La Conquête de trois mille lieues carrées - Souvenirs et récits de la frontière argentine

Revue des Deux Mondes tome 22, 1877
Alfred Ebelot

La conquête de trois mille lieues carrées


LA CONQUÊTE
DE
TROIS MILLE LIEUES CARRÉES

SOUVENIRS ET RÉCITS DE LA FRONTIÈRE ARGENTINE

Les peuples jeunes sont comme les enfans. Ils ont des maladies subites, des convalescences surprenantes. En un instant, ils sont accablés, sans souffle, on les croit perdus ; cette crise de croissance passée, on s’aperçoit qu’ils en sortent grandis. Grandis ? c’est plutôt allongés, étirés, qu’il faudrait dire. La secousse les laisse débiles ; mais ils ont une faculté d’assimilation admirable pour attirer à eux les élémens destinés à réparer leurs forces, et à rétablir, comme dirait un physiologiste, l’équilibre de leurs fonctions.

La république argentine vient de passer par une de ces alternatives de progrès fiévreux et de chutes profondes à travers lesquelles jusqu’à présent s’est déroulée son histoire. Pour avoir voulu marcher trop vite, faire étalage de vigueur, d’activité et de crédit, elle est un beau matin tombée épuisée, succombant à la fois sous le poids des dettes et du découragement. Après une prostration de trois années, elle essaie aujourd’hui quelques pas languissans. Elle se tâte pour savoir si elle en reviendra. Il se trouve que les sources de sa prospérité n’ont pas été profondément atteintes, et qu’elle a gagné sans s’en apercevoir durant cette période néfaste une étendue de terre suffisante pour occuper l’énergie et assurer la richesse d’un million d’hommes. C’est là un phénomène dont ne peut donner aucune idée ce qui passe parmi les peuples de l’Europe, entassés sur d’étroits territoires. La manière dont il s’est produit mérite d’autant plus d’être racontée, que ce récit nous transportera dans des contrées vierges encore, il y a quelques mois à peine, du contact des civilisés, à travers les péripéties d’une guerre où les militaires ne trouveront sans doute pas grand’chose à apprendre, mais où les amateurs de couleur locale rencontreront peut-être de quoi se satisfaire.


I

Rarement expédition fut entreprise avec aussi peu de ressources que celle qui s’ébranla, au mois de mars 1876, contre les Indiens. Le plan en avait été conçu dans des temps meilleurs ; il a été exécuté au milieu des circonstances critiques contre lesquelles luttait le gouvernement argentin. C’est là une belle démonstration de cette maxime consolante : on peut ce qu’on veut.

L’argent manquait. Le plus considérable, presque le seul revenu de l’état est dû à la douane, aux droits énormes qui pèsent sur les produits étrangers. Pendant les années antérieures, l’engouement des grands travaux publics, le développement subit du luxe, des tramways et des bâtisses, avaient outre mesure enflé l’importation, par conséquent le budget des recettes. Comment discuter avec rigueur l’origine d’une fortune qui tombe du ciel ? L’état n’y regarda point de trop près. Il crut que cela durerait toujours. Il s’imagina même que le meilleur moyen de s’enrichir vite était de jeter l’argent par les fenêtres. Des gens habiles lui démontraient par des argumens sans réplique que la prospérité de la confédération argentine était liée aux grands achats faits au dehors, n’eût-on pas de quoi les payer. Le gouvernement y comptait si bien, qu’il s’empressa d’escompter par des emprunts cette prospérité future et que le budget des dépenses grossit aussi rapidement, plus rapidement même que son voisin le budget des recettes. Nous n’avons guère le droit en France de railler ces illusions. Le temps n’est pas loin où l’administration de la ville de Paris et de presque toutes nos grandes villes était dirigée par les mêmes principes. Le président Sarmiento les appliqua dans leur fraîcheur, au moment où ils venaient de passer la mer. Il avait pour complice dans son optimisme financier la nation tout entière, ravie de l’affluence de l’argent anglais et de la facilité du crédit, si séduisante quand l’échéance est loin. Il légua à son successeur les conséquences de ce système, qui, aigries par une secousse révolutionnaire, ne tardèrent point à se développer avec une logique inexorable. L’état et les particuliers en ressentirent également les effets. Les particuliers s’en tirèrent par des liquidations désastreuses, l’état subit une telle diminution des recettes que, pour faire face aux services indispensables, il se trouva réduit aux expédiens. L’importation avait cessé, la douane ne donnait plus rien.

Quand sonna l’heure arrêtée depuis un an pour entreprendre l’expédition au désert, le désarroi des finances était au comble. On ne savait pas si l’on pourrait payer à jour fixe les intérêts de la dette, on devait à l’armée quatorze mois de solde, et ses fournisseurs de vivres refusaient de continuer à lui en fournir. Devant des difficultés aussi graves, il se manifesta dans l’opinion, et jusque dans les conseils du gouvernement, beaucoup d’hésitation à aller de l’avant. Il fut question, même à la Maison-Rose où siège le pouvoir exécutif, d’ajourner l’espérance de battre les Indiens chez eux. Ce n’eût guère été que le cinquième ou sixième projet du même genre dont on aurait, au moment décisif, remis la réalisation aux calendes grecques.

Ce n’est pas ainsi que l’entendait le docteur don Adolfo Alsina. Il avait promis d’assurer la sécurité de la frontière. Il eût trouvé peu honorable et peu politique que le ministre de la guerre éludât les engagemens pris par le candidat à la présidence. Le docteur Alsina n’est pas un ministre ordinaire, c’est-à-dire en définitive peu de chose dans un pays où les ministres ne sont que les auxiliaires et, pour ainsi parler, les commis du président de la république. En dépit des habitudes parlementaires en vigueur, on se serait difficilement habitué, chez ses amis aussi bien que parmi ses adversaires, à le considérer comme le docile exécuteur des volontés d’autrui et à le tenir quitte de toute initiative. Son importance comme chef de parti, l’influence décisive qu’il avait eue sur l’élection du président et la prompte répression de la révolte mitriste lui imposaient l’obligation d’apporter au ministère un programme personnel ; elles n’augmentaient pas cependant les attributions restreintes de sa charge et ne lui fournissaient pas les moyens de le réaliser : conjoncture délicate dont triomphaient ses ennemis, qui alarmait ses partisans, et, au dire des moins endurans d’entre eux, ne laissait pas de provoquer chez ses collègues un sentiment de curiosité maligne en présence de ces embarras de la popularité. Le docteur Alsina ne pouvait sortir de ce mauvais pas qu’à force de volonté. Il décida que l’expédition se ferait quand même. Ce n’était pas témérité, c’était hardiesse réfléchie. On manquait de bien des choses ; mais cette pénurie était rachetée par de précieuses compensations.

D’abord les opérations militaires qu’il s’agissait d’accomplir avaient été conçues dans un esprit sage et pratique. Elles pouvaient être exécutées par les troupes de ligne qui formaient la défense ordinaire de la frontière. Dans leur marche en avant, bien des privations les attendaient sans doute ; mais, au milieu des privations les plus dures, le soldat argentin est dans son élément. Il est habitué dès l’enfance à manquer de tout, excepté de chevaux. Le recado qui lui sert de selle, grâce aux pièces variées qui le composent, devient au besoin mieux qu’un lit, presque une maison, une carapace imperméable et saine comme celle de la tortue. Avec son recado, le paysan argentin est chez lui où la nuit le prend, quelque temps qu’il fasse. Cette installation en plein champ lui paraît si confortable qu’il étouffe dans des maisons. Sa misérable chaumière, sans porte et ouverte à tout vent, est encore trop renfermée pour lui ; il s’y croit en cage. On le voit, par des nuits inclémentes, l’abandonner pour aller dormir dehors, sous le givre et les étoiles, par goût, par sauvage instinct d’espace et de liberté.

Il n’est pas plus gênant pour sa nourriture que pour son gîte. Son régime ordinaire est la viande rôtie, sans pain, sans riz, sans légumes. En voyage, il amène ses vivres sur pied et les chasse devant lui. Naturellement il apporte dans la vie militaire la même insouciance de tout bien-être qui le distingue comme simple paysan. Le service des approvisionnemens et des équipages est étonnamment simplifié avec ces rudes hommes primitifs. Leur estomac est du reste large, mais complaisant comme celui des carnivores. Ils sont de force à digérer un mouton entier et capables de se passer tout un jour de nourriture, non-seulement sans se plaindre, — jamais ils ne se plaignent, — mais sans s’en apercevoir. Beaucoup plus que des alimens, ils font cas de ce qu’ils appellent, dans leur langue incorrecte et pittoresque, los vicios de entretenimiento, les vices pour se distraire. Ils entendent par là le mate et le tabac. Pouvoir fumer, pouvoir aspirer à la ronde autour du feu de bivouac, dans une courge naïvement sculptée où plonge un petit tube de métal, l’infusion brûlante de la yerba mate, c’est là pour eux une plus grave affaire que de dîner ; Il n’y a pas dans de pareils vices de quoi donner beaucoup de soucis à une intendance, et on pouvait avec ces élémens réaliser une expédition à bon marché.

Ces troupes étaient commandées par de jeunes chefs, dont l’ardeur répondait à celle du ministre, qui ne se tenaient pas d’aise à la pensée de voir la guerre lourde et insipide qu’ils faisaient aux Indiens dans leurs anciens cantonnemens changer d’allure et prendre un tour plus vif. Un peu de politique ne manquait pas de venir échauffer cette satisfaction toute militaire. Alsinistes dévoués, ils sentaient bien que c’était une partie politique qui allait se jouer au fond de la pampa. Ils voulaient la jouer vite, et, coûte que coûte, étaient résolus à la jouer bien.

Restait enfin le dernier motif d’incertitude, les amers résultats des expéditions antérieures, organisées pourtant avec un certain luxe et à force d’argent ; mais, pour qui étudiait avec soin la guerre indienne, il était facile de mettre le doigt sur les fautes qui avaient produit ces revers et d’indiquer les moyens de s’en préserver. Sans doute le désert est toujours le désert. Il a ses périls propres, et quand une main malhabile veut en soulever les voiles, il se défend et se venge. On le savait, on ne l’abordait plus cavalièrement ; pour diminuer la part de l’inconnu, on avait puisé à toutes les sources. Vieux récits de voyages gisant dans les bibliothèques, renseignemens des Indiens soumis, des missionnaires, des espions, tout avait été consulté. Ces documens étaient souvent contradictoires ; en les triant avec soin, en les soumettant à une critique sévère, on en avait fait jaillir des lumières inattendues. On savait plus que ses devanciers, si l’on n’avait pas autant de charrettes, de soldats et de canons. C’était moins encombrant et plus utile. Contre vents et marée, le jour de l’expédition fut donc arrêté. On trouva au fond des coffres de quoi donner aux troupes trois mois de solde arriérée, un peu de mate et de tabac ; quelques milliers de bœufs et de moutons furent achetés à crédit, et les colonnes attendirent avec recueillement et anxiété l’ordre de se mettre en marche.

