Calmann Lévy (1p. 6-11).

II


La nourrice devint folle furieuse ; on fut obligé de l’enfermer. Le vieux cocher, blessé au cœur et dans son amour-propre, chercha des consolations ou plutôt l’oubli dans le vin. Il se noya avec un de ses chevaux un soir que la Dardenne avait débordé. Le marquis de Valangis cacha, dit-on, aussi longtemps qu’il put à sa femme la funeste et mystérieuse aventure. Elle l’apprit et en mourut. Le marquis devint sombre, irritable, injuste, et jura que son ingrate et fatale patrie n’aurait pas ses os. Il se refusa aux instances de madame de Valangis, qui le suppliait de faire des démarches pour rentrer en France. Il prétendait n’aimer plus rien ni personne. Il ne pouvait pardonner à sa mère de n’avoir pas su veiller sur son unique enfant. Seule, la vieille madame de Valangis résista aux coups terribles qui avaient frappé sa maison. Elle devint très-dévote et fit des offrandes et des vœux à toutes les chapelles du pays, espérant toujours qu’un miracle lui rendrait sa pauvre chère enfant.

Quatre ans s’étaient écoulés. On était en 1809, Madame de Valangis avait soixante et dix ans. Un matin, elle vit arriver une femme pâle qui sortait de l’hospice. C’était Denise la nourrice, guérie de l’aliénation mentale, mais vieillie avant l’âge, et si exténuée par le traitement, qu’on la reconnaissait à peine.

— Madame, dit-elle, saint Denis, mon patron, m’est apparu trois fois en rêve. Trois fois il m’a commandé de venir à vous pour vous dire que mademoiselle Lucienne va revenir, et me voilà. Les médecins ont déclaré depuis longtemps que je n’étais plus malade. Seulement, ces messieurs, qui ne croient à rien, disent que j’aurai toujours le cerveau faible. C’est à cause de ça que j’ai résisté deux fois à la voix de mon saint patron ; mais, à la troisième, je n’ai plus osé. Faites de ce que je vous dis ce qu’il vous plaira. Moi, je crois avoir fait mon devoir.

L’apparition de Denise avait effrayé la vieille dame ; elle se rassura en voyant son air doux, sincère et résigné. Et puis la vision de cette femme répondait à des songes vagues et à des espérances persistantes chez elle-même. Elle avait tant prié, tant fait d’aumônes, tant suivi de processions, tant payé de messes, qu’il lui était bien impossible de douter de l’assistance divine. Les hallucinations de Denise lui parurent des révélations ; elle voulut savoir sous quel aspect le saint patron lui était apparu, quel âge il paraissait avoir, comment il était vêtu, de quels mots il s’était servi. Denise était naïve, elle manquait d’imagination, elle ne voulut ni ne put rien inventer. Elle avait vu quelqu’un en qui elle avait reconnu son patron, elle avait ouï des paroles qui annonçaient le retour de l’enfant ; elle n’en savait pas davantage.

Madame de Valangis la fit examiner et interroger par son médecin et son curé. Le médecin reconnut que le cerveau était calme. Le curé déclara que l’âme était sincère, et tout cela était vrai. La vieille dame en conclut que l’apparition était réelle et la promesse positive. Elle garda Denise auprès d’elle et commença de nouvelles recherches, comme si la perte de sa petite-fille eût daté de la veille.

Cette aventure inexplicable avait fait beaucoup de bruit dans le pays ; mais on l’avait à peu près oubliée quand la nouvelle se répandit que la petite-fille venait d’être retrouvée aussi mystérieusement qu’elle avait été perdue. Les amis, les parents, les oisifs et les curieux s’empressèrent d’aller s’en assurer, croyant un peu qu’on les mystifiait, mais se résignant à en être pour leur course. Denise reçut tout le monde avec de grandes démonstrations de joie, criant au miracle et se fâchant presque contre ceux qui n’y voulaient pas croire. Madame de Valangis se trouva tout autrement disposée. Elle déclara qu’il n’y avait rien que de très-naturel dans le secours de la Providence, et que sa chère petite lui avait été ramenée saine et sauve par d’honnêtes gens qui l’avaient retrouvée. Chacun voulait voir l’enfant. Elle refusa de la montrer, disant qu’elle était fatiguée du voyage et toute dépaysée, si bien qu’on s’en alla, les uns persuadés que madame de Valangis parlait sérieusement, les autres qu’elle avait des motifs impénétrables pour faire courir un bruit dénué de fondement.

Deux amis intimes, le médecin et l’avocat de la famille, furent seuls admis à voir Lucienne un instant, et voici ce que leur déclara la grand’mère : Une personne qu’elle ne nommait pas, et dont elle ne voulait même pas dire le sexe, l’avait fait prier de descendre à la Salle verte, un endroit du parc situé dans une sorte de précipice au-dessous du manoir. Là, on lui avait fait jurer de ne jamais dire un mot qui pût mettre sur la trace des coupables. À ce prix, on lui rendrait son enfant et on lui prouverait son identité. Madame de Valangis avait juré sur l’Évangile. On lui avait alors raconté des choses qui ne lui laissaient pas le moindre doute sur l’identité de sa petite-fille, et, la nuit suivante, dans ce même lieu appelé la Salle verte, on la lui avait ramenée sans vouloir accepter ni récompense ni dédommagement d’aucune sorte des bons soins qu’on avait pris d’elle durant quatre ans et du voyage que l’on avait fait pour la ramener. Il ne fallait donc pas adresser d’inutiles questions à madame de Valangis, ni espérer qu’elle violerait jamais son serment. Elle déclarait, en outre, que l’enfant, parlant une langue étrangère qui pourrait trahir le lieu d’où elle venait, on ne la verrait que lorsqu’elle l’aurait oubliée.

L’avocat, M. Barthez, fit observer à madame de Valangis que les précautions dont on l’obligeait à entourer la recouvrance de sa petite-fille pourraient bien amener de sérieux embarras par la suite sur la question d’état civil de l’enfant, à moins que l’on ne pût fournir des preuves irrécusables de son identité.

— J’aurai ces preuves, répondit madame de Valangis. J’en ai déjà de suffisantes pour établir ma certitude. Celles que la loi pourrait exiger viendront en temps et lieu. Je vous autorise à dire à tout le monde que vous avez vu ma petite-fille, et je vous prie d’ajouter que j’ai toute ma raison, que je n’attribue pas son retour à un miracle, que je n’ai pas été trompée et exploitée, enfin que je sais que c’est elle et que je l’établirai par la suite. Tout le monde comprendra que je ne puis ni ne veux trahir le secret d’une personne innocente qui tient de près aux coupables et ne doit pas les livrer à la justice.