La Contingence dans les lois de la nature et la liberté dans l’homme selon Épicure


La Contingence dans les lois de la nature et la liberté dans l’homme selon Épicure





LA CONTINGENCE DANS LA NATURE

ET LA LIBERTÉ DANS L’HOMME

SELON ÉPICURE

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Selon Épicure, il est deux idées également capables de troubler l’esprit humain et dont il importe également de se délivrer pour jouir de la sérénité intellectuelle. La première, c’est la croyance à quelque divinité agissant sur le monde et sur l’homme ; la seconde, la croyance à une nécessité universelle régissant la nature. On connaît la lutte des Épicuriens contre les dieux et leur prétendue providence ; ce qui n’est peut-être pas aussi bien connu, malgré Gassendi et Bayle, malgré les savantes études de M. Ravaisson et de M. Zeller, c’est la lutte d’Épicure contre l’idée de nécessité. Cette partie de son système est originale et d’autant plus intéressante qu’elle rappelle par plusieurs points des doctrines contemporaines. Nous essaierons d’exposer ici la conception d’Épicure, sans prétendre l’apprécier autrement qu’au point de vue de son importance historique et de son originalité.

«  Il était encore meilleur », dit Épicure, « d’ajouter foi aux fables sur les dieux que d’être asservi (δουλεύειν) à la fatalité des physiciens. La fable, en effet, nous laisse l’espérance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité (ἁπαραίτητον τὴν ἁνάγϰην)[1]. » — Épicure a eu, comme on voit, un vif sentiment de l’effet produit sur l’esprit humain par la conception du déterminisme scientifique, d’autant plus que l’école rivale de la sienne, l’école de Zenon, fondait sa doctrine sur cet universel enchaînement des causes et des effets. D’autre part, Démocrite le physicien, son prédécesseur et son maître, affirmait aussi que « toutes choses se font dans le monde selon la nécessité. » Après avoir renversé les dieux du paganisme, Épicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnée d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les dieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Épicure se propose de combattre à son tour, divinité d’autant plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver « un principe capable de rompre les liens du destin, et qui empêche la « cause de suivre la cause à l’infini[2]? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle.

I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Épicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée (τὸ αὐτόματον[3]) d’où dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ?

De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Épicure, en. s’efforçant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa philosophie[4]. Par là il voulait à la fois détruire la nécessité et le pouvoir des dieux. Cicéron, Lucrèce, Plutarque, nous diront tous de la manière la plus formelle que la principale hypothèse d’Epicure, celle d’une puissance spontanée de « déclinaison » inhérente aux êtres, avait pour but de rendre possible, de « sauver notre pouvoir sur nous-mêmes, notre liberté : ὅπως τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόληται[5]. »

Pour construire cette curieuse théorie du monde, Épicure commence par accepter en partie la doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite. Toutefois, à la conception du chaos primitif il apporte un premier changement. Démocrite avait considéré tout mouvement comme le résultat d’un choc fatal (πλήγη) et d’un rebondissement des atomes non moins fatal (παλμὸς, ἀποπαλμός[6]). Épicure nie que tout mouvement ait ainsi sa première et unique origine dans la communication d’un autre mouvement par le choc, dans l’impulsion : cette doctrine en effet, outre qu’elle implique à ses yeux une contradiction (en admettant un mouvement antérieur au mouvement même[7]), introduit partout une absolue nécessité : πάντα κατ' ἀνάγκην γίνεσθαι[8]. Le choc, pour Épicure, n’est qu’un effet ultérieur, qui suppose un mouvement antécédent. Quel sera donc le principe de ce mouvement ? — Pour le trouver, il faut d’abord passer du dehors au dedans, de la violence externe (externa vis) à l’impulsion interne. Celle-ci n’est autre chose, selon Épicure, que la pesanteur. « La pesanteur, dit Lucrèce, empêche que tout ne se fasse par voie de choc comme par une violence extérieure : Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externâ quasi vi[9]. » La pesanteur est donc déjà une cause de mouvement intime, moins visiblement matérielle, où la fatalité, si elle existe toujours, devient inhérente à la nature même des êtres et semble prendre un caractère plus spontané, sinon plus véritablement libre.

Toutefois cette seconde explication du mouvement paraît encore insuffisante à Épicure, précisément parce qu’elle présuppose encore une idée de loi nécessaire. La pesanteur, en effet, a une direction déterminée suivant une loi invariable ; la ligne qu’elle suit est soumise aux théorèmes des mathématiques. S’ils n’étaient animés que par cette seule force, les atomes, emportés parallèlement avec la même vitesse pendant l’éternité, « tomberaient comme des gouttes de pluie dans la profondeur du vide : Imbris uti guttce caderent per inane profundum[10]. » Au point de vue purement mécanique où s’arrête cette hypothèse, la nécessité peut se représenter par la ligne droite : les principes des choses, entraînés par la pesanteur, persévéreront éternellement dans le mouvement commencé, tant qu’une autre force ne viendra pas brusquement courber la ligne rigide qu’ils tracent à travers l’espace. Mais où trouver cette force ? — Ici Épicure fait appel à l’expérience intérieure : il cherche en nous le principe de mouvement qui, transporté au fond de toutes choses, donnera enfin l’explication cherchée.

L’observation d’où part Épicure, c’est que nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané. Être mû n’est pas tout ; nous savons aussi par expérience ce que c’est que se mouvoir. Nous sommes avertis de l’un par un sentiment tout différent de celui qui nous révèle l’autre. « C’est de la volonté de l’esprit que le mouvement procède d’abord : de là il est distribué par tout le corps et les membres. Et ce n’est plus la même chose que quand nous marchons sous le coup d’une impulsion, cédant aux forces supérieures d’un autre et à une contrainte violente. Car en ce cas il est évident que toute la matière de notre corps— marche et est entraînée malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait été refrénée à travers les membres par la volonté. Ne voyez-vous pas alors, quoique souvent une violence extérieure nous pousse, nous force à marcher malgré nous et nous entraîne en nous précipitant, ne voyez-vous pas que cependant il y a dans notre cœur quelque chose qui peut lutter contre elle et se dresser en obstacle ? À son arbitre, la masse de la matière est aussi forcée parfois de se fléchir à travers les membres, à travers les articulations : poussée d’abord en avant, elle est refrénée, et, ramenée en arrière, elle est réduite au repos[11]. »

Une seconde preuve de l’opposition entre le mouvement volontaire, que nous révèle l’effort, et le mouvement fatal des organes, c’est, suivant les épicuriens, le contraste qui existe parfois entre l’élan immédiat de la volonté et son exécution plus lente dans la matière rebelle : tous les êtres animés en sont un exemple, « Ne voyez-vous pas, quoique la carrière soit devant lui ouverte en un instant, que l’impétuosité ardente du coursier ne peut s’élancer aussi soudainement que le désire l’âme même ? C’est que toute la masse de la matière, à travers le corps entier, doit être recueillie, rappelée dans tous les membres, pour qu’une fois rassemblée elle puisse suivre l’élan de l’esprit[12]. »

Voilà les faits d’expérience intime invoqués par Épicure et qui nous obligent à reconnaître en lui, de la manière la plus inattendue, un prédécesseur de Maine de Biran.

