La Conférence de la Haye et le Saint-Siège

La Conférence de la Haye et le Saint-Siège
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 590-611).
LA CONFÉRENCE DE LA HAYE
ET LE SAINT-SIÈGE


I

Le 30 août 1898, M. Tcharykoff, ministre résident de l’Empereur de. toutes les Russies auprès du Saint-Siège apostolique, transmettait au cardinal Rampolla, secrétaire d’Etat de Léon XIII. la première circulaire de M. le comte Mouravieff. Elle avait été remise directement, par la chancellerie de Saint-Pétersbourg, aux ministres accrédités auprès du Tsar, afin qu’ils la fissent connaître à leurs gouvernemens respectifs. Comme il n’y a point de nonce sur les bords de la Neva, M. Tcharykoff était désigné pour être l’intermédiaire. La lettre personnelle qu’il joignit à la circulaire donnait à cette haute commission tout son poids et tout son prix. Il affirmait en propres termes, dans cette lettre, la « profonde vénération » du Tsar pour le Pape, pour la « sagesse » de Léon XIII, pour son « amour de la paix, maintes fois manifesté. » Ce n’était pas tout : l’intelligent interprète des volontés impériales, après avoir rendu témoignage au caractère du Pape, esquissait comme un geste d’hommage envers l’institution même de la Papauté : il remontait, à travers l’histoire, jusqu’aux pontifes du moyen âge, qu’il appelait « les promoteurs zélés de la paix universelle, » et il avait un souvenir pour la Trêve de Dieu. Le tsar Nicolas, en chargeant son ministre résident de faire parvenir au Vatican la circulaire du comte Mouravieff, lui avait évidemment donné l’ordre de montrer immédiatement, par son langage, que cette communication dépassait la banale portée d’une courtoisie diplomatique ; et M. Tcharykoff, soutenu d’ailleurs et guidé par ses propres sentimens, avait su comprendre et exécuter le vouloir de son souverain. Ainsi, l’un des plus puissans monarques, chef reconnu d’une vaste église, semblait chercher à travers les siècles passés et dans l’histoire de l’Eglise romaine une ébauche des grandes initiatives que sa généreuse jeunesse l’entraînait à concevoir et que la force de son empire lui permettait d’oser. On apprécia, au Vatican, le caractère de cette démarche, et l’on en goûta l’accent. M. Tcharykoff, au terme de son message, demandait à Léon XIII, au nom de Nicolas II, d’« appuyer de toute la puissance de son autorité morale la grande œuvre de l’affermissement de la paix. »

Cette demande était comme la ratification de l’un des rêves les plus chers de Léon XIII, comme la réponse à l’un de ses plus anciens désirs. A l’heure où la Papauté, par la perte même de sa souveraineté temporelle, semblait éloignée pour longtemps des jeux de la politique, Léon XIII, jaloux d’une majestueuse revanche, a toujours aspiré et parfois réussi à maintenir dans ces jeux l’ordre et l’harmonie. Des malveillans insinuaient qu’en prétendant à ce rôle il ne cherchait qu’un adroit détour, une façon de porte dérobée, pour rentrer dans les affaires temporelles d’où les événemens l’avaient banni ; le langage pontifical démentait un tel commentaire. Père de la grande famille humaine, c’est au nom de cette paternité même qu’il voulait limiter l’usage et l’abus de cette terrible monnaie avec laquelle se règlent, en dernière heure, les comptes des nations, et qui s’appelle le sang : il croyait ainsi remplir un devoir, non point inaugurer une tactique. Son rôle d’arbitre ou de médiateur ne lui apparaissait point comme un passe-temps de souverain déchu, mais comme la suite logique, indiscutable, de sa mission spirituelle. On a souvent admiré, et non sans raison, cette imagination forte et sûre, d’où Léon XIII prend incessamment son élan, et qui, sans jamais dépasser les limites du champ du possible, aspire à l’explorer tout entier ; mais ce n’est point seulement son imagination, c’est sa conscience même qui pousse le Pape à être l’artisan suprême de l’union : sa lettre à tous les Princes et à tous les Peuples, écrite en 1894, renferme à cet égard sa pensée tout entière.

Après avoir exprimé le souhait qu’ « un rapprochement s’opérât entre les nations pour prévenir les horreurs de la guerre, » il continuait en ces termes : « Nous avons devant les yeux la situation de l’Europe. Depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle. Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre... De là d’énormes dépenses et l’épuisement du trésor public, de là encore une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée, et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. Serait-ce donc là l’état naturel de la société ? Or, impossible de sortir de cette crise et d’entrer dans une ère de paix véritable si ce n’est par l’intervention bienfaisante de Jésus-Christ. »

C’est à titre de vicaire du Christ qu’en 1885 il accordait à l’Espagne catholique et à l’Allemagne protestante le concours de son « intervention bienfaisante ; » et, dans la suite de son long pontificat, l’histoire de l’arbitrage des îles Carolines est l’une des pages qu’il préfère relire. « Il ne peut avoir nullement échappé à votre perspicacité, écrivait-il au chancelier de Bismarck le 31 décembre 1885, de combien de moyens dispose le pouvoir dont nous sommes revêtu, pour le maintien de l’ordre politique et social, surtout si ce pouvoir jouit, sans entraves, de toute sa liberté d’action ; » et M. de Bismarck déclarait, de son côté, avoir été « aussi guidé par cette pensée, que rien ne répond mieux à la nature et à l’esprit du pontificat romain que la pratique des œuvres de paix. » On vit, dans la suite, le Chili et l’Argentine, et tout dernièrement Haïti et Saint-Domingue, recourir aux bons offices du Saint-Siège pour trancher sans bagarre d’importans litiges ; et l’opinion européenne eût volontiers accepté, l’année dernière, que la voix de Léon XIII, planant par-dessus l’Atlantique, réglât les difficultés entre la plus forte puissance du continent américain et l’une des nations les plus dignes de respect de l’Ancien Monde. Il n’est pas jusqu’à l’idée même d’une limitation des armemens qui n’ait, à plusieurs reprises, hanté la pensée du Pape : recevant en 1893, à l’occasion de son jubilé épiscopal, le prince Lobanoff, envoyé extraordinaire du Tsar, il se plaisait à lui indiquer « combien il serait urgent, et combien avantageux au bien des princes et des peuples, de reconstruire, sur les bases solides de la sagesse chrétienne, la société bouleversée, et de faire converger à cette fin, par un amical accord, les grandes forces morales et politiques qui sont l’axe du monde, afin que la paix fût ainsi assurée sans qu’il fût besoin de ruineux préparatifs de guerre. » Il put donc paraître à Léon XIII, l’automne dernier, qu’il poursuivait avec le gouvernement de Saint-Pétersbourg une conversation qu’il avait lui-même engagée.


