Calmann Lévy (1p. 105-112).



XVI


En 1818, j’avais quatorze ans, Marius en avait dix-sept. Mon éducation était assez avancée pour mon âge ; la sienne était tout ce qu’elle pouvait être. Elle lui avait fait tout le bien possible, en ce sens qu’à force d’entendre expliquer des choses qu’il écoutait mal et qu’il comprenait peu, il avait au moins une notion de ces choses et pouvait en parler sans y paraître étranger. Il était beau, il avait un nom, de l’esprit naturel, une causerie agréable et railleuse. Il plaisait dans le monde, car il commençait à voir le monde. Ma grand’mère lui avait permis d’avoir un cheval et de cultiver les relations que nous avions avec Toulon et Marseille, où il fit de temps à autre quelques apparitions. Ses débuts dans la bonne compagnie de province eurent plus de succès que Frumence, avec sa consciencieuse naïveté, ne s’y fût attendu, car, tandis qu’il rougissait de la médiocrité de son élève et craignait de le voir se lancer dans la société, Marius y recevait des encouragements, y nouait des relations et en revenait toujours avec une dose d’aisance et d’aplomb qui nous surprenait tous. Il avait de l’esprit de conduite et se façonnait aux usages avec cette facilité de l’homme destiné à mettre les usages au-dessus de tout. Pourtant son merveilleux savoir-vivre ne l’empêchait pas de nous montrer l’ennui profond qu’il ressentait désormais avec nous et l’impatience qu’il avait de nous quitter une bonne fois. Devant cette impatience, ma grand’mère se tourmenta de nouveau pour lui du choix d’un état. On a encore chez nous, dans certaines familles nobles, des préjugés contre le commerce, l’industrie et la plupart des professions libérales. Un jeune homme de bonne maison, sans fortune, ne peut être que marin ou militaire ; mais, pour être militaire, c’est-à-dire officier d’emblée, comme l’entendait Marius, c’était toujours la même impasse, et ma bonne maman, connaissant la hauteur et les raffinements de son neveu, n’osait pas lui proposer de se faire mousse ou soldat.

Un jour, au milieu du calme plat de notre existence, éclata un petit drame qui ne me fut révélé que beaucoup plus tard, et dont je vis les effets sans en connaître la cause.

C’était une cause bien prosaïque. Marius, qui n’avait pas encore ressenti l’appel des passions physiques, et qui était trop méfiant ou trop prudent pour s’être prêté loin de nous à aucune aventure, se montra inquiet, distrait, agité, presque sombre. Il haïssait Jennie, qui ne le flattait pas, et pourtant un beau matin il essaya de se réconcilier avec elle en lui disant qu’elle était jolie. Jennie haussa les épaules. Il lui répéta plusieurs jours de suite qu’elle était jolie. Je ne sais quelle leçon elle lui donna ; il prit du dépit contre elle et devint roide et impertinent avec Frumence. Il lui échappa devant moi des railleries bizarres sur les prédilections de Jennie pour ce grand bellâtre de pédagogue qu’il ne pouvait plus supporter.

Un autre jour ; Marius se présenta à la leçon en habit de chasse et le fusil à la main. Il apportait ses cahiers à Frumence.

— Ayez l’obligeance de vous dépêcher de corriger cela, lui dit-il. Je compte chasser aujourd’hui.

C’était un acte de révolte ouverte. Frumence ne répliqua rien, prit les cahiers, les corrigea et les lui rendit en lui disant avec un calme imperturbable :

— Je vous souhaite bonne chasse, monsieur Marius.

— Monsieur Frumence, répliqua Marius, qui cherchait l’occasion d’une querelle, je m’appelle monsieur de Valangis.

— Alors, reprit Frumence avec un sourire placide, je souhaite bonne chasse à monsieur de Valangis.

— Je vous remercie, monsieur Frumence. Je sors, et désormais je travaille seul, je vous en avertis.

— C’est absolument, répondit Frumence, comme il vous plaira.

— Mais, reprit Marius, comme il n’est pas dans les usages qu’une jeune personne ait un précepteur quand elle a déjà une gouvernante, j’imagine que vous pourrez vous dispenser maintenant d’accompagner ma cousine à la promenade, à moins que sa gouvernante n’ait besoin de votre compagnie, auquel cas je n’ai aucune objection à vous faire.

