Calmann Lévy (2p. 93-100).



LIII


— Qu’avez-vous ? lui demandai-je en le voyant préoccupé. Ce pays désert vous rend-il mélancolique ?

— Non, dit-il, ce pays ne réagit pas sur moi désagréablement. Il me plaît, et je ne suis pas mélancolique, je suis gloomy.

— N’est-ce pas la même chose ?

— Non. La mélancolie d’un Français se résout en vers ou en musique ; le gloom anglais tourne au rasoir avec lequel on se coupe la gorge, ou au rocher d’où l’on se précipite.

— Voilà d’affreuses images qui n’entrent jamais dans nos esprits méridionaux. Convenez que vous vous ennuyez ici et que vous avez le mal du pays.

— Un Anglais n’a le mal du pays qu’en Angleterre ; il n’a de nostalgie que pour ce qui est bien loin de ses pénates. Ce type si froid et si stupide, selon vous, a les aspirations immenses du bonheur irréalisable.

Comme nous parlions anglais, Jennie nous quitta pour aller tenir encore un peu compagnie à M. Costel, et, comptant que Frumence allait venir prendre auprès de moi la place de Jennie, je restai seule sous la tente de M. Mac-Allan avec le maître de cet étrange manoir. Il s’était à demi couché à mes pieds sur un très beau tapis de Perse, et, appuyé du coude sur le divan élastique où j’étais assise, il renouvelait nonchalamment l’air de la tente avec un large éventail de tresse de palmier.

— Mademoiselle de Valangis, me dit-il en dirigeant doucement vers moi le bout de son émouchoir, vous n’aimeriez donc pas cette vie molle et contemplative au milieu du véritable désert ?

— Je suis Provençale, lui répondis-je, active par conséquent.

— Vous êtes Provençale, Italienne ou Bretonne, vous n’en savez absolument rien !

— Vous n’avez pas osé ajouter que j’étais peut-être bohémienne ?

— Qui sait ? Je voudrais que vous le fussiez !

— Sans doute pour les besoins de la cause que vous servez ?

— Je me soucie de ma cause comme de cela, dit-il en jetant au loin son éventail. Est-ce que j’ai une cause, moi ? Ma conscience est bien à l’aise devant une situation aussi nette que la vôtre. L’avenir qu’on vous offre est à prendre ou à laisser. J’ai rempli mon mandat. Je vous ai dit la vérité qu’on vous dissimulait, et je n’entends pas peser davantage sur vos résolutions. Je suis complètement indifférent au parti qu’il vous plaira de prendre vis-à-vis de la famille qui m’a chargé de ses propositions. Soyez noble ou bohémienne, riche ou misérable, je ne m’en occupe pas plus que des coiffes de votre grand’mère, paysanne ou marquise.

— Voilà enfin de la sincérité, monsieur Mac-Allan. Votre sollicitude pour moi n’était qu’un jeu !

— Non pas ! C’était la vérité même quand je ne vous connaissais pas. J’avais pitié de vous. Chargé de vous anéantir, je ne voulais pas vous torturer, et j’aurais voulu vous trouver timide et positive. Devant l’inconnu de votre destinée, si vous eussiez accepté la consolation de l’argent, je me serais réjoui, en homme doux et humain que je suis, d’avoir sauvé une pauvre fille… Mais vous n’acceptez rien…

— Je ne vous ai pas dit cela.

— Peu importe. Vous obéissez à M. Barthez en réservant votre décision, mais vous ne pouvez pas me tromper, et je lis l’orgueil de la révolte inflexible au fond de votre cœur. Vous préférez votre droit imaginaire à la fortune considérée comme une aumône.

— Non, monsieur Mac-Allan, je ne suis pas si audacieuse et si fière que cela. De mes amis j’accepterais tout, jusqu’à l’aumône.

— Et de vos ennemis ?

— Rien. Tout dépend donc du sentiment d’intérêt ou d’aversion que j’inspire à mes adversaires.

— Mais il y a deux questions en jeu, le nom et l’argent : auquel tenez-vous ?

— Vous le savez bien, au nom seul.

— Si on vous offrait de vous laisser le nom seul, vous renonceriez à l’héritage matériel ?

— Ceci regarde M. Barthez, et je n’ai pas à répondre à une question que vous ne m’avez pas encore posée devant lui.

— C’est juste ; mais supposons qu’à la suite d’un procès long, pénible et embrouillé, vous soyez, comme j’en ai la certitude, dépouillée de l’un et de l’autre, c’est le nom seul que vous regretteriez ?