II

A la date du 15 septembre, le cardinal Rampolla répondit à M. Tcharykoff. « La noble initiative de Sa Majesté, écrivait-il, correspond à l’un des vœux les plus ardens du Souverain Pontife ; » et tout de suite il en donnait une preuve, destinée à être comprise à Saint-Pétersbourg, en rappelant l’entretien du Pape avec le prince Lobanoff : certains précédens ne sont-ils pas des présages ? La note se poursuivait, très longue et très pleine ; et le secrétaire d’État, à mesure qu’il pénétrait au fond même de la question, développait la pensée du Pape docteur ; cet écrit diplomatique atteignait l’ampleur et la portée d’un enseignement. « Le Pape retient, écrivait le cardinal, que la paix ne pourra point trouver son assiette si elle ne s’appuie sur le fondement du droit public chrétien, d’où résulte la concorde des princes entre eux et la concorde des peuples avec leurs princes. Pour que cessent les défiances et les motifs réciproques d’offensive et de défensive, qui ont amené les États, de nos jours, à développer leurs armemens, et pour qu’un esprit de paix, se répandant à travers les peuples de l’univers, les amène à se regarder entre eux comme des frères, il faut que la justice chrétienne ait pleine vigueur dans le monde, que les maximes de l’Evangile rentrent en honneur, et que l’art difficile de gouverner les peuples ait pour facteur principal cette crainte de Dieu qui est le commencement de la sagesse... On a voulu régler les rapports des nations par un droit nouveau, fondé sur l’intérêt utilitaire, sur la prédominance de la force, sur le succès des faits accomplis, sur d’autres théories qui sont la négation des principes éternels et immuables de justice : voilà l’erreur capitale qui a conduit l’Europe à un état désastreux. »

On devine quel effet durent produire ces lignes, survenant à Saint-Pétersbourg au milieu du flot des réponses politiques qu’envoyaient les divers gouvernemens. Il n’y avait là ni atermoiemens, ni précautions, ni revendications : c’était l’exposé d’un système et d’une doctrine. On ne parlait point là d’expédiens ou de palliatifs, mais d’une réforme du droit public international. On ne cherchait point là des combinaisons ; on ne s’évertuait point à faire le tour de la question ; l’on y entrait, et on la tranchait. Pour la première fois depuis fort longtemps, le Saint-Siège avait le droit de se considérer comme interrogé sur la situation de l’Europe ; et le Saint-Siège, à peu près banni des conseils européens depuis la paix de Westphalie, faisait la réponse qu’il eût faite plusieurs siècles avant cette paix. Il mettait même, si l’on peut ainsi dire, une sorte de coquetterie grandiose à expliquer qu’en parlant de la sorte il prétendait simplement se répéter.

« Contre un si néfaste système, continuait le cardinal Rampolla, le Saint-Siège n’a pas cessé d’élever la voix pour appeler l’attention des princes et des peuples. Déjà dans le moyen âge, à la faveur de l’heureuse unité de la chrétienté, la voix des pontifes romains trouvait partout un accès facile ; elle réussissait, par la seule force de son autorité, à concilier les princes et les peuples, à éteindre les querelles par des paroles d’arbitrage, à défendre les faibles contre l’injuste oppression des forts, à empêcher la guerre, à sauver la civilisation chrétienne. Aujourd’hui encore, bien que les conditions du monde soient changées, le Pape ne cesse pas d’employer sa force morale, avec un constant souci, pour faire pénétrer dans les esprits des peuples l’idée chrétienne de justice et d’amour, pour éteindre les luttes de nationalité, pour rappeler les nations aux devoirs réciproques de fraternité, pour inculquer le respect des autorités établies par Dieu pour le bien des peuples et pour opposer au droit de la force la force du droit, conformément aux principes de l’Évangile. » Ainsi se déroulait, dans la lettre du cardinal Rampolla, à l’abri d’un raccourci d’histoire, une discrète démonstration d’immutabilité. Des voix s’étaient élevées, depuis trente ans surtout, pour professer que la force prime le droit ; elles avaient une irréfutable hauteur, trait distinctif des parvenus du struggle for life ; et il semblait que les peuples dussent courber sous ces doctrines nouvelles non seulement leur autonomie, mais leur raison même. Une haute souveraineté morale, impuissante, ou à peu près, pour la protection effective des autonomies menacées, pouvait du moins mettre en garde la raison humaine contre la tentation de rendre hommage à la force : le cardinal Rampolla rappelait que tel avait été, dans tous les temps, le rôle de la Papauté. Et l’antique thèse de la « concorde des deux puissances préposées par la Providence au gouvernement du monde, » et les mots toujours prestigieux de « Sacerdoce » et d’« Empire, » — ces deux mots qui sont pleins d’histoire et tout ensemble imprégnés de rêve, — s’acheminaient à leur tour sous la plume cardinalice : le secrétaire d’Etat déclarait qu’au nom de cet accord entre les deux pouvoirs le Saint-Siège était « disposé à seconder, avec tout son zèle et toute sa sympathie, la difficile entreprise de Sa Majesté le Tsar. »

« Sacerdoce et Empire, » ces virtualités altières, à peine réalisées par l’histoire d’antan, vivent toujours, d’une vie indestructible, dans les cerveaux qu’a façonnés la théologie scolastique : cette théologie, sous ses apparences rigides, enseigne à voir grand ; elle est une étrange émancipatrice de l’imagination. Et le mysticisme slave, de son côté, — chez certains de ses représentans, tout au moins, — est à la fois assez conservateur et assez révolutionnaire pour envisager avec une curiosité complaisante la conception d’un monde dont le Pape et le Tsar guideraient les destinées : relisez plutôt, pour vous en convaincre, la Russie et r Église universelle, de Wladimir Solovieff. Il serait intéressant de faire commenter la note du cardinal Rampolla par des exégètes de Saint-Pétersbourg... Peut-être perdraient-ils pied.

