Calmann Lévy (2p. 184-193).



LXIV


Quand Mac-Allan revint nous voir et que je me plaignis à lui de la résistance de Jennie, bien loin de me soutenir, il me contraria vivement en me donnant tort.

— Je vous ai laissée faire des rêves d’enfant, me dit-il ; mais il faut donner au traité un commencement d’exécution, sans quoi il est nul, et, en voyant que vous le considérez comme tel, on commence les poursuites, lesquelles poursuites commencées s’arrêteront quand il plaira à Dieu ; donc, l’effort que vous avez fait ne sert à rien, si vous ne faites les choses qu’à demi.

— Et combien de temps me faudra-t-il rester sous le poids d’une honte que j’espérais secouer dès le lendemain ?

— Il faudra le temps nécessaire pour que lady Woodcliffe, mise en pleine possession de vos droits, n’ait plus rien à craindre de vous.

— Combien ?

— Je ne sais pas, six mois tout au plus. J’agirai avec Barthez le plus vite possible.

— Et, pendant six mois, je voyagerai avec l’argent de lady Woodcliffe ?

— Barthez le touchera en votre nom, et vous serez libre de ne pas vous en servir. Il vous sera bien acquis, puisque vous serez absente ; mais, pour contenter votre fierté, convenons qu’aussitôt rentrée en France vous restituerez les sommes versées par votre ennemie, capital et intérêts.

— Il faut absolument que tout soit réglé ainsi, pour que Jennie ne soit jamais inquiétée ?

— Il le faut absolument.

— Le sacrifice est plus grand que je ne pensais.

— Oui : c’est six mois d’humiliation au lieu de huit jours ; mais Jennie a mis vingt ans de sa vie et le péril de sa vie entière à votre service. Vous êtes encore loin de compte avec elle.

— Pardonnez-moi ma lâcheté, Mac-Allan, et laissez-moi vous remercier des forces que vous me donnez ; mais comment vais-je vivre à l’étranger sans toucher pour mon compte à l’odieux argent anglais de lady Woodcliffe ?

— N’avez-vous rien ?

— J’ai, tous comptes faits et toutes dépenses soldées pour la sépulture de ma grand’mère et ses dernières aumônes que je ne veux laisser payer à personne autre que moi, une vingtaine de francs.

— Je vous aime ainsi, Lucienne, et vous voilà telle que je vous rêvais.

— Et telle que je ne puis vous appartenir, Mac-Allan, car je n’en suis pas venue et n’en viendrai peut-être pas à ce point où la passion fait taire l’orgueil.

— Je le sais bien, inutile de me le rappeler ; mais pousserez-vous l’orgueil jusqu’à refuser les modestes avances d’un odieux ami anglais qui, par hasard, se trouve un peu plus riche que vos autres amis et ne saurait s’apercevoir d’une pareille dette ?

— Cette dette serait sacrée et ne m’humilierait pas ; mais il n’en faudra pas moins, pour qu’elle reste sacrée, que je me voie en mesure de l’acquitter. Avec quoi ? Jennie a quelques milliers de francs qu’elle prétend me garder, et auxquels, moi, je ne veux jamais toucher ; c’est tout l’avenir de Frumence et le sien. Croyez-vous que j’irai me promener en Italie ou en Suisse avec leurs économies ?

— Vous ne vous promènerez ni en Italie, ni en Suisse. Vous choisirez une retraite que je puis vous offrir : une maisonnette très-humble, une sorte de chaumière propre, à Sospello, dans un lieu splendide, au flanc des Alpes, à peu de distance de Nice et presque à la frontière de France. Je me sépare de John et je lui ai donné cette maisonnette qu’il compte habiter tout en louant les meilleures chambres. Vous les lui louerez, c’est une misère. John, pour une très-modeste rétribution, vous servira de fournisseur, de cuisinier, de commissionnaire, de guide au besoin, car il connaît les Alpes comme vous connaissez les baous de Provence ; tout cela, dans les conditions d’un strict bien-être, vous coûtera deux cents francs par mois tout compris, et vous ne serez pas sans protecteur, car John est le plus honnête, le plus brave et le meilleur des hommes.

