Calmann Lévy (1p. 11-18).



III


Voilà tout ce que je sais des circonstances qui accompagnèrent ma réapparition dans le monde ; car l’enfant retrouvé, c’était moi, et je vais maintenant prendre la parole en mon propre nom pour tâcher de me retracer mes plus anciens souvenirs.

Le plus net de ces souvenirs, c’est une robe blanche, la première sans doute que j’aie portée, et une coiffure de fleurs et de rubans roses sur mes cheveux bouclés. Cette toilette fut une ivresse pour moi ; mais je ne saurais dire où elle eut lieu, sinon que c’était en plein air, par une nuit chaude et au clair de la lune. On me mit un petit manteau et on me porta dans un précipice. Je crois que j’étais portée par un homme, et je sais qu’à côté de moi marchait une femme que j’appelais maman et qui m’appelait sa fille.

Là, tout se trouble dans ma vision. Il me semble que je suis prise et emmenée par deux autres femmes que je ne connaissais pas, sans que, malgré mes cris, mon désespoir et ma résistance, la mère que j’appelais vînt à mon secours. Je crois que ce fut mon premier chagrin et je crois qu’il fut terrible, car je n’en retrouve pas la durée et les incidents. Il me semble que j’ai été morte dans ce temps-là, quoiqu’on m’ait dit que je ne fus pas même malade ; mais je crois bien qu’il y eut un anéantissement dans mon âme, et comme une suspension de vie morale et intellectuelle. Ce que je vais raconter de ces premiers temps m’a donc été raconté à moi-même, et je ne l’affirme que sur la foi d’autrui.

Ma grand’mère et ma nourrice — car c’était à elles qu’on m’avait restituée — ne purent arracher de moi un seul mot de français pendant plusieurs semaines. Le français n’était pas ma langue habituelle, et pourtant on m’en avait appris un peu ; car je paraissais le comprendre, et la facilité avec laquelle je le rappris quand ma mauvaise humeur fut passée prouva que je l’avais entendu parler presque autant que l’autre langue ou patois dont je préférais me servir. Il paraît que cette préférence était une malice de ma part, et que, longtemps encore après, je poussai l’obstination jusqu’à ne pas vouloir répondre un mot aux nombreux visiteurs qui venaient m’admirer comme une merveille, et qui, la plupart, marins ou voyageurs, me questionnaient dans toutes les langues connues. Quand on vit que ces importunités augmentaient ma résistance, on me laissa tranquille, et ma grand’mère prit le sage parti de ne plus me faire ni caresses ni prévenances.

Un jour qu’on m’avait menée promener à la Salle verte, il paraît que le souvenir de ma mère me revint et que je recommençai mes cris. On ne m’y mena plus pendant longtemps. On me laissa jouer toute seule dans le jardin en terrasse, sous les yeux de ma grand’mère, qui faisait de la tapisserie dans le salon du rez-de-chaussée, en feignant de ne pas me regarder. La pauvre Denise, qui m’adorait et que je ne pouvais pas souffrir, m’apportait en silence des friandises qu’elle posait sur les marches du jardin ou sur les bords de la rocaille où coulait une eau de source. Je ne voulais rien accepter de la main de ma nourrice ; j’attendais qu’on ne me vît pas pour m’en emparer. Je ne voulais dire bonjour et merci à personne. Je me cachais pour jouer avec ma poupée qui me semblait pourtant merveilleuse, ceci, je m’en souviens ; mais, dès qu’on me regardait, je la posais à terre, je tournais le nez vers la muraille, et je restais là immobile jusqu’à ce qu’on se fût éloigné. J’ai un instinct confus d’avoir été méchante ainsi par douleur. Probablement je sentais dans mon cœur (les griefs que je ne savais pas formuler. Je dois avoir été blessée surtout de l’abandon de celle que j’appelais intérieurement ma mère ; peut-être aussi savais-je déjà exprimer mes plaintes à ce sujet, car on m’a dit que je parlais quelquefois toute seule dans cette langue que personne n’entendait.

— Sans cela, m’a dit depuis la nourrice, on vous aurait crue muette.

