La Comtesse d’Ahlefeldt et le poète Immermann
Il y a trois ans, une femme qui avait porté un nom célèbre en Allemagne, Mme la comtesse d’Ahlefeldt, épouse divorcée de M. Adolphe de Lützow, un des héros de la guerre de 1813, s’éteignait tristement au milieu d’un petit nombre d’amis, et la nouvelle de sa mort éveillait chez beaucoup d’esprits le souvenir confus d’une douloureuse histoire. La société prussienne sous la restauration avait été fort émue des aventures de la comtesse d’Ahlefeldt. Mariée à l’intrépide commandant de ces corps francs chantés par Théodore Koerner, elle s’était séparée de lui après quatorze ans de mariage, et vers cette même époque elle se liait d’une étroite amitié avec le généreux poète Charles Immermann. Le monde est peu disposé à interpréter dans un sens pur ces délicates relations du cœur et de la pensée. On se demandait en souriant ce qui avait pu rapprocher ainsi la grande dame et ce poète enfant de ses œuvres. La comtesse d’Ahlefeldt, aux yeux de beaucoup de gens, n’était pas seulement la muse, la Béatrice respectueusement invoquée par l’auteur d’Alexis et de Ghismonda, et quand Immermann se maria, en 1839, avec Mlle Marianne Niemeyer, plus jeune que lui de vingt-cinq ans, bien des regards malveillans crurent découvrir sur le visage de l’amie délaissée du poète les signes du dépit et de la honte.
Hélas ! ce n’étaient pas les signes du dépit, c’étaient les traces d’une pure et sainte souffrance. La vie de la comtesse d’Ahlefeldt renferme un de ces combats intérieurs comme les grands poètes ont aimé à les peindre, comme on les peignait surtout avec mille nuances délicates dans notre littérature du XVIIe siècle. En lisant certains traits de la vie de la comtesse d’Ahlefeldt, on songe involontairement à Zaïde, à la princesse de Clèves, ou bien à ces tendres figures, Bérénice, Atalide, dont Racine a si mélodieusement chanté les subtiles douleurs.
Une jeune femme qui a connu Mme la comtesse d’Ahlefeldt dans les dernières années de sa vie, Mme Ludmila Assing, vient de raconter avec amour cette singulière et romanesque destinée. Ce n’est pas seulement un portrait de souvenir qu’a tracé Mlle Assing ; elle a pu recueillir sur son héroïne les traditions les plus certaines. Mlle Ludmila Assing est la fille de Mme Rosa-Maria Assing, sœur du célèbre écrivain M. Varnhagen d’Ense, dont Goethe a vanté les biographies, et qui a si bien décrit dans ses Mémoires la société allemande sous l’empire et la restauration[1]. M. Varnhagen d’Ense, le biographe des généraux et des poètes s’était lié avec la plupart des personnages qui jouent un rôle dans la vie de la comtesse d’Ahlefeldt. Sa sœur, Mme Rosa-Maria Assing, avait été l’amie d’Uhland, de Chamisso, de Gustave Schwab et de Justinus Kerner. Esprit brillant, imagination ingénieuse et légèrement fantasque, Mme Assing, ainsi que sa belle-sœur Rachel de Varnhagen, présidait comme une reine ces réunions d’élite, j’allais presque dire ces cours d’amour et de poésie qui jetèrent tant d’éclat, il y a une trentaine d’années, dans les principales villes de l’Allemagne du nord. À Düsseldorf, à Berlin, à Hambourg, Mme Assing, par le seul attrait de sa grâce et de son esprit, groupait autour d’elle les jeunes écrivains romantiques, aussi bien que ces intelligences choisies qui, sans appartenir à la littérature active, se passionnaient pour le renouvellement de l’art. J’ai prononcé le nom des cours d’amour ; c’était l’idéal de Mme Assing, et dans ses rêves d’artiste elle évoquait volontiers, d’après les troubadours, ces souvenirs de la Provence du moyen âge. Elle voulait donner un rôle à la femme, non pas dans les travaux de la littérature, mais dans l’éducation des écrivains et des poètes. Une femme si curieusement initiée à la vie sociale de son temps, si attentive à toutes les choses de l’art et du cœur, avait dû suivre avec une sympathie particulière le roman d’Immermann et de la comtesse d’Ahlefeldt. Aujourd’hui que Mme Assing n’est plus, sa fille était mieux préparée que personne à raconter ces touchantes aventures et nous pouvons nous fier à la fidélité de son récit. Mlle Ludmila Assing acquitte ici la dette de sa mère et la sienne propre. Tous les papiers laissés par Mme la comtesse d’Ahlefeldt, ses lettres, ses confidences, maints documens précieux ont été confiés au biographe par des mains amies, et ce portrait fidèle d’une femme d’élite, cette révélation d’un roman réel où de nobles cœurs sont en jeu, forme en même temps tout un chapitre de l’histoire sociale et littéraire de l’Allemagne au XIXe siècle.