— Vous eussiez pu vous dispenser de celle-ci, répondit Frumence en rougissant ; je la trouve du plus mauvais goût et du plus mauvais ton.

— Le vôtre est impertinent, monsieur.

— C’est le vôtre qui est offensant, monsieur.

— Vous trouvez-vous offensé, monsieur Frumence ?

— Oui, monsieur Marius, et assez comme cela. Je vous prie de ne pas continuer.

— Et si je continue ?…

— Vous manquerez au respect que vous devez à la maison de madame votre tante.

— À la maison de ma tante, c’est-à-dire à ses gens ?

— À ses gens, si vous voulez. Je m’attendais à cela de votre part dans l’état d’esprit où vous êtes ; mais vous agissez contre votre caractère, qui vaut mieux, que vos paroles d’aujourd’hui. Je ne veux pas vous exciter par mes réponses, je ne vous répondrai plus.

Il prit mes cahiers et se mit à les examiner, comme si Marius n’était pas là. Je vis Marius prendre un livre et lever le bras pour le lancer à la tête de Frumence. Je me jetai vite sur la chaise placée vis-à-vis de Frumence, de l’autre côté de la petite table. Marius n’eût pu jeter le projectile sans m’atteindre. Il comprit, à mon mouvement spontané, que je voulais le préserver d’un acte de démence et d’une mauvaise action. Il jeta le livre par terre et sortit.

Comme j’étais pâle et tremblante, Frumence ferma les cahiers et alla prendre sur une autre table un verre d’eau qu’il m’offrit.

— Remettez-vous, mademoiselle Lucienne, me dit-il, ceci n’est rien pour moi. M. Marius est naturellement doux et inoffensif : c’est un accès de fièvre.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, est-ce qu’il va devenir comme cette pauvre Denise ?

— Non, il est jeune, et à son âge cela passe vite. Allez faire un tour de promenade avec madame Jennie ; je vais tout à l’heure causer avec votre cousin et le calmer tout à fait quand il aura eu le temps de se calmer un peu de lui-même.

J’allai trouver Jennie. Je n’avais pas de secrets pour elle. Je lui demandai de m’expliquer ce qui venait de se passer. Elle prétendit qu’elle n’y comprenait rien, et me dit, comme Frumence, que Marius était probablement malade, qu’il fallait le laisser sortir pour se distraire. Marius était déjà sorti, si bien sorti, qu’on ne put le retrouver et qu’il ne revint pas le soir. Nous eussions été cruellement inquiets de lui, s’il ne nous eût fait dire, par un paysan rencontré sur son chemin, qu’il comptait passer la nuit à Toulon.

Le lendemain, ma grand’mère vit arriver le docteur Reppe, qui lui apprit que Marius était chez lui, dans sa bastide. Il l’avait rencontré allant à Toulon, et il l’avait empêché de faire un coup de tête, qui était de s’engager dans la marine.

— Vous avez peut-être eu tort de l’en dissuader, répondit ma grand’mère. L’enfant est devenu un homme qui ne peut plus rester ici à ne rien faire.

— Oui, oui, sans doute, reprit le docteur. Je sais la cause de son transport, et madame Capeforte, qui est diantrement fine, l’excellente femme, lui a fait avouer qu’il ne pouvait plus tenir en place. Nous lui avons conseillé de demander à M. de Malaval, votre parent, une occupation dans ses bureaux.

— Marius comptable ? s’écria ma grand’mère. Mais il a les chiffres en horreur !

— Bah ! on lui en fera faire très-peu, et on le prendra là comme surnuméraire pour lui donner le temps de jeter sa première gourme. C’est à vous d’arranger cela avec M. de Malaval. On verra comment le jeune homme se comporte, et on aura le temps d’aviser à ce qu’on pourra faire de lui. En toute chose, voyez-vous, il faut faire de la médecine expectante. C’est la seule qui soit en rapport avec l’action du temps et les réactions de la nature.

Ma grand’mère fit les démarches nécessaires auprès de MM. de Malaval et Fourrières, et, fâchée contre Marius, elle ne lui fit rien dire. Il resta une semaine à la bastide Reppe, partageant ses journées oisives entre le docteur et la dame Capeforte, le premier lui insufflant des principes de temporisation, l’autre essayant de verser dans sa pauvre tête les calculs de l’égoïsme et le poison de l’ingratitude.