Calmann Lévy (1p. 186-190).



XXVII


J’ai trop d’instincts religieux, et l’on m’a enseigné trop de philosophie rationnelle pour que je croie à une aveugle fatalité. Celle qui semble présider parfois aux destinées humaines est l’œuvre de notre imagination ; car nous nous précipitons nous-mêmes dans les chimériques dangers qu’elle nous crée.

L’imperceptible événement que je vais raconter devait, par la faute de mon orgueil, avoir des suites funestes. Cet orgueil ne fut pas seulement le trouble et le tourment de ma jeunesse, il faillit coûter la vie à la personne que j’aimais le mieux par un contre-coup tardif, mais profond et lentement creusé. Aujourd’hui même, la confession que je m’impose peut mettre un invincible obstacle à la confiance que mon caractère prétendait inspirer. N’importe, je dirai tout avec la dernière rigueur.

Dans un des cahiers d’extraits sérieux que Frumence faisait pour moi, je trouvai, un dimanche soir, un feuillet d’un autre format que le cahier et d’une écriture plus serrée, plus rapide et moins lisible. C’était pourtant bien l’écriture de Frumence ; mais c’était une note rédigée pour lui-même, pour lui seul probablement, et qui s’était glissée là par mégarde. Voici cette note :

« On est convenu de dire et de croire aujourd’hui que les anciens n’ont pas connu l’amour. Ce serait, à ce que l’on prétend, un sentiment nouveau sorti du raffinement progressif des idées et de l’idéal chrétien. Il faudrait savoir ce que l’on entend par l’amour dans le siècle où nous vivons.

« Ne vivant pas dans le monde, je ne peux le chercher que dans la littérature, qui est toujours l’expression des sentiments ou des instincts d’une époque ; mais la jeune littérature me fait l’effet d’être plus affectée que sincère. J’y trouve un accent d’exagération qui veut peindre un état de fièvre : poëmes et romans sont conçus sous l’empire d’un besoin purement littéraire d’exprimer des agitations passionnées ou des désenchantements amers. Au fond de tout cela, il me semble trouver le cœur de l’homme aussi naïvement et aussi brutalement égoïste qu’à l’aurore de la civilisation. Me trompé-je ? »

Jusque-là, la note de Frumence ne m’intéressait pas beaucoup. Je continuai pourtant, croyant encore que cet essai de critique avait pu être rédigé pour moi.

« Dans le doute, abstiens-toi, dit la sagesse. Je puis bien m’abstenir de juger les littérateurs de mon temps, et je ne tiens pas essentiellement à connaître les hommes qui passent actuellement sur le chemin où passèrent leurs devanciers… Mais d’où vient ce besoin de s’interroger soi-même et de se demander si les ancêtres de la pensée ont aimé, souffert et aspiré au bien suprême comme… dirai-je comme moi ? Que sais-je de moi ? que sais-je d’un bien suprême autre que le principe de la justice dans le cœur du juste ? Il y a pourtant une voix qui crie dans le désert : Amour, amitié, ô hyménée !

« Oui, voilà les trois notes que j’entends dans le vent du soir et dans la plainte du torrent. Voix mystérieuse d’une ineffable poésie… Et pourtant, Frumence, tu n’es pas poëte ! tu ne crois pas en Dieu, foi !

« Qu’es-tu donc ? un enfant viril, un rêveur exalté, ou tout bonnement un garçon sans femme ?

« Qui te ferait penser que tu es un amant sans maîtresse ? Un amant, toi qui acceptes le jugement sans appel de la raison ? as-tu le droit d’aimer, toi qui ne veux pas imposer l’amour ? Un amant !… c’est-à-dire un homme qui aime ! mais l’amour n’existe que par la réciprocité qui le sanctifie. Jusque-là, c’est l’attente, c’est l’aspiration, c’est l’instinct, rien de plus.

« Elle serait profanée, ce me semble, par une sollicitation égoïste. Je ne dois donc pas dire, je ne dois pas penser, je ne dois pas croire que je l’aime.

« Mais je peux penser à elle comme je pense à la nature, à ce qu’il y a de beau, de simple et de grand sous le ciel. Elle existe, elle est ce qu’elle est, et je la vois des yeux de mon âme comme un bien suprême qui m’apparaît dans tout et qui n’appartient à personne. Je… »

Ici finissait la page, et le reste manquait. Je relus bien des fois cette mystérieuse divagation ; je ne comprenais pas. Tantôt je croyais pouvoir tout expliquer, tantôt je n’expliquais plus rien. Comment pénétrer cette distinction subtile entre l’instinct qui profane et la réciprocité qui sanctifie ? C’était un grimoire, et Frumence était fou ; ou bien c’était une haute définition de la métaphysique de l’amour, et cela dépassait mes notions. Je voyais bien que ce n’était pas écrit pour moi, que ce n’était écrit pour personne, et qu’il y avait là le secret d’une âme troublée par un sentiment combattu ou par un problème quelconque. Frumence était-il amoureux ou poëte ? Il prétendait n’être ni l’un ni l’autre. Il y avait pourtant un éclair de poésie dans sa rêverie, et, à côté d’une sorte d’aspiration enthousiaste, une raillerie de lui-même ; et puis un idéal, une adoration muette de quelqu’un, un élan de passion, une austérité de renoncement. Je m’endormis au milieu de mes commentaires, avec la page mystérieuse pliée et cachée sous mon oreiller.