Élisa-Davidia-Margaretha, comtesse d’Ahlefeldt-Laurwig, naquit le 17 novembre au château de Trannkijör en Danemark. Elle descendait d’une vieille famille de gentilshommes danois, élevés au rang de comtes de l’empire, en 1665, par l’empereur d’Allemagne Léopold Ier, et à qui le roi de Danemark Christian V, en 1672, avait donné dans ses états le comté de Langeland. Son père jouissait d’une grande faveur auprès du roi Christian VII, qui venait souvent le visiter dans son splendide château de Trannkijör, aux bords de la mer. Sa mère, Louise-Charlotte d’Hedemann, appartenait à la noblesse du Holstein. Danoise par son père, allemande par sa mère, Élisa d’Ahlefeldt fut initiée de bonne heure à la culture germanique, et c’est vers l’Allemagne qu’elle se tournera d’année en année, comme vers la patrie de son âme. Une institutrice allemande, Marianne Philippi, paraît avoir exercé sur elle une décisive influence ; après avoir été le guide de sa jeunesse, elle est demeurée son amie et son soutien dans les plus cruelles épreuves de la vie. Marianne Philippi s’appliquait à développer les sérieuses dispositions de cette jeune intelligence avide du beau et du vrai. Le comte Ahlefeldt était un homme de plaisir : la chasse, la table, les réunions joyeuses, occupaient toute sa vie ; il n’y avait pas de semaine où des voisins de châteaux, des seigneurs de la cour, ne vinssent chasser à Trannkijör et jouir de la prodigue hospitalité de l’ami du roi. Au milieu de ce brillant tumulte, une âme profonde et rêveuse s’ouvrait avec ravissement aux merveilles du monde idéal. « Les plus belles heures que j’aie passées au château de Trannkijör, disait plus tard la comtesse d’Ahlefeldt, ce sont celles où, seule dans ma chambre avec Marianne, contemplant de la fenêtre le spectacle de la mer et les jeux sans cesse renouvelés de la lumière sur les flots, nous lisions nos poètes favoris, Klopstock, Schiller, et les pages enthousiastes de Herder. »
Quand elle parut à la cour de Copenhague, à peine sortie de l’enfance, elle y excita l’admiration universelle. L’élégance de sa taille, ces boucles de cheveux blonds caressant son gracieux visage, ces grands yeux bleus profonds et doux comme son âme, cette blancheur si vive qu’on eût dit la neige étincelant au soleil, surtout cette dignité naïve et affectueuse, ce calme et cette pureté parfaite empreinte dans la physionomie, toutes ces beautés que les poètes scandinaves donnent aux vierges du Nord, rassemblées ici chez cette enfant de quinze ans, en faisaient une apparition idéale. Mlle Assing a recueilli maintes preuves touchantes de l’espèce d’éblouissement que la jeune comtesse produisit dans la société de Copenhague, comme aussi de la surprise et même du déplaisir un peu farouche que lui causaient ces hommages. Des divisions de famille assombrirent bientôt ces années printanières. Le comte avec ses prodigalités était en train de se ruiner ; les avis, les reproches, les résistances de la comtesse, tout fut inutile, et il fallut en venir à une séparation. Tandis que le châtelain de Trannkijör continuait sa folle vie et ses dépenses fastueuses, sa femme s’était retirée dans ses domaines du Holstein, emmenant avec elle sa brillante Élisa.