Mais le cardinal secrétaire d’Etat se hâtait d’arriver ensuite aux remarques pratiques de l’homme politique : il augurait que peut-être « des obstacles multiples » entraveraient « la généreuse pensée du Tsar, » et d’avance il se consolait en songeant que, quoi qu’il advînt, on devait toujours regarder comme un « grand bienfait » et comme « le germe d’un meilleur avenir » ce fait qu’ « une voix aussi puissante, intervenant au milieu du bruit des armes, avait fait entendre au monde, courbé sous la prépondérance de la force matérielle, les noms sacro-saints d’équité et de droit. » Et le cardinal Rampolla concluait : « Ignorant quelles seront les lignes du programme que Sa Majesté l’Empereur entend proposer à la conférence, et quel est le moyen concret par lequel le Saint-Siège devrait, suivant les désirs du Tsar, concourir à cette œuvre. — coopération qu’il est prêt à accorder largement, — le Saint-Père, pour l’instant, se borne à donner, en principe, sa pleine adhésion. Confiant dans la droiture et dans la magnanimité des sentimens de Sa Majesté, il sait que, quelles que doivent être les solutions, la justice et le droit, qui ont à notre époque subi tant de blessures, resteront entièrement sauvegardés et intacts. »

Telle était, en substance, la note du Vatican. Le Saint-Siège y parlait le langage d’une autorité religieuse et morale : il se tenait dans la sphère des grandes idées, de ces principes souverains que les individus et même les peuples n’osent jamais contester ouvertement, lors même qu’ils les violent. Il se définissait dans le passé, il se définissait dans le présent ; les deux définitions se recouvraient ; et, pour seconder l’initiative impériale, il n’avait qu’à les réaliser une fois de plus. D’examiner ou de discuter les détails de cette initiative elle-même, il s’en gardait soigneusement ; une adhésion de principe lui paraissait tout à la fois plus généreuse et plus discrète. Il ne se précipitait ni ne se refusait. D’un bout à l’autre de ce document, on observait beaucoup de dignité et beaucoup de sérénité. Il va de soi que la question romaine était passée sous silence : Léon XIII, gravement recueilli en face de la communication du Tsar, songeait à l’humanité sans faire retour sur lui-même.


III

Quelques mois s’écoulaient, et, le 16 janvier 1899, M. Tcharykoff adressait au Saint-Siège un second message : c’était la circulaire du comte Mouravieff aux représentans diplomatiques accrédités près du Tsar, datée du 30 décembre 1898, et contenant le programme de la future conférence. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, derechef, faisait une exception en faveur du Pape, en lui transmettant un document uniquement destiné aux puissances représentées auprès du Tsar.

Le cardinal Rampolla répondait, à la date du 10 février. Dès le début de sa réponse, il tenait à relever, avec une insistance digne de remarque, » la louable intention, visible à la simple lecture de la circulaire, d’éliminer dans la mesure du possible les obstacles, nombreux et sérieux (nè pochi nè lievi), qui surgissent en une matière aussi délicate et complexe ; » et, souhaitant que la conférence fût « féconde en résultats pratiques, » il augurait que « l’achèvement d’une aussi noble entreprise couronnerait d’une auréole de gloire le siècle finissant. » Ainsi, à Rome comme à Saint-Pétersbourg, on consentait qu’à la faveur de certains silences, certaines pierres d’achoppement, toujours redoutables, fussent préalablement écartées.

Les huit articles du programme élaboré par M. le comte Mouravieff sont encore présens à toutes les mémoires ; les sept premiers concernaient des questions d’ordre plutôt technique : non-augmentation des effectifs, emploi des explosifs et des torpilleurs, police des guerres maritimes et des guerres continentales ; le huitième était ainsi conçu : « Acceptation, en principe, de l’usage des bons offices, de la médiation et de l’arbitrage facultatif, pour des cas qui s’y prêtent, dans le but de prévenir des conflits armés entre les nations ; entente au sujet de leur mode d’application et établissement d’une pratique uniforme dans leur emploi. » Le cardinal secrétaire d’État constatait soigneusement la différence entre ce huitième article et les sept premiers. Sur ceux-ci, le Saint-Siège s’abstenait de « porter un jugement ; » planant dans « la sphère des principes régulateurs de la morale et de la civilisation chrétienne, » il applaudissait en termes généraux aux propositions du gouvernement impérial, et se félicitait que le Tsar, en face des formidables progrès de l’art militaire, réclamât, « au nom de l’humanité, les tempéramens opportuns. » Quant au huitième article, le cardinal Rampolla le soumettait à une étude approfondie et formulait une opinion précise.

« Il manque, écrivait-il, dans le consortium international des Etats, un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer et à faire prévaloir le droit de chacun ; il ne reste, dès lors, qu’à recourir immédiatement à la force ; de là l’émulation des États dans le développement de leur puissance militaire... A rencontre d’un étal de choses si funeste, l’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun ; elle répond, à tous égards, aux aspirations du Saint-Siège... Peut-être — et ceci sera mieux mis en relief dans les discussions de la conférence, — peut-être ne peut-on pas espérer que l’arbitrage, obligatoire par sa nature même, puisse devenir, dans toutes les circonstances, l’objet d’une acceptation et d’un assentiment unanimes. Une institution de médiation, investie d’une autorité, revêtue de tout le prestige moral nécessaire, munie des indispensables garanties de compétence et d’impartialité, n’enchaînant point la liberté des parties en litige, serait moins exposée à rencontrer des obstacles. » Cette indication, telle quelle, témoignait de l’intérêt spécial avec lequel le Vatican avait envisagé l’article huitième du programme. Le cardinal affirmait, en effet, que le Saint-Siège, « se souvenant de ses traditions, organe de conciliation et de paix entre les peuples, attachait la plus haute importance » à cette question... « En même temps, continuait-il, le Saint-Siège fait les vœux les plus ardens pour que, dans les conseils des puissances, le principe de la médiation et de l’arbitrage trouve un accueil favorable et soit appliqué le plus largement possible. Il accompagne de ses plus vives sympathies une telle proposition ; il se déclare toujours disposé à coopérer de toute sa bonne volonté, pour qu’elle ait une issue favorable ; car il est convaincu que si un accord international avait effectivement lieu sur ce point, il en résulterait, pour la cause de la civilisation, un des plus heureux succès. »