Maintenant, de ces faits observables, par une induction fondée sur le principe de causalité, Épicure va passer à la considération de l’univers. Il n’y a rien sans cause, et quelque chose ne peut pas venir de rien, voilà le principe. Donc le pouvoir qui est en nous doit avoir sa cause et se retrouver dans les germes des choses, dans les « semences de vie » ou atomes ; donc il ne faut plus se représenter les atomes comme inertes et morts, mais comme portant en eux la puissance de se mouvoir. « C’est pourquoi dans les germes des choses il faut avouer qu’il existe également, outre le choc et outre la pesanteur, une autre cause de mouvement, de laquelle nous est venue à nous-mêmes cette puissance qui nous est innée : car de rien nous voyons que rien ne peut sortir[13]. »

Il existe donc en définitive d’après Épicure (et le témoignage de Cicéron pourrait ici confirmer celui de Lucrèce), trois causes de mouvement de plus en plus profondes et intimes : le choc, qui est à la fois extérieur et fatal ; la pesanteur, qui est intérieure mais paraît encore fatale, et enfin la volonté, qui est tout à la fois intérieure et libre, libera voluntas[14]. Cette volonté se manifeste par le pouvoir de faire décliner le mouvement, de lui faire quitter la ligne droite où la fatalité le poussait ; c’est en un mot le pouvoir de s’incliner soi-même au mouvement, pouvoir qui, dans les germes éternels des choses, sera la déclinaison spontanée, échappant à toute prédétermination de temps ou de lieu. « La pesanteur empêche déjà que tout ne se fasse par choc comme par une force externe : mais, que l’âme elle-même n’ait point en soi une nécessité intestine, dans toutes les actions à accomplir, et que, vaincue, elle ne soit pas contrainte de tout subir et de rester passive, voilà ce qu’empêche l’imperceptible déclinaison des principes de toutes choses, dont on ne peut par le calcul (ratione) déterminer le lieu ni déterminer le temps[15]. »

Revenons maintenant de la psychologie à la cosmologie. À l’origine idéale des choses, nous le savons, l’atome descendait dans le vide en vertu de sa pesanteur ; non loin de lui d’autres atomes descendaient, également solitaires, et si la nécessité seule avait continué d’imprimer aux atomes ce mouvement éternellement le même, le monde n’aurait pu naître : la nécessité serait inféconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par expérience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « c’est des germes des choses que nous vient la libre puissance innée en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver à l’origine dans l’atome même. L’atome pourra donc tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes ; il pourra, s’arrachant spontanément à la nécessité qui l’entraînait, s’arracher par là à la solitude et commencer la création de l’univers. Tant que la nécessité était maîtresse de toutes choses, il n’existait, à vrai dire, qu’un chaos d’atomes emportés dans le vide ; le premier mouvement parti de l’être même marque l’origine du cosmos. De la ligne rigide qu’il décrivait à travers l’espace et qui était comme la représentation de la nécessité, l’atome dévie spontanément, « sponte sua, » sans l’intervention d’aucune autre force, sans l’intersection d’aucune autre ligne : déviation légère, insensible, infiniment petite[16] ; qu’importe la quantité, pourvu que cette quantité soit obtenue, et que cette ligne nouvelle à peine dessinée marque l’apparition d’une puissance inhérente à l’être même, d’une « nouvelle cause de mouvement dans l’univers », l’apparition de la vie ? Se mouvoir soi-même, c’est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu à peu et formera au sein du vide une première esquisse des figures géométriques, une première harmonie, c’est le raccourci de toutes les harmonies de l’univers.

En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu’à ce qu’ils se soient enlacés l’un l’autre, et cet enlacement mutuel produit enfin le repos[17]. Ayant vaincu l’espace qui les séparait, (τὸ διόριζον ἑκάστην ἄτομον), ils font obstacle à la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arrêtés au passage (στεγαζόμεναι παρὰ τῶν πλεκτικῶν), et viennent grossir chaque corps déjà formé, qui se trouve être ainsi le noyau d’un monde. Le vide se peuple de formes étranges, et tous ces mondes naissent, dont l’harmonie régulière, une fois produite, nous fait croire faussement à la fatalité primitive.

Dès lors il n’est plus besoin, pour rendre raison de l’univers, de recourir à un deus ex machinâ, à une cause supérieure et surnaturelle, qui deviendrait pour l’homme une puissance tyrannique : le monde peut se passer des dieux, il peut se passer d’une intelligence ordonnatrice, conséquemment nécessitante. L’espace est infini, les atomes sont en nombre infini, le temps s’ouvre à l’infini devant eux : avec ces trois infinis qu’y a-t-il d’impossible, et comment la force spontanée existant en chaque atome n’aurait-elle pas suffi à organiser le monde fini qui est devant nos yeux ? Les Épicuriens ne reculent point devant l’idée d’infini [18] (comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la même aversion les notions d’infini et de nécessaire). Pour Épicure, l’infini est au contraire la garantie de la liberté dans l’homme et de la spontanéité dans les choses. C’est l’infinité même des combinaisons dans l’espace et le temps infinis qui rend inutile l’hypothèse d’une intelligence divine, d’un plan préconçu et fatalement suivi, d’un monde des Idées préexistant au monde réel et le nécessitant ; l’initiative des atomes peut remplacer l’initiative, d’un créateur ; leur volonté spontanée, qui deviendra liberté chez l’homme, peut se substituer à la volonté réfléchie d’un démiurge ou d’une providence.

Le premier résultat remarquable de cette conception d’Épicure, c’est qu’elle agrandit le monde. Si le monde avait été créé par une volonté divine, cette volonté insondable aurait pu ne tirer du néant que ce qu’elle eût voulu, ne donner naissance qu’à la terre élue par elle et entourée par elle d’une ceinture d’étoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l’infini, il doit être infini lui-même [19]. En supprimant l’idée du dieu créateur, Épicure et Démocrite aboutissent logiquement à la conception moderne du monde, où nous ont amenés si tard les découvertes astronomiques. Si notre terre est l’œuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atomes placés en dehors d’elle resteraient-ils oisifs [20] ? » La nature est aussi féconde qu’elle est grande. Partout dans l’espace la vie éclate. « Dire qu’il n’y a qu’un seul monde dans l’infini, s’écriait Métrodore, c’est comme si l’on disait qu’un vaste champ est fait pour produire un épi [21]. » Au lieu d’un seul monde, il y en a donc, comme des atomes, à l’infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrèce avec enthousiasme. Ces mondes, ces orbes, terrarurn orbes, ont leurs habitants ; ce sont de grands corps qui se développent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place à d’autres : tous les jours il naît et il meurt des mondes dans l’espace infini ; c’est une perpétuelle évolution suivie d’une perpétuelle dissolution [22]. Car Épicure ne tenait pas moins à l’idée de la dissolution des mondes qu’à celle de leur formation spontanée, et Lucrèce revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpétuellement le même aurait un caractère de divinité ; on serait porté à l’adorer : les anciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette persévérance à repousser du monde toute forme du divin, Épicure se rencontre naturellement avec les savants contemporains, qui considèrent la marche des choses comme produite indépendamment d’un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes retrouveront-ils chez les Épicuriens le germe de leurs idées : Lucrèce avait parlé avant Lamarck de ces tâtonnements successifs (tentando, experiundo) par lesquels les éléments cherchent à se combiner et finissent par trouver en effet une combinaison stable. Il avait parlé avant Darwin de l’existence d’espèces maintenant disparues, parce qu’elles n’avaient pas su déployer assez « de force », de « ruse » ou « d’agilité » pour vaincre leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les siècles. Il avait parlé avant M. Spencer du développement des mondes semblable à celui des individus, et aboutissant comme celui-ci à la vieillesse et à la mort. Enfin c’est chez Lucrèce qu’on trouve pour la première fois— exprimée clairement et développée scientifiquement l’idée d’un progrès par lequel l’humanité s’avance pas à pas vers le mieux, pedetentim progreditur.