— Fort bien ; mais c’est deux cents francs de trop, si je ne puis les rendre à Jennie ou à vous. Ne pourriez-vous me trouver quelque travail qui me mît à même de m’acquitter ?

— Certainement. Je me fais fort de vous trouver des traductions. Instruite ; et sachant les langues comme vous les savez, vous pouvez bien compter que je suis à même de répondre de vous à un éditeur. Partez tranquille. Je jure sur l’honneur que je vous mettrai avant peu à même de vous acquitter.

— Merci, Mac-Allan ; mais tout ce que vous me dites est-il vrai ? N’est-ce pas chez vous que vous m’envoyez, et la pension que je compte vous payer ne sera-t-elle pas fictive ?

— Si je donne ma maisonnette à mon valet de chambre pour payer ses bons services, ce n’est à coup sûr pas avec l’intention de la lui reprendre. Donc, payant un loyer, vous serez chez vous, et, gagnant de quoi le payer, vous ne serez à la charge de personne.

— Mais s’il vous plaît de venir demeurer là ?…

— S’il vous plaît à vous de ne me revoir jamais, votre volonté sera faite. Doutez-vous de ma parole ?

Je n’en devais pas douter. Je rendis Jennie bien heureuse en lui faisant part de mes nouveaux projets et en n’exigeant plus qu’elle se séparât de moi pour se marier. Elle me répéta que nous nous marierions le même jour, ou qu’elle ne se marierait jamais.

J’avais promis à M. et à madame Barthez d’aller leur faire mes adieux, ainsi qu’aux autres personnes que je connaissais à Toulon et aux environs ; mais, comme je devais me montrer très-affligée ou très-émue de leur faire d’éternels adieux, je craignis de mal jouer mon rôle. Il me répugnait de les tromper. Je préférai leur écrire que je ne me sentais pas le droit de les attrister de mon départ, et que, ayant une occasion pour aller par terre en Italie avec un compagnon de voyage, je devais me hâter d’en profiter. Ce compagnon fut John, qui, se conformant à mon désir d’aller à petites journées, me procura à Toulon un voiturin.

J’ignorais où il plairait à Mac-Allan de porter ses pas quand j’aurais quitté la Provence, et je n’osais guère le lui demander, craignant de paraître désirer qu’il ne s’éloignât pas encore trop de moi. Je m’étais habituée pourtant à sentir sa protection nécessaire, et je fus aise quand de lui-même il m’apprit qu’il comptait rester quelque temps en France.

— Il est possible, ajouta-t-il, que je ne quitte pas la Provence avant que vous y reveniez. Votre soumission aura, j’imagine, désarmé lady Woodcliffe, et peut-être jugera-t-elle à propos de me rendre sa confiance. Dans ce cas-là, je résisterai à l’envie que j’ai de la refuser, et je prendrai les dispositions nécessaires pour la mettre en possession de Bellombre. Dans tous les cas, soit qu’on me charge de ce soin, soit qu’on me propose un autre mandataire, je crois devoir m’y installer jusqu’à nouvel ordre ; après quoi, je voyagerai un peu, pour mon plaisir et mon instruction, dans l’intérieur du pays. On m’a parlé de choses intéressantes et belles que je veux voir, la vallée de Pierrefeu, la Chartreuse de Montrieux, la pointe de Bruse, Sixfours, je ne sais quoi encore. Vous pourrez donc, pendant quelque temps, me donner vos ordres et recevoir les communications que j’aurai à vous faire de la part des éditeurs pour vos traductions.

J’obtins de Mac-Allan qu’il viendrait habiter Bellombre dès le jour de mon départ. Il me semblait que je quitterais ma pauvre maison avec moins de déchirement, si je la laissais, ne fût-ce que pour quelques jours, sous la garde d’un ami.