Là s’arrêtait la réponse du Vatican : comme celle du mois de septembre, elle était, tout ensemble, volontairement discrète et sincèrement chaleureuse. À mesure que se définissait le programme de la conférence, à mesure que s’en éclairaient les grandes lignes, le Saint-Siège délimitait, de son côté, les questions à l’occasion desquelles il serait en mesure d’apporter un concours efficace, et s’occupait de discerner à l’avance les discussions dans lesquelles il pourrait, s’il s’y trouvait convié, dire une parole et jouer un rôle utiles au bien des peuples. Ce n’était point la première fois, d’ailleurs, que les questions théoriques se rattachant à l’idée d’arbitrage occupaient l’attention du Vatican. Elles s’étaient déjà présentées à l’esprit de Pie IX entre 1868 et 1870. En septembre 1868, un groupe de catholiques anglais avait réclamé « avec instance la création à Rome, sous la protection du trône apostolique, d’un collège dont la mission serait l’enseignement du droit des gens et qui serait en ces matières un foyer de science et un arbitre suprême. » L’Appel d’un Protestant au Pape pour le Rétablissement du Droit public des Nations, dédié à Pie IX, à la même époque, par un autre Anglais, David Urquhart, émettait des vœux analogues. Et le synode patriarcal des Arméniens, en 1870, avait demandé à Pie IX de proposer au Concile œcuménique l’institution d’un tribunal permanent d’arbitrage dans la Ville éternelle, « afin que les gouvernemens fussent ainsi délivrés de la terrible nécessité d’entretenir perpétuellement des armées considérables. »

L’Europe, à ce moment du siècle, n’avait point encore mesuré les charges et les périls de la paix armée ; elle n’en avait point encore pesé l’inquiète lourdeur ; et déjà, le 10 février 1870, quarante Pères du Concile du Vatican proposaient à Pie IX des mesures préventives pour garantir le maintien de la paix sans épithète. « La condition présente du monde, expliquaient ces quarante théologiens, est devenue intolérable, à cause du développement des armées et de la conscription. Seule l’Église peut apporter un remède à de telles calamités. Encore que toutes les oreilles ne soient pas ouvertes à sa voix, elle commandera toujours à d’innombrables milliers d’hommes, et tôt ou tard réalisera ses desseins. Des hommes graves et experts en politique sont persuadés qu’il est absolument besoin d’une déclaration, où seraient promulguées, d’une façon authentique, les parties du droit canon qui concernent le droit des gens et la nature de la guerre[1]. »

La suspension du Concile et les graves soucis créés par l’occupation de Rome avaient empêché Pie IX de mettre ces vœux à l’étude. Mais les archives du Saint-Siège ne sont point des oubliettes ; et les propositions du Tsar en 1898, dont plusieurs chancelleries européennes ne laissèrent point d’être étonnées et comme troublées, ne prenaient point au dépourvu la curie romaine. Elle apprend beaucoup et travaille beaucoup, même lorsqu’elle se tait et lorsqu’elle attend : silence et patience sont peut-être, en définitive, le meilleur apprentissage pour la préparation de l’avenir.

Cet avenir, dont on osait à peine escompter l’échéance et dont le Pape et le prince Lobanoff s’étaient vraisemblablement entretenus comme d’une lointaine possibilité, survenait inopinément, par l’entreprenante initiative du Tsar : le Vatican était tout prêt à y faire face et bien outillé pour y pourvoir.. On s’en rendait compte à Saint-Pétersbourg ; et M. le comte Mouravieff, à la date du 23 février, chargeait M. Tcharykoff d’exprimer au Vatican ses remerciements pour « la réponse pleine de sympathie du Pape » et pour ses « dispositions profondément et sincèrement favorables envers la grande œuvre de l’apaisement général. »


IV

Tandis que se poursuivait, entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et le Vatican, cet échange de marques de confiance qui étaient beaucoup plus que des courtoisies, une partie de la presse italienne commençait d’afficher des inquiétudes très vives. Elle demandait au gouvernement royal, elle demandait même à la Russie, si le Tsar continuerait, jusqu’au bout, de témoigner au souverain du Vatican des égards spéciaux ; elle interprétait ces égards comme une sorte d’offense envers l’Italie, et s’alarmait à l’avance de la présence éventuelle d’un représentant du Pape à la conférence, comme si cette présence eût été, pour l’édifice unitaire, le plus grave des périls. Supposer un seul moment que la solidité de cet édifice fût à la merci d’une telle éventualité, c’est ce que jamais on ne se serait permis à Saint-Pétersbourg, de crainte de paraître impertinent. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence, puisqu’un certain nombre d’organes du Quirinal multipliaient comme à plaisir cette supposition. Et la diplomatie accréditée près le Quirinal, non moins que celle accréditée près le Vatican, observait avec une curiosité stupéfaite ce déchaînement d’anxiétés. « Que ferait le Pape à la conférence ? » La Tribuna et l’Italia, spécialement, s’évertuaient à soulever les voiles de ce redoutable avenir. On commençait par la raillerie, et l’on demandait si les gardes suisses et les gendarmes du Vatican seraient impliqués, eux aussi, dans les combinaisons tendant à la réduction des armemens, si le Pape s’engagerait à ne point faire construire de torpilleurs, et s’il serait en mesure d’arrêter les foudres du ciel pour appliquer la décision qui proscrirait le lancement de projectiles du haut des aérostats. Mais ces plaisanteries avaient un terme ; on ne tardait point à évoquer le nom de Cavour, et ce souvenir devenait un prétexte d’effroi.

C’est dans un congrès, à Paris, en 1856, que Cavour avait préparé l’unité italienne : il avait obtenu, par des artifices de génie, que l’Italie embryonnaire trouvât sur le tapis vert des diplomates une place et un rang qu’elle n’avait point encore atteints sur la carte de l’Europe ; et les regards décontenancés de M. de Buol, représentant de l’Autriche-Hongrie, avaient assisté, impuissans, aux savantes évolutions de Cavour. Nul doute qu’en 1899 Léon XIII voulût faire comme le grand homme d’État piémontais : son représentant à la conférence de la paix susciterait brusquement la question romaine, et, de même qu’une assemblée de diplomates, surprise par un ministre habile, avait commencé de faire l’Italie, de même une autre assemblée de diplomates, surprise par un prêtre, commencerait ou achèverait de la défaire. Il fallait bien prendre garde : la Tribuna, suppliante et menaçante, l’exigeait du Quirinal. Et c’est en vain que la Perseveranza et le Popolo romano organes plus modérés et tout ensemble plus fiers, soustraits apparemment, l’un et l’autre, aux influences maçonniques, insistaient pour qu’on laissât entrer un délégué du Pape, et pour qu’en même temps on donnât ordre au représentant de l’Italie de ne tolérer, de la part du prélat, aucune indiscrétion périlleuse : la Tribuna semblait défiante à l’égard de l’aréopage pacificateur où ces deux personnages se rencontreraient ; elle préférait que l’Italie n’affrontât point, sous les regards du monde, un duel diplomatique, et que le gouvernement du Roi triomphât sans péril, par l’exclusion préalable du Pape. M. le comte Mouravieff, pourtant, avait eu soin de déclarer dans la circulaire du 30 décembre : « Il est bien entendu que toutes les questions concernant les rapports politiques des États et l’ordre de choses établi par les traités, comme en général toutes les questions qui ne rentreront pas directement dans le programme adopté par les cabinets, devront être absolument exclues des délibérations de la conférence. » Mais si délicate est la question romaine, et l’Italie est, à cet endroit, si difficile à rassurer, que ces affirmations préalables du comte Mouravieff paraissaient insuffisantes : il était vraiment plus prudent que le Pape fût absent de la conférence.