Une seconde conséquence de la théorie épicurienne, c’est que l’homme, formé comme le monde par le rapprochement spontané des principes de vie, tient du monde tout ce qu’il possède, est fait à son image et n’a rien en lui-même de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une réunion d’atomes, mais d’atomes plus subtils, plus capables encore de « décliner », et plus conscients de l’élan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberté elle-même, loin d’être supérieure à la nature, n’a son origine qu’en elle et n’est que l’achèvement de son essentielle spontanéité. On ne saurait expliquer autrement, selon Épicure, le pouvoir que nous prétendons tous posséder de choisir entre deux directions contraires, de nous porter librement là où notre volonté nous conduit, quô ducit qiiemque voluntas, de nous arracher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nouveau naît d’un précédent dans un ordre nécessaire, si les germes des choses, en déclinant, ne produisent pas un principe de mouvement qui brise les liens de la nécessité et empêche la cause de suivre la cause à l’infini, d’où surgit chez les êtres vivants sur la terre, d’où surgit, dis-je, cette libre puissance arrachée au destin ? Par elle nous marchons où nous conduit notre volonté. Nous déclinons, nous aussi, nos mouvements sans qu’on puisse d’avance déterminer le temps ni l’endroit de l’espace, mais comme l’a voulu notre esprit même. Car sans aucun doute c’est la volonté de chacun qui est le principe de ces actions, et c’est de là que les mouvements se répandent à travers les membres [23] » .

On voit quelle unité règne dans la conception d’Épicure : non-seulement le monde se suffit à lui-même, mais il suffit à expliquer l’homme et la liberté que l’homme croit sentir en lui. La nature et l’homme sont tellement solidaires, qu’on ne peut trouver chez l’un quelque chose d’absolument nouveau qui manquerait à l’autre : voulons-nous qu’on reconnaisse en nous-mêmes un principe de spontanéité et de liberté, ne le retirons pas entièrement des choses. On ne peut pas faire sa part à la nécessité et dire : elle règne tout autour de nous, mais elle ne règne pas sur nous. « Épicure avoue, dit Cicéron, qu’il n’eût pu poser de bornes à la fatalité s’il ne se fût réfugié dans l’hypothèse de la déclinaison [24]. » « C’est, dit-il encore par le mouvement spontané de déclinaison qu’Épicure croit possible d’éviter la nécessité du destin. Il mit en avant cette hypothèse parce qu’il craignit que, si toujours l’atome était emporté par la pesanteur naturelle et nécessaire, nous n’eussions rien de libre ; car l’âme serait mue de la même manière, de sorte qu’elle serait contrainte par le mouvement des atomes. Démocrite, lui, l’inventeur des atomes, avait mieux aimé accepter que toutes choses se fissent par nécessité, que d’ôter aux atomes leurs mouvements nature rels [25]. » Démocrite et Épicure sont d’ailleurs aussi logiques l’un que l’autre ; le premier, admettant partout dans le monde la nécessité, la plaça aussi chez l’homme ; le second, admettant la liberté chez l’homme, se vit forcé d’introduire aussi dans le monde un élément de contingence. Le véritable désaccord entre Démocrite et Épicure roule donc bien sur cette question : sommes-nous libres, ou non, et plus généralement : — y a-t-il en toutes choses spontanéité ou fatalité absolue ? — C’est à cette alternative que se ramène celle de la déclinaison spontanée ou du mouvement nécessaire ; c’est ce problème moral qu’Épicure a transporté à l’origine des choses et dont il a fait le problème même de la création.

Ni Épicure ni Lucrèce ne se dissimulaient combien ils choqueraient l’opinion en lui proposant l’idée d’une déclinaison spontanée. « Quelle est, demande Cicéron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquelle l’atome décline [26] ? » Supposer que, sans détermination physique ou mathématique, sans force fatale venue du dehors ou placée au-dedans, les atomes dévient et déclinent d’une manière qui échappe au calcul (ratio), cela est incompréhensible ; et tant qu’il s’agit d’atomes, de lignes droites et de lignes courbes, notions purement géométriques, tout l’avantage semble rester aux « physiciens ; » mais il n’en est plus ainsi selon Épicure lorsque, rentrant en nous-mêmes, nous réclamons pour nous cette liberté que nous refusons aux autres êtres. Si on admet l’arbitre en nous, pourquoi le restreindre à nous ? si, là où il n’y a plus de motif assez fort pour nous déterminer fatalement à telle action, on suppose encore une volonté assez puissante pour s’y porter d’elle-même, et si on ne veut pas voir là de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause extérieure et apparente des vivants atomes. Comment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu’un vaste et inflexible mécanisme, si on prétend que notre petit monde est une source vive de volonté et de mouvement ?

Par cette habile position du problème, Épicure espère enlever à sa solution ce qu’elle paraissait d’abord avoir de contradictoire et d’absurde : l’absurdité, s’il y en a une, est transportée dans la conception du libre-arbitre. Étant données d’une part l’apparente nécessité de tous les phénomènes, d’autre part l’apparente liberté du vouloir et du mouvoir, il est impossible d’éviter le conflit entre ces deux puissances contraires ; il faut accepter l’une et rejeter l’autre ; or, à en croire Épicure et Lucrèce, le choix n’est pas douteux, puisque l’une, nous la sentons, et que l’autre, nous la conjecturons.

Placés dans cette alternative, les contemporains d’Épicure essayèrent pourtant de s’y soustraire. On trouve dans le De fato de Cicéron un passage intéressant à ce sujet. Selon Cicéron, Carnéade disait que les Épicuriens auraient pu défendre leur thèse contre le déterminisme stoïcien sans avoir recours à la déclinaison. « Car, puisqu’ils enseignaient qu’il peut exister un certain mouvement volontaire de l’âme, il eût été mieux de défendre ce point, que d’introduire la déclinaison, dont ils ne peuvent précisément trouver de cause ; en défendant ce principe, ils pourraient facilement résister à Chrysippe. » Carnéade blâme ici les Épicuriens d’avoir transporté le problème de la liberté dans l’univers, au lieu de le restreindre à l’homme : ils pouvaient, selon lui, soutenir que l’homme est libre sans placer pour cela la liberté de mouvement dans l’atome : ils eussent dû dire que l’atome et l’homme se meuvent tous deux en vertu de leur nature propre, sans cause extérieure et antécédente, et substituer ainsi la nature à la nécessité ou à la liberté. « Accorder qu’il n’y a point de mouvement sans cause, ce ne serait pas accorder que tout se fait par des causes antécédentes, car notre volonté n’a pas de causes extérieures et antécédentes. Nous usons donc du langage vulgaire en disant que nous voulons une chose ou ne la voulons pas sans cause, car par ces mots nous entendons : sans une cause extérieure et antécédente », non sans une cause quelconque. De même que, quand nous disons qu’un vase est vide, nous ne parlons pas comme les physiciens, qui nient le vide, mais nous voulons dire par exemple que le vase est sans eau, sans vin, sans huile, de même quand nous disons que l’âme se meut sans cause, nous voulons dire sans une cause antécédente et extérieure, et non absolument sans cause [27]. On peut dire de l’atome même, lorsqu’il est mû à travers le vide par son propre poids, qu’il est mû sans cause, parce que nulle cause ne survient du dehors. Mais, pour ne pas être tous raillés par les physiciens si nous prétendons que quelque chose arrive sans cause, il faut faire une distinction, et dire que la nature même de l’atome est d’être mû par son poids, que c’est là la cause pour laquelle il se meut ainsi. » Par cette ingénieuse introduction de l’idée de nature, Carnéade croit échapper à l’idée de nécessité sans avoir besoin d’invoquer la déclinaison spontanée des atomes ; selon lui, l’atome ne se meut pas parce qu’une cause extérieure le pousse, ni parce qu’il décline spontanément : il se meut parce que telle est sa nature. « De même, pour les mouvements volontaires des âmes, il ne faut pas chercher de cause extérieure : car le mouvement volontaire possède lui-même en soi cette nature d’être en notre puissance, de nous obéir, et cela non sans cause : la nature même est la cause de cette action [28]. » Ainsi, par l’idée de nature, c’est-à dire d’une cause qui ne serait proprement ni libre ni nécessaire, Carnéade espère concilier la régularité des mouvements dans l’univers avec leur liberté arbitraire dans l’homme.