Le but de l’expédition était d’arracher aux Indiens une zone d’une trentaine de lieues de largeur moyenne sur une longueur de près de 100 lieues, c’est-à-dire sur tout le front que présente au désert la province de Buenos-Ayres et une partie de celle de Santa-Fé. Nous avons indiqué dans une autre étude[1] les principaux résultats qu’on attendait de cette opération ; ils étaient multiples. On redressait la frontière et on raccourcissait la ligne à couvrir en même temps que l’on profitait de barrières naturelles qui devaient en faciliter la défense. On enlevait aux Indiens leurs meilleurs pâturages, et on y installait les campemens, en ce moment situés dans des champs peu fertiles. On obligeait les sauvages, dans leurs incursions, à courir sans débrider durant 60 ou 70 lieues de plus, 30 ou 35 pour l’aller, autant pour le retour. Autrefois ils avaient tout le loisir, avant d’entrer en razzia, et en en revenant, de refaire leurs montures presqu’en vue de l’ancienne ligne de frontière. Maintenant ils ne pourraient les reposer qu’aux toldos. C’était imposer à leurs chevaux un surcroît de fatigue qui devait en avoir raison en peu de temps. Enfin, et là était le point essentiel, il arrivait de deux choses l’une : ou les Indiens se décidaient à se replier sur l’autre rive du Rio-Colorado, et une nouvelle étape de l’armée argentine vers le Rio-Negro, objectif définitif de cette guerre, se trouvait préparée par l’ennemi lui-même ; ou ils ne bougeaient point, et les troupes pouvaient fondre à tout instant sur eux, leur donner mâlon à leur tour, pour employer une expression indienne. Ceci réalisait sûrement le même objet, leur retraite derrière le Rio-Colorado d’abord, le Rio-Negro ensuite.

Cinq colonnes, opérant simultanément et à une vingtaine de lieues les unes des autres, allaient, pour avancer la frontière, s’enfoncer dans le désert en marchant parallèlement vers le sud-ouest. Parvenues aux postes qui leur avaient été désignés, elles devaient s’y fortifier et relier entre eux les campemens principaux par des fortins intermédiaires et des garnisons. C’était la première phase de l’opération. Les mesures destinées à consolider la nouvelle ligne et à la rendre aussi efficace pour l’attaque et la défense que l’ancienne l’était peu formaient la seconde.

A chacune des colonnes, on avait attaché un ingénieur, renforçant pour cette circonstance par des ingénieurs civils les cadres un peu maigres du génie militaire. C’était là une surprenante nouveauté qui inspirait aux officiers de vieille roche force plaisanteries dont heureusement on ne tint pas compte. Ils ne tarissaient pas de bons mots sur l’emploi du théodolite à la guerre. Ils oubliaient que, dans une guerre de ce genre, l’essentiel n’est pas de sabrer, c’est de prendre possession du sol. J’étais l’un de ces ingénieurs, et je devais accompagner la colonne de l’ouest, ou, comme disent les Argentins, qui se laissent aller volontiers à une certaine emphase castillane dans leur langue militaire, à la division ouest. Cette division se composait d’un peu moins de 800 hommes, 600 soldats de ligne et quelque 200 auxiliaires, gardes nationales récemment mobilisées et Indiens soumis. Elle était campée quand je vins la rejoindre sur les bords d’un joli lac circulaire, au pied du fortin San-Carlos, à la lisière même du désert. Les gardes nationaux et les Indiens étaient séparés de nous par le lac. Avec leurs haillons et leurs lances de roseau fichées en terre, certes ils avaient moins l’air de l’avant-garde d’une armée régulière que d’une horde de bandits. Sur l’autre rive, la belle ordonnance des tentes, la régularité des luisans faisceaux d’armes, la bonne mine de deux pièces de campagne en batterie, corrigeaient cette fâcheuse impression.

Nous occupions le centre de la ligne de frontière. A notre droite se trouvaient les divisions nord, de Buenos-Ayres, et sud, de Santa-Fé. On supposait, d’après la disposition des tribus indiennes, que l’installation de ces deux divisions serait peu inquiétée. C’est ce qui arriva. A notre gauche, les divisions sud et côte sud devaient se rendre par des routes différentes vers le lac de Carhué, opérer leur jonction à peu de distance de ce point et déloger les Indiens qui l’occupaient. Carhué était considéré par ces derniers comme un lieu sacré et comme la clé du désert. Le vieux cacique Calfucurá, le Nestor de la pampa, avait au moment de sa mort fait jurer à son fils Namuncurá que jamais les chrétiens ne s’établiraient à Carhué tant qu’il resterait un homme valide dans la tribu. Il était probable que c’était là que se concentrerait tout l’effort de la résistance. Nous formions par conséquent l’aile droite des corps qui avaient chance d’être engagés. La division sud, sous la direction immédiate du ministre de la guerre, en formait le centre, et la division côte sud l’aile gauche. Notre objectif était le lac de Guamini, sur lequel s’appuyait la gauche des Indiens. Il était important de combiner nos mouvemens avec ceux des deux autres divisions, et ce n’était pas chose aisée. Il s’agissait d’établir la concordance entre les haltes et les marches des trois corps dans un pays dont la topographie était peu connue, et de les faire parvenir en même temps à des points dont la distance était fort incertaine. On avait imaginé plusieurs expédiens à cet effet, arrangé notamment, au moyen de fusées diversement colorées, un système de signaux nocturnes qui devait, même à de grandes distances, donner de bons résultats dans ces plaines indéfinies, et les donna en réalité aux deux autres divisions. Un incident désagréable enleva à la division ouest ce souci. Elle dut partir en avant-garde et agir seule.

Au moment où nous attendions l’arme au pied près du petit lac de San-Carlos, au moment où, au sud, s’achevaient les derniers préparatifs, les Indiens tentèrent un grand coup. Ils savaient par les journaux, car ils les lisent, les projets du gouvernement argentin. Ils crurent pouvoir les déjouer en les devançant. Tous les cavaliers du désert firent irruption sur la frontière sud, la franchirent et se mirent à ravager le pays ; il fallut leur donner la chasse. Ils furent atteints et battus. Il est même digne de remarque qu’ils furent plus battus qu’à l’ordinaire, car ils ne se dispersèrent point à l’arrivée des corps de ligne ; ils déployèrent quelques tirailleurs qui tiraient fort mal et présentèrent une sorte de bataille rangée. Était-ce la présence des Indiens récemment soulevés de Catriel, familiarisés avec le spectacle des grandes manœuvres et pourvus de quelques armes à feu, qui leur donnait cette audace ? s’étaient-ils liés par quelque, héroïque serment pour cette lutte décisive ? ou faut-il admettre l’explication plus prosaïque d’officiers qui les avaient vus de près, en ayant sabré plusieurs, et qui pensaient qu’ils étaient parfaitement ivres ? toujours est-il qu’ils fournirent à l’infanterie du colonel Levalle l’occasion de les aborder à la baïonnette et au commandant Maldonado, chef de la frontière côte sud, l’ineffable satisfaction de les charger en personne à la tête du 1er de cavalerie, son régiment, et le plus impétueux de la république. La bataille que l’on comptait donner à Carhué s’était livrée à Parahuil. Cela valait mieux à beaucoup d’égards. Pourtant cette invasion, vigoureusement châtiée, ne laissait pas d’être gênante, et le but que les Indiens s’étaient proposé était atteint en partie. On avait dû surmener, pour les joindre, les maigres chevaux de deux frontières, encore mal remis des fatigues de l’invasion précédente, marquée par le soulèvement de Catriel ; ils étaient hors de service et ne pouvaient faire campagne. C’est le cas de dire deux mots de la manière dont les Argentins soignent leurs chevaux de cavalerie ; ils y emploient des procédés dont la routine barbare répond mal aux progrès que leur armée régulière a réalisés dans d’autres sens. En ce pays de bons cavaliers et d’excellens chevaux, on voit fréquemment les corps de cavalerie montés sur des squelettes, dans l’impossibilité de fournir une longue traite ou une belle charge. L’infanterie, qui fait la guerre indienne à cheval, est plutôt paralysée qu’aidée dans ses mouvemens par ses étiques montures.

Ce ne sont pas les chevaux qui manquent ; les corps sont pourvus en général de deux et même trois chevaux par homme. Ce n’est pas non plus la qualité qui fait défaut : le cheval argentin est doué d’une résistance surprenante ; mais le peu de soins, un régime débilitant, la brutalité des soldats, mettent promptement les meilleurs chevaux dans un état pitoyable. On les exténue à plaisir. D’abord ils ne sont pas nourris : ils ignorent ce que c’est que les fourrages secs, le maïs ou l’orge ; ils l’ignorent si bien qu’ils les refusent quand on leur en présente, et qu’il faut une éducation spéciale pour les y habituer. On les traite comme des ruminans lâchés en liberté dans la prairie. Comme ils ne sont pas des ruminans et qu’ils ne sont guère en liberté, neuf jours sur dix ils ne mangent pas à leur faim. Leur estomac, qui assimile plus mal que celui du bœuf les sucs nutritifs de l’herbe verte, exige beaucoup de temps pour se garnir convenablement. Il leur faudrait huit ou dix heures par jour de tranquillité dans un pâturage fertile pour ne pas dépérir. Ils ne les ont presque jamais. Enfermés la nuit, à l’intempérie, dans des parcs étroits et mal tenus, dévorés des taons en été, rebutés par un gazon sans force en hiver, à la moindre alerte entassés auprès du campement dans des espaces pelés, comment ne dépériraient-ils point ? Ce qui est plus fâcheux pour eux, c’est qu’ils sont à tous et à personne. Le soldat n’a pas, comme dans les autres armées, son cheval, qu’il monte et soigne seul, dont il répond, auquel il s’attache. Quand un ordre de marche est donné, les chevaux sont poussés pêle-mêle dans le corral. Chaque homme arrive, sa bride en main, et attrape celui qu’il peut. Pourquoi le ménagerait-il ? Il ne le remontera plus. Si une pauvre bête, n’en pouvant plus, refuse absolument d’avancer, son cavalier se replie sur la réserve et change de monture, en envoyant pour adieu à celle qu’il abandonne un solide coup de nerf de bœuf. Si son recado, trop dur ou accommodé avec trop de précipitation, a entamé l’échine de l’animal, il n’en prend nul souci ; les officiers, qui ne peuvent pas toujours assister à ces fréquens changemens de chevaux, s’habituent à ne pas prendre garde eux-mêmes à un accident si commun. On comprend que la caballada la mieux choisie offre en peu de temps une lamentable collection de côtes en saillie, de boulets engorgés, de dos écorchés à vif. Le mauvais état des chevaux est plus ou moins criant, selon les frontières. A la côte sud, on s’épuisait en efforts souvent heureux pour les tenir en haleine sans les excéder. Dans la division nord, une agréable surprise attendait le visiteur : il n’apercevait point un seul cheval blessé par la selle. L’officier qui avait obtenu un pareil résultat avec l’ancienne organisation de la cavalerie argentine mérite que l’on cite son nom : c’est le colonel don Conrado Villegas. Ce que ce simple détail révèle de vigilance et de volonté, il faut avoir fait campagne au désert avec une armée argentine pour le comprendre. — Bah ! nous avons tant de chevaux, ont le courage de vous dire quelques officiers. — Pauvre richesse en vérité ! ou plutôt gaspillage insensé et cruel qui jusqu’ici a eu pour premier résultat de mettre les troupeaux des plus riches provinces à la merci de quelques sauvages. Nous aurons à revenir sur ce sujet et sur les modifications apportées aujourd’hui à ce régime.

