Calmann Lévy (2p. 240-246).



LXXI


Je m’étais attendue à une grande émotion le jour où je reverrais mon pays après cette absence, la première de ma vie. J’en éprouvai fort peu, tant j’étais absorbée par ma blessure intérieure et par la stupeur de ma déception. Je dois dire que Frumence se refusa tout d’abord à croire que Mac-Allan fût coupable ; mais Jennie avait été si frappée du silence de John, et il y avait eu quelque chose de si frappant aussi dans celui qu’il avait gardé en nous accompagnant et en nous quittant, que Frumence fut ébranlé. N’importe, il voulait avoir une explication avec John ou avec Mac-Allan. Je m’y opposai si énergiquement et Jennie l’y encouragea si peu, qu’il resta en proie à une grande indécision.

Après une nuit d’accablement, je me levai de bonne heure et je marchai seule, au hasard, dans la montagne. J’allai jusqu’auprès du régas de Dardenne sans savoir où j’étais. Quand je me reconnus au rude sentier à pic qu’il faut gravir, je m’enfonçai avec plaisir dans cette austère solitude, et, parvenue à la bouche béante de l’abîme, je me demandai si je ne ferais pas un acte de raison et de vertu en m’y ensevelissant pour jamais. Je n’avais plus rien dans l’avenir qui me fit désirer de vivre, et je n’étais retenue dans ce monde que par deux excellents amis, Frumence et Jennie, dont j’étais certes le tourment et le fléau. N’étais-je pas l’obstacle à leur union ? Jennie n’allait-elle pas reprendre, maintenant que j’étais ruinée et trahie, le projet de me faire aimer de son fiancé ? Oui, certes, son aveugle dévouement me l’avait fait de nouveau pressentir. En voyage, elle ne m’avait parlé que de lui. Elle n’avait pas voulu voir que j’aimais passionnément Mac-Allan depuis le jour où j’avais sujet de le haïr et de le mépriser. De ce que j’avais l’extérieur stoïque, elle concluait que je ne souffrais pas et que j’allais revenir à l’idéal de vertu sans ombre et de pureté sans tache que Frumence représentait à ses yeux.

Ainsi, je redevenais le malheur de cet homme en qui je ne pouvais placer mon bonheur, et peut-être, à l’heure qu’il était, Jennie s’occupait déjà de l’émouvoir et de le persuader pour qu’il réalisât son rêve. Et cela, au moment où l’idée de ce rêve m’était insupportable et où la figure sereine de Frumence, comparée à la mobile et vivante physionomie de Mac-Allan, me devenait presque antipathique.

Tout était confus, brisé, tordu, inextricable dans ma destinée et dans mon âme. Si Mac-Allan me fût apparu en cet instant, je me serais jetée dans le précipice plutôt que de l’écouter ; et, à chaque mouvement des branches autour de moi, je tressaillais d’une joie terrible, car j’aurais donné tout le reste de mes jours pour qu’il me fût possible de croire en lui une heure encore.

Il y eut dans les arbres un bruit régulier comme des pas qui s’approchaient. Je me levai pour fuir. Je retombai suffoquée par les battements de mon cœur. Un instant après, je vis que c’était une martre qui rongeait et creusait une souche. Ma peur se dissipa et fit place à un regret désespéré.

Je voulus épuiser en un jour le calice de ma douleur et revoir Bellombre pour la dernière fois ; car j’étais bien résolue à quitter le pays, quoi qu’il pût arriver. Je descendis la Dardenne en marchant sur les blancs escaliers de son lit desséché, parmi les lauriers-roses. Les moissons étaient enlevées, les olives cueillies, la verdure jaunie ; le pays, le cher pays me parut affreux, morne, incolore, misérable. Je m’arrêtai devant ma triste maison fermée. Je vis Michel qui soutenait avec des fils de fer les roses du berceau. Il ne m’aperçut pas, je n’eus pas le courage de lui parler. Je m’assis un instant dans la poussière du chemin, où, du haut de la terrasse, le pittospore jetait un peu d’ombre. Je vis de loin les meuniers occupés à leurs travaux, comme si rien n’eût été changé autour d’eux. Ils ne pensaient certainement pas à moi. J’évitai leur rencontre. Je me glissai à la Salle verte. L’herbe avait déjà envahi le petit sentier qui y conduisait, personne n’y allait plus. J’y fis machinalement un bouquet, puis je le mis tremper dans un peu d’eau qui frissonnait sur les pierres, et je l’y laissai. J’étais maudite ; pourquoi emporter ces pauvres fleurs ?