Cet argument subtil de Carnéade (que Bayle admire) ne put convaincre les Épicuriens : n’est-ce point se payer de mots que d’invoquer la nature comme cause, et de soutenir que cette cause n’a pas un caractère fatal, qu’elle ne ramène pas avec elle l’idée de nécessité qu’on voulait écarter ? Carnéade croit que, si la nature de l’atome est d’être mû par son propre poids, l’atome, en échappant ainsi à une cause extérieure, échappe à la nécessité ; mais Lucrèce répond en distinguant deux sortes de nécessité également à craindre, l’une extérieure, externa vis, l’autre intérieure, necessum intestinum. Parce que la pesanteur est naturelle (gravitas naturalis), en est-elle moins nécessaire (necessaria) ? Et si la nécessité règle seule les mouvements de l’atome, pourquoi ceux de nos âmes y échapperaient-ils ? D’où vient cette nouvelle nature de mouvement qui, selon les expressions de Carnéade, « serait en notre puissance et n’obéirait qu’à nous ? » Nos âmes ne sont-elles pas composées des mêmes éléments que le reste de l’univers et peuvent-elles faire exception à la loi commune ? Dans ce débat, c’est Épicure, semble-t-il, qui se montre le plus logique. Au moins est-il intéressant de voir par ce passage combien l’idée de liberté a préoccupé les Épicuriens, et avec eux l’antiquité.

II. — Une nouvelle question se pose. Il semble impossible de contester que, le premier dans l’antiquité, Épicure a tenté d’introduire la contingence au sein de la nature, d’expliquer par des mouvements spontanés la formation du monde et de’légitimer ainsi l’existence de la liberté humaine. Mais on croit d’ordinaire que la contingence, placée par Épicure à l’origine des choses, existait selon lui à l’origine seulement et disparaissait ensuite pour laisser de nouveau place à la nécessité. Une fois le monde fait, une fois la machine construite, pourquoi n’irait-elle pas toute seule sans qu’il soit besoin d’invoquer désormais aucune autre force que la nécessité ? La « chaîne du destin » dont parle Lucrèce a été rompue une fois, comme on l’a dit, « par un coup du sort ; » cela peut suffire ; depuis, ne s’est-elle pas reformée anneau par anneau, et de nouveau n’enserre-t-elle pas l’univers ? Selon cette hypothèse, Épicure n’aurait introduit la « déclinaison » dans la nature que par une sorte d’expédient dialectique, et se serait empressé de l’en retirer aussitôt.

Pour confirmer cette hypothèse du déterminisme succédant à la contingence dans l’univers, on invoque un passage où Lucrèce, voulant combattre l’idée de création divine, soutient que nul être ne peut sortir tout fait du néant, qu’il a besoin pour naître d’un germe préexistant et de conditions déterminées (certis) [29] Ainsi, dit Lucrèce, la rosé ne sort pas tout à coup du néant, les moissons n’apparaissent pas soudain jaunissantes à la surface de la terre, l’enfant n’est pas homme en un jour. Rien ne vient de rien, et tous les êtres proviennent d’un germe se développant dans le temps d’une manière déterminée. De plus, ajoute-t-il, il faut que ce germe soit approprié à l’individu qui doit en sortir ; car les êtres ne sont pas engendrés dans des conditions indéterminées, par hasard (incerto partu) : ni les corps ni les arbres ne peuvent produire des fruits de toute espèce ; les poissons ne naissent pas dans la terre, les troupeaux ne tombent pas des nues, l’homme ne se forme pas au sein de la mer, « car chaque être naît de germes déterminés, qui sont l’objet d’une certitude scientifique » (seminibus quia certis quidque creatur) [30]. C’est sur cet emploi du mot certus plusieurs fois répété à propos des germes des organismes, qu’on s’est appuyé pour conclure qu’à l’indétermination de la cause première succède dans le système épicurien la détermination immuable des effets, que ce vaste univers obéit maintenant et obéira éternellement aux lois de la nécessité, que la déclinaison est dorénavant incapable de rompre l’enchaînement des causes.

Une telle conclusion nous semble dépasser la pensée de Lucrèce. Certains philosophes qui de nos jours admettent comme Épicure, — à tort ou à raison, — la contingence dans l’univers, croiraient-ils pour cela qu’un pommier peut produire une orange, ou un oranger une pomme, qu’un atome à lui seul peut enfanter ce qui suppose une combinaison déterminée d’atomes, qu’un homme à lui seul peut faire une famille ou une cité ? Autre chose est de croire que l’univers, dans ses premiers principes, n’est pas soumis à une nécessité absolue, et autre chose de croire au dérangement soudain de toutes les lois ou résultantes naturelles. Le mouvement spontané et initial ne peut être calculé et déterminé d’avance (nec ratione loci certâ), mais les combinaisons des mouvements une fois produites peuvent être calculées et déterminées, elles constituent une matière certaine dont les choses ont besoin pour naître (materies certa rebus gignundis). Il est une idée que Lucrèce et les Épicuriens tiennent précisément à combattre, c’est l’idée du merveilleux, du miraculeux. Nous savons qu’ils ont autant d’aversion pour la puissance miraculeuse de la divinité que pour la puissance rationnelle de la nécessité ; c’est donc ces deux puissances à la fois, et non une seule, qu’ils veulent supprimer. Introduire dans les phénomènes assez de régularité pour que le miracle n’y puisse trouver place, assez de spontanéité pour que la nécessité n’ait plus rien d’absolu, de primitif ni de définitif, tel est le double but poursuivi par les Épicuriens. Voyons comment ils espèrent l’atteindre.

Contre l’idée de miracle, Épicure et Lucrèce invoquent la nature même et la forme des atomes, d’où naissent entre eux des différences ineffaçables. L’atome ne peut pas plus changer sa nature que l’homme ne peut quitter sa nature d’homme. Il s’en suit que, pour former un corps quelconque, il ne suffit pas d’associer au hasard des atomes de toute espèce. Il faut d’abord un germe déterminé où se trouvent déjà réunis un certain nombre d’atomes d’une espèce donnée ; puis, pour que ce germe se développe, il a besoin de rencontrer dans l’espace et de s’approprier les atomes d’une nature analogue aux siens ; s’il ne les rencontre pas, il est arrêté en son développement, il meurt ; s’il les rencontre, il se développe en se les assimilant, il croît, mais lentement, car il ne peut rencontrer d’un seul coup tous les éléments et matériaux qui lui sont nécessaires. Le temps devient ainsi la condition et le facteur du développement des êtres. Et alors’nulle puissance capricieuse ne peut faire apparaître en un jour des êtres nouveaux dans le monde, pas plus qu’elle n’a pu faire sortir le monde lui-même du néant. La création et le miracle sont également impossibles ; toutes les fables de la religion païenne où les dieux ressuscitaient les morts, où ils métamorphosaient les êtres vivants, sont du coup anéanties ; les phénomènes célestes ou terrestres dans lesquels on voyait se manifester directement la colère ou le pardon des dieux, perdent toute signification. Lorsque Lucrèce veut nous montrer comment Épicure a réussi à vaincre la religion et les dieux, il nous dit que c’est en enseignant aux hommes « ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison chaque chose a une puissance limitée et rencontre une borne qui lui est attachée profondément (altè terminus hærens). » Ainsi c’est bien contre l’idée religieuse, contre toute intervention des dieux dans l’univers, que sont dirigées les paroles de Lucrèce ; et suivant lui la principale objection au merveilleux est tirée de l’organisation déterminée et du développement régulier des corps. Il y a là une idée digne de remarque. Toutes les sciences en effet ne paraissent pas d’abord également ennemies des religions : là où il semble que l’opposition entre les sciences et les religions soit le plus marquée et le plus décisive, c’est dans les sciences physiologiques ; la genèse des organismes, où l’hérédité et le temps jouent un tel rôle, exclut plus formellement toute puissance surnaturelle, toute création magique des êtres ; un fiat lux paraît encore admissible, un fiat homo ou fiat lupus fait sourire ; le premier conserve une apparence de sublimité, le ridicule du second éclate au premier abord. Moins une science est abstraite, plus elle est incrédule.