Pour le moment, qu’allait-on faire ? Deux divisions étaient à pied, et l’argent manquait pour les remonter. Heureusement le gouvernement de la province de Buenos-Ayres, moins pauvre que le gouvernement national, était animé de la meilleure volonté envers cette expédition, dont tous les bénéfices, du reste, devaient lui revenir. C’était pour lui que l’on travaillait en définitive : ces terres qu’on allait conquérir, il en prendrait possession et y exercerait ses droits de souveraineté le lendemain même de la conquête. Il mit à la disposition du docteur Alsina 500,000 francs. Cela représentait, au bas mot, 4,000 bons chevaux. Pendant qu’on les réunissait, nous reçûmes l’ordre de nous mettre en marche sur Guamini. On supposait que les Indiens, fraîchement étrillés, ne nous tiendraient pas tête. S’ils s’en avisaient, eh bien ! nous tâcherions de les étriller à notre tour. Au fond, nous ne les étrillâmes guère ; mais nous ne sommes pas encore arrivés.

Quelle charmante chose qu’une entrée en campagne ! Il n’y a peut-être qu’un moment plus délicieux, c’est celui du retour. Le soleil brillait, un soleil d’automne dans un pays sans brumes, — clair et doux. Nous marchions vers l’inconnu comme des conquérans des vieux âges. Tout le monde était épanoui. Ma bonne fortune m’avait ménagé le plus inappréciable des biens dans une marche militaire, un bon compagnon de route. C’était le commandant don Eliseo Acevedo, qui était alors à la tête du 7° bataillon de chasseurs. Jamais Porteño ne fut plus Français, et les Porteños distingués se piquent avant tout de l’être. Il avait respiré la sève de l’esprit français dans l’enseignement d’un homme excellent et d’un éminent esprit, le philosophe Amédée Jacques.

Le nom de Jacques est encore prononcé avec respect sur les bords de la Plata, bien qu’il y soit mort découragé et pauvre il y a une dizaine d’années. C’est, de tous nos compatriotes, celui qui, dans l’Amérique du Sud, a fait le plus d’honneur à la France par l’élévation de son talent et le désintéressement de sa vie. C’est aussi l’étranger qui a rendu à sa patrie d’adoption le plus grand service ; il l’a dotée d’un programme d’enseignement secondaire remarquable, où les illustres directeurs de notre éducation universitaire, anciens camarades de Jacques, trouveraient eux-mêmes matière à réflexion. On retrouve encore, solidement empreint sur deux ou trois générations d’étudians, — ceux qui ont aujourd’hui trente ans et commandent leur premier bataillon ou font leur premier discours aux chambres, — le sceau que leur avait imprimé cette libre et robuste intelligence.

Nous parlâmes donc d’abord de Jacques, puis de Paris, et vraiment c’était une chose piquante que ces perpétuelles évocations de Paris au fond du désert inexploré, dans ces vertes solitudes, où notre colonne, comme un navire en mer, devait chaque jour observer le soleil et consulter les étoiles afin de ne pas s’égarer. Nous étions amis à la première halte, inséparables à la première étape. Ma tente fut la sienne ; ses chevaux furent les miens. On ne me vit plus que sur le front du 7e, et quand, par une nuit noire, perdu au beau milieu du camp comme un conscrit, j’allais m’égarer dans la garde nationale ou la cavalerie : — vous cherchez votre bataillon ? Il est par là, me disait le premier soldat venu.

Notre voyage se fit sans encombre. Nous n’eûmes à supporter aucune des épreuves dont les imaginations frappées par la majesté du désert et les mirages de l’inconnu nous avaient menacés au départ. Les Indiens n’inquiétèrent pas notre marche. L’herbe et la viande ne manquèrent point. Quant à l’eau, nous disposions d’assez de bras et nous étions munis de pompes assez puissantes pour la faire jaillir du sol quand elle ne se montrait pas à la surface. Pourtant, dans cette disette d’émotions guerrières, que de détails pleins de saveur pour les yeux d’un Européen ! Il était impossible d’éprouver un moment d’ennui. Le pays que nous traversions était fertile et plat, à peine coupé çà et là par des collines de sable couvertes de végétation, mais réjoui vers le sud par les cimes bleuâtres d’une petite chaîne granitique, la sierra de Curumalan. Nous y trouvions à chaque pas les traces des innombrables séjours des Indiens, les vestiges de leurs foyers, les ossemens des chevaux et des bœufs qu’ils avaient dévorés à moitié crus. Leurs haltes favorites au retour d’une expédition, les emplacemens où ils s’arrêtaient quelques jours pour reposer leurs bêtes, partager le butin, et se livrer, après un coup de main heureux, à la joie du succès et aux délices de l’ivrognerie, étaient d’ailleurs reconnaissables de loin par l’aspect des plantes qui y poussaient. C’étaient les riches graminées de l’intérieur, dont les semences, apportées dans l’estomac même des bœufs, s’étaient développées à souhait sur ce sol bas et humide, fumé par les troupeaux volés. Les pâturages de la pampa vierge sont en général durs et amers. Il faut du temps à l’animal pour s’y faire ; ils ne l’engraissent point, bien qu’ils lui donnent beaucoup de vigueur une fois que la période d’acclimatation est franchie. Si ces campagnes ne deviennent qu’au bout de deux ou trois ans précieuses pour l’éleveur, la grâce et le charme de la flore qui les peuple n’y perdent rien aux yeux du simple voyageur, plus riche d’imagination que de bêtes à cornes. L’héliotrope sauvage les embaume, et les verveines à fleurs rouges recouvrent des lieues entières d’un délicat tapis écarlate. Dans les bas-fonds, les géraniums entrelacent et recourbent leurs longues feuilles filiformes, surmontées d’un panache soyeux et armées sur les bords d’une petite scie très aiguisée qui leur a valu le nom de coupantes (cortaderas). Que de fois leurs touffes épaisses m’ont servi de couche, et combien d’autres services ne m’ont-ils pas rendus ! Ils indiquent au voyageur altéré que l’eau souterraine est à une faible profondeur. Sur les dunes abondent diverses variétés de cactus nains dont les pousses ligneuses, annuelles, émergeant d’une collerette verte, sont, avec les tiges sèches du fenouil et de la carotte sauvage, le plus précieux combustible du désert. Le gaucho, frappé de leur élégance et de leurs épines, les appelle des « femelles de chardons. » Enfin les pois de senteur, avides de grimper et ne pouvant s’accrocher à rien, rampent dans les hautes herbes, les escaladent de leur mieux, et les font ployer sous le poids de leurs fleurs. Je ne suis jamais revenu de mes expéditions sans rapporter des pieds de toutes ces jolies plantes rustiques pour les mettre dans mon jardin. Elles s’y sont civilisées et gâtées, y ont pris un air maniéré. C’est pourtant le seul herbier que je comprenne.

La faune ne le cède point à la flore en abondance et en variété. C’est d’abord le lion de l’Amérique du Sud, le puma, un lion sans crinière, assez timide, parent éloigné du lion de l’Atlas. La chasse en est peu dangereuse. Il n’y a pas d’exemple qu’un puma ait tenu tête au chasseur. Blessé, il fuit, et on l’achève par derrière à bout portant. Le commandant Acevedo, dont le cheval s’abattit dans une chasse au moment même où il abordait le lion, et qui laissa échapper sa carabine dans la chute, put attendre, debout et désarmé, que son ordonnance lui apportât au galop un revolver, avec lequel il dépêcha la bête, dont il m’a offert la peau. Peut-être les choses se seraient-elles moins bien passées, s’il s’était baissé pour ramasser son arme ou s’il eût reculé. En tout cas, pour un fauve, c’était y mettre de la complaisance. Il est probable qu’il faut chercher dans un vice de conformation l’explication de ce manque de férocité, et ce vice pourrait bien être une certaine faiblesse de l’épine dorsale. J’ai remarqué que les lionceaux sont très difficiles à élever, parce que, dans leurs jeux avec de jeunes chiens, plus turbulens qu’eux, ils finissent régulièrement par se faire casser les reins. Rien n’égale du reste leur gentillesse et leur bon caractère. Ils portent sur leur pelage fauve jusqu’à un certain âge des taches transversales plus sombres, livrée caractéristique de l’espèce féline, qu’ils perdent en grandissant. Vient ensuite un jaguar de grande taille qu’on décore dans la pampa du nom de tigre. C’est un adversaire plus acariâtre et plus redoutable que le lion. Les Indiens et les gauchos l’attaquent néanmoins et généralement le tuent, mais non sans peine, à la lance et au couteau. C’est là une prouesse dont les Européens de passage feront sagement de leur laisser le monopole.

Le gros gibier de poil et de plume n’est point rare. C’est le chevreuil, c’est une variété peu précieuse d’autruche, le ñandu, c’est un lama fauve, le guanaco. Les chasses que leur font les Indiens sont fort belles. Des centaines de cavaliers, formant un cercle de plusieurs lieues, sont chargés de rabattre sur un point central les hôtes effarés de la pampa. On voit ceux-ci accourir en bandes de tous les points de l’horizon, suivis des chasseurs, qui poussent de grands cris et dont les rangs se resserrent de manière à former un corral vivant. Les boules et le couteau font alors leur office. C’est une scène de confusion et de tuerie saisissante. Les boules ne quittent jamais la ceinture de l’Indien ; elles sont son arme de chasse préférée ; elles deviennent au besoin une arme de guerre dangereuse. Qu’on imagine trois petites sphères de densité différente, deux en plomb ou en pierre, une en bois, fixées aux bout de lanières qui sont réunies entre elles par l’autre bout. L’Indien, tenant à la main la boule de bois, fait tournoyer les deux autres autour de sa tête comme une fronde et lance le tout aux pattes de derrière de l’animal qu’il veut atteindre. La légèreté de l’une des boules imprime un mouvement de giration à ce projectile à trois branches et les courroies s’ouvrent en forme d’étoile. Si l’une d’elles rencontre un obstacle, elles s’enroulent autour de lui si vite et si serrées qu’un cheval courant à toute vitesse doit s’arrêter net quand il est de la sorte saisi aux jambes. Ses efforts pour se dépêtrer ne font que resserrer ses liens. De près, et dans un combat à l’arme blanche, les boules protègent leur propriétaire par un moulinet fort efficace. De loin, et comme arme de jet, elles ont l’avantage de pouvoir être maniées à cheval et au grand galop. La rapidité de l’allure aide au contraire à la force et à la sûreté du coup. Tout Indien lance les boules avec une précision infaillible à 100 ou 120 mètres. Sans elles, on n’attraperait jamais un cheval sauvage, car le vrai cheval sauvage, qui du reste est rare, ne se laisse pas aborder à longueur de lazo. La plupart des chevaux libres du désert sont d’anciens chevaux domestiques émancipés, des animaux d’estancia qui connaissent l’homme et même la bride. Le bagual, fils et petit-fils d’aïeux indomptés, est peu fréquent et généralement plus médiocre que les autres. Il est toujours ombrageux et presque toujours mou.

