Calmann Lévy (2p. 292-300).



LXXIX


Je lui tendis la main.

— Je vois, lui dis-je, que vous avez l’esprit romanesque et le cœur généreux, mais je ne puis vous traiter en frère. J’ignore qui je suis, vous le savez bien. Je chéris le souvenir d’une vieille dame qui m’a élevée, se persuadant que je lui appartenais. Il a été démontré que cela était impossible à prouver. Je me suis résignée à ne pas le tenter. Vous voyez que je n’ai pas le droit d’accepter votre amitié ; je n’en suis pas moins touchée de ce bon mouvement, et je vous en remercie. Bonsoir, monsieur. Voulez-vous que je rappelle le cheval et que je le remette soumis entre vos mains ? Autrefois, il n’obéissait ainsi qu’à moi.

— Laissez le cheval rentrer à son ancien gîte, et laissez-moi vous parler ; acceptez mon bras.

— Non, c’est impossible, je ne peux rien accepter de vous.

— Oh ! s’écria le jeune Anglais avec un accent de reproche et de chagrin, ceci est cruel : vous ne voulez rien pardonner ! Ma mère est morte pourtant, et ce n’était pas le moment de me rappeler le mal qu’elle vous a fait.

Je lui jurai que je pardonnais et que j’oubliais tout, mais que je voulais garder la situation que j’avais jugé à propos de me faire.

— Oui, je sais cela, reprit-il. Je sais tout ce qui vous concerne, et il y a bien peu de temps que je le sais ! Sans cela, vous auriez connu plus tôt mes sentiments. Je vous aurais écrit ; mais c’est depuis la mort de ma mère que pour la première fois j’ai entendu parler de vous d’une manière sérieuse, et mon premier soin a été de vouloir racheter Valangis que j’avais laissé vendre. Je suis venu ici pour cela, afin de pouvoir vous restituer l’héritage de notre grand’mère, car il est vôtre, avec ou sans preuve légale de votre naissance. Comme aîné de la famille, j’ai le droit de décider que je vous tiens pour ma sœur, que je ne vous contesterai jamais votre nom, et qu’il me suffît de l’attestation de ma grand’mère, de l’éducation qu’elle vous a donnée, des volontés qu’elle a laissées écrites, et de l’amour qu’elle vous portait pour être certain que tout cela vous était légitimement acquis. Ma mère a été trompée. Permettez-moi de ne pas l’accuser. Elle a cru devoir tout sacrifier à son ambition pour moi ; mais je n’ai pas d’ambition, et je suis riche au delà de mes besoins et de mes goûts. On a voulu m’élever dans des idées qui ne sont pas les miennes. Je suis peu soucieux des grandeurs et des titres. Je ne suis pas lord Woodcliffe, malgré les efforts de ma mère pour me rattacher à la famille de son premier mari ; je ne suis pas le marquis de Valangis, puisque mon père n’était pas titré ; je ne suis pas Anglais, puisque mon père et sa famille appartenaient à la France. Je veux me marier selon mon cœur, avec une jeune personne française que j’aime depuis longtemps… Ne souriez pas, Lucienne, j’ai vingt ans, et j’aime la gouvernante de mes sœurs depuis mon enfance. Elle a maintenant votre âge, je n’aimerai jamais une autre femme. À présent vous me connaissez. Ayez donc confiance en moi et ne détruisez pas le beau rêve qui m’amène ici.

Il m’était impossible de n’être pas vivement touchée des sentiments de mon frère. Il était charmant, il s’exprimait avec candeur, et il offrait l’assemblage séduisant d’une extrême distinction et d’une bonhomie parfaite. Mon cœur s’élançait maternellement vers lui, mais je m’étais dit tant de fois que j’étais peut-être la fille d’un bohémien ! Je me défendais donc de toute illusion, voyant bien qu’Édouard de Valangis s’abandonnait à un élan romanesque digne de son âge, sans en avoir plus long que moi sur mon compte.

