies par le dernier coup de norte. Le contraste des types rapprochés par l’uniforme, les mille propos joyeux échangés en idiomes divers faisaient aisément reconnaître la contre-guérilla française, prête à continuer dans une région nouvelle du Mexique, — l’état de Tamaulipas, limitrophe des États-Unis, — la tâche si vaillamment commencée dans les terres chaudes de Vera-Cruz[1]. La veille, les partisans avaient dit un dernier adieu au bivouac de Camaron, où ils avaient passé l’hiver. Durant toute cette journée du 15 mars 1864, le port de Vera-Cruz fut sillonné de barques chargées de troupes. Lorsque le transport de l’état l’Eure eut englouti dans ses flancs cinq cent cinquante hommes et deux cents animaux, il leva l’ancre et longea la côte, le cap au nord. Appuyés sur les bastingages, les contre-guérillas regardaient s’enfuir les terres chaudes dominées par la cime imposante du pic d’Orizaba. A travers la brume qui envahissait peu à peu l’horizon, chacun revoyait par la pensée et non sans émotion ce pays mystérieux et plein de dangers qu’on avait tant de fois parcouru, ces sentiers où l’on avait souffert ; mais à ces sensations mêlées presque de regrets s’ajoutait encore un sentiment de fierté légitime. N’était-ce pas le pauvre partisan qui, par ses courses hardies, avait secondé l’action française dans une partie importante de l’état de Vera-Cruz ? Sa tâche était accomplie. Aussi, dès que la côte eut disparu dans le brouillard, le passé s’effaça, et les contre-guérillas, couchés sur le pont, ne parlèrent plus que de l’avenir. A l’idée de l’inconnu, tous les instincts des aventuriers se réveillaient. L’inconnu s’appelait Tamaulipas ; c’était un pays presque ignoré des Français, que des sites étranges, une population belliqueuse recommandaient suffisamment à l’ardeur entreprenante d’une troupe de partisans. L’état de Tamaulipas est la large bande de terres chaudes qui succède à l’état de Vera-Cruz sur le golfe du Mexique, et qui s’étend sur un espace de cent-cinquante lieues jusqu’à la frontière des États-Unis.

Après quarante-huit heures de traversée, l’Eure avait remonté de quatre-vingt-dix lieues environ au nord, et jetait l’ancre devant la barre de Tampico. Le débarquement commença. Les troupes descendirent sur la plage, près du télégraphe qui relie la mer à la ville. La contre-guérilla, qui avait été récemment renforcée d’élémens et d’officiers pris dans l’armée française, formait presque une petite brigade légère destinée à se suffire à elle-même. Deux compagnies d’infanterie, deux escadrons de cavalerie, une section d’artillerie suivie d’une ambulance de campagne, se mirent en route le soir. En tête de la colonne marchait M. Du Vallon, capitaine au 3e chasseurs d’Afrique, jeune officier d’un rare mérite snr qui le général Bazaine avait jeté les yeux pour conduire à Tampico et y commander par intérim la contre-guérilla en l’absence du colonel Du Pin, tombé malade. Après une heure de marche, on entrait à Tampico.

Cette cité, la plus importante du Tamaulipas, le second port du Mexique, s’élève, à deux lieues de la mer, sur la rive gauche du Panuco et au confluent de ce fleuve avec le Tamesis. C’est une ville de nouvelle création, fondée en 1824, et qui doit un jour attirer à elle tout le commerce de l’intérieur, toutes les marchandises importées d’outre-mer, et cela aux dépens du premier port mexicain, celui de Vera-Cruz. Ses comptoirs sont puissans par leurs ramifications dans tout le pays et se relient aux comptoirs d’Europe et d’Amérique. Elle est baignée par les deux principaux fleuves du Mexique, qui, si les travaux publics recevaient une vigoureuse impulsion, deviendraient les deux grandes artères de la navigation. Le Panuco, naturellement navigable à plus de cinquante lieues de son embouchure, traverse, en remontant à sa source, la vallée de Mexico. Le Tamesis, qui, de son côté, offre soixante lieues de parcours facile, s’enfonce à plus de cent lieues dans les terres, suivant la direction de San-Luis. Malheureusement, pour aller de la mer à Tampico, il faut, avant d’entrer en rivière, traverser une barre dangereuse en temps calme, infranchissable quand soufflent les vents du nord. Les terres sont basses, et une ceinture presque continue de bancs où les vagues déferlent avec fureur interdit l’accès de la côte.

Tampico est facile à défendre. Protégé sur le devant par la largeur du Tamesis, sur les derrières par une vaste lagune, à l’extrémité sud par le fort Iturbide, le port domine à son extrémité nord la route qui conduit d’Altamira, la ville la plus voisine, à Ciudad-Vittoria, la capitale du Tamaulipas. Malgré son excellente position, Tampico a été pris et repris dans la guerre de l’indépendance ; en 1829, Santa-Anna y remporta une victoire décisive sur les troupes royales. La population s’élève à dix mille âmes environ, dont la cinquième partie est européenne.

Le chef de la contre-guérilla avait été nommé commandant supérieur du port mexicain et du territoire qui en dépendait. Sa mission était donc militaire et politique. Pour bien faire comprendre l’esprit des populations qui allaient relever de notre autorité, il suffira de retracer les derniers événemens dont Tampico avait été le théâtre pendant dix-huit mois : on remontera jusqu’à l’automne de 1862.

Au mois d’octobre de cette année, on n’avait pu réunir encore en nombre suffisant dans le camp français les chevaux et les mulets nécessaires au succès du siège de Puebla. On jeta les yeux, pour combler le déficit, sur le Tamaulipas et principalement sur le port de Tampico. Le 81e régiment de ligne fut chargé d’y faire une descente. L’opération donna de fort médiocres résultats ; la remonte de la cavalerie du moins ne fut guère facilitée, car les haciendas, gardées par les libéraux, qui tenaient la campagne, reçurent défense d’amener leurs produits chevalins dans la cité occupée par les troupes françaises. Peu de temps après, l’ordre d’évacuer la place fut donné à la colonne expéditionnaire ; sa retraite, accomplie sous le feu de l’ennemi, coûta à notre marine la canonnière la Lance, qui se perdit sur la barre en protégeant l’arrière-garde de notre infanterie. Le port, ainsi abandonné, retomba tout de suite au pouvoir des juaristes, dont il était la principale source de revenus. D’après les statistiques du consulat de France, les recettes annuelles de cette douane maritime s’élevaient à 1,200,000 piastres (6 millions de francs). Après le départ de nos forces navales, les populations compromises s’enfuirent dans les bois, mourant de faim et maudissant la France. Les fonctionnaires accusés d’avoir servi l’intervention furent pendus comme traîtres à la patrie. Les caisses de la douane, où, dans la précipitation de la retraite, on avait laissé une somme d’argent considérable, furent vidées par les libéraux à leur rentrée dans la ville.

En août 1863, la réoccupation de Tampico fut décidée. Un régiment d’infanterie de marine, comptant treize cents baïonnettes et appuyé par l’escadre naviguant sous les ordres du contre-amiral Bosse, opéra son débarquement. Au passage de la barre, le yacht à vapeur la Jeanne-Darc fut coulé à fond par la lame. La ville fut cependant reprise sans coup férir. Le drapeau tricolore y flotta pour la seconde fois ; mais les guérillas des chefs Carbajal, Pavon, Canales et Mendez se répandirent dans les campagnes voisines. Le commerce avec l’intérieur fut coupé ; les recettes annuelles de la douane tombèrent au dessous de 500,000 piastres (2 millions 1/2 de francs). Les troupes restaient agglomérées sur la place ; le cimetière était voisin du principal casernement, et la fièvre jaune, qui s’abattit sur la ville, y causa d’affreux ravages. A la fin de mars 1864, le vomito sévissait encore à Tampico, et les guérillas étaient toujours aux portes de la ville. C’est à ce moment que la contre-guérilla fut chargée de remplacer le régiment d’infanterie de marine, décimé par la maladie et rappelé en Europe. Quelques jours après notre installation, le colonel Du Pin, redescendu de Mexico, reprit son service. Le capitaine Du Vallon devint commandant en second.

De jour en jour, la situation de Tampico s’aggravait. Les guérillas avaient réussi à couper les communications, même par eau. Sur les rives droites du Panuco et du Tamesis s’étendent les jardins cultivés par les Indiens, dont les produits alimentaient d’ordinaire le marché de la ville. Aucune embarcation chargée de fruits et de légumes n’osait plus désormais franchir le fleuve, et les aguadores qui se risquaient pour aller chercher l’eau potable aux sources voisines des remparts étaient salués par des balles. Le second port du Mexique allait être réduit aux viandes salées et à l’eau saumâtre. Un pareil état de choses ne pouvait se prolonger, car notre influence, amoindrie déjà aux yeux des habitans de la cité mexicaine par une première évacuation, était loin de faire des progrès dans ce petit coin du Tamaulipas, le seul encore de cette vaste province si importante pour le commerce du Haut-Mexique où fût arboré le drapeau français. D’autres signes plus inquiétans révélaient les tendances de l’esprit public. En plein jour, on coudoyait dans les cafés et sur les places des chefs de guérillas bien connus, qui, tout en ayant accepté les profits de l’amnistie, n’avaient pas renoncé à leur projet de soulèvement. En attendant une occasion favorable, ils agissaient en secret dans la place même. La nuit, plusieurs de nos soldats avaient été frappés dans l’ombre. M. de Saint-Charles, chancelier du consulat de France, qui avait toujours fait preuve d’énergie dans un poste vraiment dangereux, avait vu sa vie menacée. Ces faits alarmans se compliquèrent bientôt de tentatives d’agression qui se produisirent au sud comme au nord du Tamaulipas.

Au sud, entre Vera-Cruz et Tampico, à cinquante lieues environ de ce dernier point, se trouve sur le golfe du Mexique le port de Tuxpan, où l’on arrive par mer en remontant six milles de rivière. Depuis deux années, c’était le port libéral, où venaient débarquer les chargemens d’armes et de munitions expédiés des États-Unis-et de la Havane à l’armée juariste. A peine le colonel mexicain don Manuel Llorente en avait-il pris possession au nom de la régence de Mexico, que le général Carbajal, attaché à la cause républicaine, réunissant à lui toutes les troupes disponibles, était accouru pour l’en chasser. Le colonel Llorente, poursuivi sans trêve, s’était réfugié, avec trois cents hommes restés fidèles à son drapeau, dans Temapache, village de la Huasteca[2]. Au mois d’avril 1864, tous les centres les plus importans de cette région étaient au pouvoir des libéraux : c’étaient les villes de Huejutla, Tancanhuitz et Ozuluama. Le général Carbajal, les commandans Pavon et Canales y guerroyaient au nom de la république avec des forces régulières et avaient fait appel à tous les contingens voisins pour la défense du sol national, foulé aux pieds par les envahisseurs. Le colonel Llorente ne tarda pas à être assiégé dans Temapache, et un courrier vint en son nom à Tampico supplier les Français de courir à son secours pour sauver l’honneur du drapeau de l’intervention déployé dans la Huasteca ; mais outre les guérillas qui cernaient Tampico, outre les douze cents soldats de Carbajal, devenu le maître de la Huasteca, une force non moins imposante se concentrait d’un autre côté, prête à se jeter sur Tampico dès que cette ville serait dégarnie de troupes.

Sur la droite, à 60 lieues plus au nord et à 50 lieues dans les terres, Vittoria, la capitale du Tamaulipas, est couchée au pied des premières montagnes qui vont s’élevant jusqu’au plateau de la ville de San-Luis. Vittoria servait de quartier-général au gouverneur de la province, le général Cortina[3], et à une division juariste qui de jour en jour recevait de nouveaux renforts. Dès les premiers jours d’avril 1864, Cortina avait ordonné à Carbajal, aussitôt après la destruction des forces de Llorente, de courir sur Tampico. Ce mouvement devait être combiné avec la propre division de Cortina, ainsi qu’avec les guérilleros, qui n’attendaient que la nouvelle de la prise de Temapache pour se mettre en route. D’un moment à l’autre, près de 3,000 hommes, aidés par le parti hostile séjournant dans Tampico, pouvaient paraître aux portes de la ville, défendue seulement par 550 contre-guérillas. Il ne nous était plus permis de rester inactifs.

Le 11 avril 1864, sur la grande place de la cathédrale de Tampico, la foule compacte se pressait inquiète au bruit des clairons français. La contre-guérilla marchait à l’ennemi. L’ennemi, c’était Carbajal[4], un officier de grande valeur, de race indienne, brave, intelligent et désintéressé. Avant tout, Carbajal combattait pour la liberté ; mais dans son passé politique il y avait un crime, celui d’avoir allumé la guerre civile. Carbajal, comme les gouverneurs d’autres provinces, avait réclamé l’indépendance de son état et avait voulu s’affranchir de l’autorité du président de la république. En haine de Mexico, il s’était jeté dans les bras des Américains du nord, dont la secrète influence croît chaque jour dans cette province du Tamaulipas, qu’ils convoitent ardemment. Il faut reconnaître aussi cependant qu’au premier cri de la patrie en danger il avait offert son épée à Juarès pour la défense de la république. Tel était l’adversaire qu’on allait combattre sur son propre terrain. Chaque fois en effet que le général Carbajal, qui tient depuis longtemps la campagne et qui n’a pas cessé de nous résister avec une vaillante énergie, s’est senti serré de trop près, il a transporté le théâtre de la guerre dans la Huasteca, qu’il parcourt depuis son enfance, et où il exerce une action immense sur les populations indiennes. C’est dans la Huasteca que la contre-guérilla devait se rendre à marches forcées au secours de Llorente, gravement compromis.