C’était le moment où la défaite de la Prusse à Iéna venait de porter un coup si terrible à l’Allemagne. Danoise de naissance, nous l’avons dit, la jeune comtesse était allemande de cœur. Pendant l’été de 1808, ayant accompagné sa mère aux bains de Nenndorf, en Prusse, elle eut occasion d’y rencontrer des officiers prussiens qui avaient joué un rôle glorieux dans la guerre. Ils étaient vaincus, humiliés, et portaient fièrement leurs blessures ; comment ne pas s’intéresser à eux ? Un de ces officiers, un jeune gentilhomme, M. Adolphe de Lützow, se plaça tout d’abord au premier rang parmi les admirateurs de la comtesse Élisa. M. de Lützow ne brillait pas par l’élévation de l’esprit, ni même par la délicatesse du cœur. C’était une honnête et vulgaire nature ; mais sa bravoure bien connue, le souvenir de ses batailles, la cordialité de ses allures, la franchise toute militaire de sa parole exerçaient un véritable prestige. Qui pourrait reprocher à Élisa d’Ahlefeldt de n’avoir pas deviné à dix-huit ans ce qui manquait au caractère de M. de Lützow ? Naïve, enthousiaste, elle ne voyait en lui que le brillant héros de l’indépendance germanique. Elle se crut aimée, elle aima. Les obstacles mêmes que rencontra son mariage ne firent que l’attacher plus vivement à son fiancé. Sa mère avait agréé la demande de M. de Lützow ; son père, dont il fallut obtenir le consentement, s’obstina longtemps à le refuser. Placé à la tête de la noblesse danoise, ami et confident du roi, il croyait déroger en donnant sa fille à un officier prussien, gentilhomme de bonne maison assurément, mais si inférieur à lui par le rang et la fortune. Après des négociations qui durèrent plusieurs mois, le comte d’Ahlefeldt, sans rien promettre encore, exigea pour condition première que M. de Lützow quittât le service du roi de Prusse et vînt s’établir en Danemark ; il essaierait, disait-il, de lui faire obtenir quelque charge importante dans l’administration ou à la cour. La condition était dure pour un homme qui s’était déjà illustré à vingt-six ans dans l’armée prussienne et qui brûlait de recommencer la guerre. Était-ce une ruse du comte ? Croyait-il que le jeune capitaine des corps-francs ne souscrirait jamais à son vœu ? La cour de Prusse était alors à Kœnigsberg ; M. de Lützow se rendit auprès du roi et lui demanda l’autorisation d’entrer au service du roi de Danemark. Élisa et sa mère retournèrent alors à Trannkijör, et, à force de prières, triomphèrent enfin de la résistance du comte. Le 20 mars 1810, Élisa d’Ahlefeldt devint la femme de M. de Lützow.
Peu de temps après le mariage, M. de Lützow emmena sa femme à Berlin pour la présenter à sa famille. Ils y étaient depuis deux années, quand un triste événement les rappela tout à coup à Copenhague. La mère de Mme de Lützow, de plus en plus attristée des désordres de son mari, privée par le mariage de sa fille de la seule consolation qui lui restât, tomba malade et mourut le 30 mars 1812. Ce fut un coup profondément douloureux pour la jeune femme. Cette mère qu’elle venait de perdre avait été la plus tendre amie de sa jeunesse et la confidente de ses intimes pensées. Le seul lien qui la rattachât encore au Danemark était brisé à jamais ; son père, bien qu’elle n’ait jamais manqué envers lui à ses devoirs d’affection et de respect, ne pouvait être pour elle qu’un sujet d’inquiétudes et de réflexions pénibles. Sa fortune même, sa fortune personnelle était compromise de jour en jour par les prodigalités insensées du comte. Cette vie, qui s’était épanouie comme une matinée d’avril au milieu de tant d’enchantemens et de prestiges, se couvrait déjà de nuages sombres. D’autres douleurs venaient se joindre à celles-là ; aux inquiétudes privées s’ajoutaient les calamités publiques. L’année 1813 commençait. L’Allemagne, foulée aux pieds des vainqueurs, se relevait enfin avec toutes les sublimes fureurs du patriotisme. « Que la jeunesse de mon peuple se prépare à la défense de la patrie ! » avait dit Frédéric-Guillaume III, et ces simples mots prononcés par ce roi paternel avaient donné à la Prusse entière une commotion électrique. Quiconque pouvait marcher courut aux armes. M. de Lützow brûlait de reprendre du service ; il fut nommé major et chargé d’organiser les corps-francs.
On sait quel fut le rôle de ces corps-francs dans la guerre de l’indépendance. Des hommes qui n’avaient jamais tenu que la plume, magistrats, professeurs, étudians, s’y rencontraient avec des hommes qui venaient de quitter la truelle ou la charrue. L’enthousiasme de la patrie animait ces soldats improvisés ; les étudians y ajoutaient l’enthousiasme poétique, et tous ces élémens formèrent une des troupes les plus fortes, les plus noblement originales dont l’histoire militaire ait gardé le souvenir. C’est l’honneur de M. de Lützow d’avoir organisé et commandé ces fières légions. Tous les poètes de 1813 ont chanté ces corps-francs, et tous les ont appelés du nom de leur chef.
Debout ! C’est aujourd’hui, sous le chêne allemand,
La chasse de Lützow au féroce aboiement.
Ainsi parle M. Edgar Quinet dans son poème de Napoléon, quand il peint le soulèvement national de l’Allemagne, et ces beaux vers font allusion aux strophes si poétiquement sauvages de Théodore Koerner, mises en musique par l’auteur de Freysckütz : « Si vous demandez qui sont ces noirs chasseurs, c’est la chasse de Lützow, la chasse sauvage que rien n’effraie. ».
