Calmann Lévy (2p. 218-223).



LXVIII


Je ne savais que répondre aux arguments serrés de Jennie, et, comme elle me fit un grand éloge de John, j’arrivai à croire que ma sage et tranquille amie avait subi une sorte de fascination plus impérieuse que la longue affection de Frumence. John n’était plus jeune, et il n’avait jamais été joli garçon, je présume ; mais il avait de la physionomie, des recherches, de la distinction et un certain esprit. Il avait beaucoup vu, et Mac-Allan s’était donné la peine de lui beaucoup expliquer. On peut dire qu’à beaucoup d’égards, il était une sorte de reflet de son maître, et, puisque le maître me paraissait charmant, pourquoi Jennie ne trouverait-elle pas charmant l’honorable serviteur ?

Quand je fus seule un instant et livrée à mes réflexions sur cette étrange aventure, je vis clair dans l’ingénieux sacrifice de Jennie. Persuadée que j’aimais Frumence, elle avait travaillé depuis trois mois dans ses lettres à le détacher d’elle entièrement. C’était le premier acte de son œuvre. Le second, elle venait de le jouer avec moi. Il s’agissait de me faire croire qu’elle eût pu, qu’elle pouvait peut-être en aimer un autre. Le troisième acte serait, à coup sûr, de chercher à rendre Frumence amoureux de moi.

Sublime femme ! sa tendresse pour moi la rendait folle ; car, pour devenir diplomate, il fallait bien qu’elle fût hors d’elle-même et comme enivrée de la joie de son sacrifice. Cette fois, je ne me fâchai point contre elle. Je fus attendrie, et je pleurai, la tête dans mes mains. Il faisait, je m’en souviens, une nuit sombre et douce. Il avait plu, le ciel était bas et couvert d’un voile gris sur lequel couraient des nuées plus sombres, indécises, sans forme appréciable. Tout était muet et comme perdu dans le vague mystère de cette soirée sans crépuscule. On était pourtant au 24 juin, et, s’il n’eût fait chaud, on se serait cru à la fin d’octobre. Les torrents gonflés parlaient seuls au loin. Le village était déjà profondément endormi, et les fraîches senteurs des plantes, les parfums de la mousse et des feuilles mouillées s’exhalaient par ondes, portées par des brises insensibles. Mes nerfs, longtemps irrités, étaient complètement détendus. Je me sentais vivre sous l’influence d’un climat nouveau. Ce n’était plus la Provence âpre ou énervante, c’était un pays de végétation propre au recueillement de l’âme et à l’assouplissement des organes. Je me trouvais bien, sage, reposée, lucide.

Calmée et vaincue par la générosité de Jennie, je reconnus tout à coup que je n’avais aucun désir vrai d’en profiter. Je n’étais plus une petite fille complètement ignorante des conséquences de l’amour et des fins de l’hyménée. J’avais trop lu l’histoire et trop étudié la nature pour ne pas me rendre compte des mystères que l’imagination couvre souvent de voiles si trompeurs. En songeant à ce que pourrait être mon union avec un homme aussi raisonneur et aussi réfléchi que moi-même, — et Frumence était cet homme-là, — je me pris à sourire. Je reconnus que le trouble divin ne pourrait jamais s’emparer de deux êtres qui avaient tant analysé la vie, le cœur humain, la philosophie et la morale ensemble. En supposant que Frumence pût oublier Jennie, ou qu’il ne l’eût jamais aimée, il était encore impossible qu’il eût pour moi le sentiment spontané que j’éprouvais le besoin de connaître et d’inspirer. Il me connaissait trop, lui, il m’avait trop enseignée, raillée, redressée, critiquée et reprise comme son écolière, pour faire de moi une idole à un moment donné. Et moi, je me l’avouais désormais bien franchement à moi-même, je voulais être l’idole de quelqu’un, ne fût-ce qu’un jour en ma vie. J’en avais le droit, puisque je me sentais capable d’éprouver l’adoration dont je serais l’objet. L’amour m’apparut enfin, splendide et riant, et l’austérité sublime de Frumence, qui se résignait à perdre Jennie en disant que le devoir accompli était la plus douce des joies, me fit si grand’peur, que je courus retrouver Jennie pour la supplier à genoux et à mains jointes de m’en préserver.

— Abandonne ton projet, lui dis-je, il est insensé, déplaisant, antihumain. Je n’aime pas Frumence. Il a été pour moi une espèce de maladie de l’imagination. Oui, tu avais deviné, mais mal compris et mal interprété. J’avais besoin d’aimer, et il était le seul homme de mérite que j’eusse jamais connu : nécessairement c’est lui dont l’image m’obsédait ; mais crois bien qu’elle me causait plus de peur que d’ivresse, et, à présent que je me connais mieux, je frémis à l’idée d’un pareil amour comme à celle d’un inceste. J’aime Frumence comme mon père, mais pour lui mes sens seraient de glace. Oui, laisse-moi tout dire ! Nous voici dans la crise de mon entier développement, et il ne faut plus t’effrayer si je te parle comme une femme à une femme. Ton enfant est devenue ta fille, elle ne veut plus avoir de secrets pour loi, du moment qu’elle n’en a plus pour elle-même. Je comprends à présent tout ce que tu craignais de m’expliquer. Je me connais et je me gouverne, parce qu’en même temps que je me sens vivre, je sais pourquoi je vis. Tu avais raison, Jennie, il faut aimer : donc, je veux aimer. Mais je ne saurai pas donner mon âme à demi : je veux adorer. Je n’adorerai jamais Frumence ! je le respecte trop et je le craindrais. Je serais devant lui comme devant un beau livre qu’il s’agit de traduire sans contre-sens, et sur lequel on ne tarde pas à s’endormir quand on est jeune, que le soleil vous appelle en pleins champs, et qu’on est enfermé avec une tâche trop sérieuse. Frumence et toi, qui ne riez jamais et qui avez franchi toutes les montagnes de la fatigue, toutes les profondeurs de la souffrance, vous serez bien ensemble, à l’état de dieux vainqueurs des monstres. Je ne plaisante pas, Jennie : il n’y a rien pour moi au-dessus de vous deux ; mais il y a en dehors de vous quelque chose de terrible et d’enivrant que vous ne pouvez pas plus l’un que l’autre me donner. Arrière ton beau Frumence ! il est trop beau pour moi. Je veux un cœur plus jeune, fût-il dans la poitrine d’un homme de quarante ans. Que Mac-Allan vienne et qu’il me dise encore que je suis belle, qu’il me trouve parfaite, qu’il me veut ruinée, bannie, sans nom, qu’il n’a jamais aimé, que je suis la première émotion de sa vie : je sais fort bien que tout cela sera absurde et absolument faux ; mais qu’il le dise naïvement, qu’il se le persuade ; qu’il le jure de bonne foi, et je le croirai, et je serai heureuse de le croire ! Voilà l’amour, Jennie ; il n’y en a pas d’autre. C’est une chimère, si tu veux, c’est une folie, dirait Frumence. Assez de raison comme cela ! assez de rectitude d’idées, assez de déductions, assez d’analyses, assez de distinctions logiques, assez de philosophie transcendante, j’en suis lasse ! Je veux connaître cette délirante chimère et plonger dans cette immense folie. Laisse-moi aimer comme je l’entends, Jennie, et ne me parle jamais de Frumence ; il me tuerait ou il m’exaspérerait. J’en viendrais vite à le haïr ou à le railler, ce qui serait pire. J’ai en lui le meilleur des amis ; ne me l’ôte pas pour me donner un mari odieux !