Ce n’est point seulement de l’âpreté de ces inquiétudes que la diplomatie européenne demeura frappée ; ce fut aussi, et surtout, de l’impétueuse précipitation avec laquelle elles s’exprimèrent. « Nous pouvons affirmer de la façon la plus nette et sans craindre d’être démentis, écrivait à la date du 3 février l’Osservatore romano, que la diplomatie pontificale n’a pas fait un seul pas, qu’elle n’a point exprimé le plus lointain désir, qu’elle n’a tenté aucune démarche, directe ou indirecte, pour entrer à la conférence de la Paix. » L’article de l’Osservatore était évidemment inspiré par le Vatican. Et le cabinet de Saint-Pétersbourg, en effet, constatait une singulière différence d’attitude entre les deux pouvoirs installés à Rome : l’un d’eux, celui qui avait été l’objet d’un privilège de la part du gouvernement russe, s’abstenait de toute importune sollicitation ; l’autre, au contraire, qui avait été traité par la chancellerie russe à l’égal de tous les autres États, n’attendait même pas que son voisin eût demandé d’entrer, pour supplier que ce voisin fût laissé dehors. Et pendant de longues semaines un monologue bizarre se prolongea. « Faites sortir le Vatican, » disait une voix tantôt impérieuse et tantôt éplorée, celle de la presse italienne. Mais le Vatican, se retranchant dans une fière réserve, ne répliqua pas une seule fois : « Faites-moi entrer. »

Le Vatican laissait faire l’Italie. Voilà plus d’un quart de siècle que M. Visconti-Venosta, ministre de Victor-Emmanuel, avait, dans la circulaire du 18 octobre 1870, affirmé que l’occupation de Rome n’amoindrirait en aucune façon la situation du Saint-Siège. La loi des garanties avait à plusieurs reprises trouvé d’intelligens commentateurs, qui voulaient faire comprendre et qui semblaient prouver que le Saint-Siège, grâce à cette loi, était plutôt rehaussé. Le Vatican, sceptique, attendait la première épreuve solennelle ; et tous les amis de l’Italie royale auguraient avec confiance qu’elle se tirerait de cette première épreuve avec son élégance coutumière. Mais le hasard voulut que M. Visconti-Venosta ne rentrât aux affaires qu’au printemps de 1899 et qu’il eût comme prédécesseur M. l’amiral Canevaro. Or, M. l’amiral Canevaro avait fait une démarche sur laquelle le Quirinal ne pouvait revenir ; et M. Visconti-Venosta dut, à son corps défendant, accepter l’onéreuse succession d’une politique qu’il regrettait.

Dans la première quinzaine de février, à peu près à la même heure où le cardinal Rampolla délimitait, avec un tact scrupuleux, les questions qui lui paraissaient relever de la compétence du Saint-Siège, et celles, plus techniques, que cette puissance morale s’abstiendrait d’aborder, M. l’amiral Canevaro, ministre des Affaires étrangères du royaume d’Italie, signifiait au gouvernement du Csar et au gouvernement de la reine Wilhelmine, qui avait accepté de donner l’hospitalité à la conférence, que le Saint-Siège devait être tenu à l’écart de toutes les questions. Les juristes propices à la Consulta se mirent immédiatement à l’œuvre ; et tout d’un coup l’on vit surgir des commentaires nouveaux de la loi des garanties, commentaires absolument inverses de ceux qui étaient proposés à l’opinion européenne depuis trente ans.

Dans une grande revue, un professeur de Sienne expliquait que le Pape n’est point propriétaire des palais apostoliques eux-mêmes, et la preuve en était que la loi des garanties déclare ces palais inaliénables ; il expliquait que les hauts personnages envoyés auprès du Pape, par les souverains et par les républiques, avec le titre d’ambassadeurs, n’avaient point, à proprement parler, un caractère diplomatique et que leur mission était plutôt d’ordre administratif ; et la preuve en était que l’article II de la loi des garanties prévoit la présence auprès du Pape d’« envoyés des gouvernemens extérieurs, » mais qu’on y cherche en vain les mots « agens diplomatiques, États, puissances, souverains. » Tous les commentaires étaient à l’avenant ; et l’on ne sera pas surpris si cette exégèse fort autorisée de la loi des garanties est invoquée, tôt ou tard, par le Vatican, contre l’esprit même de cette loi. La conclusion de l’article était que le Pape n’est point un souverain, qu’il n’est point une personne juridique de droit international : en un mot, depuis la loi des garanties, sa situation était trop amoindrie pour qu’il eût le droit d’être représenté à La Haye. La circulaire du 18 octobre 1870, signée du nom respecté de M. Visconti-Venosta, recevait ainsi un démenti ; et le Vatican continuait d’observer, avec un intérêt croissant et une réserve impeccable.

On faisait remarquer, dans d’autres organes, que lors même que la loi des garanties, commentée d’une certaine façon, impliquerait la souveraineté du Saint-Siège, le Saint-Siège ne pouvait se prévaloir d’une telle souveraineté, tant qu’il ne reconnaîtrait pas la loi même des garanties. Que le Pape fît d’abord adhésion au Quirinal : on lui permettrait peut-être, ensuite, le voyage de La Haye. Il pourrait jouer au souverain s’il consentait tout d’abord à se comporter en sujet. A la faveur de ce raisonnement, ce n’était plus par la grâce de Dieu, mais par la grâce de Montecitorio, que le Pape demeurait ou redevenait souverain. Et la loi des garanties, ainsi interprétée, courait un autre péril : promulguée jadis en faveur de l’indépendance du Pape, elle semblait ratifier ou supposer sa dépendance. Il était temps de se taire sur cette loi. Dans la vieille monarchie française, plusieurs siècles avaient passé, avant que le cardinal de Retz ne constatât qu’il est prudent de tenir dans l’obscurité les lois fondamentales du royaume ; dans la jeune monarchie italienne, on faisait la même expérience, à bref délai, pour la loi, fondamentale d’après le Conseil d’Etat, dite des garanties pontificales.