Und wenn ihr die schwarzen jäger fragt,
Das ist Lützow’s wilde verwegene jagd.
C’est à Breslau que s’organisait l’armée prussienne. Lützow y court en toute hâte pour enrôler ses soldats. Mme de Lützow l’accompagnait, et l’affluence était déjà si grande à ce quartier-général qu’ils trouvèrent à grand’peine un logement dans une salle de cabaret. La jeune femme s’associait à toutes les émotions de ces heures enthousiastes. N’avait-on pas vu, quelques années auparavant, la reine de Prusse, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, monter à cheval, passer des revues, et communiquer autour d’elle les généreuses passions nationales qui exaltaient son cœur ? La reine Louise était morte au milieu des humiliations de la Prusse (19 juillet 1810), et il est trop certain que ses douleurs patriotiques avaient abrégée ses jours ; si elle eût vécu en 1813, avec quelle joie elle eût présidé, comme les femmes germaines dont parle Tacite, aux préparatifs de la lutte ! Ce qu’eût fait la reine Louise à la tête de l’Allemagne soulevée contre Napoléon, Mme de Lützow le faisait pour les corps-francs de son mari. Plus d’une fois, pendant que M. de Lützow était retenu auprès de ses chefs par les besoins du service, elle inscrivit elle-même ces hardis volontaires qui venaient s’enrôler pour une cause sainte. C’était un curieux épisode au sein de l’exaltation générale : cette salle nue, ces tables, ces bancs, où s’asseyaient jadis les buveurs de bière, occupés maintenant par les futurs chasseurs de Lützow, et au milieu d’eux cette jeune femme, belle, émue, inspirée, qui leur apparaissait comme un être supérieur, comme l’ange de l’indépendance et de la patrie. Quand on songe aux destinées de cette vaillante légion, au serment qu’elle avait prêté, à la manière dont elle l’accomplit, aux services qu’elle rendit dans cette insurrection de tout un peuple, à ce ferment d’enthousiasme et de colère patriotique qu’elle entretint au sein de l’armée tout entière, on est tenté de dire que ce cabaret de Breslau a été pour l’Allemagne de 1813 ce qu’a été pour les hommes de 89 le jeu de paume de Versailles.
Parmi ces volontaires enrôlés de la main de Mme de Lützow, il y avait un jeune homme de vingt et un ans qui portait un nom déjà célèbre et qui allait l’illustrer encore. Mlle Assing nous a dit qu’Élisa d’Ahlefeldt, à quinze ans, dans sa chambre du château de Trannkijör, au bruit du flux et du reflux de l’océan, lisait avec passion les poèmes de Schiller ; quand je la vois maintenant inscrire les noms et enflammer les cœurs des héros qui vont mourir pour la délivrance de l’Allemagne, je me rappelle ce que dit M. Gervinus de l’influence de la poésie de Schiller sur le généreux élan de 1813. Théodore Koerner était le fils du plus intime, du plus fidèle ami de l’auteur de Guillaume Tell ; il avait grandi sous les yeux du poète, il avait recueilli, pour ainsi dire, le dernier souffle de son âme, et quand il vint solliciter une place parmi les volontaires de Breslau, il sembla que ce fût un Schiller de vingt-deux ans sacré soldat par Mme de Lützow. Quelle ardeur poétique et militaire chez ce mâle jeune homme ! Il arrive avec des chants de guerre, avec des chorals patriotiques ; il formule en strophes de feu son serment et celui de ses frères d’armes ; il continuera ses poèmes au bruit de la fusillade, et quelques mois après, toujours chantant et combattant, il tombera, frappé au front, dans les plaines de Dresde. À côté de Théodore Koerner, on pourrait citer dans les escadrons de Lützow bien des âmes pures et jeunes comme la sienne. Ce sont des noms restés célèbres en Allemagne : d’abord les deux frères du commandant, Léon et Wilhelm de Lützow, son beau-frère, le comte de Dohna, ses braves officiers Palm, Thümmel, Ennemoser, Eckstein, Dorow, Charles Müller, Frédéric Forster, et ces deux amis si tendrement, si poétiquement dévoués l’un à l’autre, ces deux compagnons inséparables qui rappelaient Nisus et Euryale aux lettrés de la légion, Frédéric Friesen et Auguste de Vietinghoff. Ce Frédéric Friesen, s’il faut en croire tous les témoignages contemporains, était une sorte de figure idéale. Avec ses beaux traits, ses longs cheveux blonds, son mélange de candeur et d’héroïsme, il semblait un personnage des Niebelungen. « C’était, dit le poète Maurice Arndt, un pur rayon du soleil du beau. » Le vieux soldat et publiciste Otto Jahn, qui s’était battu à ses côtés, complète ainsi le portrait : « Corps et âme sans tache, trésor d’innocence et de