Calmann Lévy (1p. 126-132).



XIX


Quand Marius fut parti, j’eus pourtant la sensation d’un grand soulagement. Je sentis que je m’appartenais, et, n’étant plus obligée de l’amuser, je m’amusai comme je l’entendis toute la journée. Je pus recommencer pour la millième fois un petit jardin avec l’espoir que cette fois il ne serait pas piétiné avec une maligne distraction, et que là où je plantais des jacinthes je ne trouverais pas le lendemain des asperges ; mais, dès le jour suivant, je me reprochai mon égoïsme, et je pensai que Marius était malheureux, privé de tout peut-être, lui si délicat, commandé et humilié, lui si indépendant et si hautain. Jennie me trouva pleurant dans un coin. Elle me consola de son mieux, et, comme je m’affligeais de n’avoir pas d’argent à donner à mon pauvre cousin pour adoucir son triste sort :

— Vous en avez, dit-elle ; prenez dans ma chambre ce que vous voudrez.

Je ne me connaissais pas d’économies. Elle me fit croire qu’elle en avait fait pour moi sur les étrennes et cadeaux d’anniversaire que me donnait ma bonne maman. J’étais l’enfant le moins porté à compter et à calculer. Je ne doutai pas de ce que Jennie me disait, et je lui demandai en tremblant si j’avais bien cent francs. C’était à mes yeux un chiffre énorme pour les menus plaisirs d’un jeune homme ; mais je ne pensais pas pouvoir offrir moins à Marius, qui avait tant de besoins.

— Vous avez plus de cent francs, me répondit Jennie ; mais donnez peu à la fois, afin de faire plaisir plus souvent.

Je n’y pus tenir. Dès que j’eus les cent francs et que Marius revint nous voir, je les lui offris avec une joie enfantine. Il me rit au nez en me demandant où j’avais pris cela. Il savait bien, lui qui comptait toujours, que je n’avais rien du tout.

— Voyons, me dit-il après avoir repoussé l’argent avec dépit et en voyant que je pleurais, comment es-tu assez sotte pour te figurer que je suis d’humeur à recevoir l’aumône ?

— Pourquoi appeler ça l’aumône ? C’est un cadeau que je te fais. Tu peux bien recevoir de moi un cadeau, j’espère ?

— Non, ma pauvre Lucienne, je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ! pourquoi ! parce que c’est l’argent de Jennie !

— Eh bien, quand elle me l’aurait prêté ?

— Non, non, merci, Lucienne ! je ne veux rien. Tu es une bonne fille, un bon cœur. Je t’aime beaucoup, vois-tu. Je ne te l’ai jamais dit, c’est bête à dire comme ça pour rien ; mais j’ai eu du chagrin de te quitter. Je ne veux pas de ton argent, voilà tout ; ce serait lâche !

Je ne compris rien aux raisons qu’il me donna, et je lui reprochai de n’avoir aucune amitié pour moi.

— C’est trop me traiter en petite fille, lui dis-je. Jennie me rend plus de justice ; elle trouve qu’on n’est jamais trop jeune pour aimer ses parents et pour s’intéresser à leur sort. Je vois que je ne suis rien pour toi et que tu veux nous oublier tous.

Marius laissa couler longtemps le flot de mes reproches, et il parut hésiter à me répondre. Enfin il prit un grand parti qui parut lui coûter. Il remit avec autorité l’argent dans ma poche.

— Ne parlons plus de cela, dit-il ; plus tu m’en parles, plus je vois que tu ne comprends rien aux choses du monde. Il faut pourtant que j’essaye de te les faire comprendre. Un homme ne peut accepter la protection et les bienfaits que de trois femmes, sa mère, sa sœur ou…

— Ou quoi ?

— Ou sa femme. Eh bien, je n’ai plus de mère, et une tante… si bonne qu’elle soit, ce n’est pas la même chose. Une sœur… tu n’es pas la mienne !

— Je croyais que c’était tout comme.

— Oui, à présent ; mais dans deux ou trois ans ce ne sera plus tout comme ; tu te marieras, et les maris n’aiment pas les cousins.