Les journaux du Vatican ne se mêlaient point volontiers à ces polémiques : hostiles à la loi même, peu leur importait comment elle était expliquée ; et tout au plus concluaient-ils. à vue d’œil, qu’elle manquait évidemment de clarté. Ils n’admettaient point que la souveraineté du Pape fût une question de jurisprudence, et se refusaient à introduire, dans un tel débat, les arguties de la chicane. La Consulta, somme toute, — et c’est ce qu’ils se bornaient à constater, — prétendait apprécier, en arbitre suprême, le degré de courtoisie et d’égards que les divers États du monde chrétien avaient le droit de témoigner au Pape ; et, si le Pape voulait que les permissions de la Consulta fussent généreuses, il devait préalablement mériter cette générosité. Mais la diplomatie du Vatican, tout au contraire, avait manqué d’empressement à l’égard du nouveau royaume : le grief était suffisant... « On a l’air de s’étonner, disait textuellement le journal l’Italia, si on n’aime pas de se trouver en compagnie de pareil monde. » Et parce que ce contact était désagréable, on insistait pour qu’un « pareil monde » fût consigné à la porte de la conférence de La Haye.


V

Le cabinet de Saint-Pétersbourg, en recourant aux bons offices du gouvernement de La Haye, n’ignorait point, à coup sûr, que, dans la capitale du royaume des Pays-Bas, un internonce représentait Sa Sainteté ; ne pourrait-on pas affirmer, même, que le choix du tsar Nicolas fut dicté par cette considération ? La diplomatie du Quirinal, en Hollande, était donc habituée à coudoyer la diplomatie du Vatican ; qu’à l’occasion de la conférence un tel contact se continuât, ce ne serait point un fait nouveau ; l’imprévu serait, tout au contraire, que, parmi les gouvernemens représentés auprès de la reine Wilhelmine, le Saint-Siège, seul, ne fût point admis dans l’auguste assemblée. M. de Beaufort, ministre des Affaires étrangères du royaume des Pays-Bas, crut devoir accorder au Quirinal cette satisfaction inattendue ; la circulaire d’invitation à la conférence, datée du 6 avril, ne fut point expédiée à la Curie. Il ne dissimula point qu’en agissant ainsi il tenait compte des intraitables volontés du Quirinal.

La Russie avait multiplié les efforts pour convaincre le cabinet de Home que l’exclusion du Pape serait vue d’un mauvais œil par la chrétienté. La République française avait été, sans équivoque, avertie par un grand journal de Rome qu’on la soupçonnait de souhaiter la présence d’un représentant pontifical à la conférence de La Haye et que c’était l’heure, ou jamais, pour les amis de l’Italie, de montrer l’aloi de leur amitié. Le gouvernement de la reine Victoria avait laissé entendre, en termes assez clairs, que, si l’on saisissait l’occasion de la conférence de Ia Paix pour pousser sur les bords du Tibre le cri de No popery, les rives de la Tamise dédaigneraient d’y faire écho. Seul le cabinet de Berlin avait prêté un concours indirect aux soucis de l’Italie royale : il avait fait savoir que, si l’une des grandes puissances s’abstenait de répondre à l’invitation de la reine Wilhelmine, lui-même s’effacerait à son tour ; mais la démarche était assez voilée pour qu’il pût, d’autre part, faire affirmer officieusement, par un journal libéral de Munich, que l’empire d’Allemagne n’avait nullement travaillé à faire exclure le Pape de la conférence.

L’Italie seule était responsable, et c’est une responsabilité qu’elle acceptait avec allégresse. On ne se faisait point faute, dans les sphères où l’on s’occupe de droit international, de la juger avec défaveur. M. Stead, l’un des plus zélés artisans de l’œuvre de pacification qui honorera les dernières années de ce siècle, se plaisait à rendre publics ses rapports épistolaires avec le cardinal Rampolla, et demandait même, dans une de ses lettres, si l’on n’était point amené à conclure qu’une certaine forme de souveraineté temporelle est indispensable à la Papauté pour l’exercice de son autorité spirituelle[2]. M. Pillet, directeur de la Revue internationale de droit public, consulté par M. Stead, écrivait : « L’exclusion du Saint-Siège de toute réunion instituée dans un but pacifique, nous paraît renfermer un oubli singulier du passé et une méconnaissance singulière aussi du rôle bienfaisant et pacifique que remplit aujourd’hui encore la Papauté. » Et ni M. le sénateur Keesen, au Parlement belge, ni M. le député Schaepman, au Parlement hollandais, exprimant l’un et l’autre les doléances de leurs coreligionnaires catholiques, ne dépassaient en sévérité le calviniste Journal de Genève, qui traitait de maladroite et d’odieuse l’exigence de la Consulta.

Mais la Tribuna ripostait qu’un organe protestant n’insérerait pas de pareils articles, « si le gouvernement italien s’était toujours comporté de façon à faire entendre bien clairement qu’il ne pouvait tolérer que le Pontife continuât à être un prétendant. » Une partie de la presse italienne poussait à de nouvelles mesures de rigueur le gouvernement du Roi ; et le mécontentement même que témoignait l’opinion publique internationale semblait être une raison nouvelle d’affirmer, une fois pour toutes, les droits de l’Italie, et de les affirmer en un langage volontairement rude. On commentait, par exemple, avec une affectation répétée, la victoire remportée sur le Saint-Siège ; on allait même jusqu’à dire, — en quoi l’on avait raison, — que c’était là, par surcroît, une victoire sur d’autres puissances. Or on ne se lasse point de vaincre ; l’habitude en est douce à prendre ; et c’est pourquoi, plusieurs semaines durant, les lecteurs de certains journaux italiens purent avoir l’illusion que le Vatican prodiguait les plus humiliantes démarches pour obtenir, à la conférence de La Haye, une sorte de demi-représentation, comme qui dirait un strapontin prélatice, au lieu d’un bon fauteuil diplomatique. En fait, c’était le cabinet même de Saint-Pétersbourg qui, dans le courant de mai, proposait encore à la Consulta un moyen de venir à quelque résipiscence, et d’agir galamment à l’endroit du Saint-Siège et de l’Europe. La Consulta résista, comme pour continuer d’être victorieuse. Il est des cris de triomphe qui peuvent paraître détonner, à l’ouverture d’une conférence pour la paix.

Léon XIII, avec beaucoup de tact, voulait ignorer tout ce fracas : il se préoccupait, exclusivement, de seconder l’œuvre pacificatrice, dans la mesure où l’Italie lui en laissait la possibilité.