Je rentrai brisée sans avoir dit un mot à personne. Je rencontrai quelques paysans qui ne me reconnurent pas sous mon voile, ou qui hésitèrent un instant et me prirent pour une étrangère en ne recevant pas le bonjour accoutumé.

Je trouvai Jennie inquiète de moi. Elle avait envoyé Frumence à ma recherche. Leur sollicitude me donna de l’humeur, je me plaignis d’être un sujet de tourment et de ne pouvoir souffrir en paix. Jennie eut des larmes dans les yeux ; moi, j’en avais le cœur plein, et je la trouvai faible de ne pas me cacher les siennes.

J’essayai de causer avec l’abbé Costel. Il me fit des questions et des réflexions si naïves sur l’état de mon esprit, que je m’imaginai causer avec un enfant de cinq ans. Il me félicita d’avoir deviné à temps la perfidie, et m’engagea à habiter les Pommets, où l’étude du grec me consolerait de tout. Je le quittai pour aller voir la tombe de ma grand’mère. Mon cœur ne put s’y détendre. Je remarquai une tombe toute fraîche à côté de la sienne, et je regardai le nom écrit en blanc sur la petite croix de bois noir. C’était la vieille Jacinthe enterrée là depuis huit jours. Cette chose imprévue fit enfin couler mes larmes.

— Et pourquoi attacher tant d’importance au fait de la vie ? me disais-je. Cela passe si vite et laisse si peu de trace ! Michel adorait sa vieille mère et se préoccupait d’elle le jour et la nuit. Pourtant je viens de le voir taillant des branches et attachant des roses avec autant de soin et d’amour que s’il ne l’avait pas enterrée la semaine dernière. J’ai vu sa figure, elle était douce et calme comme auparavant. Il semble que le suprême repos dont jouit maintenant cette pauvre femme soit pour son fils la récompense d’une vie de travail et de dévouement. Et moi, ne suis-je pas déjà morte et ensevelie pour tous ceux qui m’ont aimée ? Mon enfance a été comme arrosée à toute heure par des sourires de bienveillance et des regards de protection. Je croissais comme une plante bénie sur laquelle se concentraient toutes les espérances de la famille. Le pittospore et les roses de notre jardin n’ont-ils pas été aussi l’objet de soins assidus, et n’ont-ils pas fait l’orgueil et l’éclat de la maison ? Qu’un coup de vent les dessèche, on plantera d’autres arbres et d’autres fleurs à la place qu’ils occupaient. Vienne un autre maître, avec d’autres enfants : qui se souviendra de Marius et de moi à Bellombre ?

La soif de mourir s’empara de moi, ardente et sombre, sur ces tombes paisibles. Je remarquai sur celle de Jacinthe des plantes qui ne croissaient que dans notre jardin, et que Michel avait dû apporter là. Il n’avait donc pas oublié ? Il en avait mis aussi sur celle de ma grand’mère : c’était un dernier hommage, un tendre souvenir. J’enviai le sort des êtres disparus que l’on peut honorer et satisfaire dans leur mystérieuse autre vie avec des attentions si naïves et des soins si faciles, et je m’écriai :

— Heureux les morts, car ils ne gênent plus les vivants !

Frumence rentra et vint me chercher là après m’avoir cherchée dans tous les environs une partie de la journée. Je l’en grondai au lieu de l’en remercier, et je lui laissai voir l’amertume et le découragement dont mon âme était remplie. Il voulut me réconcilier avec l’existence en me parlant encore des joies du devoir accompli. Sa vertu m’irrita ; je lui répondis qu’il était facile d’être fort quand on était froid, et de ne pas regretter le bonheur quand on n’en avait jamais eu la notion. Il soupira, et ses yeux se portèrent à la dérobée vers Jennie, qui venait m’appeler pour dîner. J’étais injuste et cruelle, et je me disais qu’il fallait mourir pour ne pas devenir odieuse.