Calmann Lévy (1p. 59-63).



X


Enfin Frumence se montra, et j’hésitai un moment à le reconnaître. Il avait du linge blanc tout neuf, un modeste habillement et un chapeau tout neufs, des chaussures neuves, les cheveux peignés, taillés, domptés, nettoyés à fond ; des gants, et, les gants ôtés, des mains et des ongles irréprochables, bien que durcis et usés encore par le travail ; la barbe bien rasée, la figure propre et comme éclaircie malgré le hâle et le ton naturel, qui était fort brun ; en un mot, Frumence était non-seulement renouvelé dans l’enveloppe de sa personne, mais encore on voyait qu’il avait promis de soigner sa personne même, et qu’il comptait tenir parole. Il fut gauche, hésitant, embarrassé durant quelques jours dans cette préoccupation ; mais ce fut tout. Il resta propre dans ses habits et dans ses habitudes, et il arriva très-vite à ressembler à un homme qui aurait toujours vécu dans l’aisance et en contact avec la société. Je pensai alors que pareille chose m’était peut-être arrivée, que pareille transformation avait dû s’opérer en moi quand je passai de la vie errante, de la détresse peut-être, aux mains parfumées de ma grand’mère.

Quant à Frumence, les soins et la bonne nourriture eurent bientôt réparé sa maigreur, et sa pâleur se colora d’un reflet de santé. Un jour vint bientôt où Denise dit à ma grand’mère :

— Savez-vous, madame, que M. Frumence est très-bien arrangé à présent, et que c’est même un très-beau garçon ? Qu’en pense Lucienne ?

— Moi, m’écriai-je, je suis contente de le voir décrassé ; mais je le trouve toujours très-laid. N’est-ce pas, Marius, qu’il est affreux ?

— Non, dit Marius, c’est un beau paysan.

— C’est un homme superbe, dit ma grand’mère, qui ne trouvait pas inutile de rabaisser de temps en temps la vanité de son petit-neveu. Il a des yeux magnifiques, des dents, des cheveux, une taille…

— Et des pattes ! s’écria Marius.

— De grandes pattes bien faites et dont il sait se bien servir, reprit ma bonne maman. Je souhaite pour vous, mon petit, que vous soyez un jour pareil à cet homme-là sous tous les rapports.

Marius fit la grimace et ne répliqua rien ; mais il se hâta de me persuader, en chuchotant avec moi dans un coin, que Frumence n’aurait jamais l’air distingué, et que de pareils beaux hommes avaient leur place à la charrue, ou, quand on les habillait à neuf, derrière une voiture.

Je ne m’inquiétais guère en réalité de la figure belle ou laide de Frumence. Les enfants ne s’y connaissent pas, et mon cousin était pour moi le type exclusif de la distinction ; mais, en refusant cette distinction naturelle ou acquise à notre pédagogue, il agissait sur l’opinion que pendant longtemps je devais conserver de lui. Le dégoût avait disparu, l’estime et même l’amitié arrivaient naturellement ; mais, malgré le soin délicat que prenait ma grand’mère de faire ressortir devant nous le désintéressement et la fierté de Frumence, il suffisait d’un mot de Marius pour me le faire considérer comme une nature subalterne, inférieure à la sienne. Nous n’avions alors à coup sûr aucune théorie sur la hiérarchie sociale ; nous obéissions à cet instinct qui porte les enfants à chercher quelque chose d’inconnu au-dessus d’eux, jamais ou bien rarement au-dessous. Ils sont en cela comme l’humanité tout entière, qui ne veut point revenir sur ses pas ; mais ils ne sauraient comprendre que leur idéal puisse être revêtu de son mérite intrinsèque. Ils le veulent habillé d’or et de satin, dans un palais de fées. Pour moi, les jolies vestes, les petites mains et les belles boucles blondes de mon cousin, peut-être même aussi sa chaîne de montre et sa pommade à la rose constituaient une supériorité indiscutable sur tous ceux qui nous entouraient. Il ne faut pourtant pas croire que mon cœur ou des sens précoces fussent émus par sa présence. J’étais enfant dans toute l’acception du mot, et je dois dire dès le début de mon histoire que non-seulement je n’étais pas amoureuse de lui, mais encore que je ne l’ai jamais été. Là est l’étrangeté du sentiment qui devait agiter mon existence et la sienne.

Sa domination sur moi fut d’autant plus illogique dans le principe, qu’il me fut un continuel sujet d’impatience ou d’ennui. Il n’avait aucun de mes goûts et il me sacrifiait fort peu les siens, tandis qu’à toute heure les miens lui étaient sacrifiés avec ou sans murmure. J’avais l’habitude et le besoin d’une ardente locomotion, et, tout entière à ce que je faisais, j’arrivais à aimer l’étude avec passion. Pour lui, la leçon de Frumence était un fléau auquel il se résignait en protestant par une invincible inertie, et le mouvement était une fatigue qu’avec la meilleure volonté du monde il n’eût pu supporter comme moi. Sa santé était aussi délicate que son esprit était paresseux. Il retardait donc considérablement les progrès que j’aurais voulu et que j’aurais pu faire avec Frumence, et, si ma grand’mère n’eût exigé que je fisse, avec ou sans Marius, l’exercice accoutumé, j’eusse passé toutes mes récréations à jouer aux cartes avec lui ou à lui voir essayer son adresse au bilboquet.