Peut-être aussi étais-je sauvagement intimidée par ma grand’mère, dont le costume et la coiffure étaient un spectacle inouï pour moi. J’avais dû être élevée jusque-là dans la pauvreté, car le luxe relatif dont je me voyais entourée me causait une sorte d’éblouissement mêlé de frayeur.

Il paraît qu’on était fort inquiet de ma maussaderie, et qu’elle dura plus longtemps qu’on ne devait l’attendre d’un enfant de mon âge. Il paraît aussi que la transition entre ce caractère farouche et une humeur plus traitable fut assez lente. Enfin un beau jour, après m’avoir chérie quand même avec beaucoup de patience et de bonté, on me trouva charmante. Je ne saurais dire quel âge j’avais atteint au juste ; mais j’avais absolument oublié ma langue étrangère, ma mère inconnue et le fantastique pays de ma première enfance.

Pourtant certaines réminiscences fugitives traversaient encore mon faible cerveau, et celles-ci, je me les rappelle. Un jour, on me conduisit au bord de la mer, que l’on voyait en plein de chez nous, mais qui est à plus de cinq lieues au bas de notre vallée. Je l’avais toujours regardée de loin avec indifférence ; mais, quand je fus sur le rivage et que je vis de grosses vagues briser sur les galets, — c’était un jour de houle, — je fus prise d’une joie insensée. Bien loin d’avoir peur des lames bouillonnantes, je voulais courir après, et je ramassai des coquillages qui me charmèrent plus que tous mes joujoux. Je les emportai précieusement. Il me semblait retrouver quelque chose à moi que j’avais longtemps perdu. La vue des barques de pêcheurs ranima aussi je ne sais quelles visions du passé. Il fallut que Denise, qui, du reste, faisait toutes mes volontés, consentît à monter avec moi sur une chaloupe qui faisait la pêche. Les filets, les poissons, le mouvement de l’embarcation, m’enivraient. Loin de me montrer timide et fière comme je l’étais encore avec les personnes nouvelles, je jouais et je riais avec les gens de mer comme avec d’anciennes connaissances. Quand il fallut les quitter, je pleurai sottement. Denise, en me ramenant à ma grand’mère, lui dit qu’elle était bien sûre que j’avais été élevée avec des pêcheurs, car j’avais l’air de connaître l’eau salée comme une petite mouette.

C’est alors que ma grand’mère, qui avait promis de ne pas rechercher l’auteur de mon enlèvement, mais non de ne point tâcher de connaître ma vie passée, — hélas ! j’avais déjà une vie passée ! — m’adressa toute sorte de questions auxquelles je ne sus que répondre. Je ne savais déjà plus rien de moi-même ; mais, comme elle y revenait souvent, surtout quand Denise, à qui elle avait défendu de me questionner, n’était pas avec nous, je commençai à prendre de moi-même une idée que les autres enfants n’ont certainement jamais conçue. Je pensai que j’étais différente des autres, puisque au lieu de me dire ce que j’étais et ce que j’avais toujours été, on me pressait de le révéler. Je tombai dans des rêveries bizarres, et, comme Denise m’avait raconté, pour m’endormir, beaucoup de légendes dévotes mêlées à des contes de fée, ma pauvre imagination se mit à travailler follement. Un jour, je me persuadai que je sortais d’un monde fantastique, et je racontai très-sérieusement à ma bonne maman que j’avais été d’abord un petit poisson d’argent, et qu’un grand oiseau m’avait emportée sur le haut d’un arbre. Là, j’avais trouvé un ange qui m’avait appris à aller dans les nuages ; mais une méchante fée m’avait fait tomber dans la Salle verte, où un loup voulait me manger et où je m’étais cachée sous une grosse pierre jusqu’à ce que Denise fût venue me prendre et me mettre une belle robe blanche.

Ma grand’mère, voyant que je battais la campagne, craignit que je ne devinsse folle. Elle me dit que je mentais, et, comme je m’obstinais un peu trop, elle me jura que j’avais rêvé tout cela et cessa de me questionner. Le mal ne s’aggrava donc pas trop, mais il était entré en moi. Je n’étais pas menteuse, j’étais romanesque. Le réel ne me satisfaisait pas ; je cherchais quelque chose de plus étrange et de plus brillant dans la région des songes. Je suis restée ainsi : ç’a été la cause de tous mes désastres, et peut-être aussi le foyer de toutes mes forces.