Calmann Lévy (1p. 1-6).



À MONSIEUR M. A.


Mon ami, avant de prendre la sérieuse détermination à laquelle vous me conviez, je veux vous rendre compte de ma vie et de moi-même avec la plus scrupuleuse sincérité. Mon récit sera long, exact, minutieux, parfois puéril. Je vous ai demandé trois mois de solitude et de liberté d’esprit pour classer mes souvenirs et interroger rétrospectivement ma conscience. Permettez-moi de ne prendre aucun parti, de n’avoir même aucune opinion sur l’offre que vous me faites, avant que ce travail ait été placé sous vos yeux.

Lucienne.



I.


Le 50 juin 1805, madame de Valangis était dans son vieux carrosse de campagne, étrange monument composite qui tenait de la calèche, de la patache et du landau, mais qui n’était précisément rien de tout cela. C’était un de ces véhicules de fantaisie que les fabricants de province inventaient au gré des personnes sous le Directoire, époque de transition, de tâtonnement et de caprice dans tous les genres. La voiture, étant lourde et solide, durait encore, et madame de Valangis ne se souciait plus d’aucun changement dans ses habitudes. Elle avait échappé aux orages de la Révolution en se tenant coi dans son château de Bellombre, au fond d’une gorge des montagnes de la Provence, et en cachant de son mieux sa fortune, qui était médiocre, et ses principes, qui étaient modérés. C’était la meilleure des femmes, peu cultivée littérairement parlant, mais douce, affectueuse, dévouée, et chez qui les instincts du cœur ne se trompèrent jamais. Ce n’est pas elle qui eût livré Toulon aux Anglais et fait des vœux pour l’étranger. Ce n’est pas elle non plus qui eût repris Toulon et fait des vœux ardents pour le triomphe de la République ou de l’Empire.

— Je suis vieille, disait-elle, je ne demande qu’à rester tranquille ; et je suis femme, je ne puis vouloir le malheur de personne.

L’excellente dame se promenait donc fort tranquille dans son carrosse ; à ses côtés, une forte villageoise provençale tenait un nourrisson assez robuste, la propre petite-fille de madame de Valangis, mademoiselle Lucienne, âgée de dix mois. Cette enfant, transplantée en Provence, était née en Angleterre, son père, le marquis de Valangis, ayant épousé dans l’émigration une Irlandaise de bonne famille. Le climat de l’Angleterre n’avait pas été propice aux deux premiers-nés de cet hymen, morts tous deux en bas âge. On avait confié Lucienne presque dès sa naissance à une nourrice française et aux soins de la grand’mère, qui avait été la chercher à Douvres, et qui, depuis trois mois, relevait avec bonne espérance sous le soleil du Midi. L’enfant, bien qu’émigrée par le fait de sa naissance et par la situation de son père, n’avait pas troublé par sa rentrée le repos de la France ; mais elle était destinée à troubler étrangement celui de sa famille.

Le chemin montait, montait. La chaleur était accablante. La voiture, découverte et basse, allait au pas, au pas le plus lent que puissent emboîter deux vieux chevaux dont le cocher est profondément endormi sur son siége. La nourrice, voyant que la dame de Valangis dormait aussi, abrita bien sous son voile de mousseline blanche la tranquille Lucienne, qui s’était assoupie la première, et résolut sans doute de bien veiller sur ce cher trésor ; mais il faisait si chaud et l’on allait si lentement, que, quand on eut gagné le haut de la côte, et que d’eux-mêmes les chevaux se mirent à trotter en sentant le fumet de leur écurie, tout le monde s’éveilla. Le cocher fouetta ses bêtes pour prouver sa vigilance, madame de Valangis jeta un paisible et bienveillant regard sur le voile qui protégeait sa petite-fille ; mais la nourrice, ne sentant plus rien sous ce voile, rien dans ses bras, rien sur ses genoux, se redressa d’un air effaré et resta sans voix, les yeux hagards, demi-morte et demi-folle : l’enfant avait disparu.

Elle ne cria pas, elle ne put dire un mot, elle s’élança sur le chemin, elle tomba, elle resta évanouie. Le cocher arrêta, et, comprenant vaguement que l’enfant avait dû glisser des bras de la nourrice sur le chemin, il n’attendit pas l’ordre de sa patronne éperdue pour retourner sur ses pas aussi vite que possible. Les chevaux désappointés ne payèrent pas de zèle. Le pauvre homme cassa son fouet, ce qui n’avança pas les affaires. La vieille dame, s’imaginant qu’elle pourrait courir, se fit descendre ; le cocher, frappant à tour de bras du manche de son fouet, la devança. La nourrice, à peine revenue à elle, se traîna comme elle put sur les traces de la grand’mère : pas un passant sur la route poudreuse, pas une trace que la brise, toujours forte en ces contrées, n’eût effacée déjà. Quelques paysans, occupés à une certaine distance, accoururent au cri des femmes, et se mirent à la recherche en se lamentant. Le plus diligent fut encore le cocher qui s’attendait avec horreur à retrouver l’enfant écrasé dans une ornière et qui sanglotait comme un brave homme, tout en jurant comme un païen.

Mais quoi ! rien, pas d’enfant écrasé, pas un débris, pas un chiffon, pas une goutte de sang, pas un vestige, pas un indice sur ce chemin désert et muet ! Il y a par là de grands moulins, anciennes dépendances monacales, situés à deux ou trois lieues les uns des autres, le long du torrent de la Dardenne. Le cocher appela, questionna, tâcha de savoir, en se frappant la poitrine, en quel endroit il s’était endormi. Personne ne put le lui dire ; on était si habitué à le voir dormir sur son siége ! On n’avait pas remarqué si l’enfant était dans la voiture à telle ou telle rencontre. Rien, absolument rien. Au bout de quelques heures, tout le pays était en émoi, depuis le château de Bellombre jusqu’au hameau du Revest, où la promenade avait fait halte et où la petite avait été vue au sein de la nourrice. La justice ne fut pas vite sur pied, mais elle y fit son possible. On fouilla les rares habitations de la vallée, on explora tous les ravins, tous les fossés ; on arrêta quelques vagabonds, on interrogea tout le monde ; la journée, la semaine, le mois, l’année s’écoulèrent, et personne ne put seulement soupçonner ce qu’était devenue la petite Lucienne.