savoir, éloquent comme un prophète, figure de Siegfried, il avait reçu tous les dons et toutes les grâces. » Il y avait aussi de vieux soldats parmi ces jeunes phalanges, au premier rang ce Jahn que je viens de citer, et le chef d’escadron Fischer, âgé de plus de soixante-dix ans, les deux types les plus originaux du teutonisme de 1813. Tous ces hommes n’avaient pas la même culture intellectuelle ; une même noblesse de cœur, un même enthousiasme chevaleresque les animait. La présence de Mme de Lützow à Breslau n’avait pas peu contribué à leur éducation morale. Fiers du chef qui les commandait, ils s’étaient donné le nom de chasseurs de Lützow, mais ils s’appelaient aussi entre eux les chasseurs d’Élisa. On sait qu’ils portaient tous le même costume noir, et qu’ils s’étaient engagés à y rester fidèles tant que la patrie serait en deuil ; Mme de Lützow était la reine des chasseurs noirs, et les chasseurs noirs, selon la belle expression de Charles Immermann, étaient la poésie de l’armée. Terribles, sauvages dans la mêlée, c’étaient des chevaliers après le combat. La crainte de déplaire à leur gracieuse patronne avait plus d’action sur eux que les prescriptions de la discipline ou le point d’honneur militaire. Si une dispute s’élevait, Mme de Lützow intervenait discrètement, et quelques paroles de sa bouche apaisaient les colères. Pendant la campagne, à Lutzen, à Bautzen, à Dresde, à Ia Katzbach, à Gross-Beeren, à Dennewitz, à Leipzig, elle suivait de près l’armée, toujours prête à venir en aide aux médecins, à soigner les blessés, à les encourager de sa présence et de ses vœux.
Ce furent là de grandes journées pour Mme de Lützow. Les inquiétudes que lui causait son mari, exposé sans cesse aux derniers périls, étaient rachetées par les émotions du patriotisme et de la gloire. Il n’y eut pas d’affaire importante où M. de Lützow ne fût blessé, et on le revoyait toujours à son poste. « Vers la fin de la campagne, dit le biographe de Louis Jahn, M. Henri Pröhle, il avait besoin d’aide pour monter à cheval ; mais une fois en selle, c’était le modèle de l’officier de hussards. » C’était sous ce reflet de gloire que la comtesse d’Ahlefeldt avait aimé M. de Lützow ; elle comprenait vaguement qu’il avait besoin de cette auréole. Il paraît certain que, sans l’ivresse d’une telle vie, Mme de Lützow aurait connu plus tôt ce que le désenchantement a de plus amer. Mais que de distractions aux doutes de son âme ! Pouvait-elle s’abandonner à des chagrins, trop subtils peut-être, au milieu de tant de tragiques incidens et de sublimes épisodes ? L’un des plus touchans, ce fut la mort de ce jeune officier, de ce poétique Siegfried des Niebelungen, dont nous parlions tout à l’heure, M. Frédéric Friesen, et le dévouement de son ami, M. Auguste de Vietinghoff. Friesen ne mourut pas dans une grande bataille comme Théodore Koerner ; il périt sans gloire dans une rencontre obscure. C’était en 1814. Les alliés, Russes, Prussiens, Autrichiens, qui violaient pour la première fois le sol de la France, s’avançaient, non sans crainte, au milieu d’une population exaspérée. Un jour, le 16 mars, en traversant les Ardennes avec son régiment, Friesen, je ne sais par quel accident, se trouve séparé de ses compagnons ; tandis qu’il cherche leurs traces, il est enveloppé par des gens du pays et il tombe sous leurs coups. Il avait fait jurer à Auguste de Vietinghoff de rapporter son corps en Allemagne, s’il venait à périr dans la campagne de France. Vietinghoff tint parole ; dès qu’il apprit le sort de son ami, il ne songea plus qu’à retrouver ses dépouilles. Il a raconté lui-même, avec une simplicité touchante, ces recherches longtemps infructueuses que ni les obstacles, ni l’insuccès ne découragèrent. Dans le récit d’Augustin Thierry, Edithe au cou de cygne put seule reconnaître le cadavre du roi Harold parmi les morts du champ de bataille d’Hastings ; il fallut le dévouement obstiné d’un ami pour arracher le corps de Friesen au cimetière d’un petit village des Ardennes. « Le premier, le meilleur des hommes, — écrivait Mme de Lützow dans un petit livre de notes où elle consignait ses impressions de chaque jour, — l’honneur de l’Allemagne, la joie de ses amis, vient de perdre la vie d’une façon horrible. »