Toutes les espèces d’oiseaux aquatiques sont représentées à profusion. Les cygnes blancs à col noir, les oies sauvages, vingt variétés de canards peuplent les lacs, dont l’eau disparaît quelquefois sous des volées de flamans roses. Les oiseaux de terre sont plus clair-semés : des faucons, des éperviers, des chouettes, — qui sont devenues diurnes et se terrent, n’ayant ni murailles ni arbres où nicher, — une grosse perdrix très savoureuse, qui vit par couples et qu’on nomme martineta, un autre oiseau insipide qu’on appelle aussi perdrix en raison de quelque ressemblance de plumage et qui paraît mise au monde tout exprès pour défrayer les festins des renards argentés, des chats sauvages et des fouines, qui pullulent, c’est là tout ou à peu près. Les petits oiseaux, les mignons chanteurs, sont très rares. Il n’y a pas assez de graines pour eux, et il leur faut des rochers ou des arbres. Ils ne sont pas comme le gaucho, ils n’aiment pas coucher en plein vent. Ce n’est qu’en se rapprochant de la sierra Curumalan qu’on les retrouve, mêlés à des cohortes de perruches criardes. Au bord des lacs joue un petit quadrupède que les gauchos du sud appellent lièvre, ceux du nord lapin, les savans dolichotis, et dont aucune collection sans doute ne possède un exemplaire vivant, car il a été longtemps regardé comme impossible de l’élever en captivité. Les soldats ont résolu le problème par un procédé qui donnera une idée de leur ingénieuse patience. Ils prennent une femelle près de mettre bas et, avec une habileté de chirurgien, retirent les petits de ses entrailles, comme cet empereur de la légende,

………. Othon, dit le Non-Né,
Parce qu’on l’arracha vers l’an douze cent trente
Du ventre de sa mère Honorate, expirante.


Les jeunes sont ensuite nourris au biberon. Ils deviennent alors familiers comme des chiens. J’ai vu à Trenque-Lauquen, dans la frontière nord, deux de ces lièvres de Patagonie qui, toute la matinée jusqu’à l’heure de la distribution de lait, sautillaient sur les talons du soldat chargé de les soigner. Le mâle savait déjà prendre son lait tout seul ; la femelle avait encore besoin du biberon, et il fallait voir ses colères contre son gardien, contre le mâle et contre tout le monde, lorsqu’on le lui faisait attendre pendant que son compagnon buvait déjà. Les animaux les plus curieux de ces plaines sont trois ou quatre variétés de tatous, la mulita, le mataco, le peludo. Représentans dégénérés des antiques glyptodons, dont quelques-uns mesuraient trois mètres de longueur, ils en ont, dans leur petite taille, gardé la forme et l’allure, qui ne ressemblent à la forme et à l’allure d’aucun autre animal de nos jours ; ils tiennent du hérisson, du porc, du rat et de la tortue. C’est une bête de l’âge tertiaire trottant menu devant vous. Il faut s’empresser de les étudier ; ils vont bientôt disparaître. Inoffensifs et succulens, ils sont rudement pourchassés par les soldats, qui en font une consommation effrayante.

Voilà la nature au milieu de laquelle notre colonne, précédée et flanquée de nombreux éclaireurs, avançait lentement sur deux lignes parallèles, le bataillon d’infanterie d’un côté, le régiment de cavalerie de l’autre. Ils représentaient le même effectif, un peu moins de 300 hommes chacun. Tout le monde était à cheval, bien entendu. A la frontière, l’expression : du temps où l’on allait à pied, correspond à notre : quand la reine Berthe filait, et désigne des âges préhistoriques. Derrière nous marchaient les bœufs, les moutons, la caballada, les chevaux particuliers des officiers, le tout disposé de manière à être immédiatement enfermé entre deux haies de soldats en cas de surprise. Les étapes étaient longues. On se mettait en selle à l’aube, on marchait jusqu’au soir pour faire une trentaine de kilomètres. C’est qu’il fallait ménager les chevaux, les laisser souvent souffler, leur retirer parfois la bride pour qu’ils pussent paître sans rompre les rangs. La frontière ouest était mal montée. Malgré ces précautions, nous laissâmes beaucoup de chevaux en route, et ceux qui arrivèrent étaient harassés. Nous ne chassions guère. Il se présentait pourtant des occasions bien tentantes. Sans parler des troupes de chevreuils qui nous regardaient passer de loin avec une curiosité insolente, l’avant-garde faisait lever parfois une autruche de si près que notre meute partait comme l’éclair. Les chiens soutenaient un moment la poursuite, puis revenaient, ne se sentant pas encouragés, et sachant d’ailleurs par expérience combien il est facile dans la pampa de ne pouvoir retrouver même un petit corps d’armée.

Nous avions en effet une meute, nous en avions même deux, celle du bataillon et celle du régiment ; elles n’avaient pas été difficiles à former. Tous les chiens errans aboutissent, conduits par des affinités mystérieuses, aux campemens des soldats. Cette règle générale se confirme dans la prairie, où les chiens errans abondent, de beaux chiens à coupe de lévrier que les Indiens dressent à la chasse à courre. Quand un chien perdu a fait son entrée dans un bivouac, ses nouveaux camarades, après une initiation à coups de dents, l’affilient aux chiens du corps, confrérie compacte et jalouse, qui a sa franc-maçonnerie et des règlemens très hargneux. Il devient dès lors l’ardent adversaire des chiens voisins, de la meute rivale. Les chiens du régiment et ceux du bataillon formaient deux troupes ennemies. Chacune cheminait en tête du corps auquel elle appartenait. Si quelque étourdi se hasardait trop loin sur l’espace neutre qui les séparait, on fondait sur l’intrus en colonne serrée ; mais les siens ne l’abandonnaient pas, et couvraient sa retraite par un déploiement menaçant : après quoi, chacun reprenait son poste. La chasse même ne les rapprochait point. Les pièces qui se levaient sur la gauche étaient dédaignées par les chiens du régiment qui marchait à droite, et réciproquement. S’il s’en levait entre les deux, nos meutes se battaient au lieu de les poursuivre. Bien qu’il y ait dans le désert beaucoup de chiens nés en liberté et vivant à l’état sauvage, parfois en bandes, le chien de prairie, tel que l’ont décrit les explorateurs des savanes du nord, n’y existe point. La race n’a pas eu le temps de se former, et ils n’ont pas perdu l’aboiement. Il est digne de remarque pourtant que les chiens indiens aboient peu, et jamais avant de mordre. J’en ai un, pris tout jeune, très caressant et très fidèle, mais à qui l’éducation n’a pu enlever tout à fait cette habitude. Il a deux sortes de cris : l’aboiement des chiens ordinaires et un glapissement semblable à celui du renard. Quant à la direction oblique et farouche de leurs regards, c’est un effet de la défiance. Le mien, dont les prunelles sont de la couleur de son poil fauve, a les yeux les plus francs du monde, et justifie en cela beaucoup mieux que son louche homonyme son nom de Catriel, qui signifie œil-de-faucon.

Graves et bien alignés sur leurs haridelles, comme il convient à des vétérans sous les armes, les soldats ne perdaient pas, malgré leur air distrait, un détail des incidens du voyage, ni une seule des ondulations de la plaine, qu’ils auraient été capables de reconnaître au bout de dix ans. Ils ne perdaient pas non plus, on peut le croire, une occasion de cueillir habilement au passage quelque tige sèche de cactus ou de fenouil et d’en former de gros fagots. Aussi à peine avait-on mis pied à terre que l’eau était chaude et que le mate circulait. Ces volumineux tas de combustibles, sous lesquels disparaissaient les chevaux, gâtaient un peu l’effet de notre martiale ordonnance. La tenue militaire en souffrait, mais non pas l’effet pittoresque. Il fallait les voir, ces soldats péniblement juchés sur un amoncellement d’objets hétéroclites, car il n’y avait pas de fourgons pour faire le déménagement définitif de l’ancienne frontière à la nouvelle, et chacun portait ses pénates sur son recado. Dans leurs physionomies étonnamment variées, sous une patine de poussière et de hâle qu’adoucissaient les contrastes, on reconnaissait les teintes et les profils de toutes les races du globe, depuis les Irlandais jusqu’aux Cafres, et des Cafres aux Patagons.

L’armée argentine est aussi mal recrutée que possible. Une bonne moitié des soldats qui la composent est formée par des destinados, des gens qui ont embrassé le métier des armes à la suite d’une condamnation judiciaire. Quand un gaucho, selon l’euphémisme consacré, « n’a pu retenir sa main, » et qu’il « lui est arrivé un malheur, » c’est-à-dire qu’il a tué un homme, la loi lui dit sans colère : Puisque tu as le goût du sang, verse-le du moins pour la gloire de la patrie, et elle l’envoie au régiment au lieu de l’envoyer aux galères. Qu’on ne croie pas pourtant que parmi ces destinados il n’y a que des chenapans. Ce serait attribuer aux autorités argentines, surtout aux autorités subalternes, des scrupules de légalité qui commencent à leur venir grâce à la diffusion des lumières, mais qui ont été longtemps leur moindre souci. J’ai eu un ordonnance brave, dévoué, infatigable, un type de bon soldat et d’honnête homme. Il s’appelait Lino Lianes. « Lino, lui dis-je un jour au moment où il venait de me présenter le mate et se tenait debout devant moi avec sa bonne laideur cordiale, son œil vairon, sa face d’un jaune terreux trouée comme une écumoire, ses jambes torses dans de grandes bottes décousues et son uniforme en haillons, mais d’une minutieuse propreté, — Lino, à propos de quoi t’es-tu fait soldat ? — J’ai été destinado, répondit-il sans sourciller, — et comme je lui marquais ma surprise : — Oh ! c’est tout simple, ajouta-t-il. J’étais dans mon rancho, près de Corrientes, bien tranquille avec ma femme, quand une escouade de police vint me prendre pour m’enrôler. Le gouverneur voulait faire une révolution et levait la gardé nationale. Mon cheval était au piquet, tout sellé, à quatre pas. Je n’eus pas le temps de sauter dessus. Ils me garrottèrent. Ah ! si j’avais pu l’enfourcher ! c’était un fameux cheval ! Deux jours après, nous nous battions contre la ligne. C’était la bataille de Naembé, que nous perdîmes. Je fus fait prisonnier et condamné comme rebelle au service des armes pour quatre ans. »

Ce bon Lianès trouvait cela tout simple. Ce n’est pas encore là la manière la plus extra-légale de recruter les régimens. Après tout, Lianès avait été jugé par un conseil de guerre, et c’est le propre des conseils de guerre d’écouter les excellentes raisons par lesquelles des gens pris les armes à la main essaient d’établir la pureté de leurs intentions ; on peut invoquer la raison d’état à propos de son affaire, et, bien que ce soit là en général une mauvaise raison, c’en est au moins une. Ce qui était plus révoltant, c’était de voir il y a quelques années les vengeances de proconsuls de village jeter de pauvres diables, les fers aux pieds, dans une caserne. Une fois revêtu de la casaque, il n’y avait plus à y revenir : tout regret trop vivement exprimé devenait de l’insubordination. Ce fut une mesure d’une grande portée, prise par le président Sarmiento, que celle qui défendit aux chefs de corps de recevoir des destinados d’autres mains que de l’autorité compétente, c’est-à-dire des juges criminels et après une condamnation en forme ; mais cette défense même montre à quel point en étaient venues les choses. Elle a beaucoup fait diminuer le nombre des recrues involontaires qui remontaient l’effectif des bataillons. On a essayé de combattre le déficit au moyen de l’enganche, de l’engagement moyennant finances : il a donné lieu à beaucoup d’abus et de filouteries, comme autrefois chez nous la presse. Il a revêtu de l’uniforme un certain nombre d’étrangers, égarés par des racoleurs en un moment de découragement ou d’ivresse, qui entrent dans l’infanterie parce qu’ils ne savent pas monter à cheval, et dont la surprise est grande quand on leur démontre à coups de plat de sabre qu’un fantassin doit être bon cavalier.