II

On ne se rendrait pas un compte exact des élémens de résistance que Carbajal allait opposer aux armes françaises, si l’on ne connaissait un peu le caractère de la Huasteca et de ses habitans. Les terres chaudes connues sous le nom de Huasteca comprennent quatre districts relevant de trois états différens. Au sud, les districts de Tuxpan et d’Ozuluama appartiennent à l’état de Vera-Cruz. A l’ouest, celui de Huejutla dépend de la province de Mexico, et au nord le district de Tancanhuitz se rattache à l’état de San-Luis de Potosi. Par suite de la grande distance de leurs capitales respectives, les principales villes de ces districts, Huejutla et Ozuluama en première ligne, ont su étendre au loin leur autorité politique et militaire, et l’esprit d’indépendance locale s’est développé dans la Huasteca d’autant plus librement que la population, presque entière d’origine indienne, était facile à manier. Quelques familles blanches, abusant sans scrupule de l’autorité, réduisirent d’abord la race indienne à l’état de vassalité. Plus tard, après avoir dépouillé les Indiens de leur sol, ces familles s’emparèrent des individus, et l’esclavage le plus honteux convertit les hommes en bêtes de somme. Les travaux d’agriculture, les défrichemens et les transports de marchandises devinrent le lot naturel des pauvres Huastèques, qui dans leur décadence pouvaient évoquer de fiers souvenirs. Le bâton répondait à leurs demandes quand ils osaient réclamer après un rude travail le modique salaire gagné à la sueur de leur front. Ces traitemens barbares eurent bientôt décimé les aborigènes, et le plus fertile pays d’Amérique, faute de bras indispensables aux cultures, se couvrit de forêts, où quelques Indiens fugitifs, condamnés à vivre de grains de maïs et de viande sauvage, cherchèrent un refuge contre le lasso qui les enlevait à leur famille pour le service militaire. Carbajal connaissait l’ancienne énergie de ses compatriotes ; il la réveilla en exploitant secrètement la haine des ilotes contre la race blanche. La Huasteca tout entière s’insurgeait à sa voix dès le début de la guerre. Les mots de liberté et de propriété eurent de l’écho jusqu’au fond des bois, et les villages préparèrent leurs armes pour repousser les Français, qui ramenaient avec eux, assurait-on, le règne de l’oppression et de la violence espagnoles. Comme en Algérie, sur les pics de la Kabylie. les feux s’allumèrent au sommet des cerros (montagnes), et par ces signaux les Huastèques purent apprendre que la contre-guérilla sortait de Tampico se dirigeant vers le sud. La colonne expéditionnaire n’était pourtant pas bien forte. Cent quarante fantassins, cent vingt-cinq cavaliers et vingt artilleurs suivis de deux obusiers de montagne, tel était l’effectif du petit corps de partisans dont l’audace allait défier un ennemi imposant par le nombre. La moitié de la contre-guérilla restait chargée de veiller à la défense de la ville, prête à déjouer les projets hostiles des habit ans, qui attendaient avec impatience l’amoindrissement de la garnison pour appeler le chef libéral Cortina.

A un quart de lieue au-dessous de Tampico, en face du fort Iturbide, le Panuco, grossi des eaux du Tamesis, a plus de 800 mètres de large. À ce point seul, les deux berges sont d’un abord facile. Le Tamaulipas est la province du Mexique le plus arrosée de vastes cours d’eau, mais les ponts y sont inconnus. Des embarcations réunies dans la nuit à cet endroit du Panuco se chargèrent de troupes. Ce fut un curieux spectacle que ce passage de rivière. Près de deux cents chevaux ou mulets, sans selle ni harnais, sont lancés dans le courant au milieu des cris des cavaliers qui les poussent par derrière. Ce troupeau en liberté traverse le fleuve à la nage ; les uns sont essoufflés, les autres lèvent la tête en hennissant. Les hommes, avec les selles, les canons et le matériel, emportés dans des canots, abordent à l’autre rive. A peine à terre, chacun de courir après sa monture. En une heure, le passage était terminé. On marcha sur la Huasteca.

Plusieurs exprès avaient déjà été expédiés au colonel LIorente, lui portant avis du départ des renforts qui devaient le dégager et lui permettre de poursuivre à son tour l’ennemi, pris entre deux feux. Tout faisait donc présumer que Carbajal, rapidement prévenu de la sortie de la contre-guérilla, lèverait aussitôt le siège de Temapache pour venir occuper la ville d’Ozuluama, placée à égale distance de Temapache et de Tampico. De cette ville, perchée sur une éminence qui offre une position des plus fortes à ses défenseurs, une poignée d’hommes peut barrer la route à une division tout entière, d’autant que, si de nombreuses citernes approvisionnées par les pluies offrent à l’assiégé une précieuse ressource, la plaine, dans un rayon de dix lieues, ne contient pas une goutte d’eau potable. En trois jours, la colonne française franchit une distance de vingt-cinq lieues à travers des sables brûlans et des marécages desséchés. Pendant la dernière nuit, les sons du tocsin d’Ozuluama, qui appelaient aux armes tous les contingens, arrivèrent jusqu’au bivouac. Carbajal de son côté approchait. Cependant avant midi la contre-guérilla, luttant de vitesse, occupa la ville, d’où la population s’enfuit à son approche. Seuls les malades et les blessés juaristes, évacués depuis le commencement du siège de Temapache, étaient couchés dans les maisons, qui furent respectées. Huit caisses de fusils et de munitions avaient été abandonnées par les fuyards. A la nuit tombante, un courrier de Cortina à Carbajal, croyant entrer dans une ville encore amie, tomba dans nos avant-postes. Il arrivait de Vittoria. Une dépêche fut trouvée soigneusement cachée dans un morceau de viande saignante pendu à sa selle. Cortina appelait en toute hâte Carbajal sous les murs de Tampico, en lui recommandant d’éviter le combat avec les Français, qui se préparaient, ajoutait-il, à une expédition sur la rive droite du Panuco. Comme on le voit, malgré les distances, Cortina recevait d’exacts et de prompts renseignemens. De son côté, Carbajal avait levé le siège de Temapache et s’était avancé à marches forcées pour barrer le chemin à la contre-guérilla ; mais il avait été devancé dans l’occupation d’Ozuluama. Devant ce mécompte, il s’était prudemment arrêté à douze lieues de la ville indienne. Le colonel Llorente, désormais libre, n’avait pas encore donné signe de vie.

Il importait de couper toutes les communications de la Huasteca avec le Tamaulipas, il importait surtout de laisser ignorer à Carbajal les projets de Cortina, afin de pouvoir combattre séparément les deux corps avant qu’ils eussent opéré leur jonction, qui eût inévitablement amené la prise de la ville de Tampico, vouée d’avance par le général en chef juariste, d’après la dépêche interceptée, à quarante-huit heures de pillage en punition de son inertie devant l’étranger. Aussi le courrier saisi avait-il été attaché à un poteau avec de bonnes cordes et confié à la garde d’un petit poste. Vers le matin, le courrier s’évada ; ses liens avaient été tranchés par derrière. Le tirailleur Estrade, séduit par l’or du prisonnier, avait trahi ses compagnons d’armes. Le châtiment fut prompt. En présence des blessés mexicains sortis de leurs maisons, le traître fut dégradé militairement sur la place d’Ozuluama, déclaré indigne de la qualité de Français et chassé comme infâme. De la place, il fut conduit aux avant-postes, avec promesse de recevoir une balle comme espion, s’il cherchait à rejoindre le corps où il s’était volontairement engagé et dont il était expulsé à jamais. Le malheureux avait mérité qu’on le fusillât ; mais la sévérité de cette dégradation militaire et le mépris jeté à la face du coupable produisirent peut-être un meilleur effet sur une troupe qui comptait alors vingt-deux nationalités dans son sein[5], et chez qui il fallait éveiller le point d’honneur pour la mieux diriger.

Les troupes de Carbajal, qui occupaient le pays depuis plus d’un an, avaient une véritable réputation de solidité. Elles comptaient cinq bouches à feu. Dans les derniers temps, elles s’étaient recrutées de vaqueros (gardiens de troupeaux) du Tamaulipas, d’Américains du Texas et (chose triste à dire) de déserteurs français échappés de Puebla et de Mexico. Carbajal était assez intelligent pour savoir que la contre-guérilla ne retournerait pas à Tampico sans lui offrir le combat. Il fit un mouvement en arrière pour l’attirer davantage au plus épais des terres chaudes, là, où il pouvait d’avance choisir le meilleur terrain et le fortifier. Il établit son camp à San-Bartolillo. C’est un groupe de cabanes, de ranchos, couverts de branches de palmiers, cachés sous d’épais orangers, qui commande la plaine tout en se reliant par derrière à une forêt vierge. Deux jours après, la contre-guérilla venait prendre position en face de San-Bartolillo, dans une petite bourgade nommée Tantima. Celle-ci était déserte ; la population de Tantima est pourtant blanche et métisse, mais on avait fait courir le bruit par d’adroits émissaires répandus dans toute la Huasteca que les contre-guérillas étaient d’une grande férocité, sans respect pour les choses les plus sacrées. Les noirs, ajoutait-on[6], mangeaient les enfans. Cette absurde réputation, compréhensible pourtant dans le voisinage des Indiens bravos, qui sont anthropophages, nous a précédés dans tout le Tamaulipas, et longtemps les femmes se sont présentées seules devant leurs maisons lors de notre passage dans plusieurs localités. Le stratagème, quoique grossier, avait réussi, et la peur des colorados avait chassé toutes les familles de leurs foyers. Depuis le départ de Tampico, les vivres étaient devenus rares ; à Tantima, il n’y avait même pas de volailles, cette grande ressource du pays. On dut aller à la découverte, puisque l’ennemi faisait le vide partout où passait la colonne. Vers le soir, dans un champ de maïs, un détachement envoyé en reconnaissance essuya une vive fusillade. Carbajal ouvrait le feu : c’est qu’il était prêt et que ses espions lui avaient sans doute rapporté que le colonel Llorente, dont on n’avait aucune nouvelle, ne marchait pas sur ses derrières.

Malgré la maigre soupe qu’on avait mangée, cent fantassins se préparèrent à une attaque de nuit dirigée contre Carbajal à San-Bartolillo. Le reste de la troupe devait former la réserve. Des Indiens rencontrés sur le chemin s’étaient offerts pour guider la colonne d’attaque ; au moment du départ, ils avaient disparu. Vers deux heures du matin, on apprit que l’ennemi levait le camp à la hâte et se dirigeait sur le gros village de San-Antonio, situé à trois lieues plus en arrière. Ce mouvement de nuit, ces guides disparus, cette brusque retraite qui semblait faite pour amorcer la poursuite, tout présageait une ruse de guerre. Carbajal n’avait-il pas fortifié San-Antonio pendant les deux derniers jours, et n’avait-il pas masqué ses travaux défensifs en bivouaquant à San-Bartolillo ?

Le 18 avril, à six heures du matin, lorsque la contre-guérilla sonna la marche, ses éclaireurs fouillaient déjà San-Bartolillo, que l’ennemi venait d’évacuer. Les feux fumaient encore ; les vautours, troublés dans la curée, tournoyaient au-dessus des débris des animaux fraîchement abattus ; mais, à bien compter les peaux étendues sur le sol, il était aisé de voir que les douze cents soldats de Carbajal n’avaient pas tous campé dans ce même bivouac. A la sortie du village, le pays devenait montueux et tourmenté. Sur la cime la plus voisine, éclairée par un beau lever de soleil, se profilaient à l’horizon les silhouettes de cavaliers aux aguets, couchée sur l’encolure de leurs chevaux et sondant du regard les chemins creux de San-Bartolillo, encore noyés dans l’ombre. Une décharge de coups de carabine tirés par l’avant-garde, qui s’était glissée à bonne portée dans les rochers, mit du désordre dans le groupe mexicain, qui commença de battre en retraite, mais lentement, sans brûler une cartouche, contre l’habitude des guérillas. Peu à peu ils pressèrent l’allure de leurs chevaux, parfois on les voyait disparaître au sommet d’une colline ou au détour d’un sentier. Plusieurs taches de sang qui avaient rougi les feuilles mortes marquaient la halte qu’ils venaient de quitter. La contre-guérilla s’était élevée lentement au faîte d’un mamelon ; sur l’autre versant, le terrain changea brusquement d’aspect. C’était une petite plaine boisée ; au bout de la plaine, sur un plateau aride aux pentes blanchâtres et ravinées, se groupaient les maisons du village de San-Antonio. Le silence était complet. En arrière du village, sur le dernier plan, quelques vedettes circulaient dans les broussailles.