— Pourquoi ?

— Que tu es sotte avec tes pourquoi ! Ils en sont jaloux, voilà ! Ils supposent toujours que les cousins ont de l’amour pour les cousines.

— Mais puisque tu n’en as pas pour moi ?

— Je n’en ai pas, parce que tu es trop jeune ; mais, quand tu seras plus grande, j’en pourrais avoir, et cela ne vaudrait rien. Tu es trop riche pour moi.

— La richesse ne signifierait rien, si nous nous aimions.

— Ça, c’est juste. Voilà la seule chose raisonnable que tu aies dite. Quand on est d’une naissance égale, quand on a été élevés ensemble et qu’on n’est affreux ni l’un ni l’autre, on peut bien se marier, et alors, ce qui est à l’un est à l’autre. Si la femme est riche, le mari tâche de s’enrichir aussi. Tout vient avec l’âge et l’expérience, et le monde approuve. Mais, pour se marier ensemble, il faut se convenir, et, quand tu seras grande, tu auras peut-être de l’ambition, de la coquetterie, un tas de défauts que tu n’as pas encore, et qui viennent, à ce qu’on dit, aux jeunes filles.

— C’est madame Capeforte qui dit ça ? Et alors, tu ne veux pas te marier ?

— Je ne suis pas encore en âge d’y penser. Plus tard, je verrai.

— Est-ce que tu crois que je pourrais avoir un jour de l’amour pour toi ?

— Ça, je n’en sais rien. C’est selon comme tu entends l’amour.

— Mais… je ne l’entends pas. Je ne l’ai jamais vu. L’amour, ça doit être une amitié qui fait qu’on se donne tout et qu’il n’y a plus ni tien ni mien, comme tu disais tout à l’heure.

— C’est cela justement.

— Eh bien, alors, Marius, j’ai peut-être déjà de l’amour pour toi.

— Ah bah !

— Oui, puisque j’ai du chagrin d’être la plus riche et de ne pas pouvoir t’enrichir. Pourtant, attendons ! je suis comme ça aussi avec Jennie !… Est-ce que tu me laisserais aimer Jennie autant que toi, si nous étions mariés ?

— Oui, si Jennie nous aidait à nous marier !…

— Veux-tu que je lui demande ce qu’elle penserait de ça ?

— Non, c’est trop tôt. Elle dirait que nous parlons de choses au-dessus de ton âge, et je crois qu’en effet nous disons des sottises bien ridicules,

— Moi, je ne trouve pas ridicule de causer raisonnablement. Voyons, parle-moi raison, dis-moi ce que tu penserais et comment tu te conduirais, si tu avais de l’amour pour moi dans la suite ?

— Je travaillerais, Lucienne ! Je penserais que mon devoir est de me bien conduire ; j’aurais une tranquillité dans le cœur, un avenir dans la tête. Je désirerais te devenir agréable, j’aurais des attentions pour toi. Je ferais plus volontiers les volontés que les miennes. Je serais plus gentil que je ne l’ai été. Je m’habillerais bien pour te faire plaisir. Je gagnerais vite de l’argent pour avoir un joli cabriolet et un beau cheval afin de te mener promener. Je te donnerais un bouquet tous les matins. Je te conduirais où tu voudrais, même aux endroits que tu aimes et que je n’aime pas. Je trouverais beau tout ce qui te plaît, même le régas et la mer. Enfin je serais charmant comme un jeune homme que j’ai vu à Avignon et qui venait de se marier par amour avec sa cousine. Ils paraissaient très-heureux tous les deux, et pourtant le jeune homme n’était pas riche ; mais sa cousine l’était pour deux, et elle paraissait très-contente.

— Si tu devenais gentil comme tu dis, Marius, et si tu voulais bien travailler auparavant, je t’assure que je serais contente aussi de me marier avec toi.

— Eh bien, Lucette, ça pourra venir, qui sait ?

Le dîner qu’on sonnait interrompit ce bizarre entretien, qui devait avoir pour moi de pénibles conséquences dans l’avenir.