Qu’on ne s’étonne pas trop du moyen de persuasion employé envers eux. Pour tenir en bride et réunir en faisceau des élémens aussi hétérogènes, la discipline était autrefois cruelle ; elle est encore brutale. Il y a peu d’années encore, les peines corporelles étaient fréquentes et accompagnées de raffinemens odieux. Mille, deux mille coups de baguette, ce n’était rien, quoique le patient en mourût parfois. On avait mieux : on avait conservé des supplices étranges qui rappelaient la roue et le chevalet du moyen âge. Des gens doux, des officiers éclairés, les appliquaient avec sang-froid ; j’en ai trouvé qui en regrettaient la suppression, tant est grande la force des usages. Quant aux officiers bornés et violens, et il s’en rencontrait plus d’un, ils devenaient de véritables fléaux. On a aujourd’hui supprimé ces horreurs. Il est défendu de torturer le soldat ; il a paru prématuré d’interdire de le frapper. L’autorité militaire craint de trop se désarmer en lâchant son bâton. Un officier peut encore battre ses hommes ; mais il est puni s’il les bat autrement qu’avec le plat de son sabre. Par une subtilité d’interprétation du code de l’honneur militaire, on admet que rien d’avilissant ne peut venir de l’épée.

Nous sommes dans un pays dont les lois sont égalitaires et le tempérament aristocratique. Les mœurs y jurent avec les institutions, qui sont les plus libérales de la terre ; mais cette constitution, vénérée de ceux-là même qui la violent, réagit à son tour sur les mœurs, les transforme et les achemine vers l’application sincère et pratique des principes qu’elle proclame. On est souvent surpris dans la république argentine de trouver tant d’arbitraire servant de correctif à tant de liberté. Quand on réfléchit aux origines de cette société et à son histoire, on ne s’étonne plus. On reconnaît que, si ce peuple naissant a mis son idéal politique au-dessus de ce que son organisation sociale semblait permettre, il tend du moins, d’un effort constant et ferme, à s’en rapprocher sans cesse. En ce qui concerne l’armée, le seul palliatif à un état de choses certainement fâcheux est aujourd’hui la distinction d’esprit d’officiers instruits et libéraux. Ces officiers-là se multiplient tous les jours dans ses rangs. Le remède radical, ce serait un mode de recrutement démocratique, confondant dans les corps de ligne toutes les classes de la société ; mais on en est encore loin. Revenons à la pampa.

Le coucher du soleil avait dans ces plaines une incomparable majesté. L’immensité de l’horizon, la pureté de l’atmosphère sous ces latitudes, les lents accords de la prière du soir devant le front des troupes rangées en bataille, tout contribuait à donner à ce moment du jour une solennité mélancolique. L’air que l’on jouait était la romance de la Rose dans l’opéra de Martha. Le choix peut paraître un peu profane, eh bien ! il eût été facile d’en faire de plus maladroit. Cette mélodie d’une poétique simplicité résumait bien les impressions qu’éveille dans l’âme l’aspect de ces océans de verdure lentement envahis par la nuit. Nous éprouvâmes un jour, le commandant Acevedo et moi, le désir de féliciter de cette inspiration heureuse le chef de musique du bataillon, un nègre de belle venue. Il savoura nos éloges et parut goûter nos divagations sur le charme pénétrant du crépuscule au désert. Il nous promit même de tâcher de les exprimer dans une composition musicale qu’il allait se mettre à écrire en souvenir de cette soirée. Il l’a écrite en effet, je crois même qu’il nous l’a quelque peu dédiée. C’était une polka.

Une autre heure digne d’intérêt, pour divers motifs était celle de la carneada, de l’abatage des animaux destinés à notre consommation, C’est une manière de course de taureaux qui se renouvelle sept fois par semaine. Une vingtaine de cavaliers et naturellement tous nos chiens, qui connaissaient cette sonnerie à merveille, y prenaient part. On sait déjà que le soldat argentin, les jours où il n’est pas d’une sobriété surprenante, est gros mangeur. Sa ration réglementaire, quand il est nourri exclusivement à la viande, est de six livres par jour ; elle se réduit à trois quand on lui donne du biscuit, du riz et des légumes secs. Comme notre ordinaire ne comportait pas ces alimens encombrans, nous dévorions journellement quinze ou seize animaux. Les séparer du troupeau, lancer autour de leurs cornes le nœud coulant d’un lazo, dont l’autre extrémité était fixée à la sangle du recado, c’était l’affaire d’un instant, mais d’un instant plein d’animation et de belles attitudes. Il faut un cavalier adroit et un cheval habitué à ce périlleux exercice pour amortir les secousses et empêcher cheval et cavalier d’être renversés. Cette opération est familière à tous les paysans argentins, il n’arrive jamais d’accident. Bientôt le jeune bœuf s’avoue vaincu ; il reste immobile, le front baissé et pesant sur son attache. C’est le moment de s’approcher de lui à pied et de lui couper la gorge. Souvent, pour prévenir un retour offensif, on lui tranche d’abord les deux jarrets. Il se traîne alors sur ses moignons, et la douleur lui arrache des cris lamentables. C’est un spectacle cruel ; mais cette besogne plaît aux soldats, chez qui elle ne contribue pas peu à développer les goûts sanguinaires qu’ils révèlent trop souvent dans les batailles. Les étrangers eux-mêmes enrôlés dans l’armée, ces mauvais cavaliers dont la manœuvre du lazo dépasse, bien entendu, la compétence, vont par goût à la carneada et se disputent le plaisir de saigner l’animal. Il n’est pas rare, quand ils s’y prennent maladroitement, que le vieux gaucho qui maintient la bête feigne d’être entraîné, et la laisse courir sur eux, ce qui provoque une hilarité bruyante. Quand ses cornes effleurent les basques du plus imprudent, un coup de bride bien donné rend au lazo sa tension, fait faire au bœuf une pirouette, et il est déjà abattu que celui qu’il poursuivait court encore. Ce sont là les petits jeux du régiment.


II

Le 31 mars, après onze jours de marche, nous entamions joyeusement au lever du soleil la dernière étape qui nous séparait de notre but. Guamini était, d’après nos estimations, à six ou sept lieues. Nous allions donc voir ce lac fameux, tant vanté par les Indiens, et que notre imagination avait paré de si riantes couleurs. Le cœur nous battait un peu de curiosité et d’impatience. L’homme est ainsi fait : l’inconnu l’attire, et il faut qu’il y mêle toujours quelque parcelle de merveilleux. J’étais de plus dominé, en abandonnant ce campement, par un autre sentiment puéril. Nous avions passé la nuit auprès de deux lacs d’eau douce, d’un contour gracieux, et que la proximité de Guamini, qui nous montrait tout en rose, nous avait fait trouver remarquables. Il avait été décidé qu’on leur donnerait mon nom. C’était une aimable gâterie que me valait mon costume civil. Cela m’avait inspiré pour ce coin du désert un intérêt extrême. Il me semblait devenu mien, et je me retournai plusieurs fois au départ pour admirer ce domaine imaginaire. Repassant par là plusieurs mois après, je l’ai orné avec sollicitude. J’ai garni de peupliers les bords d’une petite île qui émerge de l’un de mes lacs. J’ai placé au centre un gros saule, que l’on avait emporté comme bois de chauffage, et qui, ayant bourgeonné en route, reçut immédiatement cette destination dans ma pensée, et fut soigné en conséquence. J’en ai eu depuis des nouvelles : préservé par le lac des incendies de prairie et de la dent des animaux sauvages, il est devenu superbe et a donné au parage une certaine notoriété. Dans ces plaines nues, il sert de point de repère. Cela m’a rendu tout fier. Il est inutile de dire que les deux lacs ont été marqués avec scrupule sur les cartes de la pampa auxquelles j’ai eu à mettre la main ; je crains même d’avoir cédé parfois à la tentation d’en exagérer l’importance. Nos campemens antérieurs, baptisés par les Indiens, avaient des noms baroques : la tête de bœuf, le Cheval gris, les Puits de Truful. Quelle joie de partager avec des quadrupèdes morts depuis longtemps et avec un ancien ambassadeur de Calfucura l’honneur de servir à désigner une flaque d’eau !

A l’heure où l’on déjeune d’ordinaire dans les pays civilisés, nous pouvions contempler du haut d’une dune élevée le lac de Guamini, étendant à perte de vue sa nappe immense. Il a plus de trois lieues de long. Malheureusement ses eaux sont chargées de salpêtre, comme celles de la plupart des lacs du désert, et ne servent qu’à charmer les yeux. Au milieu des flots se dressait une île d’une demi-lieue carrée, et qui nous semblait alors plus grande, couverte de beaux arbres. C’étaient les premiers que nous apercevions depuis notre départ. Aussi ont-ils frappé vivement les anciens voyageurs, qui ont appelé Guamini la Laguna del monte, le lac du bois. Ce spectacle nous tint lieu de repas. On avait hâte d’arriver. On prit un peu de mate en s’absorbant dans une muette rêverie. Vus à distance et dans la première ferveur de la prise de possession, ce bois touffu, ce vaste lac ensoleillé, encadré de collines fuyantes, avaient de quoi contenter les plus difficiles. C’était une conquête digne de nous. Nous n’étions pas las d’admirer quand la trompette transmit cette série d’ordres familiers à notre oreille : Serrez la sangle ; — bridez ; — en selle ! — en route !