La rue principale de San-Antonio était parallèle au chemin par où débouchait la colonne française. Au centre, la hauteur était couronnée par une église solidement construite, quoiqu’en pisé. L’église était défendue par une palissade de gros pieux en bois dur étroitement serrés et hauts de quatre pieds ; on eût dit un rectangle dont le grand côté avait quarante mètres de long. Sur le derrière, l’enceinte était fermée par un mur en pierres sèches. Au pied de la façade principale, la raideur des escarpemens rendait la place inexpugnable. Toutes les ouvertures des maisons voisines étaient fermées et percées de meurtrières. A trois cents mètres sur la droite, un second mamelon dominait San-Antonio ; c’était un cimetière : aussi fortement palissadé que l’église. Sur la gauche, le village était bordé de fourrés où l’on voyait reluire les fusils, comme les faux dans les blés un jour de moisson ; çà et là des touffes d’aloès. Tel était le champ de bataille choisi par Carbajal.

La contre-guérilla avait donné quelques momens aux préparatifs du combat. Lorsqu’elle fut massée, elle s’engagea résolument dans la plaine ; derrière un pli de terrain qui l’avait masqué aux regards, un arroyo à sec coupait la route. Les débris du pont, détruit la veille par l’ennemi, gisaient au fond du ravin. Le capitaine Du Vallon s’élança bravement à la tête d’un escadron ; s’enfonçant au grand trot dans un chemin qui s’ouvrait à gauche dans la broussailles il entreprit de tourner le village, encore silencieux. Le colonel Du Pin, suivi d’un groupe de cavaliers, franchit l’arroyo et monta directement vers l’église ; mais l’église, les maisons et les jardins vomirent aussitôt le feu par toutes les ouvertures ; les projectiles mexicains, dirigés avec une précision inouïe, balayèrent la route où s’était avancé le colonel. Au même instant, dans les fourrés de gauche, retentit le bruit d’un engagement livré par la troupe de cavalerie lancée en reconnaissance. Il était huit heures et demie du matin. Le second escadron se replia pour s’abriter dans le lit du torrent pendant qu’une compagnie d’infanterie s’avançait par la droite en se glissant dans la broussaille. Sur la berge de l’arroyo furent mis en batterie les deux obusiers de montagne pour soutenir le mouvement des fantassins ; de là ils envoyaient obus et mitraille sur l’église, le véritable réduit de la place. Les balles des Mexicains frappaient sans relâche ; le fourré n’en fut pas moins enlevé à la baïonnette. Après le fourré, il restait à traverser à découvert le plateau dominé par les meurtrières des maisons qui flanquaient l’église. On traversa le plateau ; mais morts et blessés tombèrent parmi les assaillans. Le capitaine qui marchait en tête de la compagnie d’infanterie, M. Vallée, officier de zouaves, avait eu le haut de la cuisse transpercé d’une balle : il resta à son poste ; lorsque ses forces furent épuisées, il défendit qu’on l’emportât à l’ambulance dans la crainte de diminuer le nombre des combattans, déjà trop réduit. Sur tous les points d’ailleurs, la lutte était engagée ; vis-à-vis la façade de l’église, une partie de l’infanterie s’était précipitée à l’assaut par les pentes les plus raides. Cette attaque de front était la plus acharnée, car en avant du réduit se trouvaient une vingtaine de cases garnies de tirailleurs mexicains. Du premier élan nos soldats emportèrent quelques maisons ; mais, arrêtés par un feu plongeant à 100 mètres environ de la palissade, ils payèrent cher leur succès d’un instant : le sol se joncha de vestes rouges. — Le sous-lieutenant Prieur, qui dirigeait cette colonne, s’affaissa, la jambe gauche brisée et les reins déchirés, sans qu’on pût l’emporter ; pendant trois heures, il resta sur le sol sous un ciel brûlant. Presque à ses côtés le sous-lieutenant Perret, frappé d’un coup de feu à la hanche, tenait encore ferme à la tête des siens. Un peu plus loin, le capitaine Du Vallon, à peine entré sous bois, s’était vu accueilli par une grêle de balles : sur ses deux flancs étaient embusqués des fantassins mexicains ; sur la route l’attendait face à face la cavalerie de Carbajal. La charge fut entraînante, et la déroute de l’ennemi complète. Des bandes de chevaux sellés et bridés, galopant en liberté, dépassèrent le village sans leurs cavaliers ; mais à moitié course le capitaine Du Vallon avait jugé la gravité de la situation de l’infanterie française. Résolu à profiter de l’élan de ses hommes, doublé par un premier succès, sans hésiter il se lança à fond de train sur l’église, du côté où ne se découvrait aucun obstacle, et escalada la dernière pente qui l’en séparait. Le choc devait être décisif ; mais l’escadron vint se briser contre une muraille infranchissable : là, d’habiles tireurs se levèrent d’un fossé intérieur et ripostèrent par plusieurs décharges à bout portant ; hommes et chevaux roulèrent au pied de la pente. Il fallut se retirer. Le capitaine Du Vallon avait le haut de la poitrine traversé de deux balles de rifle ; malgré la perte de son sang, après avoir chancelé sous le coup, il resta en selle et ramena l’escadron mutilé, mais en bon ordre ; arrivé près du colonel, à bout de force, mais non d’énergie, il se fit descendre de cheval et placer près des deux obusiers de montagne dont il surveillait le tir ; son regard était calme, mais triste. C’est qu’en effet la journée s’annonçait mal : il était midi, le soleil frappait d’aplomb ; ni hommes ni bêtes n’avaient pris aucun aliment depuis la veille malgré la marche de la nuit. Les pertes étaient déjà sensibles, et le tir des pièces, trop éloignées de la place, produisait peu d’effet.

Par bonheur, les canons de Carbajal étaient restés muets : sans doute, pour rendre sa marche sur Ozuluama plus rapide, il les avait laissés en arrière. L’affaire urgente était de rapprocher les obusiers du village, de les porter sur une éminence qui dominât l’église : à cette heure, l’unique salut était là ; mais les hisser sous le feu et à dos d’homme était difficile. Pourtant il fallait agir sans retard. L’ennemi, bien barricadé, subissait peu de pertes ; il attendait que la contre-guérilla fût fortement entamée pour faire à son tour une sortie. Déjà des hauteurs voisines on voyait descendre les contingens des environs, accourus au bruit du canon pour assister et prendre part au massacre des Français, dont les munitions commençaient à s’épuiser. Trois fois il avait fallu lâcher pied. Enfin les artilleurs se dévouèrent. Dans le trajet, l’un d’eux, en portant un affût, eut une jambe traversée. On ordonna de l’évacuer. « J’ai encore une jambe au service de la France, » répondit-il, et il continua son ascension. Quelques pas plus loin, il tomba, l’autre jambe brisée. Après deux heures de travail, les obusiers couronnèrent les hauteurs du cimetière. La journée était gagnée. Les pièces étaient à bonne portée ; à chaque coup d’obus, les pieux de la palissade volaient en éclats, éclaboussant les défenseurs pris d’écharpe. Les projectiles enfilaient les portes de l’église, où étaient entassés plus de six cents soldats, déjà moins confians dans l’épaisseur des murailles. — Ralliement au cimetière fut le mot d’ordre. Vers trois heures et demie, on avait pu réunir quatre-vingts fantassins. Les cavaliers grimpèrent à pied, traînant leurs montures par la bride. On forma deux colonnes serrées. L’artillerie redoubla ses ravages, et la contre-guérilla se lança à l’assaut en faisant un suprême effort. Le cri de « vive la France » fut poussé par bien des poitrines ; pour plusieurs, c’était l’adieu à la patrie. On s’empare des maisons au pas de course ; portes et défenseurs tombent sous les coups de crosse. L’officier Sudrie, à la tête de la charge, veut franchir la palissade ; il enlève son cheval, qui s’éventre en retombant sur les baïonnettes, et lui-même roule à terre l’épaule baignée de sang. Fièrement campé à la brèche de la palissade, un officier mexicain (volontaire des États-Unis) barre le passage : un revolver à chaque main, il fait feu sur les assaillans et arrête les fuyards de sa propre troupe ; mais le passage devient libre. La mêlée s’engage, les vestes rouges se ruent au galop jusqu’au pied de l’autel, où la boucherie commence. Dans une chapelle latérale, dans toutes les attitudes de la mort, on voit couchée une file de cadavres abattus par le même projectile. Les contre-guérillas, exaspérés de leurs pertes et des insultes grossières des Mexicains, ne font pas de prisonniers. La poursuite se continue dans toutes les directions. Au coucher du soleil, lorsque la cavalerie fut ralliée, on fit l’appel. Les pertes des partisans français étaient sérieuses : sur deux cent quatre-vingt-cinq combattans, onze tués et trente-deux blessés, sans compter les contusionnés. Parmi dix officiers présens, six étaient grièvement atteints. Le baptême de sang de la nouvelle contre-guérilla avait été glorieux.

Après le combat, on ramassa un seul prisonnier ; il avait deux trous à la poitrine. C’était don Adolfo de la Garza, aide-de-camp de Carbajal ; il avoua la mort de quinze officiers juaristes dont il donna les noms. Il désigna parmi les morts les cadavres de trois capitaines américains et d’un commandant mexicain, ancien déserteur français. A l’entrée du cimetière était étendu le cheval de bataille de Carbajal : sa seconde monture était au pouvoir du colonel Du Pin. A la selle, on trouva suspendu un long poignard dont le manche en acier portait cette devise en espagnol : « Carbajal. Libre ou mourir. » La mitraille avait fait dans sa troupe de grands ravages ; Près de deux cents fusils, cinquante-six rifles américains sortant récemment de fabrique, le drapeau du 1er bataillon du Tamaulipas percé d’une balle, le guidon de Carbajal déchiré par un éclat d’obus et cinq balles, l’étendard de sa cavalerie, la caisse contenant 796 piastres (près de 4,000 francs), tels furent les trophées conquis par deux cent-quatre-vingt-cinq contre-guérillas, vainqueurs de mille deux cents Mexicains retranchés. San-Antonio regorgeait de provisions de toute sorte. On songea d’abord aux blessés, installés déjà dans une bonne ambulance, grâce aux soins du docteur Thomas, qui avait passé la journée à faire des opérations sous le feu de l’ennemi. Quatre habitans étaient seuls restés dans le village, le curé et trois Espagnols, qui s’empressèrent d’ouvrir leurs tiendas et de se rendre utiles. Les ombres de la nuit avaient grandi ; tout retomba bientôt dans le silence.


III

Pendant le combat, Carbajal, mal secondé par sa troupe dès qu’elle se sentit écrasée par la mitraille, s’était multiplié sur les points les plus périlleux. Plusieurs fois pendant l’action, on avait aperçu bravement monté sur les parapets un Mexicain à l’allure vigoureuse, de taille moyenne, aux cheveux bruns et au teint cuivré, coiffé d’un sombrero de paille, vêtu d’une courte pelisse de noir astrakan et de calzoneras[7] de cuir jaune à boutons d’argent. Il était armé d’une carabine Sharp qui plus tard devait enrichir la galerie d’un collectionneur émérite, le général Neigre. C’était Carbajal, qui visait lui-même avec une remarquable adresse les officiers français, reconnaissables à leurs insignes. Le capitaine Du Vallon avait été frappé de sa main. Au moment du dernier assaut, le général juariste s’était adossé à l’angle de l’église. Au fort de la déroute, il avait été blessé à la jambe droite : pressé vivement par nos cavaliers, il disparut dans le fourré après avoir sauté dans un ravin où il se luxa l’épaule. Cloué par la douleur, il resta caché dans une mare d’eau jusqu’à la nuit. Quand l’obscurité fut complète, brisé de souffrance et grelottant de froid (il s’était dépouillé de sa pelisse dans la crainte d’être reconnu), il put s’emparer d’un cheval tout harnaché qui paissait en liberté. Il se mit péniblement en selle et s’en alla errant au hasard, le revolver au poing. Un Indien qu’il rencontra lut servit de guide. Le lendemain il passait à Ozuluama, ramassait quelques fuyards, et huit jours après son désastre entrait à Vittoria dans la maison de Cortina, suivi d’une centaine de soldats de San-Antonio ralliés sur le parcours. Il confia lui-même tous ces détails à son cousin don Martin de Léon, consul américain à Sotto-la-Marina, ville du Tamaulipas pas où, six mois plus tard, ce parent de Carbajal nous racontait à table cet épisode. Pendant que nous écoutions son récit, il faisait évader Carbajal, caché à quelques lieues de là dans un de ses ranchos où nous devions aller le surprendre la nuit suivante.

