Calmann Lévy (2p. 285-292).



LXXVIII


Plusieurs mois s’écoulèrent encore sans apporter de changement à ma situation d’esprit et de fortune. Je n’étais point à plaindre, nous vivions dignement, simplement. Nous amassions pour l’avenir, sou par sou pour ainsi dire, de quoi nous mettre à l’abri d’une maladie, d’un sinistre, d’un chômage quelconque. Jennie rêvait toujours de sortir un jour des Pommets pour me trouver un milieu plus civilisé et pour s’utiliser davantage ; mais l’abbé Costel se portait bien. Ce digne homme était si bon, si facile à vivre et si heureux de vivre avec nous autour de lui, qu’en somme nous n’aspirions qu’à le conserver longtemps.

Les pourparlers du docteur Reppe avec M. Barthez, chargé de la vente de Bellombre, n’aboutissaient pas. M. Barthez disait ne pouvoir prendre aucun parti avant que lady Woodcliffe eût convolé en troisièmes noces et assuré la pairie de son futur époux à son fils aîné. Telles étaient les instructions communiquées par Mac-Allan au nom de sa cliente.

Mac-Allan n’aimait donc pas lady Woodcliffe, et il n’y avait plus aucun lien entre eux, puisqu’elle contractait un nouveau mariage ? Ainsi parlait ingénument Jennie.

— C’est-à-dire, répondait Frumence, qu’il n’y a jamais eu entre eux aucun lien sérieux, puisqu’ils n’ont jamais songé à se marier ensemble.

J’écoutais leurs commentaires, et je n’y mêlais pas les miens. Je n’avais plus de ressentiment contre l’amant de lady Woodcliffe. Il avait accepté mon arrêt, il n’avait pas cherché à me tromper. Ce Lovelace qu’on disait si dangereux, si persévérant, si habile à persuader, avait été vaincu par ma droiture. Son silence était la seule réparation qu’il pût m’offrir, le seul hommage qu’il pût rendre à mon caractère, et c’était quelque chose à mes yeux que de l’avoir compris. Mac-Allan était donc, selon moi, un homme léger et non un misérable, car il eût pu entreprendre de me perdre, et il ne l’avait point osé ; de me compromettre, et il s’en était abstenu. J’avais cette consolation qu’au moins il n’avait pas cessé de voir en moi quelqu’un de plus sérieux que les objets de ses anciennes passions. Je voulais oublier tout le reste et je lui pardonnais, à la condition qu’il continuerait à être mort pour moi.

Il y avait des moments où je regrettais mes illusions, d’autres moments où, sans y trop songer, je pleurais à la dérobée, sans savoir pourquoi ; enfin des moments où mon cœur, mort dans ma poitrine, me paraissait aussi lourd à porter qu’une pierre. N’importe, je vivais, j’agissais, je souriais toujours, je travaillais sans relâche.

Un soir, Jennie, qui avait été à la ville, me dit en rentrant :

— Savez-vous un bruit qui court le pays ? Lady Woodcliffe serait morte avant le mariage projeté. Son fils ne serait donc ni duc, ni pair, ni Woodcliffe, ni lord, ni marquis. Il serait Edouard de Valangis, immensément riche, mais simple gentilhomme de Provence.

— Eh bien, Jennie, voilà de grands projets déjoués par l’événement, comme tous les projets de ce monde. On se donne beaucoup de peine, et on ne fait pas même un peu de mal. Cette pauvre femme s’est usée dans ses ambitions et dans ses aversions, et elle n’a pas seulement réussi à me rendre malheureuse. Que Dieu lui donne la paix ! elle doit en avoir besoin.

M. Barthez, qui s’était toujours montré parfait pour moi ainsi que sa femme, vint me voir quelques jours après et me confirma les nouvelles recueillies par Jennie. Ma belle-mère était morte, et son fils, récemment, émancipé, consentait à la vente de Bellombre.

— Ainsi, lui dis-je, Marius va l’acquérir ?

— J’en doute, reprit M. Barthez ; il y aura forte concurrence, et le père Reppe fouillera en vain son coffre-fort. Il n’a pas encore tué assez de malades pour enchérir sur la mise à prix qu’un de mes clients me charge d’établir.

— Quel est donc ce client, monsieur Barthez ?

— C’est quelqu’un qui n’aime pas madame Capeforte apparemment !

Je craignis d’avoir fait une question indiscrète à l’homme d’affaires, et je n’insistai pas.