Les abords du lac, à mesure que nous en approchions, ne répondaient point à sa belle mine de loin. Nous ne tardâmes guère à tomber dans des fondrières inextricables. On y pataugea tout le jour. Les chevaux y entraient jusqu’au ventre, n’avançaient que par bonds et par saccades, s’abattaient souvent, ou, découragés, se couchaient. Les terres basses du désert réservent de ces désagréables surprises. Formées des détritus d’une végétation exubérante, elles n’ont encore subi aucun tassement et sont comme soufflées. Le passage fréquent d’animaux suffit à les comprimer et à les raffermir ; elles ne se gorgent plus d’eau à la moindre pluie. On passait au galop trois mois plus tard sur la route même que nous avions si péniblement tracée ce jour-là. Nous dûmes faire halte de bonne heure sur la rive orientale de Guamini sans avoir parcouru le trajet que nous nous étions fixé. Il nous restait à longer le lac jusqu’à rencontrer un ruisseau d’eau douce qui s’y jette et dont les bords nous avaient été désignés pour y établir le quartier-général de la section ouest de la nouvelle frontière.

Ce fut ce soir-là que nos vedettes signalèrent pour la première fois le voisinage des Indiens. Elles distinguaient des troupeaux dans un bas-fond à environ deux lieues. C’étaient des sujets de Catriel qui avaient établi là leur domicile. Le reste de la tribu s’étendait de Guamini à Carhué. Ces sauvages si méfians nous avaient laissé arriver pour ainsi dire sur eux sans soupçonner notre marche, imminente pourtant depuis quelques jours, ils le savaient. Décidément il n’y a que les armées régulières qui soient vigilantes. L’occasion était belle pour les surprendre. Les chevaux de troupe étaient sur les dents ; mais c’est l’usage en pareil cas de mettre en réquisition les chevaux des officiers. Ceux-ci profitent même de ce prétexte pour s’adjuger en toute occasion le plus de chevaux qu’ils peuvent. Il n’y a guère de chef de corps qui n’en ait une cinquantaine affectés uniquement à son service, et jusqu’au dernier sous-lieutenant tout le monde prend exemple sur le chef de corps. — Je les soigne bien, disent-ils, je les monte peu ; on sera heureux de les retrouver vigoureux et dispos un jour de bataille. — Ce raisonnement n’est pas absolument faux ; mais c’est une singulière manière de faire preuve de prévoyance. En tout cas, on avait de la sorte en ce moment assez de bons chevaux, et il restait assez de jour pour qu’on pût lancer une solide colonne d’attaque. On ne profita point de l’aubaine. Le chef de l’expédition, que des démissions imprévues avaient placé prématurément à la tête d’une frontière, et qui semblait surpris lui-même de s’y voir, était loin d’être un mauvais officier. Il avait la plupart des qualités qui conviennent au second rang : il était exact, travailleur, minutieux ; mais il manquait encore de la plupart de celles qui conviennent au premier, la sûreté de coup d’œil, la décision, les heureuses hardiesses. Il passa la nuit à se bien garder, au lieu de profiter de ce que l’ennemi se gardait mal. Le lendemain, nouvelles hésitations, nouvelles pertes de temps. Les troupeaux se voyaient encore à notre grande surprise. Même les soldats affirmaient qu’ils paissaient paisiblement, que l’alarme n’était pas encore donnée. Ils devaient le voir comme ils le disaient. Pour nous, nous distinguions à peine à la lunette quelques taches confuses. On juge si le régiment de cavalerie, qui avait une réserve de chevaux passables, dévorait des yeux ces troupeaux lointains. Il reçut enfin l’ordre d’aller les reconnaître. Le commandant Godoy ne se le fit pas dire deux fois. Il avait son idée, et entendait en cette circonstance le mot « reconnaître » à sa façon, Il prit le galop en nous quittant, et soutint cette allure jusqu’à venir tomber au beau milieu des toldos. Les Indiens, qui nous avaient enfin aperçus un peu avant qu’il ne se mît en route, les abandonnaient précipitamment, poussant leur bétail devant eux. Le régiment arriva juste à temps pour en capturer une demi-douzaine, faire captives deux Indiennes et prendre trois enfans qui furent élevés incontinent à la dignité de trompettes de cavalerie. Ils ont fait de rapides progrès ; l’Indien est naturellement musicien ; l’un d’eux est trombone à l’heure qu’il est. Les deux femmes, — une jeune et une vieille, la jeune aussi jolie et la vieille aussi laide que des Indiennes puissent l’être, — furent réclamées, en qualité de proches parentes, par le capitanejo qui commandait notre peloton d’éclaireurs irréguliers. Il s’installa le soir même avec ses prétendues parentes sous une tente de peaux de bœufs si petite qu’on ne comprenait pas comment tous trois y pouvaient contenir. La plus jeune, étant devenue enceinte, fut faite peu après épouse en titre. Ce qui était plus intéressant, on s’empara de 1,200 bêtes à cornes et de 300 chevaux. Les Indiens nous avaient volé, c’est le mot dont nous nous servions, trois ou quatre fois autant d’animaux, qu’ils avaient mis hors d’atteinte. Nous ne nous plaignîmes pourtant pas trop, nous avions de la viande sur la planche. de pain, il n’en était pas question depuis longtemps. Dût notre isolement à l’avant-garde se prolonger, dussions-nous être cernés par l’ennemi au sein de notre nouvelle conquête, nous étions sûrs au moins que la faim ne nous forcerait point à déguerpir. Le joli ruisseau qui coulait à nos pieds nous mettait à l’abri de la soif. Il ne s’agissait plus que de s’installer. On s’en occupa dès le lendemain à la diane. Les instructions à cet égard étaient formelles.

On établit un camp retranché, couvert par un bon fossé et garni aux quatre angles de tourelles de gazon. Ce fut l’affaire de trois jours. Il est vrai que ce camp n’était pas très vaste ; c’était un carré de 120 mètres de côté. Cela suffisait pour les hommes sans les animaux, ou pour les animaux sans les hommes. Or les uns étaient aussi précieux à garder que les autres ; on entreprit donc sans désemparer des travaux plus considérables. On traça et on commença à retrancher de même les futurs logemens des deux corps et ceux de leurs chevaux. On réserva entre eux une place carrée destinée à devenir le centre d’une ville, dont l’ordonnance régulière et les rues à angle droit avaient été soigneusement respectées dans ces premières dispositions d’établissement. C’était la seconde ville dont j’avais eu à poser les jalons. Ce n’était pas la dernière ; mais, plus heureux désormais que dans mon coup d’essai, je devais voir éclore en peu de mois mes villes embryonnaires et quelques timides maisons en marquer le dessin sur le sol. Je me souviens en admirant leurs progrès de l’état où je les ai prises, et je fais toute sorte de rêves sur leur avenir.

Les Indiens ne nous laissèrent pas compléter nos préparatifs de défense. Ils nous avaient accordé quelque répit pour mettre en sûreté leurs familles et leur bétail à une trentaine de lieues de nous. Il fallut encore le temps nécessaire pour que la grande nouvelle circulât de tribu en tribu et que la indiada se mît en branle. Tout cela ne leur prit pas plus d’une semaine. Il s’agissait pourtant de mobiliser 3,000 hommes disséminés sur 1,000 lieues carrées. Nous ne fûmes pas surpris de leur diligence : nous nous attendions à les voir arriver plus tôt ; ils s’étaient attardés sans doute en conférences et en discussions sur ces graves événemens. Du reste, ils n’avaient pas un instant cessé de nous surveiller. On distinguait parfois sur le sommet de quelque dune éloignée un oiseau étrange qui battait des ailes en se posant sans qu’on l’eût vu planer dans le ciel. C’était un Indien qui, parvenu en rampant sur la crête du monticule au pied duquel il avait laissé son cheval, remuait les bras pour imiter un vautour qui s’abat, et demeurait ensuite accroupi et immobile à nous observer. D’autres fois un buisson isolé, que les soldats, observateurs aussi sagaces que les Indiens, avaient remarqué dès le premier jour, ne se retrouvait pas le matin à la place exacte qu’il occupait la veille. On surveillait le buisson ; au bout de deux jours on avait la certitude que c’était un buisson marchant, immobile seulement du lever au coucher du soleil. Il était beaucoup trop loin pour lui envoyer une balle. Un beau matin, il avait disparu.

J’étais ce matin-là dans la nouvelle ville, fort attentif à mes travaux de tranchée, quand pétilla de tous côtés la fusillade. Les Indiens étaient sur nous. C’était à croire à de la magie. Personne ne les avait vus venir. Ils ont l’art de se dissimuler dans les plis du terrain jusqu’au moment de fondre sur l’ennemi. La vitesse de leurs montures fait le reste. Ils sortent littéralement de dessous terre. Le but de cette charge soudaine était d’enlever nos chevaux. Ils manquèrent leur coup ; les chevaux étaient bien gardés. Ils disparurent comme ils étaient venus, subitement. On se compta, il manquait deux hommes, un garde national et un Indien soumis, qui parvint à s’évader au bout de peu de jours, et nous revint. Sa fuite fut la condamnation à mort de son compagnon de captivité, dont nous avons retrouvé plus tard le cadavre.

Alors commença une période bien propre à mettre à une rude épreuve les nerfs des gens bouillans qui ne rêvaient que batailles, et l’estomac de nos pauvres chevaux, déjà exténués, et que la tactique de nos adversaires était de réduire à une complète famine. On avait entassé tous les troupeaux dans une vallée facile à défendre, mais parfaitement aride, entre le campement et le lac. Ils y dépérissaient à vue d’œil. Comme malgré cela nous nous tenions strictement sur la défensive, notre inaction rendit les Indiens insolens. Ils venaient à deux ou trois, sur leurs plus brillans chevaux de guerre, se pavaner à un kilomètre de nous de l’autre côté du ruisseau. Il eût peut-être été bon ou de dédaigner tout à fait ces bravades, ou de les châtier efficacement. Le chef de l’expédition, ne faisait ni l’un ni l’autre. Il leur dépêchait quelques Indiens soumis qui se contentaient d’échanger de loin, avec leurs compatriotes, des provocations bruyantes et des gestes menaçans. D’autres fois deux ou trois soldats, auxquels on recommandait bien de ne point passer le ruisseau, leur envoyaient, sans mettre pied à terre, quelques balles sacrifiées d’avance. C’eût été un miracle si une seule eût porté. Les mouvemens du cheval, déviant sans cesse le long fusil de munition, empêchaient le tireur de viser, et l’Indien qui servait de point de mire, caracolant d’un air détaché, se donnait de garde de rester deux secondes en place. Aussi pas une ne porta. Ce n’était pas le moyen d’inspirer aux sauvages le respect de nos armes. Ceux-ci nous écrivirent aussi des lettres, qu’on trouvait le matin à deux cents pas des avant-postes, fichées en terre au bout d’un bâton. Elles étaient rédigées en assez bon espagnol, par un parent du cacique Namuncurá, élevé en d’autres temps à Buenos-Ayres aux frais du gouvernement argentin. C’étaient de curieux documens de diplomatie indienne. Ils s’y livraient à des considérations de politique extérieure et intérieure, nous menaçant du Chili, du Brésil, des généraux Mitre et Rivas, et nous représentant combien le moment était mal choisi pour se brouiller avec les caciques. Ils nous engageaient à nous en aller, s’obligeant par les sermens les plus sacrés à ne pas inquiéter notre retraite. Cela était entremêlé de théories sur le droit des gens, sur l’iniquité de nos prétentions, et de mensonges effroyables sur l’état des autres frontières, qu’ils connaissaient, prétendaient-ils, par des courriers récemment interceptés. Il y avait aussi d’éloquens défis : « Sortez demain de vos retranchemens, et vous verrez si nous sommes des hommes. C’est à midi que nous vous attendrons. » Nous en sortîmes dès six heures du matin. Ce n’était pas dans l’intention de répondre à une fanfaronnade par une autre ; mais il devenait urgent de donner à nos chevaux quelque chose à mettre sous la dent, et on n’avait imaginé rien de mieux, pour protéger leur repas, que de faire prendre les armes à toute la division : c’était, pour des Indiens, beaucoup d’honneur, et ils nous rendirent la politesse. Ils se déployèrent en face de nous, mais hors de portée de fusil. Quand nous avancions d’un pas, ils reculaient de deux. Cela avait tout à fait l’air d’une bataille de théâtre, où les figurans ont grand soin de ne pas se faire de mal. Il faut convenir pourtant que la mise en scène était belle.