Depuis l’enthousiasme des volontaires dans le cabaret de Breslau jusqu’aux tragiques aventures des dernières campagnes, Mme de Lützow avait vu de près trop de choses émouvantes pour songer à elle-même. Quand la guerre fut finie à Waterloo, des journées froides et grises succédèrent à ces heures de flamme. Les chasseurs de Lützow, si fêtés naguère, étaient devenus un embarras, et on ne tarda pas à dissoudre ce corps. M. de Lützow, transfiguré pendant quelques années par les excitations du champ de bataille, avait repris ses allures naturelles ; le juge le plus bienveillant ne pouvait plus se faire d’illusion sur son compte. C’était décidément un esprit au-dessous du médiocre, et il s’en fallait bien que la vulgarité de l’intelligence fût rachetée chez lui par la délicatesse du cœur. Blessée en maintes rencontres, Mme de Lützow ne se plaignit pas. Elle était de celles qui savent souffrir en silence. Les lettres offrirent un refuge à sa douleur ; elle s’y enferma sans pédantisme. Les lettres, les arts, son commerce avec les écrivains illustres, des amitiés tendres et dévouées, ce fut là toute sa vie. À Berlin, à Kœnigsberg, à Munster, où fut successivement envoyé le régiment de M. de Lützow, elle exerçait, sans y prétendre, une attraction irrésistible sur toutes les âmes d’élite. Le chantre du patriotisme germanique, Maurice Arndt, retrouvait, en la voyant, ses inspirations de 1813. L’éloquent prédicateur Antoine Moeller, théologien philosophe, avait pour elle l’admiration d’un poète et d’un minnesinger. Mlle Assing a rassemblé d’une main pieuse tous les documens qui attestent le rôle de Mme de Lützow dans la société allemande. Comment retrouver l’attitude de ces muses discrètes et voilées ? Mme de Lützow n’écrivait pas ; sa correspondance se compose de simples billets tracés d’une plume craintive ; elle redoute, on le devine, tout ce qui pourrait lui donner l’apparence d’un bel esprit. C’est dans les lettres de ses amis qu’il faut voir le reflet de sa grâce et de son prestige. Dans toutes ces villes où elle passe, elle laisse pour ainsi dire une trace lumineuse. « O jours dorés ! entretiens familiers et sublimes ! vivante poésie qui nous expliquait la poésie des maîtres ! » Voilà ce que répètent à l’envi tous ces hommes que Mme de Lützow’a visités tour à tour dans la solitude de leurs petites villes. Parmi eux, il y avait un homme, un poète, qui va jouer un rôle important dans sa vie, et qu’il est temps de mettre en scène.
Charles Lebrecht Immermann, poète incomplet, écrivain désordonné, mais certainement l’un des plus généreux esprits de l’Allemagne au XIXe siècle, était né à Magdebourg le 24 avril 1796. Son père occupait des fonctions élevées dans l’administration prussienne. Le chef de la famille était un officier suédois, Peler Immermann, qui avait combattu sous le roi Gustave-Adolphe pour la liberté religieuse de l’Allemagne, et qui, la guerre finie, s’était installé dans une métairie abandonnée aux environs de Magdebourg. Ce soldat de la guerre de trente ans devint la souche d’une famille qui produisit beaucoup de braves gens, fermiers, instituteurs populaires, pasteurs de campagne, et fut enfin illustrée par un poète. Charles Immermann fut élevé sévèrement. Esprit méthodique et rigide, son père était un de ces fonctionnaires prussiens que le régime de Frédéric-Guillaume Ier avait accoutumés à une discipline toute militaire, et que le gouvernement de Frédéric II avait enthousiasmés pour la grandeur nationale. Dévouement austère à la règle, dévouement passionné au roi et à la patrie, telle était l’inspiration constante de ces employés prussiens qui étaient devenus au XVIIIe siècle une des forces de l’état. Charles Immermann recueillit ces enseignemens de bonne heure ; si l’on voit toujours, au milieu des plus fougueux élans de son imagination, quelque chose de régulièrement hardi et de méthodiquement aventureux, c’est sans doute aux premières impressions de son enfance qu’il faut attribuer ce caractère de ses œuvres. Ses biographes remarquent aussi que cette influence rigide de l’esprit paternel ne fut pas corrigée pour lui, comme elle le fut si heureusement pour Schiller et pour Goethe, par l’action d’une mère intelligente et douce. Charles Immermann, qui a écrit de si intéressantes pages sur son enfance, n’y parle jamais de sa mère. On ne sent chez lui aucune trace d’un esprit féminin, d’une tendresse attentive et délicate, et cette absence de la mère dans ce tableau si pieusement tracé de son foyer domestique explique dès l’origine ce qui manquera toujours aux inspirations du poète. Vigueur, audace, rudesse même dans l’effort, voilà ce qui caractérisera les œuvres d’Immermann ; ne lui demandez ni l’harmonie des pensées, ni la grâce du langage.
