Calmann Lévy (2p. 130-136).



LVIII


Je causai deux heures avec Mac-Allan, allant du salon au parterre, et de la Salle verte à la prairie, tantôt avec Jennie, qui allait et venait, tantôt seule avec mon amoureux. Il m’était bien impossible de ne pas voir qu’il l’était réellement, mais j’évitai avec soin toute expansion de sa part, et je dois dire qu’il se tint avec une exquise délicatesse à la limite de l’amour et de l’amitié, sans que je fusse privée de la franche parole de l’une et de la douce chanson de l’autre.

Le soir, Frumence écrivit à Jennie :

« L’a-t-elle donc si bien reçu ? il revient enivré. Veut-elle que je l’encourage ou que je le désabuse ? Veillez, Jennie, je vous en conjure, à ce qu’elle me donne le temps de le bien connaître. Je ne puis aller moi-même vous dire cela, l’abbé n’est pas trop bien. »

Je répondis moi-même :

« Ni encourager ni désabuser. J’attends et je sais attendre. »

Le lendemain, ce fut une lettre de Marius.

« Ma chère enfant, bien que tu aies refusé officiellement et sèchement la protection que j’eusse été disposé à t’offrir, je le dois encore, sinon des conseils, tu n’es sans doute pas disposée à les suivre, du moins des avertissements. Les assiduités de M. Mac-Allan risquent de te compromettre, si tu les autorises quelques jours de plus. Ce monsieur ne cache à personne que tu lui plais et qu’il est assez riche pour t’épouser sans dot, assez excentrique pour te préférer sans nom. Il aurait dû, je pense, commencer ses confidences par une démarche auprès de M. Barthez, ton seul appui sérieux, ou de M. de Malaval, ton seul parent d’âge mûr. Enfin il me semble que j’eusse été un confident mieux choisi que Frumence, qui certes est un brave garçon, mais qui n’a aucune idée des convenances et aucune connaissance du monde. Tu peux dire à M. Mac-Allan que je trouve sa conduite légère, il le prendra comme il voudra. Certes tu es bien libre d’épouser qui bon te semble ; mais il ne faut pas commencer par soulever l’opinion contre soi, surtout dans la situation délicate où te voilà. Engage donc ce joli Anglais à se conformer à nos usages, et apprends-lui qu’en France une demoiselle de ton âge ne se marie pas toute seule et ne se laisse pas faire la cour par un inconnu. Si c’est malgré toi, ou à ton insu, que ce monsieur te compromet, charge-moi de t’en débarrasser, ce ne sera pas long ; si c’est avec ton agrément, je n’ai pas le droit de prendre malgré toi ta défense, mais je te signale le danger où tu te jettes, et c’est à toi d’aviser. — Ton cousin et ami quand même,

« Marius. »

Cette démarche de Marius me blessa. Je le trouvais bien vaillant et bien généreux de s’occuper de ma réputation après m’avoir si facilement abandonnée à moi-même. Je ne voulais pas m’occuper de sa lettre, mais Jennie désira consulter M. Barthez. Comme il était très-affairé, nous allâmes à Toulon le trouver dans son étude. Le style de Marius lui fit hausser les épaules.

— Il ne sied pas, dit-il, de faire le bravache quand on manque de courage moral. Marius a laissé échapper le moment de se bien montrer ; il aura de la peine à le retrouver. Quant aux dangers que Mac-Allan peut faire courir à votre réputation, ces dangers-là se forgent au moulin, et, quant à Mac-Allan lui-même, j’ai été aux informations. Nous avons en Provence assez d’Anglais considérables pour qu’il m’ait été facile de me bien renseigner. C’est un homme de mérite très-connu en son pays et sous les meilleurs rapports. Je le crois incapable de vouloir nous compromettre, et sa présence auprès de vous est tellement motivée, tellement indispensable aux affaires dont il traite avec vous, que personne ne peut s’en formaliser. Faites-lui donc l’accueil qu’il mérite, et gardez-vous bien de sacrifier les espérances que sa conduite doit nous donner, à de vains avis dont le but est d’éloigner de vous toute réelle protection.