VI

Le 11 avril, le Pape recevait solennellement les cardinaux : il renouvelait, en termes fort élevés, l’expression de ses sympathies et de ses vœux pour l’initiative du Tsar, et c’est dans l’histoire même de l’Église, pacificatrice par son essence et pacificatrice dans le passé, que Léon XIII trouvait des points d’attache pour ses sentimens personnels. Ce discours, entendu d’abord par le Sacré Collège, fut immédiatement transmis à la presse de l’univers : d’un geste souverain, Léon XIII prenait sous sa protection la conférence pour la paix, et l’effet de ce geste était d’autant plus grand, qu’aucune protestation ne l’accompagnait. On s’étonnait, en lisant cette sorte de préface pontificale de la conférence, que Léon XIII ne fût pas admis dans cet universel cénacle des nations ; et l’on admirait que lui-même n’affectât aucune surprise, qu’il n’épanchât aucune plainte. Entre son altière sérénité et l’inquiète perturbation qui semblait agiter l’autre pouvoir, le contraste allait croissant. « Rendre plus rare et moins sanglant le terrible jeu de la guerre, déclarait Léon XIII, et préparer ainsi les voies pour une vie sociale plus calme, c’est une entreprise de nature à faire resplendir dans l’histoire de la civilisation celui qui a eu l’intelligence et le courage de s’en faire l’initiateur. Nous l’avons saluée, dès le principe, avec le zèle qui convient, en pareille circonstance, à celui qui détient la mission suprême de promouvoir et de répandre sur la terre les douces vertus de l’Evangile. Et nous ne cessons pas de faire des vœux, pour que l’effet réponde, abondant et général, à ses hautes intentions... La mission de l’Eglise est pacifique et pacificatrice par sa nature... Il suffit de rappeler combien de fois il est arrivé aux pasteurs romains de mettre un terme à des oppressions, d’empêcher des guerres, d’obtenir des trêves, des accords, des traités de paix... Malheur à la civilisation des peuples, si, à certaines heures critiques, l’autorité papale ne fût point accourue pour mettre un frein aux instincts inhumains de l’ambition et de la conquête, en revendiquant, de droit et de fait, la suprématie naturelle de la raison sur la force ! J’en atteste les noms, indissolublement associés, d’Alexandre III et de Legnano, de saint Pie V et de Lépante. »

Bien loin que le Pape manifestât aucune rancœur, même aucune amertume, il semblait plutôt que cette évocation de la journée de Legnano, — journée demeurée chère aux âmes italiennes, — fût comme un sourire de Léon XIII à la péninsule : on l’eût accusé d’être un prétendant, s’il avait ajouté quelque commentaire à ce sourire. Il ne faisait allusion à l’Italie que pour rappeler l’époque où elle secondait et applaudissait les succès pacificateurs d’Alexandre III ; et, grâce à cette fibre guelfe qui toujours vibre au delà des Alpes, on entrevit en Italie, comme dans le reste du monde, l’achèvement et la portée de la pensée de Léon XIII.

Un mois après, une réponse survint : elle était datée de Lipburg et signée de la reine Wilhelmine. La Reine mentionnait l’allocution papale du 11 avril ; et, rendant hommage à la « parole éloquente du Pape, » qui s’est « toujours prononcée avec tant d’autorité en faveur de la paix, » elle exprimait l’espoir qu’il verrait la conférence « d’un œil sympathique » et qu’il « voudrait bien donner à l’œuvre entreprise son précieux appui moral. » Le cabinet de La Haye, par une telle démarche, faisait ce qui lui semblait encore possible, politiquement, pour intéresser le Saint-Siège aux travaux de la prochaine conférence et pour l’associer, ultérieurement, à l’exécution des mesures qui seraient décidées. C’est à peu près au même moment qu’un journal de Naples, le Don Marzio, annonçait que les représentans du royaume d’Italie sortiraient de la conférence de La Haye, si l’on proposait à la conférence de rendre hommage à la lointaine coopération du Souverain Pontife. La coïncidence entre la courtoisie sincère de la reine Wilhelmine et l’ombrageux acharnement de la Consulta fut très remarquée au Vatican. Ainsi, l’Italie royale multipliait précautions sur précautions, et chacune de ses exigences prenait un aspect d’ultimatum : après avoir menacé de ne point entrer, elle menaçait de sortir.

Décidément les assurances du comte Mouravieff, d’après lesquelles les résultats des traités ne seraient point discutés, ne suffisaient point à dissiper les inquiétudes du Quirinal. Il semblait qu’il se rendît compte que l’état de choses existant à Rome n’est point le résultat des traités, que la convention du 15 septembre 1864, échangée entre le roi galant-homme et l’empereur des Français, fut le dernier acte diplomatique relatif à la Ville Éternelle, et que l’assaut du 20 septembre 1870 ne fut pas explicitement ratifié par le protocole des nations. L’histoire n’aime pas les situations obscures et confuses ; il advient qu’elle les prolonge, mais en les prolongeant elle s’amuse à les embrouiller ; et ces situations, un jour, deviennent une cause de gène, non seulement pour ceux qui en bénéficient, mais pour tous leurs voisins. La question romaine, cette année même, a contraint la conférence à se priver d’un concours qui eût été un élément de succès.

La conférence s’ouvrit, dans la seconde quinzaine de mai : l’Osservatore romano, à l’instigation du Vatican, la salua d’un article sympathique, qui ne contenait ni insinuations ni récriminations. Comment s’en déroulèrent les travaux et quel couronnement on en peut attendre, d’autres le diront ici même. On crut observer que, dans les discussions délicates relatives à l’arbitrage, la principale préoccupation des représentans de l’Italie fut d’écarter toute combinaison dans laquelle le Saint-Siège pourrait jouer un rôle prééminent ; il serait injuste de leur reprocher d’avoir été fidèles à leur consigne. On sentait, à la conférence, qu’en raison des instructions qu’ils avaient reçues, ils n’avaient pas la même indépendance d’esprit que les représentans des autres États ; et comme on savait, par ailleurs, la générosité de leurs dispositions personnelles, on s’entendait pour respecter leur contrainte, tout en les en plaignant. Leur vigilance même, au demeurant, donnait l’illusion d’une invisible présence du Pape.