J’allais, malgré ses instances, me décider à le quitter, en lui permettant toutefois de venir me voir aux Pommets, lorsque Jennie et Frumence parurent sur le haut du sentier.

— Voici ma famille, dis-je à Édouard. Je n’en ai pas d’autre, et c’est d’elle seule que je puis accepter mes moyens d’existence. Soyez bien sûr que mes droits à votre générosité ne seront jamais prouvés, et comprenez bien qu’il m’est impossible de recevoir vos dons sans abjurer mon indépendance et ma tranquillité dans l’avenir. Il se trouvera toujours dans le public et autour de vous des gens qui douteront de mon état civil et de la maturité de votre jugement dans la question. Je redeviendrai à leurs yeux une aventurière, après tous mes efforts pour conquérir la situation d’une personne digne et désintéressée. Cette réputation-là, mon cher enfant, vaut bien une seigneurie, et j’y tiens beaucoup plus qu’aux douceurs de la fortune, dont j’ai si bien appris à me passer. Laissez-moi donc vous donner gratuitement mon amitié, mes conseils si vous en avez jamais besoin, et ma reconnaissance, qui est acquise déjà à vos bonnes intentions.

— Vous ne voulez pas penser à une chose, Lucienne, reprit vivement Édouard : c’est que la position qui vous a été faite est une honte pour moi, et qu’il y va de mon honneur de tout réparer.

Cette réflexion m’ébranla, et, comme Frumence et Jennie étaient près de nous, j’offris de m’en rapporter à eux.

— En ce cas, ma cause est gagnée, répondit Édouard, car j’ai causé avec eux ; ils me connaissent maintenant et ils ont confiance en moi.

En effet, il les aborda comme des gens avec qui on est déjà très-lié et que l’on a quittés depuis une heure. Il les avait arrêtés au passage, il les avait gardés à Bellombre une partie de la journée pour leur donner des explications, et, sachant que j’allais au-devant d’eux, il les avait devancés pour venir à ma rencontre.

— Vous vous entendrez ce soir, dit Jennie en nous forçant à nous embrasser, Édouard et moi ; car nous allons tous retourner à Bellombre pour causer. Allez nous y attendre avec mon mari, monsieur Édouard : il faut que je me repose un peu ici avec Lucienne, j’ai à lui parler.

Les deux hommes s’éloignèrent, et Jennie me fit asseoir sur une roche auprès d’elle.

— Écoutez ! me dit-elle. Voilà que je sais bien des choses, car voilà deux ans et plus que M. Mac-Allan travaille à découvrir la vérité. Il la tient enfin, et il me l’a écrite aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai écouté sérieusement tout ce que m’a dit tantôt cet enfant d’Édouard qui est un digne enfant, je vous en réponds, mais qui ne peut et ne doit rien savoir…

— Voyons la lettre de Mac-Allan, Jennie, tu me tournes la tête avec tes préambules !

— Si je vous montrais sa lettre, vous ne pourriez pas la lire, il fait trop nuit ; mais je vous en dirai le contenu, et il y faut encore une préface, ne vous en déplaise. C’est bien grave, Lucienne, ce que j’ai à vous apprendre, et je me suis demandé cinquante fois aujourd’hui si je vous l’apprendrais. Frumence a décidé qu’il fallait vous éclairer. C’est un secret qui mourra entre nous trois et Mac-Allan, et il ne faut pas qu’un scrupule de conscience empêche votre existence entière. Une faute est une faute, il y en a que les enfants des coupables n’ont jamais le droit de juger et qu’ils ont peut-être le devoir d’expier ; mais c’est aussi le devoir des parents adoptifs d’empêcher l’expiation d’être éternelle, car ce serait injuste, et Dieu n’en demande pas tant.

