Calmann Lévy (2p. 164-171).



LXI


Au même moment, je vis Mac-Allan devant moi. Il revenait de Toulon, il avait reconduit Zani chez nous ; Jennie lui avait dit de quel côté j’avais dirigé ma promenade, et il venait me rendre compte de sa course. Ce ne fut pas long. M. Barthez applaudissait à ma résignation : il ignorait, bien entendu, qu’après avoir assuré mon avenir matériel, je fusse résolu à le briser. Il m’attendait le lendemain, et tout serait réglé selon mes désirs.

— Mais qu’est-ce donc ? ajouta Mac-Allan. Vous avez pleuré, Lucienne, vous pleurez encore ! Regrettez-vous ce que vous avez décidé ? Il est encore temps ! personne n’a faibli autour de vous, et, si vous voulez la guerre, me voilà prêt à la faire avec vous. Ne savez-vous pas que je suis désormais votre homme lige, à la vie et à la mort ?

— Non, je ne regrette rien et je ne faiblis pas plus que mes amis ; mais je veux savoir s’il est vrai que vous m’aimiez autant que vous le dites. Est-ce que vous avez le désir de m’épouser, Mac-Allan ? Parlez, il est temps que je le sache.

Mac-Allan fut tellement surpris de me voir prendre l’initiative, qu’il demeura muet. Évidemment il s’attendait de la part d’une demoiselle française à plus de détours et d’hésitation ; mais tout à coup il me devina et répondit avec vivacité :

— Si vous me demandez cela, Lucienne, c’est que vous allez me refuser. Oui, je le vois, vous êtes fière et vous ne voulez pas me devoir tout. Vous craignez un coup de tête de ma part, ou bien je vous déplais… Vous ne me connaissez pas assez. Au nom du ciel, ne me dites rien. Prenez le temps de m’éprouver, de me comparer avec votre idéal : je ne le réaliserai pas, mais je vous le ferai peut-être oublier en vous en offrant un autre qui, dans une moindre région, vous paraîtra avoir quelque prix. Que sais-je ? j’ai confiance en moi ; mais je ne peux pas exiger que vous ayez la foi. Je ne vous en veux pas, Lucienne, bien que vous me fassiez grand mal. Allons, je saurai souffrir encore. Taisez-vous, et laissez-moi me taire. Rentrons, je ne veux pas savoir que vous ne m’aimez pas.

Nous reprîmes en silence le chemin du manoir. J’étais abattue et sombre. Mac-Allan m’impatienta par l’espèce d’obstination qu’il mit à tenir mon bras serré contre sa poitrine, comme s’il eût pris possession de ma volonté malgré moi.

— Écoutez, lui dis-je en retirant mon bras avec force, je veux que vous sachiez la vérité. Pour que je vous épouse dans la situation où je me place, il faut que je vous aime avec passion, ou que je rougisse de moi-même.

— Je le sais, répondit-il. Il faudra donc que je vous inspire cette passion. Si j’échoue, ce sera ma faute, et je ne m’en prendrai qu’à moi. Je suis averti. J’entame une lutte bien autrement terrible que celle dont on m’avait chargé contre vous, et j’y suis pour mon compte. J’y joue mon bonheur et ma vie ; oui, je sais tout cela. Il faut que je vous fasse accepter mon nom et ma fortune, à vous qui sacrifiez votre nom plutôt que d’accepter la fortune de l’ennemi. Je ne suis pas l’ennemi, moi ; mais il faut que je sois l’homme aimé, et j’ai quarante ans, je suis Anglais, et je suis avocat, trois choses qui ne vous vont guère et dont il faut que je me corrige. Personne ne s’avisera de trouver que ce soit facile : vous me devez donc un peu de temps et de patience.

— Vous avez de l’esprit ! lui dis-je sèchement.

— Oui, j’en ai trop, et vous détestez l’esprit. J’oubliais encore cela dans le chapitre de mes difformités. Qu’y a-t-il encore ? Dites-le pendant que vous y êtes.

— Il ne peut y avoir rien de pire que de savoir plaisanter devant mes angoisses.

Mac-Allan eut, je crois, envie de me battre ; j’étais d’humeur à le lui rendre : il s’en dispensa.