La lettre qu’écrivit Léon XIII à la reine des Pays-Bas, en date du 29 mai, sera sans doute publiée quelque jour : il remerciait la gracieuse souveraine pour « l’intention qu’elle avait eue de solliciter l’appui moral du Saint-Siège ; » il expliquait que le Saint-Siège, désigné, par sa « haute investiture, » pour être le « médiateur de la paix, » considérait comme son office, non seulement un concours moral, mais une coopération effective ; et la définition même du ministère apostolique, l’histoire du Souverain Pontificat, les souvenirs de son propre règne, étaient allégués par Léon XIII à l’appui de cette déclaration ; rendant hommage, enfin, au « but éminemment bienfaisant » de la conférence, il promettait que, malgré « l’anormale condition » du Saint-Siège, malgré « les obstacles qui paraissent surgir, » il continuerait « de remplir cette traditionnelle mission, sans aspirer à d’autre but que le bien public… » C’est avec ces sentimens éminemment pacifiques que Léon XIII demeurait absent de la conférence de La Haye ; et quant aux représentans de l’Italie, dont la vigilance était tournée vers un autre objet, Léon XIII essayait de désarmer leurs soupçons et de leur rendre quelque liberté de travail pour l’œuvre commune, en donnant l’ordre à son intelligent internonce, Mgr Tarnassi, de s’éloigner, quelques semaines durant, de la capitale des Pays-Bas.


M. l’amiral Canevaro, même tombé du pouvoir, put se sentir complètement vainqueur ; devant les représentans de son souverain, le terrain était déblayé. Le souvenir de cette victoire durera longtemps ; le prestige en a peu duré. A peine était-elle assurée, que beaucoup d’hommes politiques de la jeune Italie l’ont déplorée. Il y avait, au delà des Alpes, une sorte d’apologétique nationale, qui commençait à être classique. On étalait la grandeur du pontificat de Léon XIII, la splendeur réitérée des manifestations jubilaires, l’admiration dont l’entoure le monde chrétien, et l’on en concluait que jamais la Papauté ne fut plus haute et jamais plus libre. Or, c’est l’Italie seule qui, prétextant que le Pape a cessé d’être souverain, lui a fermé les portes de la conférence de La Haye.

Il se plaignait, précisément, que la perte de toute souveraineté temporelle l’empêchait d’exercer, dans toute sa plénitude, l’influence qui convenait au chef de la catholicité ; l’Italie avait-elle intérêt à paraître justifier les plaintes du Pape ? Lorsque, en 1887, M. le duc Léopold Torlonia, syndic de Rome, avait, à l’occasion du premier jubilé pontifical, porté ses complimens au cardinal-vicaire, délégué de Léon XIII pour la gérance de l’évêché de Rome, M. le duc Torlonia fut révoqué par un décret, signé de M. Crispi et de tous ses collègues ; la preuve sembla faite, dès lors, que le Pape est le seul évêque d’Italie avec lequel le maire de la ville épiscopale doive s’abstenir de tous rapports. La presse modérée du royaume regretta cette maladresse ; mais cela ne regardait que les Romains. Lorsque, en 1891, un pèlerinage d’ouvriers français se termina par des bagarres dont l’origine exacte est demeurée passablement confuse, le ministère italien prohiba pour un temps le retour de ces manifestations. L’on put juger qu’une pareille interception était peu compatible avec la liberté du Pape ; mais cela ne regardait, après tout, qu’une élite de piétés ferventes. En 1899, l’atteinte a été singulièrement plus grave. Le Tsar avait nettement marqué qu’il désirait la collaboration de Léon XIII à la conférence de la paix. Ce vœu personnel était partagé par les spécialistes du droit international : moins de deux ans auparavant, le septième congrès universel de la paix, tenu à Budapest sous la présidence de M. le général Turr, avait remercié le Pape de ses nombreux actes pacificateurs et l’avait requis, « humblement, instamment, » de continuer à se faire le champion de la « grande croisade de la fraternité du genre humain » et de seconder les gouvernemens civils dans leurs projets de pacifique entente. Ni dans les congrès d’études, même sevrés de toute attache confessionnelle, ni dans tes cabinets des souverains, même séparés de l’Église, on ne concevait qu’à une conférence internationale pour la paix le Saint-Siège pût faire défaut. Léon XIII, pourtant, a été tenu à l’écart. Et lorsque les fidèles dans les nations catholiques, lorsque les curieux dans les nations protestantes, ont interrogé leurs gouvernemens sur les raisons de cette exclusion, les gouvernemens ont répondu, avec des ambages qui trahissaient quelque contrariété : « C’est parce que la question romaine existe. »

Comme les gouvernemens eux-mêmes, nous ne sortirons point ici du rôle de témoin ni du domaine des constatations : à l’occasion d’une œuvre de paix pour laquelle tous les bons vouloirs semblaient devoir être associés, l’Italie a jugé nécessaire de rappeler l’existence d’une question romaine. Ce n’est point ici notre dessein ni notre rôle d’entrer dans l’étude de cette question ; elle est pour nous un spectacle que nous n’attendions pas, bien loin de le chercher, et que M. l’amiral Canevaro nous a volontairement offert. Mais, en même temps qu’il nous l’offrait, il en modifiait les perspectives et il en renouvelait l’aspect. La Consulta, naguère, invitait Pie IX et Léon XIII à concentrer leurs regards sur les grandes questions morales qui intéressent l’humanité, et l’on voyait parfois des publicistes comme R. Bonghi tracer à la souveraineté spirituelle du pape un superbe programme d’action universelle. En 1899, pour la première fois depuis l’occupation de Rome, l’humanité rassemblée s’est mise en face de l’une de ces grandes questions ; elle a fait appel à la souveraineté spirituelle du Pape ; l’un des articles du programme semblait en passe de se réaliser... Et, sur ces entrefaites, un veto est intervenu, celui de la Consulta elle-même : les représentans des rois et des peuples, réunis à La Haye, ont constaté qu’en dépit des communs désirs de Léon XIII et de la chrétienté, l’activité internationale du, Saint-Siège était comme frappée de paralysie. Et, tandis que l’Italie enregistrait un succès, le Saint-Siège et les peuples enregistraient une expérience.


GEORGES GOYAU.

  1. Nous empruntons beaucoup de ces détails à un excellent article de M. Chrétien, professeur à l’Université de Nancy, publié dans la Revue générale de droit international public de mai 1899.
  2. « L’absence d’une représentation du Saint-Siège à la conférence, écrivait M. Stead au cardinal Rampolla le 8 mai 1899, est un grand désappointement. Vous avez pourtant cette consolation, que le refus d’admettre le délégué papal a fait naître, dans l’opinion d’un protestant au moins, un argument solide en faveur de l’idée de conférer au Pape quelque souveraineté territoriale qui lui donnerait un titre à être représenté, de droit, dans une conférence internationale ; mais je pense que la souveraineté territoriale, dans l’intérêt même de la Papauté, devrait être réduite à un irréductible minimum suffisant pour assurer au Pape le rang de souverain territorial. »