Maintenant, de ce qu’Épicure s’est ainsi efforcé de détruire le merveilleux et le miraculeux, s’ensuit-il qu’après le hasard de la première déclinaison il ait tout rendu nécessaire ? Parce qu’il n’y a point de dieux agissant sur le monde, s’ensuit-il qu’il n’y ait plus nulle part aujourd’hui de spontanéité ni de liberté ? Telle n’est certainement point la pensée d’Épicure.

Nous savons que, selon lui, ce qui explique et commence en quelque sorte la liberté de l’homme, c’est la spontanéité de mouvement dans l’atome, c’est le pouvoir de décliner. Or ce pouvoir, qui introduit la contingence dans l’univers, ne disparaît nullement après la formation de l’univers. Pourquoi disparaîtrait-il ? Pourquoi, après avoir produit le monde par leurs mouvements spontanés, les atomes « resteraient-ils oisifs, » suivant une expression de Lucrèce, et ne pourraient-ils contribuer à de nouveaux progrès en « tentant » sans cesse des « combinaisons nouvelles » ? Les textes précédemment examinés ne prouvent absolument rien en faveur d’une telle hypothèse. Au contraire, partout où les Épicuriens parlent de la déclinaison, ils la considèrent non pas comme un fait passé, comme un coup du sort, une exception fortuite qui se serait produite une fois et ne se reproduirait plus, mais comme un pouvoir très-réel que conservent et les atomes et les individus formés par la réunion de ces atomes. Ce pouvoir, l’homme en use tous les jours, suivant Lucrèce. On n’a pas oublié le texte important : « Nous déclinons nos mouvements, sans que le temps et le lieu soient déterminés, mais comme nous y a portés notre esprit même. »

Declinamus item motus, nec tempore certo
Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens


Un autre passage relatif non plus à la déclinaison des âmes, mais à celle des corps pesants, n’est pas moins décisif. Évidemment, dit Lucrèce, les corps pesants que nous voyons tomber ne suivent pas, dans leur chute, une direction oblique ; mais « qu’ils ne déclinent absolument point de la ligne perpendiculaire, qui pourrait soi-même le discerner ? »

Sed nihil omnino rectâ regione viaï
Declinare, quis est qui possit cernere sese [31] ?


Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Épicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontanéité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne régnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir.

Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Épicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ? Non, et Épicure a toujours cru pouvoir rejeter l’idée de miracle tout en défendant l’hypothèse de la déclinaison qui lui était chère. Pour qu’il y ait vraiment miracle, deux conditions doivent être réalisées : d’abord il faut supposer des puissances existant en dehors de la nature, ensuite il faijt leur attribuer un pouvoir assez grand sur la nature pour modifier à la fois, d’après un plan préconçu, tout un ensemble de phénomènes. Au contraire la spontanéité des atomes est un pouvoir placé dans les êtres mêmes, non en dehors d’eux, et d’autre part ce pouvoir ne s’exerce que sur un seul mouvement, il ne dépasse les lois nécessaires de la mécanique (lois ultérieures et dérivées) que sur un seul point et d’une manière tout à fait insensible. Les mouvements spontanés ne peuvent avoir de résultats qu’à la longue, en s’accumulant, en permettant des combinaisons nouvelles, en aidant ainsi la marche des choses au lieu de l’entraver ; la spontanéité, si elle existe, va dans le sens de la nature : à en croire Épicure, nous ne dérangeons pas véritablement les lois de la nature quand, par une décision de la volonté impossible à déterminer d’avance (non certa), nous nous déterminons nous-mêmes dans tel ou tel sens, nous prenons telle ou telle direction [32]. Le miracle, au contraire, est en opposition directe et formelle avec la nature : c’est un arrêt violent dans la marche des choses. Pour susciter tout d’un coup une comète ou un météore, par exemple, il faudrait déranger tout un ensemble de phénomènes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire à celui de la nature, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait donc éminemment ennemi de la nature, et c’est pour cela qu’Épicure et Lucrèce le combattent avec acharnement. La spontanéité, au contraire, précède, suit et complète la nature, l’empêche d’être un pur mécanisme incapable du mieux ; c’est pour cela qu’Épicure la maintient : il espère ainsi, à tort ou à raison, contre-balancer la nécessité sans déranger néanmoins l’ordre des choses.

III. — De même qu’Epicure a combattu le déterminisme physique, il prétend également détruire le déterminisme logique. Ennemi des lois nécessaires de l’intelligence comme des lois nécessaires de la matière, il s’efforce de renverser cet axiome que, de deux propositions contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse : pour cela, s’inspirant d’Aristote, il s’appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propositions contradictoires au sujet d’un événement futur, ni l’une ni l’autre prise en particulier n’est vraie : car, s’il y en avait une de vraie, si l’on pouvait par exemple prévoir à coup sûr une des décisions du libre arbitre, ce libre arbitre même serait supprimé [33].

La science de la divination, la prescience, qui tenterait de lier l’avenir, est aussi rejetée : l’avenir appartient à la puissance spontanée ; l’avenir, c’est ce qui sortira de l’indétermination persistant jusque dans la détermination présente. La science des devins ne peut donc se soutenir : [citation en grec] [34]. On ne peut tirer de pronostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phénomènes qu’observaient patiemment les augures antiques. Comment se mettre dans l’esprit, dit Épicure, que le départ des animaux d’un certain lieu soit réglé par une divinité, qui s’applique ensuite a remplir ces pronostics ? Il n’y a pas même d’animal qui voudrait s’assujettir à ce sot destin ; à plus forte raison n’y a-t-il pas de dieux pour l’établir [35]. — Ce n’est point seulement une croyance superstitieuse qu’Épicure combat ici en rejetant la divination, c’est encore et toujours l’idée de fatalité. Jusqu’alors toute l’antiquité, sans en excepter les philosophes, croyant plus ou moins au destin, avait cru plus ou moins à la prescience et à la divination. Les stoïciens surtout l’admettaient formellement ; dans leur pensée, toutes choses se liant, se tenant et conspirant ensemble, il devait être possible pour l’âme inspirée d’apercevoir dans les choses présentes les choses futures, de lire l’avenir dans le moindre événement, dans le plus insignifiant en apparence. Mais si on ôte à la fois du monde le nécessaire et le divin, la divination, cette croyance sur laquelle reposait en partie la vie antique, disparaît du même coup. On connaît le passage du De naturâ deorum où l’épicurien Velléius raille les Stoïciens de leur triple croyance à la providence, à la fatalité, à la divination. « S’il y a dans le monde un dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui conserve l’ordre et les changements réguliers des choses, qui ait l’oeil sur la terre et sur les mers, qui protège la vie et les intérêts des hommes, de quelles tristes et pénibles affaires le voilà embarrassé ! Comme les poètes tragiques, lorsque vous ne pouvez dénouer votre pièce, vous avez recours à un dieu… Ainsi vous nous mettez sur la tête un maître éternel, dont nous devrions jour et nuit avoir peur. Car comment ne pas craindre un dieu qui prévoit tout, qui pense à tout, qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, dieu curieux et affairé. De là d’abord votre nécessité fatale, que vous appelez [mot grec]. Ce qui arrive, vous le prétendez découlé de la vérité éternelle et de l’enchaînement continu des causes : quel prix attacher à une philosophie qui, comme les vieilles femmes, et les plus ignorantes, croit que tout se fait par le destin ? Vient ensuite votre [mot grec], que les Latins appellent divination. À vous en croire, nous deviendrions superstitieux jusqu’à révérer les aruspices, les augures, les devins, tous les oracles, tous les prophètes. Pour nous, exempts de toutes ces terreurs et mis en liberté par Épicure, nous ne craignons point les dieux [36]… »

Après avoir tenté de détruire le déterminisme physique et logique, Épicure ne s’arrête pas dans cette voie, il s’attaque à ce qu’on pourrait appeler le déterminisme moral, je veux dire cette doctrine qui nie la responsabilité et considère comme menteurs l’éloge ouïe blâme.