Il me fit comprendre que lui aussi avait de l’amertume dans le cœur et que sa plaisanterie cachait une souffrance ; mais il ne voulut pas renoncer à l’espoir, et je fus humiliée de le voir si sûr de me vaincre. La délicatesse de ses expressions cachait une véritable et légitime puissance, ou bien une fatuité inexpugnable. Pouvais-je savoir laquelle des deux ? Mécontente de moi-même, humiliée de ma propre faiblesse, j’exigeais qu’il fût sublime d’expansion, et j’attendais ma guérison de quelque faculté miraculeuse que je lui imposais. Je ne l’aidais pas, je travaillais au contraire à le décourager, et je trouvais irritant que, devant mes rudesses, il ne fût pas assez en colère contre moi pour m’effrayer ou assez désespéré pour m’attendrir.

Si je l’eusse aimé, je n’aurais pas eu ces folles exigences. Un mot de lui m’eût mise de niveau avec le degré de son émotion. Tout de lui m’eût semblé la véritable et la seule expression de l’amour, et, comme au temps où Frumence évitait mes questions importunes, je me serais aisément persuadée qu’une prudente résistance était la marque d’une grande passion. Je n’aimais donc pas Mac-Allan !

Je lui en voulus encore de savoir jouer la comédie devant Jenny. Il fallait bien qu’elle crût à notre prochain mariage pour accepter ma défection. Mac-Allan affecta une confiance qu’il n’éprouvait pas à ce point, mais qui me parut impertinente.

Le lendemain, j’accomplis mon sacrifice. Je m’humiliai devant ceux qui, l’avant-veille, avaient applaudi à ma fermeté. Je me rétractai, je donnai ma démission de membre de la société humaine. Je signai sans hésiter l’odieux contrat en présence de mes conseils, de Jennie tremblante, de Frumence abattu, de M. Barthez mélancolique, de Malaval incertain et de Marius stupéfait. L’envoi fut mis à la poste séance tenante. J’éprouvais une joie amère.

Consummatum est, dis-je en souriant. Je suis désormais mademoiselle Lucienne tout court, et, comme il est possible qu’on me conteste aussi mon nom de baptême, je vous prie, mes amis, de m’en donner un qui ne soit pas trop vulgaire.

— M. Marius de Valangis, dit Mac-Allan avec malice, n’est-il pas toujours disposé à vous en offrir un qui ne changera rien au passé ?

— Après vous, peut-être ? répondit sèchement Marius.

Mac-Allan avait provoqué cette impertinence pour avoir le droit de proclamer ses intentions.

— Je serais bien heureux, dit-il à haute voix et en regardant M. Barthez, que mademoiselle Lucienne l’entendît ainsi. Il ne tiendrait qu’à elle de ne pas rester longtemps sans appui et sans nom.

— Vrai ? s’écria le bon M. Barthez en lui saisissant les deux mains. Ah ! vous êtes un digne homme !… Eh bien, Lucienne, ma chère enfant ?

— J’ai promis d’y réfléchir, répondis-je.

— Ainsi, dit Marius, pâle de colère et les dents serrées, nos fiançailles ne comptent pas ?

— Marius, répondis-je, vous vous êtes fiancé à mademoiselle de Valangis ; elle est morte, et vous êtes veuf.

— C’est juste, reprit Barthez avec douceur. Mon cher Marius, il eût fallu insister alors que Lucienne de Valangis existait encore.

— J’aurais eu grand tort, vous le voyez, dit Marius. Lucienne avait dès lors l’espoir d’un plus riche mariage. Elle a le rôle le plus sage ; mais, tout éconduit que je suis, je préfère le mien.

— Je te le laisse de bon cœur, lui répondis-je. — Pardon ! j’oublie que je ne suis plus votre cousine ; mais, comme il n’y a plus entre nous de porte ouverte au retour, je dois à la vérité de déclarer que je ne connais pas encore assez M. Mac-Allan pour lui répondre autrement que par un sincère remercîment de sa courtoisie.

Je tendis la main à tout le monde, et, rappelant que j’avais huit jours pour quitter la France, je déclarai que je comptais prendre sur-le-champ mes mesures pour le départ.

J’étais rentrée avec Jennie, et nous allions monter à nos chambres, car il était déjà neuf heures du soir, quand on sonna à la grille du parterre.

Michel ne vint pas me demander si je voulais recevoir Marius. Habitué à le traiter comme l’enfant de la maison, il lui ouvrit, et Marius entra brusquement dans le salon.