M. Barthez avait reçu communication de la lettre de Mac-Allan à lady Woodcliffe. Il ne doutait pas du succès, et il réussit à nous y faire croire. Je me tranquillisai donc, et pourtant, malgré l’intérêt assez vif que m’inspirait Mac-Allan, j’aurais voulu ne pas le revoir trop tôt. J’avais de l’éloignement pour le rôle qu’il me fallait jouer vis-à-vis de lui. Il me semblait que j’avais l’air d’attendre sa déclaration, et j’étais gênée dans toutes mes paroles, dans tous mes mouvements, depuis qu’il y avait auprès de moi quelqu’un qui pouvait me soupçonner de m’observer devant lui.

Il revint plusieurs fois, et il fut charmant. Je ne m’habituais pas à ses originalités ; mais elles étaient loin de me déplaire, car elles découvraient en lui un côté naïf dont j’avais trop douté, et en même temps elles m’attiraient comme l’inconnu attire l’imagination. Nous nous querellions un peu ; il était susceptible, et j’avais toujours des velléités de raillerie. Sa grande préoccupation était d’échapper aux travers et aux ridicules que nous reprochons aux Anglais, et que dans ce temps-là, alors que nous n’avions pas encore pris beaucoup de leurs qualités et de leurs défauts, nous trouvions beaucoup plus frappants qu’aujourd’hui. Aussi, à force de craindre d’être lourd et compassé, Mac-Allan devenait parfois frivole, et je lui reprochais de n’être plus assez Anglais. Je craignais surtout de rencontrer en lui certaines ressemblances avec Marius, ne fût-ce que celle d’un excès de soins donnés à sa personne et d’un excès de politesse avec les indifférents ; mais il avait un tel dédain pour le caractère de Marius, que j’aurais craint de le blesser en lui signalant ces ressemblances. Elles n’existaient, d’ailleurs, qu’à la surface. Mac-Allan était éminemment généreux et audacieux devant toutes les chances de la vie. Je ne sais si, arrivé à la fortune, à l’indépendance et à la réputation, il avait beaucoup de mérite à savoir tout affronter pour satisfaire son cœur et son esprit, et, quand je voulais l’empêcher de trop déprécier mon cousin, je lui demandais si, dans une situation aussi précaire, il eût montré plus d’énergie. Il s’irritait de ce doute.

— Il faut, me disait-il, juger l’arbre à ses fruits. Vous qui êtes botaniste, vous savez bien qu’on ne spécifie pas une plante avant de connaître sa maturité. L’homme en fleur et en feuilles n’est pas encore un homme, et pourtant il est déjà facile de déterminer si sa fleur est stérile et si ses feuilles sont caduques. Marius est un de ces sujets avortés, ou plutôt un de ces produits factices qui simulent au printemps l’éclat de la vie ; mais vous savez bien que l’été les fera sécher et disparaître. Eh bien, moi, je penche vers l’automne, et vous êtes surprise de me trouver jeune d’idées et de sentiments. C’est qu’au printemps j’étais déjà quelque chose, et que ce quelque chose est devenu un tout.

Il aimait les métaphores, au contraire de Frumence, qui ne s’en servait presque jamais et en faisait peu de cas. L’esprit de Mac-Allan était moins nourri, mais plus orné. Il avait beaucoup vu, et, s’il n’avait pas examiné les grandes racines des choses, il en avait du moins saisi la physionomie avec beaucoup de goût et de netteté. Ses récits de voyages étaient instructifs et amusants. Il avait le sens artiste, l’expression pittoresque. Il jugeait assez bien les hommes, avec un peu trop d’indulgence selon moi, car le bien et le mal me frappaient vivement, tandis qu’il les accordait quelquefois dans une sorte d’antithèse fatale qu’il jugeait nécessaire à l’équilibre universel. Quelquefois il me paraissait sceptique par manque de profondeur ; en d’autres moments, j’étais frappée de la solidité de ses analyses, et je le sentais très-supérieur à moi dans la pratique de la vie morale et philosophique. Il ne savait pas méditer comme Frumence et sortir de sa méditation avec une victoire sur lui-même, ou avec une notion plus vaste de l’objet de sa recherche. Plus instinctif et plus impatient, il attrapait ses idées au vol et ses certitudes à coups de flèche ; mais il visait juste, et l’esprit lui tenait lieu de génie.