Il vint avec Frumence, dès cinq heures du matin, pour recevoir mes dernières instructions et nous mettre en voiture. Il me paraissait ridicule d’emporter ma grande caisse d’herbiers et de livres, et je voulais la laisser en dépôt à Frumence. Je ne me souciais plus de rien : mais Mac-Allan assura que je m’enflammerais de nouveau pour la botanique dès que j’aurais mis le pied sur les Alpes, et, avec l’aide de John, il ficela lui-même de ses mains délicates mon bagage complet sur la voiture. Il donna des instructions détaillées à John, comme s’il eût embarqué et confié sa propre fille aux soins d’un bon pilote. Jennie, très-affairée, empaquetait nos petites provisions de bouche pour la première halte que nous voulions faire sous l’ombrage de quelque forêt. Elle cachait si bien son émotion, qu’elle paraissait tranquille. Je ne voulus pas être plus faible qu’elle. Je dis sans sourciller adieu à Frumence, à Michel, à la vieille Jacinthe et à nos bons meuniers. Je n’eus envie de pleurer qu’en serrant les mains de Mac-Allan, comme si, n’ayant pas à lui donner l’exemple du courage, je m’abandonnais à la pitié pour moi-même que sa figure sympathique et tendre m’exprimait sans réserve et sans combat.

Il ne me demanda pas quand il me reverrait, et je ne pouvais prendre sur moi de reconnaître son exquise discrétion en l’engageant à venir me voir quand il serait libre. Frumence, surpris de mon silence, me regarda avec inquiétude. J’avais tellement peur que Frumence ne fût initié aux doutes que Jennie semblait avoir conçus sur mes secrets sentiments, que je me décidai à dire à Mac-Allan :

— Écrivez-moi, je vous répondrai.

C’était bien vague ; il s’en montra reconnaissant et me demanda la permission de m’accompagner à cheval dans la traverse, jusqu’au point où le voiturin rejoindrait la grande route. Je l’y autorisai, toujours pour détromper Frumence.

Quant à lui, le pauvre Frumence, il ne demanda pas la même permission à Jennie. Ils se dirent à peine quelques mots, et l’étreinte de leurs mains fut muette et rapide. Je crus surprendre là plus de passion et de douleur, chez Frumence du moins, que dans les attentions et l’escorte officieuse de Mac-Allan. Que pouvait-on deviner ou surprendre chez Jennie ? C’était le marteau de forge qui toujours travaille à battre le fer, et, vaillante machine qu’il est, le tort et le façonne sans se lasser. Ainsi passaient, sous l’effort pour ainsi dire aveugle de son incessante activité, les phases toujours rompues et toujours ressaisies de sa rude et laborieuse destinée.

Un chemin étroit et pittoresque qui se glisse et se cache au fond du ravin formé par les montagnes du Pharon et du Coudon nous conduisit à la route de Nice, un peu au-dessus du village de Lavalette. Là, Mac-Allan mit pied à terre, et, amenant la tête de Zani à la portière de la voiture :

— Voulez-vous dire adieu à votre cheval ? me dit-il.

Je donnai un baiser au front de Zani.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas emmené, puisque vous l’aimez ? me dit Mac-Allan. Il est à vous. C’est un don particulier et personnel de votre grand’mère, et nul n’aurait songé à vous le réclamer. Il est à vous comme votre chapeau et vos souliers.

— C’est possible ; mais que ferais-je à présent d’un cheval de selle ?

— Voulez-vous me le vendre ?

— Oui, à condition que vous en remettrez le prix à lady Woodcliffe. Je ne veux rien devoir à sa tolérance.

— Soit ! Alors, mettez à son front cette branche d’olivier sauvage que vous tenez, pour montrer qu’il est vendu et qu’il m’appartient.

— Monsieur Mac-Allan, lui dis-je, venez que je vous dise adieu, à vous ! Vous êtes le meilleur des hommes et le plus aimable. Gardez ma branche d’olivier et portez-la sur la tombe de ma grand’mère. Quand vous m’écrirez, envoyez-moi des feuilles de son arbre favori. Quand vous descendrez à la Salle verte, pensez à moi, et, quand vous penserez à moi, dites-vous que vous m’avez fait tout le bien qu’il vous était possible de me faire.

Je lui tendis la main, qu’il reçut dans sa main gantée et qu’il secoua, comme il eût fait de celle d’un garçon, au lieu de la baiser tendrement, comme lorsque nous étions seuls. En présence de John, il redevenait Anglais de toutes pièces.

La voiture repartit, et je me mis au fond, avec mon voile sur ma figure, pour cacher à Jennie que je pleurais amèrement.