Immermann avait dix ans à peine lorsqu’une catastrophe terrible vint ébranler cette jeune imagination, nourrie du sentiment et de l’orgueil du patriotisme. La Prusse avait été abattue à Iéna et à Auerstaedt. Chaque jour, les débris de l’armée, des blessés, des fuyards, arrivaient à Magdebourg au milieu d’un effroyable désordre. Le roi, la belle reine Louise, les généraux et les ministres s’étaient retirés vers la frontière orientale. Une partie du pays et bientôt la ville natale du poète étaient entre les mains des vainqueurs. Que devenait sous de telles impressions cette famille déjà si sévèrement réglée ? Une tristesse morne pesait sur elle. C’est pendant ces années de honte et d’angoisses que s’accomplit la première éducation du jeune poète. Il fit ses études dans un gymnase de la ville, puis en 1813, n’ayant pas encore atteint sa dix-septième année, il alla suivre les cours de l’université de Halle. C’était au printemps de 1813. On sait quelle était alors l’ardeur de la jeunesse allemande et quelles émotions contraires l’agitaient. Tantôt, pour oublier l’abaissement de la patrie, on cherchait un refuge dans les rêves de l’imagination, et Louis Tieck, Achim d’Arnim, Clément de Brentano, emportaient les âmes au pays des légendes ; tantôt le sentiment des choses réelles, la honte du joug, l’impatience de le briser, l’espoir et les préparatifs des luttes prochaines faisaient battre les cœurs d’une émotion virile. Nul ne s’associa plus vivement que Charles Immermann à ces enivremens littéraires comme à cette exaltation patriotique. Ces beaux jours d’étude et d’enthousiasme ne pouvaient durer longtemps ; l’heure du combat allait sonner. Immermann était depuis quelques semaines à l’université de Halle, quand un décret de l’empereur Napoléon supprima l’illustre école. Le jeune étudiant, à qui son père avait défendu de quitter la ville de Halle avant le terme de l’année scolaire, crut naturellement que cette défense était levée par les événemens. Ses camarades partaient, il partit avec eux, et, le sac sur le dos, s’en revint à Magdebourg. Le père maintint sa défense ; c’était sa façon de protester contre la violence des vainqueurs. « Retournez à l’université, dit-il à son fils, l’année scolaire n’est pas finie. » Que cette protestation paraisse un peu puérile dans la forme, je le veux bien ; il est impossible pourtant de ne pas respecter le sentiment qui la dictait, et elle atteste quelle était alors l’inflexible résolution du patriotisme allemand. Immermann revint à l’université : la ville était déserte, la jeune population s’était dispersée pour se rallier bientôt sous la bannière de l’insurrection nationale. Après la bataille de Leipzig, des corps d’étudians se formèrent de tous côtés, et allèrent remplacer les rangs vides parmi les chasseurs de Lützow. Pris d’une fièvre nerveuse qui faillit l’emporter, Immermann ne put rejoindre ses compagnons ; il en éprouva un désespoir si profond qu’il tomba dans une sorte d’atonie intellectuelle et morale. La guerre seule pouvait ranimer son âme. Dès le lendemain du retour de l’île d’Elbe, il s’engagea, se battit à Waterloo et entra dans Paris avec les soldats de Blücher.
La lutte finie, le jeune soldat, qui avait gagné au feu ses épaulettes d’officier, revint achever ses études dans sa chère université de Halle. Il ne la quitta qu’en 1817 pour entrer dans la magistrature. Nommé d’abord référendaire à Magdebourg, il fut, deux ans plus tard, envoyé à Munster en qualité d’auditeur ; on sait que ces titres, référendaire, auditeur, représentent les premiers degrés de l’ordre judiciaire en Allemagne. Immermann passa quatre années à Munster (1819-1823), et c’est pendant cette période que sa vocation se déclara d’une manière éclatante. D’où lui venaient ces inspirations, cette ardeur à créer, cette joie de l’invention poétique, toutes choses qu’il ne connaissait pas jusqu’alors et qui l’étonnaient lui-même ? L’histoire littéraire ignorerait encore ces détails sans les révélations de Mlle Assing ; la biographie de Mme de Lützow, comtesse d’Ahlefeldt, fait partie désormais de la biographie de Charles Immermann.