L’idée de responsabilité, de valeur propre et personnelle’sans considération de peine ou de récompense extérieures, est en général étrangère aux systèmes utilitaires ; mais Épicure, estimant que la liberté est la plus grande des utilités et la posant comme la condition définitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce semble, avec l’idée première de son système. « La nécessité, écrit-il à Ménécée, la nécessité, dont quelques-uns font la maîtresse de toutes choses, se ramène en partie au hasard, en partie à notre pouvoir personnel. » Au hasard se ramènent les événements extérieurs, qui ne sont point primitivement soumis à une loi nécessaire, mais à des causes spontanées dont nous ne pouvons prévoir les effets ; à notre pouvoir personnel se ramènent nos événements intérieurs, qui ne sont soumis non plus à aucune loi nécessaire, mais ont la liberté pour cause. « En effet, continue Épicure, d’une part la nécessité est irresponsable, d’autre part le hasard est instable ; mais la liberté est sans maître, et le blâme, ainsi que son contraire [la louange], l’accompagne naturellement [37]. »

Ainsi, puisque nous sommes sans maître, puisque nous sommes indépendants de tout ce qui n’est pas nous, le blâme ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s’adresser ou à la nécessité ou au hasard ; ils s’arrêtent au moi. Par cette attribution d’une valeur intrinsèque à la liberté, Epicure semble faire un effort pour dépasser son propre système moral. S’il arrache, comme dit Lucrèce, la liberté au destin, ce n’est plus seulement, comme Lucrèce l’ajoute, pour qu’elle s’avance indépendante où l’appelle le plaisir ; c’est aussi pour que, dans cette indépendance même, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut même plus s’appeler proprement un plaisir : — le sentiment de la valeur personnelle, de l’éloge, de la dignité.

Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Épicure, quelque chose d’irresponsable ([citation en grec]), ni d’instable comme le hasard ([citation en grec]) ; c’est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les rend immortels comme lui. Aussi, après avoir opposé cette liberté méritante du sage au destin et au hasard, Épicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre les hommes ; car en quoi ressemble-t-il à un être mortel, l’homme qui vit au sein de biens immortels [38] ? »

IV. — Les textes qui précèdent peuvent enfin nous f.ire comprendre le vrai sens, trop méconnu, qu’Épicure attachait au mot de hasard ; pourquoi il tenait tant à sauver à la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la nature, la liberté dans l’homme, et les conséquences morales qu’il tirait de sa théorie du clinamen.

D’abord le hasard n’est pas pour Épicure l’absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c’est sur ce principe même qu’Épicure s’appuie pour induire de notre volonté à la nature. Le hasard n’est pas non plus à ses yeux, comme on l’a dit souvent, la liberté même ; car Épicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberté parallèlement, sans confondre l’un avec l’autre ([citation en grec] [39]). Le hasard en effet est extérieur, la liberté est intérieure. Le hasard est une manière dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c’est l’imprévu, l’indéterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprévu est le résultat d’une cause qui se cache derrière le hasard : « in seminibus esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas [40]. » Cette cause, qui est le fond de la réalité, est en définitive, comme nous l’avons vu, la spontanéité du mouvement, inhérente aux atomes. Le hasard n’est que la forme sous laquelle cette spontanéité se révèle à nous. Quant à nous, ce qui nous constitue, c’est le pouvoir sur nous-mêmes et la liberté du vouloir et du mouvoir : [citation en grec]. Ainsi s’explique entièrement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Épicure donne à l’atome la déclinaison… afin que le hasard soit produit et que la liberté ne soit pas détruite : — [citation en grec] (spontanéité de déclinaison)… [citation en grec] (hasard extérieur qui en est la forme) [citation en grec] (liberté, intérieure qui en est le sentiment) [41]. » La [mot grec] et le [citation en grec] sont les deux modes d’une spontanéité identique au fond, à laquelle Épicure vient de nous dire que le destin des Physiciens se ramène.

Mais ce hasard extérieur, une fois manifesté, n’en devient pas moins pour nous une puissance plus ou moins hostile, la fortune, contre laquelle il faut, par la morale, savoir prémunir sa liberté. La fortune n’est plus, il est vrai, une puissance absolument invariable et invincible, commel était le destin. Avec le hasard changeant et variable, l’espérance est toujours permise, bien plus toujours commandée. Il est pourtant quelque chose de meilleur que de compter sur un hasard pour en corriger un autre : c’est de compter sur soi et sur ce qui dépend de soi : [citation en grec]. Puisque rien d’absolument malheureux, nulle infortune irrémédiable, nul destin inflexible ne peut s’imposer à nous au dehors comme au dedans, la nature ne peut nous dominer, et c’est nous, au contraire, qui devons la dominer par notre volonté. Le sage, qui aurait été réduit au désespoir et à l’inertie devant l’absolu de la nécessité ou du caprice divin, retrouvera toutes ses forces en face du hasard, c’est-à-dire au fond en face de la spontanéité, c’est-à-dire encore d’une puissance qui n’est plus terrible comme l’inconnu, mais qu’il connaît, et bien plus qu’il porte en lui-même. Il se dressera donc comme un combattant contre le hasard ([mot grec] [42]) et il le prendra corps à corps : noble lutte où le sage, sûr de sa liberté supérieure, est sûr de son triomphe final. L’épicurien, ici, rivalise avec le stoïcien [43]. L’avenir ne l’inquiète pas : que lui importe ce qui peut lui arriver ? Si c’est un mal, il l’évitera en déclinant, en écartant librement sa pensée et sa volonté, en s’écartant lui-même du monde, s’il le faut, par la mort volontaire.