Le combat de San-Antonio fit grand effet dans la Huasteca, et les conséquences en furent heureuses. Pendant la lutte, le village avait été fort maltraité. Plusieurs cases avaient été enfoncées et brûlées. De grand matin, les Indiens, inquiets sur le sort de leurs maisons, rentrèrent peu à peu en se glissant à travers les jardins. Quand un certain nombre d’habitans fut de retour, le colonel donna l’ordre de les amener avec douceur au camp, dont l’aspect ne leur parut pas trop farouche. Là, en compensation de leurs pertes, méritées probablement pour plusieurs d’entre eux, ils reçurent des piastres et bon nombre de chevaux ou mulets enlevés à l’ennemi. Ces braves gens restèrent ébahis de ces libéralités, habitués qu’ils étaient à toujours donner au plus fort et à ne jamais rien recevoir. Depuis un an surtout, les bandes juaristes avaient frappé le pays de réquisitions de toute nature, et les Indiens commençaient à sentir tout le poids de la guerre sainte prêchée par Carbajal. Son désastre porta un nouveau coup au prestige de ses armes, et de village en village se répandit la nouvelle que les Français étaient humains et payaient les denrées qu’ils demandaient. En outre une proclamation du colonel Du Pin, appelant la race huastèque à un prochain affranchissement, appuyée aussi d’actes de prompte justice contre des métis convaincus de cruautés commises sur leurs terres, acheva d’opérer dans cette partie du pays une réaction immédiate. Les Indiens, qui étaient descendus de leurs collines le 18 avril pour applaudir à la défaite de la contre-guérilla, qui semblait perdue vers le milieu de la journée, affluèrent à San-Antonio, offrant leurs services et leurs marchandises. Les pueblos désertés se repeuplèrent, et de bonnes provisions d’ojite[8] apportées au bivouac vinrent à propos réparer les forces des chevaux, qui étaient privés de fourrage depuis le départ de Tampico. Pour témoigner de leurs bonnes dispositions, les Indiens d’un village distant de trois lieues, — Amatlan, — appelèrent, malgré les métis, les contre-guérillas, qu’ils dirigèrent dans leur recherche de l’artillerie de Carbajal, restée en arrière. Munitions, affûts, roues et canons, tout tomba au pouvoir de la contre-guérilla, qui s’empara ainsi de trois obusiers de montagne et de deux esmeriles, petites pièces en fer montées sur pivot, qui envoient des boulets de deux livres.

Il fallut bien songer au départ de San-Antonio. La contre-guérilla avait rendu les derniers honneurs à ses morts. L’ambulance était organisée. Les blessés, presque tous grièvement atteints, reposaient sur des litières fabriquées à la hâte avec des nattes ; l’évacuation sur Tampico était urgente, si on voulait les sauver. On était rassuré d’ailleurs sur le sort du colonel Llorente, qui, sans répondre aux six courriers qu’il avait reçus, était tranquillement rentré à Tuxpan, dès qu’il avait été dégagé. Pour lui rendre justice, il faut dire qu’il avait peu inquiété Carbajal sur ses derrières ; il avait préféré lui tourner le dos. Les résultats du combat eussent été tout autres, si les fuyards avaient été cernés : c’était la destruction complète d’une bande qui devait renaître plus tard. Un septième courrier, impérieux cette fois, fut expédié à Llorente, lui intimant l’ordre de se rendre au camp du colonel Du Pin.

Au départ, les Indiens se pressèrent en foule pour porter les litières sur leurs épaules. Le convoi se mit en route. Les porteurs se relayaient toutes les dix minutes. La chaleur était suffocante, et le sentier difficile. Amatlan se trouvait sur le passage : l’église, vaste et bien aérée, fut convertie en hôpital. La population d’Amatlan se compose d’Espagnols et de métis blancs ; elle s’était levée aussi en faveur de Carbajal. Là, comme dans le reste du Mexique, les métis étaient les ennemis naturels du nom français, car ils savent que nos principes de liberté changeront tôt ou tard en hommes libres les pauvres ilotes indiens qu’ils pressurent. Les Indiens mansos (agriculteurs) commencent d’ailleurs à se lasser de la servitude ; ceux de la Huasteca en particulier méritent un meilleur sort ; ils sont travailleurs et aiment leur sol. Leurs cultures, quoique restreintes, sont soignées, et l’art de l’irrigation est poussé fort loin parmi eux. Leur costume est primitif ; il se compose d’une tunique brune serrée à la ceinture, d’une culotte blanche et d’un chapeau de paille qu’ils tressent eux-mêmes. Les pieds nus ou chaussés de la sandale de cuir, ils parcourent facilement de grandes distances, comme les coureurs kabyles, souvent avec une lourde charge sur la tête. Ils se plaisent à tailler dans le bois et la pierre des saints dont les formes dures ont la raideur hiéroglyphique de leurs anciennes idoles. Le goût des fleurs est si vif chez eux qu’avec un simple couteau ils découpent des bouquets dans le premier morceau de bois tendre. Ils se servent artistement des plumes de ces grands oiseaux aux couleurs vives qui les visitent pendant l’hivernage. Rien de gracieux comme l’éventail fait avec les deux ailes rosées du flamant spatule. Sur leurs lagunes, on retrouve ces chinampas qui animaient jadis les lacs de Mexico, ces bateaux plats convertis en jardins flottans. La race féminine est belle, d’un sang riche. Les Indiennes portent aussi la tunique brune nouée à la taille et le rebozo jeté sur la tête comme la mantille. Leurs cheveux noirs tombent en longues nattes sur leurs épaules. La déférence des Indiens pour le curé tient presque de l’idolâtrie. Dans la nuit que nous passâmes à Amatlan, nous en eûmes un exemple curieux. Une case de chaume prit feu : le vent soufflait avec impétuosité ; les cases voisines s’enflammèrent en communiquant l’incendie à l’église, qui servait d’hôpital. En un instant, les Indiens se pressèrent pour enlever les blessés et les installèrent sous de grands platanes, dont le dôme de verdure les préservait de l’humidité. Sur le maître-autel de l’église, la statue d’un christ en bois était déjà enveloppée par les flammes. C’était l’héritage sacré de leurs pères, réputé au loin pour ses miracles. Les Indiens, pleins de douleur, s’étaient agenouillés pour prier ; pas un n’osait porter la main sur la sainte image : le curé était absent. Un Grec de la contre-guérilla traversa le feu et l’enleva prestement. Les Indiens emportèrent le christ en triomphe, et chacun voulut baiser les mains du héros. Le lendemain au départ, ils firent au Grec un brillant Cortège, les mains chargées de fleurs et de fruits.

La population de Temcoco, village purement indien, où l’on se reposa le soir, accueillit avec empressement les Français. L’hospitalité fut généreuse. Les habitans étaient venus en masse au-devant du convoi. Les porteurs de litières, fatigués d’une étape parcourue sur les cailloux, furent vite remplacés. Le zèle des nouveau-venus n’avait pas attendu la distribution d’une piastre qui se fit le soir, devant le feu de bivouac, à chacun des porteurs, alignés sur deux rangs et stupéfaits de leur bonne aubaine. Les soldats de Carbajal n’étaient pas si généreux.

La route pour le retour n’était pas la même que celle que la contre-guérilla avait suivie à sa sortie de Tampico. L’itinéraire adopté à cette heure se rapprochait de la mer ; on voulait gagner le village de Tamiahua, placé au bord de la lagune qui communique avec le Panuco. Le chemin par eau devait abréger les souffrances des blessés, dont les membres endoloris souffraient le jour de la chaleur et la nuit des piqûres des maringouins. Dans ce dernier trajet, l’arrière-garde signala un nuage de poussière qui grossissait à l’horizon en se rapprochant de la colonne. On fit halte : un brillant cortège d’officiers couverts de broderies déboucha au galop. C’était le colonel Llorente, fièrement entouré de son état-major et de sa cavalerie, quarante et un officiers et neuf simples soldats armés de lances ! Ce sont les proportions ordinaires au Mexique ; comment le budget pourrait-il y suffire ? L’entrevue des deux colonels fut animée. Le chef mexicain désirait voir la contre-guérilla revenir sur ses pas, pour l’installer dans son commandement de Tuxpan avec toute la pompe désirable. De plus, il demandait de l’argent et les canons pris à Carbajal pour protéger sa résidence. Il est à croire que les canons auraient eu eux-mêmes bientôt besoin de protection. Toutes ces prétentions furent rejetées, et on lui témoigna l’étonnement qu’avait causé son humeur pacifique et sa mollesse à poursuivre Carbajal ; néanmoins la séparation fut assez cordiale.

Le chemin était raviné et rocailleux. Les Indiens s’attelèrent aux pièces pour les traîner jusqu’à Tamiahua. On y passa vingt-quatre heures à organiser l’évacuation des blessés. Tous les bateaux plats du lac étaient réunis à un seul embarcadère ; lorsqu’ils furent chargés, on partit sous escorte. La flottille s’avançait lentement ; la lagune était déjà basse à cette époque. Les Indiens marchaient sur les flancs, à l’avant et à l’arrière, avec de l’eau jusqu’aux genoux ou jusqu’à la ceinture, poussant les embarcations de leur mieux. Vers le soir, la brise fraîchit : chacun d’arborer au vent mouchoirs, chemises et couvertures ; autant de voiles improvisées pour filer plus vite. Les blessés trouvaient encore la force de plaisanter, et de temps à autre une voix criait : « Combien de nœuds au loch ? »

La contre-guérilla, rassurée sur le sort de ses malades, retourna sur ses pas pour rentrer de son côté à Tampico par la voie de terre. En repassant à Temcoco, elle fut reçue au son des cloches. Les paysans offraient en cadeau toutes leurs provisions. Le soir, il y eut bal sous les orangers. On retrouvait là les danses nègres des Antilles. La mesure était lente et parfois saccadée comme dans le bamboula de la Martinique ; hommes et femmes se mêlaient avec accompagnement de gestes et de poses. L’eau-de-vie brûlante du pays servait de rafraîchissement, et les verres étaient souvent remplis. L’orchestre était conduit par un violoniste qui parfois semblait inspiré. A sa droite chantait une flûte ; à sa gauche résonnaient deux instrumens indigènes, espèces de claviers en bois ou en paille à quinze touches isolées reposant sur des morceaux de cire. Les joueurs frappaient en cadence avec deux bouchons de liège ; les sons n’en étaient pas moins harmonieux. Pendant la marche du retour, on s’aperçut que les bourgades désertes la semaine précédente s’étaient repeuplées. De nombreuses députations apportaient la soumission de divers pueblos de ce pays, presque inconnu des étrangers jusqu’à ce jour. Les habitans profitaient du passage de la contre-guérilla pour lui livrer les bandits les plus redoutés. Grâce à leurs indications, on en pendit un dont les états de service étaient anciens déjà. Depuis sept ans, il rançonnait le pays sous le nom de Benito (béni). Malgré ses méfaits, toutes les geôles l’avaient laissé échapper, tant était grande la terreur qu’il inspirait : personne n’osait s’exposer à des représailles certaines, puisqu’on savait que les juges, soit par corruption, soit par peur, acquitteraient le coupable. C’est à cette impunité et à la lâcheté des juges que le Mexique doit l’envahissement du brigandage, qui démoralise la nouvelle génération. Le misérable était couvert de haillons ; pourtant il offrit 2,000 francs pour le rachat de sa vie. Il avait un banquier ! Pendant cinq jours, les paysans de tous les environs vinrent en procession au pied de l’arbre où se balançait le corps du bandit, et afin de se bien convaincre de son identité et de son trépas ils montaient aux branches pour le toucher eux-mêmes.

La ville d’Ozuluama, sur le faux bruit de la victoire de Carbajal, s’était de nouveau prononcée en faveur des juaristes. L’alcade, suivi de tous les notables, vint à la rencontre du colonel Du Pin lui offrir un acte d’adhésion couvert de signatures. Les habitans furent désarmés et payèrent une forte contribution de guerre. Le soir, une salve de coups de canon apprit à la Huasteca que sa ville la plus rebelle avait fait sa soumission, et dans les premiers jours de mai 1864 la contre-guérilla rentrait à Tampico.

Les drapeaux pris au combat de San-Antonio et les deux esmeriles furent envoyés au quartier-général de. Mexico. Le succès obtenu par la contre-guérilla produisit une vive sensation. Le général en chef adressa au colonel Du Pin des complimens mérités, et signala par un brillant ordre à l’armée la journée de San-Antonio. Plusieurs récompenses arrivèrent à temps pour adoucir les derniers momens de blessés mortellement atteints. Le capitaine Du Vallon, nommé chevalier devant Puebla, était fait officier de la Légion d’honneur à vingt-huit ans. Le séjour de Tampico lui était funeste : aux deux balles qui lui avaient troué de part en part la poitrine s’était jointe la dyssenterie. Il fut embarqué sur la Dryade pour retourner en Europe. Son départ de Tampico, où pendant son court commandement supérieur son caractère lui avait concilié l’estime générale, fut accompagné de vifs regrets. Quand on le transporta sur le fleuve, il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même. Malgré les soins qui lui furent prodigués par les officiers de marine pendant la traversée, malgré sa mâle énergie, la fièvre l’emporta. Il mourut à la hauteur de La Havane.