Leur ligne irrégulière de cavaliers occupait un front de près de deux lieues. Ils se tiennent en effet à distance les uns des autres et caracolent sans cesse pour ne pas offrir de prise aux projectiles. Une seule fois nous vîmes se former un groupe de quatre personnes. Ce devaient être les aides-de-camp de quelque chef venant prendre des ordres. On se hâta de leur envoyer un coup de canon ; mais ils avaient remarqué des allées et venues autour de la pièce. Quand le coup partit, la place qu’ils occupaient était nette. Les causeurs s’étaient dispersés au galop. Ils hurlaient tous à qui mieux mieux. Ces longues modulations, moitié féroces, moitié plaintives, car il y a même dans le cri de guerre du sauvage quelque chose de plaintif, roulaient de vallée en vallée, puis cessaient subitement. Alors leurs trompettes entonnaient, avec une remarquable pureté, quelque fanfare haut sonnante ; un cavalier, comme entraîné par l’enthousiasme, s’élançait vers nous à toute bride, tirait en l’air un coup de feu, et, tournant court son cheval à demi cabré, s’en retournait du même train. Pendant ce temps, nos chevaux se dédommageaient avec précipitation de leurs abstinences antérieures. On avait mis pied à terre, retiré les mors, en faisant de la bride un licol. Les chevaux sellés paissaient en rang, tenus en main par le cavalier ; les chevaux libres s’étendaient derrière nous. Quand un morceau de prairie avait été bien pelé par nos bêtes, on allait un peu plus loin. Notre colonne, plus trapue que celle des Indiens, plus pesante, n’avait pas si bon air. En dépit ou peut-être à cause du luxe de précautions dont nous étions entourés, les sauvages, impertinens et insaisissables, avaient en vérité le beau rôle dans ce moment-là.

De toutes les impertinences qu’ils nous firent, celle qui nous humilia le plus fut de leur voir un beau jour installer leurs chevaux, cinq ou six mille superbes bêtes, à une petite lieue du campement, dans une presqu’île formée par le confluent de deux ruisseaux, et du reste assez bien défendue contre de la cavalerie par des rives escarpées. Elle était pourtant abordable, nous le savions, et cette riche proie faisait trotter toutes les cervelles. Que de beaux plans de surprises nocturnes ! Dût l’infanterie marcher cette fois à pied, et c’est de la sorte d’ailleurs qu’elle est le plus redoutable, un coup de main qui ne présentait aucun côté périlleux pour nous pouvait mettre les Indiens à notre merci. L’idée avait d’abord paru bonne au chef de l’expédition, avec qui nous mettions tous beaucoup d’insistance à la discuter ; mais il en différa de jour en jour l’exécution. Elle devait être bonne en effet, car les sauvages, dont il faut reconnaître la compétence en ces sortes d’affaires, l’avaient eue de leur côté à l’égard de nos propres chevaux. C’est dans l’esprit de quelques maraudeurs indiens qu’elle avait germé. N’y voyant qu’un bon coup à faire et quelques bêtes à s’approprier pour leur compte personnel, ils n’en avaient soufflé mot à personne ; néanmoins leur tentative, conçue et poursuivie à la diable, avec des élémens insuffisans, faillit réussir.

Par une nuit fort noire, un soldat de garde autour de la caballada, près du lac, entendit une voix sortir d’un groupe de chevaux, en apparence sans cavaliers. « Par ici, enfans ! » disait-elle en espagnol. Il fit feu. Ce fut le signal d’une belle scène de confusion. Bœufs et chevaux s’affolèrent. Dans cette étroite vallée, quatre ou cinq mille animaux couraient, s’entre-choquaient, beuglaient au milieu d’épaisses ténèbres. Leurs gardiens, courant en cercle à toute bride autour d’eux, eurent une peine infinie à les maintenir. Si dans cette masse effarée, sillonnée par mille courans divers, un courant plus violent, absorbant les remous secondaires, était parvenu à se former, il n’y avait pas de force au monde capable de retenir les troupeaux. Nous nous serions trouvés réduits le lendemain aux chevaux qui passaient la nuit au piquet. Les qualités remarquables du soldat argentin pour gouverner, apaiser, rassurer des animaux demi-sauvages nous préservèrent de ce malheur. On dut néanmoins s’avouer, quand l’alarme fut passée, que cela serait arrivé infailliblement, si les cavaliers suspects, au lieu de perdre la tête quand ils furent découverts et de s’enfuir par où ils étaient venus, avaient poussé une pointe hardie au milieu de la caballada et avaient essayé d’imprimer une direction commune aux élans désordonnés des chevaux. Cette réflexion, les Indiens qui avaient été les héros de l’aventure ne manquèrent pas de la faire quand ils eurent échappé, non sans peine, à la poursuite dont ils furent l’objet. Ils avaient à leurs trousses le régiment tout entier. En une minute, il avait été en ligne, monté à cru sur les chevaux de réserve, dont le galop furieux, mais régulier, sonnant sur le sol, formait comme l’accompagnement soutenu de vacarmes variés qui ébranlaient l’air. Les fuyards durent s’apercevoir en détalant devant lui qu’un peu plus de hardiesse eût assuré le succès de leur entreprise et leur eût fait courir en tout cas moins de dangers. Ils voulurent réparer leur maladresse le lendemain. Il en vint non plus une douzaine, mais cinquante ou soixante, et ils s’étaient munis de casseroles fêlées et de vieilles boîtes de fer-blanc pour les attacher à la queue de leurs chevaux de main au moment de les lâcher au milieu des nôtres. C’était ce qu’il aurait fallu faire la veille, avant que la mine ne fût éventée. Ces ingénieux engins de guerre furent laissés sur le champ de bataille comme pièces de conviction. Pendant la journée, on avait pris des mesures pour enfermer dorénavant, la nuit, tous les animaux dans l’enceinte du camp. On en avait fait déménager les hommes, qui, dormant vêtus et le rifle au poing, n’avaient pas besoin de remparts pour repousser une attaque. On avait de plus mis en embuscade sur la route probable des maraudeurs des pelotons d’infanterie cachés dans les herbes. Le premier sur lequel ils vinrent donner sans défiance les fit rétrograder par une décharge à bout portant. Ils essayèrent d’un détour qui les rejeta vers un autre. Comme à l’ordinaire, on ne retrouva pas de cadavre ; mais cinq ou six lances tombées prouvèrent que l’action avait été meurtrière. Un Indien qui lâche sa lance est bien malade. Pour qu’il tombe de cheval, il faut qu’il soit tué raide. Un prisonnier qu’on leur fit et qu’on fusilla cette nuit même nous apprit comment avait été organisée cette chasse aux chevaux, qui avait pour lui un dénoûment fatal.

Il fallait pourtant prendre un parti. Chaque jour diminuait nos moyens d’action, et nous allions bientôt nous trouver à pied, c’est-à-dire réduits à une parfaite impuissance. Les chevaux qui se couchaient dans le corral n’avaient plus la force de se relever. On en trouvait chaque matin sept ou huit en train d’expirer. On les traînait au dehors, en un point où les exhalaisons de tous ces corps en décomposition fussent moins gênantes. Il en mourut tellement que leurs ossemens, transformés en combustible, ont suffi plus tard à cuire toutes les briques destinées aux casernes. Nous en étions là, quand les Indiens commencèrent à rassembler et à éloigner les chevaux qu’ils avaient placés dans la presqu’île. Nous devînmes attentifs. Une heure après, tout était parti. On ne voyait plus à l’horizon que les incendies qu’ils allumaient en se retirant. Il était évident que la division sud était en marche. La nuit suivante, nous apercevions ses fusées de signal, et nous y répondions avec une satisfaction bien naturelle. Un détail à relever, c’est que les forces qui nous tenaient bloqués n’avaient eu que par hasard connaissance de ses mouvemens ; elles ne se gardaient pas de ce côté : c’était un Indien en quête d’un cheval égaré qui l’avait aperçue. Le docteur Alsina avait poussé fiévreusement les derniers préparatifs afin de ne pas nous laisser dans l’embarras. Ne recevant plus de courriers de nous depuis l’occupation de Guamini, il devinait bien que nous avions sur les bras le ban et l’arrière-ban du désert. La route de Carhué ne passe pas à plus de trois lieues de Guamini. Je ne manquai pas d’aller visiter au passage la division sud, ne fût-ce que pour me dégourdir et pour me réjouir les yeux à la vue de chevaux gras et brillans. Il me semblait qu’il n’en existait plus au monde. Le colonel Levalle était campé au point même où devait s’opérer sa jonction avec la division côte sud, et, comme je mettais pied à terre, une marche militaire, éclatant)au loin, annonça que cette dernière arrivait.

La veille, un courrier venu du nord nous avait appris que de ce côté on avait solidement occupé les points stratégiques, et que la construction des fortins était commencée. Le plan si laborieusement poursuivi, et dont le succès avait été un moment remis en question par la brusque agression des Indiens, se développait avec régularité. La fameuse expédition au désert, si longtemps traitée de folie, était réalisée. Aussi tout le monde était-il d’une humeur charmante, depuis le ministre de la guerre, qui voyait s’accomplir un de ses rêves favoris, jusqu’au plus humble de ses collaborateurs. Ces gens triomphans et bien montés s’apitoyaient, non sans une pointe d’ironie, sur nos épreuves. Je profitai de ces dispositions pour me faire donner de droite et de gauche quatre bons chevaux. On en avait, on en faisait largesse. C’est tout le caractère argentin.