— C’est cela, et aussi le milieu où je vis, la maison où j’ai été élevée, les souvenirs de mon enfance, l’empreinte que ma grand’mère a laissée sur les plus insignifiants détails des choses qui m’environnent… Mais que vous importe tout cela ? Ne venez-vous pas de me dire que vous n’en aviez pas le moindre souci ? Je vois bien que, pour ne pas avoir vu par vos yeux et pour m’être montrée indocile à vos conseils, j’ai perdu votre bienveillance. Je crois donc que vous feriez mieux de parler de mes affaires avec MM. Barthez et Frumence, et de causer avec moi de la pluie et du beau temps !

— Voyons, finissons-en, dit Mac-Allan en se levant. Aimez-vous le bien-être, le luxe, le pays que vous habitez, les amis qui vous entourent ? Voulez-vous garder Bellombre sans contestation ? Renoncez au nom et au titre : c’est tout ce que l’on vous demande.

— Il n’y a jamais eu de titre attaché au nom de Valangis : je ne puis renoncer à ce qui ne m’appartient pas.

— Mais le nom, voyons ! combien voulez-vous le vendre ?

— À aucun prix ! m’écriai-je exaspérée et oubliant mes promesses à Barthez ; que l’on m’en dépouille si l’on peut ; moi, je ne commettrai jamais l’insigne lâcheté de vendre ce que ma grand’mère m’a donné !

— Allons donc ! vous voyez bien ! reprit Mac-Allan en riant et en se frottant les mains comme s’il eût triomphé de m’avoir arraché ma pensée. Il me parut méchant et inexorable, et je me levai pour le quitter. J’en voulais à Jennie et à Frumence de m’avoir laissée seule avec mon ennemi. Il ne me semblait pas que ce fût convenable ; dans tous les cas, c’était imprudent, car je n’étais pas de force, on le savait bien, à cacher longtemps une blessure faite à ma dignité et à lutter prudemment contre un outrage.

— Mademoiselle de Valangis, reprit Mac-Allan en me retenant de l’air le plus soumis et le plus respectueux, ne regrettez pas votre franchise. J’aime ce cri de votre cœur et de votre conscience, et j’en prends acte.

— Donc, la guerre est déclarée ?

— Non, ce n’est pas la guerre ; car, en voyant combien vous méritez d’estime et de respect, j’espère obtenir la paix. Vous savez bien que je m’y emploie et que vous m’avez accordé huit jours pour faire la première tentative.

— Alors, pourquoi disiez-vous que vous étiez si indifférent à mon sort ?

— Ah ! vous ne m’avez pas compris ; cela devait être !

— Expliquez-vous donc.

— Vous ne voulez pas deviner ?

— Je ne sais rien deviner.

— C’est que vous avez un peu trop de l’ange et pas assez de la femme.

Frumence arriva enfin, et je trouvai, après m’être impatientée contre lui, qu’il arrivait un peu trop tôt. J’aurais voulu confesser entièrement mon étrange adversaire. J’entendis Frumence lui dire à demi-voix :

— Eh bien, lui avez-vous parlé de… ?

— Non, c’est beaucoup trop tôt, lui répondit sur le même ton M. Mac-Allan.

Au moment de nous séparer, des mots échangés comme en cachette de moi recommencèrent entre Mac-Allan et Frumence. Celui-ci désirait nous accompagner un bout de chemin comme pour nous dire quelque chose que l’autre ne voulait pas lui laisser dire. Il paraît que Mac-Allan l’emporta, car personne ne nous reconduisit.

J’étais intriguée, et Jennie, qui avait l’air d’en savoir plus long que moi, ne voulut rien m’apprendre. Il me semblait bien, si simple que je fusse, que M. Mac-Allan avait une velléité de me faire la cour ; mais j’avais eu une déception si ridicule en me croyant aimée de Frumence, que j’étais tombée dans un excès de modestie. Et puis Frumence avait traité Mac-Allan d’homme ivre et d’insensé la dernière fois qu’il était venu chez nous ; il y avait eu depuis, dans sa lettre à Jennie, ces mots bien graves : Malheur à lui s’il me tend un piége ! Était-il possible que, resté sur de pareils doutes quant au bon sens et à la loyauté de cet étranger, Frumence eût consenti du jour au lendemain à favoriser ses prétentions sur moi ? Non, à coup sûr, je me trompais, et je repoussai sans effort et sans émotion toute idée de ce genre.