La défaite de Carbajal avait profondément déconcerté le parti hostile de Tampico, qui avait fondé de grandes espérances sur la destruction de la contre-guérilla pour tenter un pronunciamiento et rendre le port aux autorités juaristes, dont les besoins d’argent devenaient plus impérieux que jamais à mesure qu’elles étaient refoulées des principaux centres. Les libéraux n’avaient pu croire qu’une troupe s’élevant à moins de trois cents hommes pénétrerait dans la Huasteca et en sortirait victorieuse de contingens dont la réputation de solidité était bien connue dans le pays. Grâce à la malveillance, un instant le bruit avait couru que les armes de Carbajal l’avaient emporté. L’illusion n’était plus possible. Jusqu’à cette époque, certains salons de Tampico étaient restés fermés ; ils s’ouvrirent pour recevoir les officiers français. Cette prévenance fut un indice certain de la réaction : la confiance renaissait. Quelques habitans osèrent se compromettre à moitié ; des révélations importantes sur les menées des partis et des chefs les plus turbulens furent faites, avec quelques réticences pourtant, au commandant de la place chargé de la sécurité publique. Peu à peu nous eûmes des intelligences dans le camp ennemi. C’était un grand pas de fait pour la réussite des opérations futures, car la guerre de partisans est impossible, si l’on manque de renseignemens précis et rapides.

Pendant le combat du 18 avril, le commandant indien Pavon, qui prenait le titre de général et dont les troupes étaient engagées à San-Antonio, s’était tenu à l’écart dans un rancho voisin de la Huasteca. Il est rare que les chefs soient tous réunis à leurs troupes ; quelques-uns marchent toujours isolément. Une personne bien informée vint donner l’avis secret que Pavon était arrivé mystérieusement la dernière nuit à sa maison nommée las Milpas, située sur le Panuco, à dix lieues au-dessus de Tampico. Ce chef juariste exerçait une influence réelle sur une partie de la province, autant par ses relations de famille que par ses intrigues. Il y avait intérêt à s’assurer de sa personne. Dans la nuit, l’Emma, qui faisait le service du transport des marchandises depuis l’embouchure du fleuve jusqu’aux navires qui viennent s’ancrer devant la barre, chauffa à toute vapeur et remonta le Panuco chargé d’infanterie ; il remorquait sur un chaland un peloton de cavaliers. Malgré les précautions prises, le bruit du débarquement trahit la petite expédition. Pavon se gardait comme les Mexicains savent se garder : à l’arrivée du détachement, la maison de las Milpas était vide. Au matin, de la demeure du commandant il ne restait que des ruines fumantes. Cet incendie était contraire aux lois de la guerre. Pavon défendant sa cause les armes à la main, à ses risques et périls, n’était pas un brigand. Sa personne seule devait être en jeu. Un pareil procédé allait fournir des armes aux agitateurs : on dut le désavouer.

La ville de Panuco, baignée par le fleuve du même nom, est voisine de las Milpas. A la voix de Pavon, la population s’y souleva ; les fuyards de la Huasteca vinrent s’y rallier et grossir le nombre des insurgés. Quelques jours après, ces derniers campaient entre Panuco et Tampico, interceptant toutes les communications du fleuve et ravageant les bourgades voisines qui retombaient sous leur autorité. Le chef de la famille San-Pedro, riche propriétaire foncier de la province, vivait au milieu de nous à Tampico, où il dirigeait lui-même un grand comptoir commercial, tandis que ses deux jeunes frères servaient sous le drapeau de Pavon. On lui fit sentir qu’il pourrait être dangereux d’avoir un pied dans chaque camp, et par son entremise officieuse les habitans de Panuco furent éclairés sur les véritables sentimens de l’intervention, qui n’avait qu’un but, celui de les arracher au brigandage et à la guerre civile pour assurer la protection de leurs personnes et de leurs intérêts. Sur ces entrefaites la contre-guérilla se mit en marche pour Panuco, afin d’appuyer de sa présence ses propositions de paix. A son arrivée, les deux jeunes frères San-Pedro, d’après les conseils de leur aîné, acceptèrent l’amnistie complète qui leur était offerte. La défection des insurgés, qui reçurent des preuves de la loyauté et de la bienveillance françaises, força Pavon à se replier en arrière de la ville, suivi seulement de quelques fidèles. A l’offre de l’oubli du passé, faite dans des termes honorables pour son amour-propre, le chef vaincu répondit textuellement que ses opinions lui défendaient tout compromis, que, reconnaissant les difficultés d’une guerre dans son propre pays, il allait se réunir aux derniers défenseurs de l’indépendance nationale qui suivaient encore la bannière du président Juarès. Il partait en recommandant à la générosité de la France sa famille et ses biens, qu’il laissait derrière lui. Pavon remonta sans retard vers Huejutla, ville principale du sud de la Huasteca, où s’organisait la nouvelle défense des mécontens et des rebelles refoulés de la côte ou de l’intérieur. La soumission de Panuco eut des résultats immédiats : la navigation interrompue reprit son cours ; les eaux du fleuve qui traverse la Huasteca se chargèrent de bateaux apportant des denrées. La disette de maïs, ce pain des Mexicains, s’était presque fait sentir à Tampico faute d’arrivages. Le quintal de maïs tomba de 2 piastres (10 francs) au-dessous du cours à notre rentrée dans la ville.


IV

On avait couru au plus pressé en poussant une pointe dans la Huasteca au secours des forces de Llorente. Désormais le véritable but de nos efforts devait être la réouverture de la route de la mer à San-Luis et aux capitales des principaux états du centre, telles que Guanajuato et Guadalajara, par où le golfe du Mexique communique avec le Pacifique et la Sonora. Si le sud s’était calmé, le nord aucun traire, totalement au pouvoir de l’ennemi, était en feu. Le général Cortina continuait son recrutement, et la leva[9], sorte de presse qui enrôle les paysans pour le service militaire, était toujours en vigueur chez les libéraux, dont les troupes s’élançaient de Vittoria pour courir sus aux convois du commerce montans et descendans. Quant à ses projets sur Tampico, Cortina y avait renoncé pour le moment d’après les conseils de Carbajal.

Pour assurer la liberté d’action de la contre-guérilla française, destinée à une mobilité constante, le général en chef décida la création d’une nouvelle contre-guérilla purement mexicaine, formée sur le modèle de son aînée, appelée à coopérer avec elle selon les besoins du moment et à garder seule plus tard le port de Tampico dès que les circonstances politiques permettraient de confier des postes sérieux aux troupes du nouvel empire. Le commandement, qui restait subordonné au colonel français, en fut confié au colonel Prieto. Ce vieux soldat, qui depuis vingt-huit ans fait le coup de fusil en montagne comme en plaine, qui a été de toutes les déroutes et de toutes les victoires de l’armée dite régulière depuis le commandement du fameux Santa-Anna, l’ancien président de la république, a réellement gagné ses grades au feu. C’est une rare exception dans un pays où le premier bandit venu, moyennant une paire de grosses épaulettes et un revolver, s’il est appuyé d’une poignée de coquins, se fait reconnaître général. Malheureusement sous l’enveloppe du vieux soldat se retrouve le lansquenet. Indien d’origine, de taille athlétique, aux mœurs rudes, brave à l’heure du danger, couvert de cicatrices, Prieto fréquente aussi bien les leperos (hommes du bas peuple) que les caballeros. Quelques minutes après sa sortie d’un salon officiel où il s’est présenté en grande tenue, on le retrouve dans une tienda, le verre de mescal (anisette du pays) à la main, jouant en compagnie de ses propres soldats.

Les engagemens pour la nouvelle contre-guérilla mexicaine ne se firent pas attendre. Une solde élevée, quoique inférieure de 10 piastres à celle de la contre-guérilla française, hâta le développement de cette force indigène, qu’une création nouvelle ne tardait point à compléter. Le Panuco et le Tamesis sont deux artères navigables à plus de cent cinquante milles au-dessus de Tampico. Être maître du parcours de ces deux fleuves, c’est dominer militairement les localités environnantes qui se sont groupées le long de leurs rives. Une canonnière eût couru des risques sur ces deux rivières, dont le lit cache dans ses profondeurs des barrages imprévus, formés par les énormes troncs d’arbres que charrient les crues de l’hivernage. Un petit vapeur à aubes, d’un faible tirant d’eau, solidement construit, sur le type des bateaux qui sillonnent le Mississipi, était appelé cependant à faciliter les opérations militaires, dont le secret était trop souvent éventé par les espions qui garnissaient toujours le quai de la Marine. Il pourrait protéger à toute heure les intérêts commerciaux, et d’ailleurs on obtiendrait ainsi une économie financière. Les remorqueurs du port, spéculant sur les nécessités politiques, avaient exigé des sommes fabuleuses de l’administration française. Le débarquement seul de la contre-guérilla avait coûté plus de 6,000 francs.

La construction d’un vapeur fut décidée. L’idée était heureuse ; mais la lenteur de l’exécution en fit presque avorter les bons résultats. Il faut le dire du reste, la science maritime est peu avancée sur les côtes mexicaines. On a le droit de s’en étonner en jetant les yeux sur la carte ; le contact de la magnifique marine américaine aurait dû exciter l’émulation d’un peuple voisin. La coque fut mise en chantier à Tampico. Un officier français se rendit à New-York pour acheter une machine éprouvée ; il eût été préférable d’ordonner la construction complète dans un port américain. Le nouveau-bateau, baptisé le Contre-Guérilla, devait tirer son personnel de notre corps même, qui comptait des matelots et des mécaniciens : le long du fleuve, des coupes de bois préparées assuraient le chauffage de la machine. Dans quelques semaines, on pourrait donc embarquer deux cents fantassins et les jeter en une nuit à trente lieues de distance.

Tous ces préparatifs prolongèrent la durée de notre séjour à Tampico. C’est surtout dans ces heures de calme et de réflexion que notre pensée, échappant à la discipline et à l’animation de la lutte, s’attristait d’une guerre implacable, poursuivie sans espoir de résultat sérieux. Après Magenta et Solferino, tout un peuple s’était levé pour saluer nos drapeaux ; là-bas, tout semblait glacé. Nulle part l’enthousiasme n’éclatait, et le devoir réchauffait seul le feu sacré de nos soldats. Même l’attitude du parti mexicain, celui-là qui devait tout aux armes françaises, était décourageante, et quoique la prochaine opération militaire de la contre-guérilla, qui allait rouvrir la route de San-Luis, interceptée par les libéraux, intéressât avant tout le commerce de Tampico, les négocians de cette place étaient, eux aussi, animés de fâcheuses dispositions à notre égard.

Il n’y a pas de ville au Mexique où dès le début le haut commerce indigène et surtout étranger n’ait été l’ennemi déclaré de l’intervention française. Quelle a été l’origine de cette hostilité ? Si on veut le savoir, il faut consulter le grand-livre de la dette mexicaine. On y verra que depuis longtemps les gros négocians s’étaient faits les banquiers de l’état, qu’à mesure que l’état s’obérait, il se voyait forcé de contracter des emprunts de plus en plus onéreux. Aussi, en raison des chances de courte durée des gouvernemens qui se succédaient à Mexico, qui tous avaient besoin d’argent pour se soutenir et qui croulaient comme des châteaux de cartes, les intérêts exigés par les prêteurs s’accrurent progressivement. — Ceci établi, on s’étonnera moins du taux fabuleux de 320 pour 100 en songeant que depuis la déclaration de l’indépendance, proclamée en 1821, jusqu’à la chute de Juarès, il n’y a pas eu moins de deux cent quarante et une révolutions dans le pays conquis par Cortez. Par suite de l’anarchie, le budget n’était devenu qu’un vain mot. Plus tard, sept conventions passées avec l’étranger, créancier de fortes sommes réclamées au nom de nationaux lésés, augmentèrent encore le passif de la république. Si la France, dans la convention qui fut signée par l’amiral Baudin, n’exigea pas d’intérêts, l’Angleterre fut moins généreuse : l’une de ses cinq conventions stipulait à son profit 25 pour 100 d’intérêt. Comprendra-t-on que les négociais n’aient pu voir tarir une source de pareils gains sans protester de toutes leurs forces contre un régime qui allait essayer de faire pénétrer la moralité et l’économie dans l’administration financière d’une nation dépouillée par tant de mains ?