La fortune, le hasard a si peu d’empire sur le sage, qu’il vaut mieux, dit Épicure, être infortuné avec la raison ([citation en grec]) que d’être fortuné sans la raison ([citation en grec] [44]). La fortune n’apporte à la somme du bonheur nul bien et nul mal proprement dit, mais seulement les commencements des grands biens et des grands maux [45] ; en d’autres termes elle donne au sage des instruments plus ou moins bons ; mais cet « ouvrier de bonheur », par l’habileté de sa main suppléant à l’imperfection de ses instruments de hasard, se sert également bien des uns et des autres. Il saisit, à mesure qu’ils se présentent à lui, tous les instants de la durée et toutes les sensations qu’ils amènent avec eux. Ces sensations que le temps apporte, le temps ne peut plus les remporter, car le sage, s’en emparant par le souvenir, les garde à jamais sous ses yeux. La mémoire, selon Épicure, est une œuvre de volonté : on peut toujours ne pas oublier. Pour le sage qui sait se souvenir, le présent est sans peine, l’avenir sans appréhension, le passé sans regret : bien plus, envers ce passé dont sa mémoire lui apporte toutes les jouissances, dont sa volonté et le temps lui retranchent toutes les douleurs, il n’éprouve pas seulement un sentiment négatif et passif, mais un véritable sentiment de gratitude, de reconnaissance ([mot grec]) [46]

Que le hasard envoie donc au sage les choses les plus redoutables, la souffrance, la maladie, la torture ; qu’on le supplicie, qu’on le jette même « dans le taureau brûlant de Phalaris » : il restera libre, indépendant, sans trouble, appelant la fortune même à son secours, lui empruntant le souvenir des biens qu’elle a donnés et « l’anticipation » de ceux qu’elle donnera, pour effacer la sensation des maux qu’elle donne ; l’épicurien, en se renfermant ainsi en lui-même, en cherchant ce qu’il y a de meilleur dans sa vie passée ; y trouvera une force de résistance non moins grande que le stoïcien contre les obstacles de la vie présente : il sera heureux [47]. « Hasard », s’écriait Métrodore, « je suis inaccessible à tes attaques ; j’ai fermé toutes les « issues par où tu pouvais venir jusqu’à moi ! » L’âme du sage est donc libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En présence de la douleur il lui suffira toujours, pour l’éviter, de ce clinamen qui se retrouve à des degrés divers dans la sagesse réfléchie de l’homme comme dans la spontanéité aveugle des choses : il lui suffira d’un simple mouvement en arrière ou en avant, d’un libre recul vers le passé ou d’un libre élan vers l’avenir ; il déclinera loin de la douleur, il lui échappera comme l’atome au destin, et il se retirera à l’écart, dans un calme plus inaltérable et dans une plus douce imperturbabilité. Ainsi le sage, étant libre, est « sans maître » ([mot grec]) il vit par cela même « au sein de biens immortels » ([citation en grec]) ; la déclinaison spontanée est devenue vertu et bonheur.

V. — Dans la conception épicurienne de la liberté, telle qu’elle ressort de cette étude, le point qui nous paraît le plus saillant et le plus original, c’est la solidarité étroite établie entre l’homme et le monde. D’habitude les partisans du libre arbitre sont loin de concevoir l’homme et le monde sur le même type : la liberté leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et divine qu’une puissance empruntée à la nature et qui se retrouve en ses éléments. De nos jours encore nous sommes portés à croire que la question de la liberté est une question exclusivement humaine, qu’elle nous regarde seuls, que nous pouvons nous retrancher dans notre for intérieur pour y discuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas. Nous nous imaginons aisément que l’univers entier peut être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe, en reçoive d’atteinte. Mais alors, demande Épicure, cette liberté, d’où viendrait-elle ? « unde est hœc, fatis avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naître et subsister dans un monde absolument dominé par des lois nécessaires ? serions-nous donc des étrangers dans ce monde ? serions-nous tombés du ciel, comme Vulcain ? Si cela était, il faudrait supposer l’existence d’un Jupiter, d’un dieu, d’un maître ; nous reviendrions alors à l’esclavage dont Épicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spontanée le fameux axiome ex nihilo nihil qu’on a précisément tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui est dans l’effet se trouve déjà dans les causes : si donc nous avons des mouvements spontanés, c’est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontanéité • si nous sommes vraiment libres de nous porter volontairement vers mille directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui nous ont formés en s’assemblant, possèdent un pouvoir analogue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais réel. Épicure arrive ainsi à nier l’inertie absolue de la matière, ou plutôt de ses éléments primitifs. C’est une sorte de dynamisme quïl ajoute au mécanisme pur et simple de Démocrite.

Les adversaires d’Épicure ont essayé, comme nous l’avons vu, de sortir du dilemme qu’il leur posait : — ou la spontanéité dans les choses, ou la nécessité dans l’âme ; — mais il est douteux qu’ils y aient réussi. De nos jours le même dilemme se pose encore à nous. Au fond la nature n’est pas un tout absolument hétérogène ; nous portons en nous quelque chose de l’animal, l’animal quelque chose du végétal, le végétal quelque chose du règne qui le précède ; et tous ces êtres, à leur tour, doivent avoir en eux quelque chose de l’homme : « Tout est dans tout, » disait la parole antique. Qu’il y ait un seul être, une seule molécule, un seul atome dans l’univers où la spontanéité ne soit pas, la liberté ne pourra sans doute plus être en nous : tous les êtres sont solidaires. Inversement si la liberté humaine existe, elle ne peut être absolument étrangère à la nature, elle doit déjà s’y faire pressentir et graduellement sortir de son sein. Les ténèbres mêmes ont en elles quelque faible rayon de jour : si la nuit était absolument opaque, elle serait éternelle. En un mot, veut-on que l’homme soit libre, il faut qu’autour de lui tout possède aussi le germe de la liberté, que tout y tende, et que partout la spontanéité d’Épicure s’allie, pour organiser l’univers, au choc fatal de Démocrite.

Resterait à savoir si cette spontanéité universelle, cet élément de variabilité introduit dans l’univers, peut s’accorder avec les théories de la science moderne sur l’équivalence des forces et les lois mécaniques de l’évolution. C’est une question que nous n’avons pas à examiner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l’importance historique d’une des principales théories d’Épicure.

GUYAU
  1. Epic. ap. Diog. Laërt., X, 134. C’est Démocrite qu’Épicure désigne par les mots οί φυσιϰοί.
  2. Lucrèce, II, 255 :
    Principium quoddam quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur.
  3. Stobée, Ecl. phys., I, 206, édit. Heeren. Voir plus loin.
  4. Diog. Laërt., X, 13.
  5. Plutarch., de Solert. anim., 7. Voir plus loin.
  6. Simpl., in Phys., 96. Plutarch., de Plac. phil., I, 23.
  7. Voir Arist., De cœl., III, 2.
  8. Diog. Laërt., IX, 45.
  9. Lucr., V, 288. — Cette conception d’un mouvement imprimé aux atomes par la pesanteur a, depuis longtemps, suscité des objections à l’école épicurienne. Depuis Cicéron, on reproche à Épicure cette naïveté d’admettre un mouvement de haut en bas, conséquemment un haut et un bas dans l’espace infini. Mais un texte négligé d’Epicure démontre formellement qu’il n’était pas si naïf. Le haut et le bas sont simplement des termes de convention, qui désignent, selon lui, les deux directions opposées du mouvement dans l’infini. « "Ωστ' έστι μίαν λαβείν φοράν, την άνω νοουμένην εις άπειρον και μίαν την κάτω. Αν και μυριάκις προς τους πόδας των επάνω το παρ' ημών φερόμενον επί τους υπέρ κεφαλής ημών τόπους αφικνήται, ή επί την κεφαλήν των υποκάτω το παρ' ημών κάτω φερόμενον. Ηγάρ όλη φορά ουθέν ήττον εκατέρα εκατέρα αντικειμένη επ' άπειρον νοείται. » (Diog. Laërt., X, 60). — Ainsi le haut et le bas expriment bien pour Épicure un état tout relatif, comme les termes de droite ou de gauche, de grave ou d’aigu, de grand ou de petit.
  10. Lucr., II, 219. — Épicure et ses disciples ont admis et exprimé clairement la loi d’après laquelle tous les corps, quel que soit leur volume, tombent avec une même vitesse dans le vide. Voir Diog. Laërt., X, 61. Lucr., II, 230.
  11. Lucr., II, v. 269.
    « Ut videas initiura motus a corde creari,
    Ex animique voluntate id procedere primum,
    Inde dari porro per totum corpus et artus.
    Nec simile est ut quum impulsi procedimus ictu,
    Viribus alterius magnis magnoque coactu :
    Nam tum materiam toiius corporis omnem
    Perspicuum est nobis invitis ire rapique,
    Donicum eam refrenavit per membra voluntas.
    Jamne vides igitur quanquam vis extera multos
    Pellit et iuvitos cogit procedere ssepe
    Præcipitesque rapit, tamen esse in pectore nostro
    Quiddam, quod contra pugnare obstareque possit ;
    Cujus ad arbitrium quoque copia materiai
    Cogitur interdum flecti per membra, per artus,
    Et projecta refrenatur, retroque residit ? »
  12. Ibid., II, v. 263.
    « Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto
    Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum
    Vim cupidam tara desubito, quam mens avet ipsa ?
    Omnis enim totum per corpus materiai
    Copia couquiri debet, concita per artus
    Omoes, ut studium mentis connixa sequatur. »
  13. Lucr., 284.
    Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est,
    Esse aliam, præter plagas et pondera, causam
    Motibus, unde hæc est nobis innata potestas :
    De nihilo quoniam fieri nil posse videmus.
  14. Ibid., II, 256.
  15. Ibid., II, 290
    Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant,
    Externâ quasi vi ; sed ne mens ipsa necessum
    Intestinum habeat cunctis in rebus agendis,
    Et devicta quasi cogatur ferre patique,
    Id facit exiguum clinamen principiorum
    Nec ratione loci certâ, neo tempore certo.