La joie éclatait bien mieux encore sur toutes les physionomies à Carhué, où je fus mandé le surlendemain, et qui, sous le rapport des eaux et des pâturages, était à la hauteur de sa réputation. Je retrouvai là une seconde édition de nos enthousiasmes à la prise de possession de Guamini. Je m’étais rendu à Carhué à travers champs sous la conduite d’un Indien, qui m’égara. Nous errâmes longtemps à travers les toldos abandonnés qui couvraient toute cette plaine. Des amas de cuirs, des troupes de chiens farouches qui hurlaient sur les débris du logis de leurs maîtres, enfin une puanteur caractéristique, en signalaient l’emplacement. La nuit nous surprit au milieu de ces tableaux désolés. De lointains incendies nous éclairaient faiblement. Derrière moi, le fidèle Lianès, médiocrement ému de ce spectacle, chantait, la carabine au poing. Ce n’étaient pas ces témoignages irrécusables de notre victoire qui le rendaient si joyeux. Il montait un de mes nouveaux chevaux, en menait deux autres en main, et venait de recevoir son congé définitif au moment même où nous nous mettions en selle. On n’a jamais su ce qui, du bonheur de se sentir libre ou de la satisfaction d’enfourcher une bête vigoureuse, épanouissait le mieux en ce moment le digne et inoffensif rebelle.

Je m’étais promis de ne plus m’égarer au retour. Au lieu de demander un guide, je déterminai avec soin la direction que je devrais prendre pour couper droit vers Guamini. C’est ce qu’à la frontière on appelle rumbear. Les gauchos et les Indiens, par une faculté spéciale, savent se diriger de la sorte avec une grande sûreté. Pour moi, apprenti, il me fallait le secours d’une boussole. Je n’eus pas à m’en servir cette fois. À l’extrémité de la ligne que je devais suivre, on voyait une épaisse fumée. Cette fumée m’intriguait. J’avais beau galoper, je ne m’en rapprochais point ; l’incendie était donc bien loin, par suite bien considérable. Quand, à l’entrée de la nuit, je débouchai sur les collines qui dominent Guamini, je poussai un cri de surprise. C’était notre île qui brûlait. L’imprudence des soldats lui avait été plus funeste que le voisinage des Indiens. Cette pauvre île ! elle était si charmante, et je m’y étais tant attaché ! Elle avait des retraites si touffues, des lianes si capricieuses, les biches nous y regardaient avec un air si confiant, et les oiseaux y voltigeaient presque sur nos épaules ! C’était un coin de terre non foulée à deux pas des toldos des sauvages. Elle était en effet presque inabordable. À cheval, la traversée du lac était impossible ; les animaux restaient engagés dans le sable vaseux qui en formait le fond. Un de nos bœufs, au moment de la grande disette, tenta l’aventure, alléché par les beaux pâturages qu’il apercevait, il resta à moitié chemin. On le vit pendant deux jours, découragé de se débattre, tâcher seulement de maintenir la tête hors des flots. Elle s’affaissa lentement ; son dos, comme un écueil insolite, apparut très longtemps encore. Moins lourds, les piétons passaient, non sans peine, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Cela ne pouvait être du goût des Indiens ; le passage dans l’île paraissait avoir été pour eux une prouesse ou un pèlerinage. Nous y trouvâmes un arbre chargé d’amulettes et d’ex-voto. Toutes les superstitions se ressemblent. Nous y trouvâmes aussi les vestiges d’une maison en briques. Les jésuites avaient passé par là, nous devions-nous y attendre. Il n’y a pas, dans les parties les plus inexplorées du continent sud-américain, un point remarquable, un site gracieux, où ils n’aient laissé des traces. A quoi tant d’activité, d’audace et d’intelligence ont-elles pourtant abouti ? Les Missions, leur œuvre de prédilection et où ils avaient fait des prodiges, sont désertes depuis longtemps. Elles retournèrent d’un coup après leur départ à la barbarie primitive. Ici, après deux générations, pas même une tradition vague n’est restée de leurs prédications et de leurs exemples. Au pied de l’arbre où les Indiens venaient faire des évocations au diable, car c’est au génie du mal, au gualichu, qu’ils rendent leurs plus fervens hommages, il fallait que quelques briques couvertes de mousse vinssent nous parler de leurs missionnaires, pour que nous soupçonnions que leur parole avait retenti jusque-là.

Le reste de la campagne ne fut marqué que par un retour offensif des Indiens sur Massallé, où se trouvait en ce moment le commandant Maldonado. Ils essayèrent de l’entourer, comme ils avaient fait pour nous ; mais le commandant Maldonado avait beaucoup de chevaux et peu de patience. Il leur courut dessus. Quand on arriva pour le dégager, les Indiens étaient déjà loin. Ils prirent alors une autre tactique, car ils entendent parfaitement cette guerre et la font avec beaucoup d’intelligence. Ils comprirent qu’ils devaient se hâter de mettre à profit les momens où la ligne de frontière n’était pas encore assise et où les fortins n’étaient pas construits. Ils pénétrèrent de tous les côtés. Une invasion n’attendait pas l’autre. Cette manœuvre ne nous prenait pas au dépourvu ; c’était une épreuve attendue et décisive d’après laquelle on pourrait juger la valeur des dispositions, encore incomplètes, qui avaient été adoptées. L’ancienne frontière, devenue notre arrière-garde, avait été garnie d’un bon cordon de troupes. Ces corps avaient ordre de poursuivre les Indiens à outrance, et de les empêcher de prendre nul repos dans l’espace compris entre les deux lignes. Ce fut fait ponctuellement. Aussi les envahisseurs, quand au retour ils arrivaient à la hauteur de nos positions, ne possédaient-ils plus une seule tête de gros bétail. Tout était resté en chemin. On ne peut pas faire soutenir une pareille allure à des bœufs durant une quarantaine de lieues. Quant aux chevaux, qui supportent mieux une marche rapide, ils arrivaient affamés. C’est alors que les soldats de la ligne avancée entraient en chasse. Les Indiens avaient beau se fractionner en petits groupes, se faufiler de nuit de bas-fonds en bas-fonds, se rendre invisibles, ils laissaient toujours dans la traversée quelquesuns des leurs et une partie de leurs montures. Je pris souvent part, dans les trois premiers mois de l’installation, à ces chasses à l’homme, du reste assez monotones, et signalées quelquefois par des épisodes repoussans. Un jour un Indien auxiliaire nous rapporta, pendue à l’arçon de la selle, la tête d’un sauvage qui, fait prisonnier, avait essayé de poignarder le soldat qui l’amenait en croupe. « Cela m’a presque mis en colère, ajoutait l’Indien, et voilà ! » Du plus beau sang-froid du monde, il jetait la tête à nos pieds. L’acte de désespoir de l’Indien pris était bien naturel ; il savait qu’en arrivant il serait passé par les armes.

Dans la pampa, on ne fait pas de prisonniers. On applique aux Indiens dans toute leur rigueur les vieilles lois militaires des Espagnols sur les bandits et les coupeurs de routes. C’est déjà un trait d’humanité d’en fusiller un au lieu de lui infliger l’affreuse mort à coups de lance. Chaque parti accuse l’autre d’avoir imprimé à la guerre ce caractère impitoyable, et il est pénible d’ajouter que, d’après des témoignages impartiaux, ce seraient les chrétiens qui, au nom des antiques ordonnances de Castille, auraient donné d’abord ces tristes exemples. Sans juger ces exécutions sommaires au point de vue moral, on peut affirmer qu’au point de vue pratique elles sont une maladresse. Les guerres sans quartier, les guerres d’extermination, ne sont pas seulement les plus barbares, elles sont les plus tenaces et les plus dangereuses.

L’hiver me ramena à Buenos-Ayres. J’y suivais avec Un intérêt profond, car la conquête du désert passionne, les tentatives désespérées des Indiens contre cette ligne maudite. Pendant six mois, aucun échec ne les rebuta, ou plutôt la famine, qui commençait à se faire sentir chez eux, les poussait en avant quand même. Ils varièrent de mille façons leurs attaques » ils décidèrent à se soulever et à venir grossir leurs rangs toutes les tribus « apprivoisées » installées en dedans de l’ancienne frontière, ils ne purent jamais faire franchir à des troupeaux la double ligne de défense qu’on leur avait opposée. Ce départ des tribus soumises, qui ne laissa pas d’être signalé par des ravages et des excès cruels, fut en définitive un grand débarras.

Lorsqu’il arriva, j’étais de nouveau en route vers le désert, et à quelques lieues des points que leurs bandes parcouraient. Je conduisais un convoi de terrassiers, et j’allais prendre la direction des travaux de défense et d’organisation dont on avait mûri les plans durant cet intervalle. Tout ce qu’on avait fait jusqu’à présent n’était qu’une entrée en matière. On s’était mis dans des conditions un peu meilleures que les devanciers pour tenir en échec les Indiens. On était provisoirement resté fidèle, dans les traits généraux, au système adopté par eux. Or ce système était défectueux. Pour en finir une bonne fois avec les sauvages, il ne fallait pas se contenter de les surveiller et de les attendre, il fallait aller les chercher. C’était déjà possible. Le colonel Levalle, au mois d’octobre 1876, avait poussé une pointe jusqu’aux premiers toldos de Namuncurá. Le commandant Dónovan, au mois d’avril suivant, surprenait chez eux un groupe d’Indiens de Catriel. Néanmoins ces expéditions d’essai n’auraient pas pu devenir, en l’état présent de la frontière, une opération de guerre courante et d’un succès certain. On y perdait beaucoup de chevaux, qu’on était obligé d’abandonner en route, et on laissait, pendant qu’on les exécutait, les campemens mal garnis.

Couvrir la nouvelle ligne d’une fortification assez sérieuse pour qu’un troupeau de bœufs ne pût point la franchir et pour qu’une poignée d’hommes pût la défendre, nourrir les chevaux de frontière au maïs et aux fourrages secs, tels étaient les deux termes principaux du programme à remplir. Il fut résolu que toute la ligne serait garnie d’un fossé, défendu de lieue en lieue par un fortin, et qu’elle serait longée par un fil télégraphique. Le télégraphe relie déjà Buenos-Ayres aux têtes de lignes des divisions. Les Indiens ne se firent pas faute, au début, de renverser les poteaux et de rompre le fil ; mais, comme l’interruption même du courant signalait immédiatement à droite et à gauche le point et le moment précis de leur passage, ils ne tardèrent pas à concevoir un grand respect pour cet engin mystérieux, qui était sorcier et allait se plaindre quand on lui faisait du mal. Ils n’y touchèrent plus. Le fossé se creuse, et on est en train d’établir dans chaque campement principal et dans certains forts secondaires de grandes cultures de maïs et de luzerne, en même temps qu’on installe à côté des casernes, désormais bâties en briques, des magasins pour engranger les récoltes. Tout cela représente une véritable révolution dans la guerre de frontière, une révolution opérée au moyen de travaux assez simples, mais que le but à atteindre et le milieu où ils s’exécutent rendent curieux. C’est peu de chose qu’un fossé ; mais, quand il a 80 lieues de long, il devient respectable. Il prend presque un intérêt dramatique, si l’on songe qu’il marque la limite visible entre la civilisation et la barbarie. Le parapet de gazon qui le borde est, en petit, une muraille de Chine. C’est la même solution, exhumée et rafraîchie, d’un problème aussi vieux que le monde, — la lutte des sédentaires contre les nomades.


ALFRED ÉBELOT.


  1. Voyez la Revue du 1er mai 1876.