— Je ne te comprends pas, Jennie, m’écriai-je, et tu m’effrayes ! Que parles-tu de faute et d’expiation ? Dois-je rougir de ma naissance ?

— On ne doit rougir, répondit-elle en prenant mes mains, que du tort qu’on s’est fait à soi-même, et une mère est toujours une mère.

— Je comprends ! La mienne…

— La vôtre était une douce femme, très-sincère, belle et bonne. Elle a eu un jour d’égarement, de surprise, de malheur. Elle a tout avoué à son mari, et le chagrin l’a tuée. Vous lui pardonnez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, Jennie ! Je l’aimerais quand même, si elle vivait, et je voudrais la consoler. Parle-moi d’elle.

— J’ai parlé.

— Mais qui était-elle ?

— La première femme du soi-disant marquis de Valangis.

— Ah ! ma grand’mère…

— N’était pas votre grand’mère par le fait ; mais, devant la loi, vous êtes quand même mademoiselle de Valangis, et il faut qu’Édouard se croie votre frère. Vous avez le droit de porter son nom.

— Mais ce sera au prix d’un mensonge !

— Vous devez le secret à votre mère. M. de Valangis l’a gardé, car son honneur aussi l’exigeait.

— Mais qui donc m’a enlevée ?

— Vous ne le devinez pas ?

— Non, dis-le donc ! C’était… ?

— C’était lui, le marquis, le mari offensé et vindicatif. Il voulait éloigner et faire disparaître un enfant qu’il savait n’être pas le sien. J’ignore comment il a connu Anseaume, mais on pense que votre nourrice s’est prêtée à l’enlèvement et qu’il y avait bien du remords dans sa folie. Anseaume a reçu de l’argent pour cela. Mac-Allan en a trouvé les preuves dans les papiers secrets de la famille. Il y a une lettre où ce malheureux en demande davantage pour passer en Amérique, disant que sa femme élève l’enfant, qu’elle ne saura jamais rien et qu’il a bien rempli sa mission. Voilà cette ténébreuse affaire ; mais nous ne pouvons nous servir des pièces, car le marquis y a joint la confession arrachée à votre mère : voilà pourquoi il n’a jamais voulu vous reconnaître ni revenir en France. Restez donc sous le coup du jugement qui vous prive d’état civil, mais acceptez de reprendre votre nom, puisque, pour son honneur, Édouard de Valangis, qui ne sait pas la vérité, vous supplie de le faire.

— Ah ! Jennie, voilà une triste histoire ! Pourquoi me l’as-tu racontée ?

— Pour que vous sachiez bien que, si Mac-Allan a été autrefois l’amant de lady Woodcliffe, cela ne vous regarde pas.

— Que m’importe le frivole Mac-Allan au milieu de pensées si graves et si noires ? C’est en apprenant ma disparition que ma pauvre mère est morte, n’est-ce pas ?

— Oui, et votre enlèvement vous prouve qu’elle n’avait pas attendu la mort pour se repentir et se confesser à son mari. Certes la manière dont il en a usé envers vous ne prouve pas qu’elle ait été récompensée de ses aveux ; mais le repentir y était, et une âme brisée retourne à Dieu après l’expiation. Aimez et respectez votre mère, Lucienne ; elle est au ciel quand même.

Cette admirable Jennie savait dire simplement les choses qui pénètrent l’âme et qui la relèvent. Je baisai ses mains.

— À présent, lui dis-je, il faut tout m’apprendre, j’y suis préparée. Qui était mon père ?

— Un Espagnol de grande naissance, très-beau, très-séduisant, très-magnifique. Voilà tout ce que l’on sait. M. Mac-Allan dit qu’il croit deviner, mais que, n’ayant pas de certitude absolue, il doit s’abstenir de le nommer. Ce personnage serait mort il y a longtemps, vous n’avez pas à vous en occuper l’esprit. À présent retournons à Bellombre, nous avons encore là quelque chose à vous dire.