Les ports de Vera-Cruz et de Tampico surtout avaient spéculé sur les débris de la république défaillante. Sous certaines présidences ou dictatures éphémères, l’état, pressé par la pénurie, en échange de numéraire payé comptant, avait abandonné aux bailleurs de fonds une partie de ses revenus pendant une période déterminée. Les négocians devinrent bientôt plus exigeans ; ils ne consentirent à délier leurs bourses que si l’hacienda publica (ministère des finances) leur affermait les douanes maritimes de ces deux ports, c’est-à-dire les ressources les plus liquides du trésor public. Des fortunes scandaleuses s’élevèrent en peu de temps, et la France apparut sur les rives mexicaines un peu comme Ruy-Blas parmi les nobles castillans si ardens à la curée, si prompts à oublier l’Espagne agonisante. L’hostilité de Tampico était bien plus grave encore que celle de Vera-Cruz, car les comptoirs commerciaux de Vera-Cruz ne sont que les succursales des maisons principales d’Orizaba, de Puebla, de Mexico et de Queretaro[10] ; des millions passent dans leurs caisses sans s’y arrêter. Tampico au contraire est le centre des raisons sociales qui se font représenter jusqu’au Pacifique et à la frontière du Rio-Grande par des comptoirs intermédiaires ; ces comptoirs reçoivent des ordres de Tampico, qu’ils enrichissent de toutes leurs recettes. Chaque année, avant l’occupation, en paiement des marchandises expédiées dans l’intérieur, deux ou trois conductas (conduites) d’argent monnayé descendaient à Tampico, qui à cette heure, mécontent de l’interruption causée dans ces envois par la guerre, réagissait sur les provinces centrales d’une façon fâcheuse. Tampico réagissait avec d’autant plus de force que les premiers négocians de la place sont espagnols et anglais, peu disposés déjà par leurs sympathies politiques avoir flotter le drapeau tricolore près de leurs résidences. Pour contre-balancer cette sourde opposition, le commerce français ne comptait comme représentant sérieux à Tampico que la maison Prom, de Bordeaux. Quant aux établissemens mexicains, ils ne sont que secondaires dans cette ville, et si leur influence est minime, en revanche l’instruction commerciale n’y est pas négligée sous certains rapports. Chaque soir, après le couvre-feu, les boutiques se ferment : c’est l’heure où commencent les cours préparatoires d’où les enfans qui se destinent au négoce doivent sortir éprouvés ; sous les yeux des patrons, ils s’exercent pendant une heure à auner les tissus, et leur succès est assuré dès qu’ils savent suffisamment allonger l’étoffe, en la déployant, pour la faire miroiter sous les yeux du client et gagner trois doigts par vara (la vara a 82 centimètres) grâce à la rapidité de l’aunage. Ce curieux apprentissage est la conséquence de la démoralisation, complète d’un pays où les directeurs des douanes s’entendent avec les contrebandiers patentés. Que de fois des négocians, à la réception de cargaisons de provenance européenne dont le paiement des droits devait enrichir la caisse publique de 20 ou 30,000 piastres, sont tombés d’accord avec la direction douanière pour frauder complètement l’état et partager entre eux le total du montant exigible ! Par suite de ces malversations trop souvent publiques et jamais réprimées, le budget mexicain, privé de ses revenus naturels, ne payait plus ses employés, qui forcément à leur tour vivaient de concussions.

La présence de la contre-guérilla donna naissance à un nouveau grief, qui raviva les mauvaises dispositions du haut commerce de Tampico. Le petit corps français dans cette province éloignée n’avait été suivi d’aucun service administratif ni financier. Par décret du général en chef contre-signé par la régence, la douane de Tampico avait reçu l’ordre de payer à la contre-guérilla sa solde de chaque mois sur présentation de ses feuilles de journées ordonnancées et émargées par son conseil d’administration. Depuis deux mois, la troupe n’avait reçu aucun argent, la douane n’ayant pas en caisse les fonds nécessaires. Il était urgent de remédier à un retard de paie qui pouvait compromettre gravement la discipline. Après examen, il fut constaté par les livres publics que les négocians de la place étaient les débiteurs de la douane d’une somme s’élevant à plus de 200,000 piastres (1 million de francs). Ces derniers, mis en demeure de s’acquitter, protestèrent hautement, invoquant, pour échapper à leurs obligations, le prétexte que la dernière conduite de 3 millions de piastres (15 millions de francs) destinée à leur port avait été, par mesure arbitraire, indûment dirigée par Mexico et Vera-Cruz, — que ce changement de voie pour l’Europe les avait privés de leurs remboursemens annuels, et par suite du numéraire même nécessaire aux échanges de chaque jour.

Le prétexte était spécieux. Les intérêts des commerçans avaient souffert, il est vrai, mais ils eussent été bien autrement compromis si une conduite aussi importante, descendue directement de San-Luis par une route infestée de juaristes, était tombée au pouvoir de l’ennemi. Il fut en outre prouvé que chaque mois la place de Tampico trouvait encore assez de numéraire pour expédier en Europe de 60 à 100,000 piastres à des correspondans chargés de les vendre à prime[11]. La mauvaise volonté des négocians était évidente : ils durent s’exécuter et renoncer peut-être à l’espérance de voir, comme cela s’était déjà vu, s’éteindre leurs dettes dans le désordre des pronunciamientos !

Par malheur, en même temps que des résistances passionnées, soulevées par le commerce indigène et étranger, paralysaient notre action, l’appui moral donné à la cause de l’intervention par les maisons françaises établies au Mexique était nul, car quiconque a traversé en observateur impartial dans ces dernières années les terres chaudes comme les hauts plateaux, depuis le golfe jusqu’au Pacifique, reste en droit de se demander où sont les nationaux qui ont appelé nos armes au secours de leurs personnes ou de leurs fortunes menacées. Partout sur notre passage nous avons été tristement surpris d’entendre nos compatriotes s’écrier à la vue de l’uniforme français : « Que venez-vous faire ici ? Vous nous ruinez ! et après l’évacuation il ne nous restera plus qu’à plier bagage, car les représailles seront cruelles. » Triste déclaration, si on ne devait trouver quelque autre part le bénéfice de tant de sang et de tant d’or dépensés !

Le préfet politique de Tampico, dont la première mission était de ramener le calme, la concorde et la moralité dans la province dont l’administration lui avait été confiée, devait naturellement unir ses efforts à ceux du chef de la contre-guérilla ; mais ce haut fonctionnaire, nommé Apollinar Marquez, n’avait pas voulu comprendre sa position. Dans le principe, il avait essayé sans succès de capter la confiance du capitaine Du Vallon[12], trop pénétré de la dignité nationale pour laisser l’autorité militaire s’effacer devant certaines intrigues. Au mois de juin 1864, l’harmonie entre le colonel Du Pin, qui avait repris son commandement, et le préfet n’existait plus qu’à la surface. Les mesures concertées dans l’intérêt public étaient dénaturées par M. Marquez, qui s’empressait de les rendre odieuses et se chargeait de transmettre en secret à Mexico les plaintes les plus virulentes. Aussi sept mois plus tard le préfet politique de Tampico se vit destitué par décret supérieur. Après sa chute, deux dossiers judiciaires accablans pour son administration furent apportés au tribunal. Tous ses excès d’autorité, toutes ses concussions étaient connus depuis longtemps et flétris par l’opinion publique, qui n’en était pas moins demeurée silencieuse tant qu’il avait eu le pouvoir en main. Beaucoup de fonctionnaires mexicains comprennent, il faut le dire, leur devoir comme Apollinar Marquez. Les nations sont vraiment frappées d’impuissance quand la presse et la tribune, ces deux grands échos de la conscience publique, sont devenues muettes.

A toutes ces causes de dissolution qui travaillaient Tampico s’en ajoutait une autre non moins funeste, dont l’action lente et continue se faisait secrètement sentir dans tout le Tamaulipas. Après l’heureuse campagne accomplie en 1848 par le général Scott, le vainqueur du Mexique, les Américains s’étaient retirés, mais sans cacher leurs projets d’envahissement futur. « Le fruit n’est pas assez pourri, » disaient les Yankees ; « nous attendrons la putréfaction pour repasser la frontière du Rio-Grande la cognée à la main. »

Au mois de juin 1864, les Américains avaient commencé à tenir parole. Le recrutement du général Cortina, qui venait d’ouvrir la campagne dans le Tamaulipas au nom de Juarès, avait amené déjà au quartier-général des républicains de la province, à Vittoria, bon nombre de Yankees enrôles dans les agences mêmes de New-York ou de Philadelphie. Le colonel Perfecto Gonzalès, originaire du Texas, que je fis plus tard prisonnier porteur de ses lettres de service et de proclamations incendiaires prêchant le meurtre de tous les Français, se chargeait de les amener par le Texas sur le territoire mexicain, où ils pénétraient par bandes. Ces bandes se disaient pacifiquement envoyées pour faire de gros achats de troupeaux pour le compte des confédérés. La moitié des groupes était armée de rifles et de revolvers sous prétexte que les escortes étaient nécessaires pour repousser les attaques des Indiens bravos, qui attendaient leur retour, embusqués dans les grandes prairies. Une fois le pied sur le territoire mexicain, les bandes se déclaraient juaristes et s’éparpillaient en guérillas à la voix du général Cortina. C’étaient ces guérillas qui infestaient le parcours de Tampico à San-Luis, et que nous devions poursuivre au premier jour.


V

Le 7 juin, la contre-guérilla quittait Tampico ; jamais ses rangs n’avaient été aussi compactes : 290 fantassins, 260 cavaliers et deux bouches à feu, dont une rayée, défilèrent par la porte d’Altamira. Les deux pelotons de cavaliers arabes ouvraient la marche : au moment du départ, l’avant-garde eut une rude tâche à remplir pour écarter les blanches Mexicaines et les Indiennes cuivrées qui formaient cortège. La garnison désignée pour garder le port pendant cette sortie s’était renforcée des cargadores, espèce de corporation privilégiée de portefaix indiens, vigoureux gaillards employés à charger les cargaisons sur le quai de la douane. Mariés presque tous et vivant en ville, ils étaient intéressés par leur salaire à la continuation du travail et résolus à repousser les coups de main qui pouvaient l’interrompre.

La route d’Altamira, qui devait nous conduire dans cette ville d’abord, puis à Santa-Barbara, à Tula, et de là à San-Luis, s’engage, à deux kilomètres de Tampico, sous les voûtes d’une splendide forêt vierge. Des deux côtés se cachent à l’ombre de grands arbres à caoutchouc des cahutes d’Indiens, entourées de champs de maïs et de bananiers. A l’aspect de nos vestes rouges, des enfans nus et effarés se sauvent dans les touffes de bambous. Plus loin, le chemin devient désert, c’est partout un long silence ; bientôt les éclaireurs s’arrêtent pour fouiller une redoute abandonnée : c’était hier le bivouac des guérillas. Les branches entremêlées de lianes forment partout un rideau impénétrable ; en les écartant, on découvre une foule de petits sentiers bien battus, semblables à des coulées de bêtes fauves. Les pieds des marcheurs s’enfoncent dans les sables humides qu’on retrouve encore à une quinzaine de lieues du littoral. Le soleil de juin est dans toute sa force et l’eau manque ; malgré des haltes répétées, plusieurs fantassins tombent frappés d’insolation : après quelques minutes de délire, ils succombent. On sait qu’une lagune, dont l’eau est assez bonne, se trouve à moitié route d’Altamira : on s’y traîne péniblement ; après quatre heures de repos, on repart pour Altamira, où l’on arrive la nuit. Nous avions mis quatorze heures à parcourir les cinq lieues qui séparent cette ville de Tampico.

Altamira, comme son nom l’indique, est située sur une éminence au sortir de la forêt vierge. C’était, du temps des Espagnols, un lieu favori de villégiature. Une place carrée sans autre ornement qu’une simple colonne rostrale surmontée d’un aigle national à moitié brisé, une église délabrée, de longues maisons à arcades bâties en pierres de taille rongées par les pluies, un cimetière profané, quelques jardins dévastés où broutent des chèvres, voilà les restes de la ville où depuis deux ans ont campé les guérillas. En sortant d’Altamira, l’horizon s’élargit ; une ligne bleuâtre de montagnes se découpe dans le lointain. Le terrain monte en ondulant. Toutes les dix lieues, on rencontre près d’un ruisseau un pauvre rancho perdu dans la broussaille. L’herbe à couper dans les ravins, les taureaux en liberté à abattre sous bois, telles furent les seules ressources de deux longues étapes.

Nous avions laissé, au sortir d’Altamira, l’infanterie et l’artillerie s’embarquer sur le fleuve du Tamesis à bord de bateaux appelés en toute hâte de Tampico. Pendant qu’elles remontaient le courant, la cavalerie poursuivait sa route par terre et marchait toute la nuit, chaque cavalier portant suspendue à sa selle une peau de bouc gonflée d’eau en prévision du café de la halte, car depuis deux ans pas une goutte de pluie n’était tombée dans les terres chaudes du Tamaulipas. Les plus grands lacs étaient desséchés et convertis en véritables ossuaires : c’était là le dernier rendez-vous des troupeaux qui venaient s’y désaltérer ; les animaux qui avaient eu la force de s’y traîner y mouraient les membres cloués dans la vase.