    Cicéron, entièrement d’accord avec Lucrèce, dit également : « Épicure pense que, par la déclinaison de l’atome, la nécessité du destin est évitée : une troisième sorte de mouvement naît donc, en dehors du poids et du choc, lorsque l’atome décline d’un très-petit intervalle : Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat : itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam quum déclinat atomus intervallo minimo, id appellat ἐλάχιστον. » De fato. X.
  16. Lucr., II, 243 : nec plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ἀκαρές Cicéron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De fat., IX : ἐλάχιστον
  17. Ἐπὶ τὴν περιπλοκὴν κεκλιμέναι Diog. Laërt., X, 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhæsiones atomorum inter se.
  18. Excepté en ce qui concerne la divisibilité des corps à l’infini ; mais c’est là pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Épicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathématiquement, sont en fait indivisibles, insécables, parce qu’ils sont absolument solides (individua propter soliditatem). Cf. Lucrèce, I, 486 :
    Sed quæ sunt rerum primordia, nulla potest vis
    Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum.

    Cette solidité absolue des atomes vient, on le sait, de ce qu’ils ne participent point au vide universel et infini : « ro/ios « / « TOXOS xevov. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l’atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre ; cette solidité fait son éternité : [citation en grec], Eclog. Phys., p. 306, Heer.)
  19. Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : [citation en grec] Cicer., De fin, , I, VI, 21 : infinitio ipsa, quam [mot grec] vocant.
  20. Lucr., II, 1055 :
    Nil agere illa foris tot corpora materiaï.
  21. Plutarch., De plac. phil., I, 5.
  22. Cicér., De fin., I, vi, 21 : innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant quotidie. — Lucr., III, 17 et ss. ; II, 1075.
  23. Lucr., 11, 252 :
    Denique, si semper motus connectitur omnis
    Et vetere exoritur semper novas ordine certo,
    Nec declinando faciunt primordia motus
    Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur :
    Libéra per terras unde hase animantibus exstat,
    Unde est hæc, inquam, fatis avolsa potestas,
    Per quam progredimur, quù ducit quemque voluntas ?
    Déclinamus item motus, nec tempore certo,
    Nec regione loci certà, sed uti ipsa tulit mens.
    Nam, dubio procul, his rébus sua cuique voluntas
    Principium dat ; et hinc motus per membre rigantur.
  24. De fato, 20. « Qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse, nisi ad has commentitias declinationes confugisset. »
  25. Ibid., 10. « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat… Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem, quôd veritus est ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessariâ, nihil liberum nobis esset, quum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur. Hinc Democritus auctor atomorum accipere maluit, necessitate omnia fieri, quàm a corporibus individuis naturales motus avellere. » — De nat. deor., I, 25. « Epicurus, quum videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostrâ potestate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret… Ait atomum, quum pondère et gravitate direoto deorsus feratur, declinare paullulùm. »
  26. De Cicéron, De fato, 20.
  27. C’est l’argument de Clarke, de Reid, de V. Cousin, de Jouffroy, qui, comme on le voit, n’ont guère avancé la question.
  28. « Acutiùs Carneades, qui docebat posse Epioureos suam causam sine hâc commentitiâ declinatione defendere. Nam quum docerent esse posse quemdam animi motum voluntarium, id fuit defendi melius, quàm introducere declinationem, cujus prassertim causam reperire non possunt : quo defenso, facile Chrysippo possent resistere. Quum enim concessissent motum nullum esse sine causa, non concédèrent omnia quas fièrent fieri causis antecedentibus : voluntatis nostrae non esse causas externas et antécédentes… De ipsà atomo dici potest, enim quum per inane moveatur gravitate et pondère, sine causa moveri, quia nulla causa accédât extrinsecùs Rursus autem, ne omnes a physicis irrideamur, si dicamus quicquam fleri sine causa, distinguendum est, et ita dicendum, ipsius individui hanc esse naturam, ut pondère et gravitate mo veatur, eamque ipsam esse causam cur ita feratur. Similiter ad animorum motus voluntarios non est requirenda externa causa : motus enim voluntarius eam naturam ipse in se continet, ut sit in nostrâ potestate, nobisque pareat, nec id sine causa, ejus enim rei causa ipsa natura est. a (Cicer., De fato, XI.)
  29. Lucr., I, 470.
  30. Lucr, , I, 470. De même, v. 473.
    Atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni,
    Quod certis in rebus inest sécréta facultas.
    Vers 189 :
    Omnia quando
    Paulatim crescunt, ut par est, semine certo.
    Vers 204 :
    Si non materies quia rébus reddita certa est
    Gignundis, e quâ constat quid possit oriri.
  31. Lucr., II, 243.
  32. On connaît la doctrine analogue de Descartes et la théorie opposée de Leibniz.
  33. Cicéron, De fato, 9. Cicéron répond à Épicure par un argument analogue à la prémotion de Saint Thomas et de Bossuet : les théologiens n’ont rien ajouté au traité de Cicéron.
  34. Diog. Laërt., X, 135.
  35. lbid. (Lettre d’Épicure à Pythoclès, à la fin.)
  36. Cicér., De nat. deor., I, 20.
  37. Diog. Laërt., 133 (éd. Didot). [citation en grec]
  38. Diog. Laërt, , 135.
  39. Voir des textes de Stobée et de Sextus Empiricus qui confirment notre interprétation et montrent bien qn’Epicure ne confond pas la liberté de choix [mot grec]), qui est le propre de l’homme, avec le hasard ([mot grec]), qui n’existe qu’au dehors de nous : « [citation en grec] » Stobée, Ecl. phys., édit. Heeren, I, 206. « [citation en grec]. Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pl. phil., I, 20. Galen., c. 10.
  40. Lucr., loc. cit.
  41. Plutarch., De solert. anim., 7.
  42. Diog. Laërt., X, 120
  43. Ibid., 122, 135, etc.
  44. Ibid. 135.
  45. [citation en grec]. Ibid, 135.
  46. V. la lettre à Menécée, init. On a proposé [mot grec] au lieu de [mot grec] : c’est là une substitution bien prosaïque ; c’est aussi un contre-sens, puisque Épicure classe la [mot grec] parmi les plaisirs inférieurs du mouvement, qu’il rejette. — « Grata recordatio », dit Torquatus dans le De finibus.
  47. Diog. Laërt., X, 118. Cicer., Tusc, V. 26. Plut., Non posse suaviter vivere sec. Epic, 3.