Huit jours plus tard, Jennie et Frumence ayant été à Lavalette ensemble pour quelques emplettes de ménage, et l’heure à laquelle ils devaient rentrer approchant, je me hâtai de finir ma tâche afin d’aller au-devant d’eux, ainsi qu’ils me l’avaient fait promettre.

Il fallait passer par Bellombre, chose que je ne redoutais plus, l’idée de renoncement étant devenue pour moi affaire d’habitude. C’était une belle journée d’hiver ; on ne connaît guère que par ouï-dire la neige et la gelée dans notre climat. Le mois de décembre est encore chaud, et certaines soirées sont en cette saison plus douces que les jours d’été après l’orage. C’est l’époque du calme et du silence. La nature semble se recueillir avant d’entrer dans le sommeil et sourire encore un peu avant de suspendre l’effort de sa germination. Je marchais vite ; il faisait encore jour quand je passai la Dardenne, et je ne m’inquiétais pas de l’approche de la nuit dans une région où tous les paysans étaient mes amis dévoués.

Pourtant je fus un peu surprise et inquiète de l’attention que m’accorda un passant inconnu avec lequel je me croisai dans le sentier. Ce n’était pas un passant ordinaire, un meunier menant boire son mulet, ou un journalier rapportant ses outils sur l’épaule : c’était un jeune homme à cheval, en élégante tenue de campagne. Dès qu’il me vit, soit hasard, soit intention de me voir de plus près, il mit pied à terre, et son cheval le suivit. Au moment où nous nous croisions, il me salua après avoir ralenti le pas, mais sans trop me faire place sur le sentier, comme s’il eût eu l’intention de m’aborder. Je lui cédai donc le pas en continuant à marcher vite et en lui rendant légèrement son salut sans le regarder. J’entendis qu’il restait arrêté derrière moi, et je marchai plus vite encore jusqu’au cheval, qui s’était laissé distraire à brouter sans le suivre aussi consciencieusement que Zani me suivait autrefois, lorsque je lui mettais la bride sur le cou. Quelle fut ma surprise quand cet animal releva la tête, me regarda avec des yeux, expressifs, et vint à moi avec un léger hennissement de plaisir ! C’était Zani lui-même, Zani un peu bien vieux pour porter un si jeune cavalier, mais bien tenu, bien soigné, et couvert d’un joli filet contre les mouches, qui m’avait empêché de le reconnaître tout de suite.

Je ne pus me défendre de m’arrêter un instant pour le caresser et de me retourner pour regarder celui à qui il appartenait. Je vis le jeune homme revenir sur ses pas, et je me hâtai de passer outre ; mais Zani ne l’entendait pas ainsi : il me suivait, et je pensai que, si je me mettais à courir, il prendrait le trot ; je l’y avais si bien habitué ! J’aurais l’air de me faire poursuivre par ce garçon qui me paraissait plus jeune que moi de quelques années, et cette pruderie eût été ridicule. Je m’arrêtai pour qu’il pût rattraper Zani, qui commençait à gambader à mes côtés d’un air d’indépendance. Ce devint un air de révolte quand il sentit approcher son nouveau maître ; il bondit avec une vieille grâce encore agile, et fit une pointe dans la prairie, comme pour me débarrasser de toute responsabilité.

Je pensais qu’en effet le jeune homme allait courir après lui. Il n’en fit rien, et, m’abordant avec résolution :

— Mademoiselle de Valangis, me dit-il, vous avez bien voulu reconnaître votre cheval ; mais moi, vous ne me connaissez pas, et pourtant j’ai plus de droits que lui à votre affection. Ne me refusez donc pas de m’embrasser, car j’étais en route pour aller vous demander cette faveur.

Un si étrange discours me cloua sur place ; mais, comme il était contre toute vraisemblance que ce fût une déclaration d’amour, je fus plus surprise qu’effrayée. L’air ingénu et respectueux de l’enfant offrait un contraste risible avec l’audace de ses paroles. Sa jolie figure d’un ton éclatant, sa blonde chevelure, son accent anglais, sa taille élégante, son âge, sa présence avec Zani si près de Bellombre, ces droits qu’il réclamait à mon affection, ce baiser fraternel si naïvement demandé… Je me mis à trembler de tous mes membres. Vous êtes Édouard de Valangis ! m’écriai-je en anglais ; le fils aîné de lady Woodcliffe !

— Oui, répondit-il, je suis le fils de votre père, et je veux être un frère pour vous. Ne me dites pas non, Lucienne, vous me feriez un chagrin mortel !