Après quatre nuits d’insomnie, Antonio, charmant village indien aux coquettes maisons blanches, mystérieusement couché au bord du Tamesis au milieu d’une ceinture de platanes séculaires, apparut comme l’oasis dans le désert. La population nous fit bon accueil, et le repos du soir ne fut troublé que par le sifflet du vapeur, qui remontait lentement en traînant à sa remorque les chalands chargés de contre-guérillas. Le lendemain infanterie, cavalerie et artillerie se donnaient la main à Tancasnequi, sur la rive gauche du Tamesis, à 40 lieues de Tampico. Les libéraux surpris venaient d’évacuer en toute hâte. Malgré la rapidité de notre marche, les chances de combat s’étaient évanouies. Tancasnequi est une belle hacienda entourée de riches cultures de maïs ; la maison d’habitation, bâtie à l’italienne, quoique peu solide, est de belle apparence. L’administrateur, M. Garagoya, y vivait avec sa famille. Autour de sa demeure se groupaient les cases des Indiens peones (journaliers) attachés à l’exploitation et de vastes porcheries[13].

Au point de vue commercial, l’occupation de Tancasnequi, que l’ennemi venait d’abandonner, avait un immense intérêt. En face, sur la rive droite du fleuve, s’élève Tantoyuquita : c’est le nom qu’on donne aux docks de Tampico, qui servent à emmagasiner les cargaisons que ce port expédie par le fleuve. Là, des mules descendues des hauts plateaux, sous la conduite d’arrieros, sont chargées de ballots et remontent vers San-Luis pour se disséminer ensuite dans toutes les directions de l’intérieur. La valeur des marchandises qui alors y étaient accumulées en dépôt s’élevait à près de 2 millions de piastres. Les opérations de cet entrepôt étaient considérables : aussi, dès que Tampico eut été réoccupé par les Français, les libéraux, privés des revenus du port, s’empressèrent d’établir un second cordon douanier à Tancasnequi, par où passaient forcément les colis débarqués à Tantoyuquita, la route de terre étant jusqu’à ce point impraticable pour les convois. Ils lancèrent un décret par lequel toutes les marchandises existant déjà en magasin, ainsi que les nouveaux arrivages, seraient frappées d’un second droit de trente pour cent, et en appuyèrent l’exécution rigoureuse par l’établissement d’un poste militaire. Pendant la crise commerciale qui suivit ce décret, toutes les transactions entre Tampico et l’intérieur avaient donc cessé ; l’arrivée de la contre-guérilla leur rendit un libre essor. Une commission de négocians assistée des consuls fut aussitôt mandée à Tancasnequi pour établir le bilan de l’actif et des pertes que les libéraux avaient fait subir au commerce local pendant leur séjour, pertes heureusement minimes en raison de leur évacuation précipitée. Les dommages causés avaient principalement porté sur les conserves alimentaires que les États-Unis expédient en grande quantité, sur les caisses de cigares de la Havane, et sur les vins fins venus d’Europe[14]. Avant les hostilités, M. Garagoya cumulait les fonctions d’administrateur de l’hacienda de Tancasnequi et de directeur de l’entrepôt de Tantoyuquita, ou il avait été délégué par les négocians de Tampico pour recevoir et expédier leurs marchandises. Aussi fin que poltron, il était resté à son poste malgré l’arrivée des juaristes, décidé naturellement à ne se compromettre vis-à-vis d’aucun parti. L’apparition des Français le força à sortir de la réserve que, d’accord avec l’alcade, il s’était promis de garder. Les libéraux, en abandonnant Tampico devant les baïonnettes du régiment d’infanterie de marine, s’étaient autrefois emparés des archives de la douane et de trois embarcations chargées de munitions. Le tout avait été conduit à l’hacienda de Tancasnequi ; les renseignemens étaient sûrs, les archives avaient leur prix. De plus, au nombre des embarcations enlevées se trouvait la baleinière de la Lance, qui était venue s’échouer, on le sait, à la barre de Tampico. Les guérillas avaient remis à flot cette baleinière, et, pour célébrer leur mince triomphe, l’avaient décorée en grande pompe du nom du gouverneur actuel du Tamaulipas, le général républicain La Garza. On fit de vaines recherches. M. Garagoya et l’alcade, consultés, déclarèrent avec mille sermens ne rien connaître de cette affaire.

Deux routes partent de Tancasnequi, si on peut appeler routes deux coupures dans la broussaille : l’une à l’ouest va sur San-Luis ; l’autre au nord conduit à Vittoria. A un kilomètre du bivouac, la route nord était semée de boulets tombés de voitures parties récemment. Il était évident qu’un convoi ennemi s’enfuyait vers le quartier-général de Cortina, vers Vittoria. On interrogea de nouveau l’administrateur et l’alcade. Même silence. Dès lors l’alcade fut mis au secret, et l’administrateur gardé à vue. Après un court interrogatoire à huis clos, on entendit retentir au fond du bois des cris de douleur. Deux de nos vigoureux turcos bâtonnaient à coups redoublés le fonctionnaire récalcitrant. M. Garagoya fut amené à son tour sur le terrain de l’exécution. Alors seulement les deux Mexicains demandèrent à parler ; on les écouta. Un quart d’heure après, embarcations et archives étaient retrouvées ; la comédie était jouée. L’alcade et son ami, voulant se ménager l’avenir, avaient fait comprendre à voix basse qu’ils étaient bien disposés à nous servir, mais qu’il était utile avant tout de les maltraiter publiquement pour leur laisser plus tard invoquer le bénéfice de la violence au cas où l’ennemi ferait un retour. Les deux soldats, qui avaient reçu le mot d’ordre, simulèrent une rude bastonnade : les serviteurs de l’hacienda assistaient à la scène. Les prisonniers, après leurs aveux, furent relâchés. Les archives étaient enfouies dans les docks de Tantoyuquita, d’où les libéraux n’avaient pas eu le temps de les enlever, grâce à la rapidité de leur retraite. Les barques avaient été cachées sous des amas de lianes au milieu des halliers. L’alcade déclara en outre que le chef de bandits Bujano, — qui, à la tête de quatre-vingts routiers, faisait métier de détrousser les voyageurs sur les grands chemins et dont les négocians de Tampico avaient cru sage d’invoquer la protection pour leurs propres marchandises moyennant une part dans les bénéfices, — était parti le matin même de Tancasnequi. Il avait emmené des voitures chargées de munitions d’artillerie à destination du parc de Vittoria, et des provisions de liqueurs et de vins demandées par les négocians de cette ville pour la table du général Cortina, qui devait fêter le retour du général Carbajal, le vaincu de San-Antonio. Les deux escadrons de contre-guérillas furent bientôt en selle et malgré les dernières fatigues lancés à la poursuite du chef de bandits. De son côté, l’alcade (ce qu’on sut plus tard) faisait secrètement prévenir Bujano que les chinacos (terme injurieux né des guerres civiles) de Français étaient sur le point de l’envelopper. En effet, toute la nuit on courut. A la pointe du jour, le convoi fut saisi à l’hacienda des Alamitos, à vingt-deux lieues de Tancasnequi ; mais le chef et sa troupe avaient disparu. La poursuite avait été ardente : on avait fait une marche forcée dans l’obscurité, à travers des plaines inconnues coupées de bois et de barrancas. Après la dispersion de la bande Bujano, la contre-guérilla continua sa marche ascendante vers San-Luis ; mais à mi-chemin de Tampico elle se rencontra avec une brigade appartenant à la division du général Mejia[15] : quatre mille Mexicains étaient entrés dans la ville de Tula. Leur présence sur ce point intermédiaire assurait définitivement la sécurité de la route de Tampico à San-Luis. La mission de la contre-guérilla était donc terminée dans ces parages. A vrai dire, elle avait été aussi pénible que courte, car durant cette promenade militaire, où l’ennemi avait toujours opéré le vide devant nous, la maladie avait fait plus de ravages dans nos rangs que le feu des guérillas, dont pourtant l’inaction apparente fut de courte durée.

Avant la fin de juin 1864, en effet, le pays retentit de sinistres nouvelles. Huejutla, la ville rebelle où s’étaient réfugiés Pavon et tous les mécontens, avait entraîné sous le drapeau de la révolte la Huasteca, qui s’était levée de nouveau tout entière. Ozuluama et Panuco, pour la troisième fois, avaient déchiré leur pacte et s’étaient prononcés en faveur de Juarès en fêtant le fameux Noriega, qui, chassé des montagnes de l’état de Puebla par le 3e zouaves, venait de faire irruption dans le pays à la tête de ses plateados[16]. Le général Moreno, commandant militaire de toute la Huasteca au nom de l’empereur Maximilien, s’était sauvé la nuit, désertant son poste, sans même essayer la résistance : ses lieutenans l’avaient suivi. Seul, San-Martin, village indien envahi par les insurgés, avait pris les armes pour lutter ; lâchement abandonné par le colonel Velarde, le second du général Moreno, il avait subi les horreurs du sac. Les impérialistes étaient partout en déroute, et les gardes nationales de nouvelle formation avaient abandonné les armes qui leur avaient été confiées sans brûler une cartouche. De tous côtés arrivèrent des messages implorant le secours de la contre-guérilla. De plus, les hacenderos s’engageaient à lever tous leurs serviteurs et à marcher en tête des Français. La route de San-Luis était désormais libre. Le colonel Du Pin leva donc le camp, et, se jetant brusquement sur sa gauche, pénétra dans la Huasteca en passant le 21 juin sur la rive droite du Tamesis. La contre-guérilla prit la direction de Huejutla, où s’étaient concentrés les libéraux réguliers et toutes les bandes insurgées.

Il n’y a point lieu d’énumérer les divers incidens de cette expédition, où la Huasteca fut sillonnée dans tous les sens. Un mois entier se passa en marches et en contre-marches, nécessaires à la pacification des pueblos que nous avions déjà traversés ayant le combat de San-Antonio. Parfois on rencontrait encore des peuplades ignorées et ignorantes des Européens. On se faisait jour à travers les forêts vierges. Tantôt les contre-guérillas apparaissaient sur les crêtes de montagnes volcaniques, flamboyantes de lumière sous le soleil couchant ; tantôt ils s’enfonçaient dans des vallées mystérieuses. Cependant l’ennemi ne perdait pas un seul instant de vue notre colonne en marche, et cinq fantassins de la contre-guérilla Prieto, attardés à l’arrière-garde, furent enlevés silencieusement. Longtemps leur mort resta le secret de la broussaille ; plus tard, des révélations apprirent quels cruels supplices ils avaient endurés. C’était bien là dans tous ses hasards, dans toutes ses fatigues, la vie de partisan. Chaque nuit alertes et embuscades, de temps à autre on capturait des bandits qu’on passait par les armes, Aujourd’hui abondance de fruits et de bétail, demain la misère dans Le vrai pays de la soif. A mesure que la contre-guérilla gagnait du terrain, les Indiens grossissaient spontanément notre colonne dans l’espoir de raser Huejutla, qui leur avait déjà causé tant de dommages ; mais le zèle des hacenderos s’était refroidi. Chacun d’eux trouvait un prétexte pour ne pas prendre un fusil. En revanche, les populations indiennes nous revoyaient avec plaisir, et leur enthousiasme était de bon aloi.

Le colonel Ortiz, lieutenant du général Moreno, avait été un des plus ardens en parole à châtier l’audace des libéraux. Dès qu’il eut la conviction que des forces françaises descendaient de Mexico et que d’autres remontaient de Tampico, se sentant à l’abri, il rentra dans les gorges de la Sierra-Gorda, cette chaîne la plus montagneuse du Mexique, qui traverse l’ouest de la province de San-Luis-de-Potosi. Moreno, qui était le commandant militaire de la Huasteca, était aussi celui de la Sierra-Gorda ; mais en vérité ce double titre était bien illusoire. Pouvait-il en être autrement ? Ce général a la réputation bien légitimement gagnée du chef mexicain le plus souvent mis en déroute. En un pays où les revers même se changent presque toujours en victoires, c’est un trait assez significatif D’ailleurs son caractère, sa physionomie, ne s’accordent que trop bien avec les faits. D’un âgé déjà mûr, il consacre tout son temps aux soins de sa personne et d’une chevelure qui noircit à mesure qu’il vieillit. Clérical et républicain tour à tour, il sert volontiers tous les partis moyennant prime. Quelques années auparavant, le général Mejia, aujourd’hui général en chef de l’armée austro-belge-mexicaine, après avoir enlevé Tampico aux libéraux, en avait confié le commandement à Moreno, qui jura de mourir à son poste. Les républicains parurent bientôt aux portes de la ville : Moreno la leur vendit au prix de 17,500 piastres (92,500 francs), payable moitié comptant, moitié en billets à son ordre, qu’il s’empressa par prudence de faire escompter à la caisse de M. Lastra, le riche négociant de Tampico. Qu’on ne s’étonne donc plus de ces défaillances inouïes que l’armée mexicaine vient d’enregistrer parmi les partisans du nouveau régime, puisque Moreno, malgré ses antécédens, était redevenu commandant militaire de deux états pour le compte de l’empereur Maximilien.

De tous les chefs impérialistes battus par les gens de Huejutla, malgré le devoir et l’honneur, malgré toutes les promesses faites, deux seulement rallièrent la contre-guérilla, accourue à leur secours. Moreno se présenta avec vingt-huit officiers, vingt-trois fantassins et quinze cavaliers ! Le colonel Velarde apparut avec trente et un cavaliers, dont quatorze officiers ! C’étaient là les derniers débris d’une brigade entière qui s’était dispersée à San-Martin devant une poignée d’assaillans. Il restait encore trois étapes à parcourir pour arriver au pied de Huejutla, dont l’attaque devait payer à la contre-guérilla le prix de cinq semaines de fatigues et de privations excessives ; mais l’honneur de prendre cette véritable place forte fut réservé à d’autres plus heureux[17]. Le 25 juillet 1864, une dépêche du général en chef donnait l’ordre au colonel Du Pin de réunir toutes ses troupes à Tampico et de marcher en toute hâte sur Vittoria, pour soutenir le mouvement offensif du général mexicain Mejia. La grande expédition du nord, qui mit en mouvement, à la fin de juillet 1864, l’armée franco-mexicaine, allait commencer. La contre-guérilla, après avoir parcouru nuit et jour à l’époque la plus brûlante de l’année près de deux cents lieues de terres chaudes en moins de six semaines, après plusieurs heureux engagemens, après avoir misérablement vécu, puisqu’elle ne traînait jamais avec elle aucune provision, reprit en toute hâte la route de Tampico.

Pendant que la contre-guérilla se dirigeait vers cette ville, le chef juariste Noriega, à la tête de cent cinquante chevaux, faisait précisément une vigoureuse pointe vers la mer, dans l’espoir de surprendre et de piller Tampico, qu’il croyait sans défense. A peine les cargadores eurent-ils signalé son arrivée à Pueblo-Viejo, bourgade située sur la rive droite du Tamesis, en face du port, que deux pelotons de notre cavalerie, restés en garnison dans Tampico, s’élancèrent à sa poursuite. La rencontre fut sanglante ; mais les plateados laissèrent vingt-deux cadavres dans les champs, vingt-neuf chevaux, lances et mousquetons. Le capitaine Perez, pris avec un de ses plateados, fut passé par les armes. Ce nouveau succès fut le bienvenu au milieu de la contre-guérilla en marche sur Tampico ; il nous fut annoncé par le courrier chargé des paquets d’Europe. Au commencement d’août 1864, la colonne expéditionnaire rentrait dans ses quartiers de Tampico. Elle avait besoin d’un court repos. Cependant les partisans colorados ne désapprenaient pas le métier de coureurs de bois, toujours prêts aux incursions en pays ennemi. Depuis quelque temps, une guérilla commandée par un nègre nommé Roman s’embusquait sur les rives du Tamesis, arrêtait au passage les bateaux qui sillonnaient le fleuve, et ne relâchait les bateliers qu’après les avoir pillés et rançonnés. La retraite de ces bandits était cachée au fond des bois, au rancho du Caïman, où ils se croyaient en sûreté, grâce à la distance de dix-neuf lieues qui les séparaient de Tampico. Une nuit, on courut sus à la bande. Cinq de ces brigands furent enlevés, garrottés et conduits à Tampico. Dans le nombre, on retrouva deux déserteurs mexicains. Le colonel Du Pin les condamna tous à être pendus, sur la grande place de la Douane, au farol (grand candélabre situé au centre) et aux réverbères des quatre angles. Au coucher du soleil, les trottoirs étaient couverts de curieux. Parmi les coupables étaient un père et son fils. A la lecture de l’arrêt, pas un des condamnés ne bronchât. Le prêtre récitait ses litanies : le père et l’enfant, au moment d’un adieu suprême, n’eurent même pas la pensée d’une dernière étreinte. Le jeune homme, avec un cynisme révoltent, railla la maladresse des exécuteurs, inhabiles dans l’art de manier le nœud coulant, art dont il possédait, disait-il, la pratique à fond ; puis de ses propres mains il se passa la corde autour du cou, et, comme il était gêné par les rayons du soleil, abaissé à l’horizon, il demanda comme dernière grâce qu’on lui tournât la tête du côté du levant pour ne pas souffrir de la réverbération dans ses derniers momens. La race mexicaine, métis et Indiens, est d’un calme effrayant et sinistre devant la mort. Rarement elle demande grâce à l’approche du dernier coup. Pour ces hommes, passer de vie à trépas est une petite affaire. Leur temps est fait ici-bas ? Ils ont pris la somme de jouissances et de peines qui leur était réservée. Absurde fatalisme qui nous présage de longues et terribles luttes. Jusqu’au lendemain matin, les cadavres se balancèrent au bras des lanternes sous le souffle de la brise de mer. Cette exécution causa quelque émoi à Tampico. Quoique approuvée au fond, dans la forme elle excita des plaintes qui eurent de l’écho jusqu’à Mexico. Le général en chef interdit désormais ce mode de châtiment, en vigueur du reste dans toute l’Amérique, et ordonna de déférer aux cours martiales tout guérilla pris les armes à la main.

Cette concession, dictée par des principes d’humanité, a eu de fâcheux résultats, dans un pays habitué à la pendaison et où il est nécessaire d’agir fortement sur les esprits. Ce genre de supplice, expéditif d’ailleurs, laisse après lui, une salutaire terreur. Aux yeux des Mexicains, l’exécution par le fusil est presque un honneur militaire. Le supplice par la corde n’a été inauguré par nous que lorsque depuis longtemps déjà les guérillas tuaient ainsi nos prisonniers de guerre en prolongeant le martyre de leur agonie par des raffinemens de cruauté. Malgré ces atroces sauvageries, les Français peuvent être fiers d’être restés impassibles en rendant la justice. Toujours la passion s’est tue pour laisser parler la conscience, qui seule dictait l’arrêt de mort ou de délivrance. Le soir de cette exécution, lorsque la foule fut écoulée, toutes les jalousies des maisons situées aux angles de la place de la Douane se fermèrent malgré une chaleur étouffante, excepté celles d’un café qui est le rendez-vous du monde élégant de Tampico et de tous les chefs de guérillas ralliés ou déguisés, le café Reverdy. L’animation y fut grande. Reverdy seul, au milieu des menaces sourdes qui éclataient par moment contre l’auteur de l’exécution, restait souriant. Reverdy est presque un personnage qui mériterait les honneurs d’un portrait. D’origine française, établi depuis vingt-sept ans à Tampico, c’est un type curieux et amusant qui connaît toutes les traditions du pays aussi bien que les haines des partis. Ce vieillard affable vit en bonne intelligence avec tous les chefs qui successivement s’emparent de la ville et viennent se désaltérer chez lui. La maison Reverdy a résisté à la guerre des États-Unis. Grâce aux croiseurs qui bloquent rigoureusement tous les ports, les chargemens de glace ont manqué à Tampico ; malgré ce dur mécompte pour les amateurs de boissons réfrigérantes, l’établissement est toujours fréquenté, car c’est là que se traitent toutes les affaires de commerce ; c’est là qu’on apprend toutes les nouvelles du jour, qu’on entend toutes les sonneries du télégraphe qui domine la douane pour se relier avec celui de la barre, et qui, à l’aide de pavillons multicolores disposés en signaux, prévient les courtiers maritimes s’il y a vela ad sur ou al norte (voile au sud ou au nord), ou si, grâce à la mer et au vent, la barra est cruzada ou buena (si la barre est croisée ou bonne à franchir). En matière politique, Reverdy garde toujours un profond silence ; mais je le crois sceptique, car, en apprenant le départ de la contre-guérilla, qui s’en allait pacifier le Tamaulipas, il est sorti de sa réserve, il a souri légèrement et a prétendu que les millions dépensés au Mexique étaient de l’argent perdu. N’y avait-il pas un fond de vérité dans cette réflexion humoristique ? La France ne possède-t-elle pas des colonies auxquelles ces millions eussent été bien autrement profitables ? Ce qui est certain, c’est que toutes ces campagnes, tous ces combats, notre séjour même dans les villes du Tamaulipas, ne révélaient que trop à la contre-guérilla deux faits significatif : l’esprit hostile des populations mexicaines, la froideur de nos propres compatriotes, qui se demandaient avec appréhension quels seraient les résultats de tant de luttes et de fatigues.


Gle E. DE KÉMTRY.

  1. Voyez sur la contre-guérilla française dans l’état de Vera-Cruz la Revue du 1er octobre 1865.
  2. La Huasteca est la contrée des terres chaudes comprise entre le port de Tuxpaa « t le fleuve du Panuco. C’est un pays accidenté, couvert d’épaisses forêts dont la. Végétation est si vigoureuse que les murailles de verdure qui bordent les chemins sont impénétrables. C’est le terrain le plus difficile de tout le Mexique, par conséquent le plus propice à la guerre de partisans.
  3. Le gouverneur Cortina, agent reconnu des Américains du nord, ne devait son grade de général qu’à une insurrection militaire où il avait été surtout servi par son audace.
  4. Depuis trois ans de luttes, plusieurs chefs de bandes nommés Carbajal ont été poursuivis par nos armes dans les états de Puebla et de Mexico ; mais tous ces généraux improvisés n’étaient que des aventuriers ou des détrousseurs de grands chemins, abrités malheureusement sous la bannière républicaine, qui favorisait leurs exactions. Quant au général Carbajal du Tamaulipas, c’est un type d’homme de guerre trop rare au Mexique.
  5. Un des types les plus curieux était un noir de Tombouctou aussi brave qu’infatigable. Il ne parlait jamais que par monosyllabes et traitait les nègres avec le plus grand mépris ; il avait peut-être été roi dans son pays.
  6. Notre cavalerie comptait en effet deux pelotons d’Arabes plus ou moins foncés, qui avaient conservé la coutume africaine de pousser des cris aigus pendant le combat,
  7. Pantalons collans du pays, se boutonnant extérieurement sur les deux côtés et s’ouvrant de bas en haut, pendant les chaleurs, jusqu’au genou ; de cette ouverture s’échappe un second pantalon flottant sur la cheville, en étoffe blanche et aux larges plis.
  8. L’ojite est le fourrage de ce pays, où les pâturages sont rares et de mauvaise qualité. Ce sont les feuilles tendres et vertes d’un arbre très répandu dans certaines zones des terres chaudes, et qu’il faut cueillir à l’extrémité des branchages.
  9. Depuis 1863, elle a été abolie par décret de la régence dans l’armée régulière.
  10. Pendant la guerre contre Juarès, Vera-Cruz a étendu ses relations commerciales aux dépens de Tampico, dont les communications étaient coupées. En temps normal, Tampico est la véritable route de tout le nord.
  11. Les piastres mexicaines, dont le titre est supérieur, donnent lieu à un agio très actif sur les marchés de Londres et de Paris, qui les envoient à leur tour avec bénéfice en Chine et au Japon. C’est là la provenance et la destination de ces millions de piastres dont les journaux enregistrent pompeusement l’arrivage mensuel en Europe par la compagnie transatlantique ou par les steamers anglais, sans que d’ordinaire les gouvernemens aient rien à y prétendre.
  12. Par décret du général en chef, le colonel de la contre-guérilla française avait été nommé commandant supérieur de Tampico et du territoire qui en dépendait. Le préfet politique de cette ville était donc subordonné en quelque sorte à l’autorité française.
  13. Le cochon est l’animal le plus répandu au Mexique et le plus productif. Sur le plateau de San-Andres, au pied du pic d’Orizaba, il y a des haciendas splendidement construites, entre autres San-Francisco Algives, dont les colonnades de granit ont un aspect grandiose. Elles renferment des fortunes princières ; dans une vingtaine de cours communiquant entre elles et contenant chacune des milliers de niches comme une ruche d’abeilles se prélassent vingt mille cochons ; chaque animal vaut en moyenne de 8 à 10 piastres. L’élevage y est perfectionné. Toute cette gent à longs poils, peu farouche, quoique d’aspect aussi sauvage que les sangliers d’Europe, va successivement disparaître dans d’énormes chaudières de cuivre, d’où sortent des quantités incalculables de lard et de graisse réservée moitié à la consommation, moitié à la fabrication du savon.
  14. On sait que la vice-royauté espagnole, résolue pendant son règne a ne pas laisser naître de concurrence aux produits de la mère-patrie, avait banni la plantation de la vigne, à laquelle le terroir mexicain convient à merveille. De très heureux essais tentés près de la ville d’Aguas-Calientes, quoique sur une modeste échelle, ont prouvé que dans l’avenir la viticulture aurait de grandes chances de réussite, si on lui consacrait des soins intelligens.
  15. L’armée régulière comptait deux divisions mexicaines, la première sous les ordres du général Mejia, la seconde commandée par le général Marquez, tous deux ralliés à l’intervention française.
  16. Les plateados, les bandits les plus audacieux du Mexique, sont réputés pour la richesse de leurs vêtemens et de leurs armes surchargés d’argent (plata). Ils ont l’habitude de s’élancer de leurs montagnes comme l’oiseau de proie, et après leurs coups de main entraînent leurs prisonniers dans la sierra jusqu’à paiement de fortes rançons.
  17. Ce fut le lieutenant-colonel Tourre, du 3e zouaves, récemment victime de son dévouement dans un incendie à Mexico, qui, descendu de cette capitale à la tête de zouaves et de hussards, s’empara de Huejutla après un combat aussi brillant que meurtrier.