Un jour, Mme de Lützow, au milieu de graves embarras d’affaires, est obligée de prendre l’avis d’un jurisconsulte. Nous avons déjà dit quel était le désordre du comte d’Ahlefeldt ; le fastueux seigneur, pour payer ses dettes, n’avait pas craint de confisquer la fortune de sa femme et de sa fille. Il y avait plusieurs années que Mme de Lützow réclamait en vain l’héritage de sa mère et les revenus que son père lui avait constitués en dot. Que faire ? Elle demanda conseil au magistrat dont chacun vantait la science et la droiture. Ce ne fut pas seulement l’homme de loi qui répondit à l’appel de la jeune femme, ce fut le poète. Immermann fut ébloui ; l’esprit, la grâce, la bonté de Mme de Lützow, cette fleur d’aristocratie intellectuelle et morale qui brillait dans toute sa personne, lui apparurent comme la réalisation d’un rêve poétique. Il ne connaissait encore que la société des petites villes ; les élans de son imagination avaient toujours été comprimés par la vulgarité de son existence provinciale ; cette fois tous les songes qui consolaient ses ennuis semblaient avoir revêtu un corps, et ce poète, qui longtemps peut-être aurait douté de lui-même, sentit tout à coup qu’une étincelle sacrée venait de toucher son âme. « Jamais, dit Mlle Assing, jamais le Tasse, en ses extases, n’a ressenti pour la princesse d’Esté plus d’admiration et d’amour qu’il n’y en avait dans le cœur de Charles Immermann pour Élisa de Lützow. Cette comparaison s’offre naturellement à la pensée ; les amis d’Elisa lui ont trouvé maintes ressemblances avec la noble Éléonore : c’étaient la même âme élevée et délicate, la même douceur sérieuse, la même mélancolie pénétrante, la mélancolie de la nuit éclairée par la lune, le même feu ardent et voilé ; elle aussi, comme Éléonore, en attirant tous les cœurs, leur inspirait à tous le respect. »
La comparaison n’est pas de tout point exacte ; Immermann n’est pas un Tasse germanique. Il a dit lui-même dans un vers bien frappé : « Ils ont commencé par la force, ceux qui finissent par la beauté ; »
- Mit Kraft begannen, die mit Schoenheit enden.
J’ignore si l’auteur de Ghismonda serait arrivé un jour à l’expression du beau ; il est certain du moins qu’il débuta par des œuvres ardentes, tumultueuses, que n’éclairait point le sourire de la grâce. Cette adoration platonique pour Mme de Lützow mit en jeu toutes les puissances de son âme ; de cette mâle nature, ainsi remuée par une secousse soudaine, on vit sortir ce qu’elle contenait : des inspirations rudes, confuses, épineuses, mais d’un jet singulièrement hardi. Le même rayon de soleil qui fait épanouir les fleurs fait frissonner aussi les buissons et les ronces. Les premiers écrits d’Immermann sont comme un buisson d’épines enveloppant le tronc d’un chêne. Trois drames, un roman, des poésies, des nouvelles, deux comédies, une tragédie, ou plutôt une longue chronique dramatique à la manière de Shakspeare, voilà ce que produisit Immermann pendant ses quatre années de séjour à Munster, et ces compositions, pleines de verve et de vigueur, accusent le désordre de la fièvre. Ses drames, la Vallée de Roncevaux, Edwin, Pétrarque, sont le premier témoignage d’un génie inculte. Son roman, bizarrement intitulé la Fenêtre d’un Ermite, semble le Werther du romantisme, un Werther nourri des hallucinations d’Achim d’Arnim et de Clément de Brentano. Enfin sa tragédie, sa chronique dialoguée à la Shakspeare, c’est le Roi Périandre et sa Maison, étrange assemblage de scènes vigoureuses et d’inventions puériles, vrai chaos où la lumière et l’ombre se combattent. La plupart de ces ébauches, Immermann les a reniées plus tard, les jugeant indignes de prendre place dans la série de ses œuvres ; quand il les traçait à Munster, il était étonné lui-même de cette ardeur d’invention qui le transportait. D’où lui venait ce subit enthousiasme ? d’où venaient ces héros, ces héroïnes, vagues images qui demandaient à vivre, et que d’une main fiévreuse il jetait violemment sur sa toile ? L’histoire littéraire n’en savait rien ; elle l’apprend aujourd’hui. En même temps qu’il racontait les aventures de son ermite ou les tragiques péripéties de la famille du roi Périandre, il composait des strophes à la louange de Mme de Lützow ; il la glorifiait comme une Béatrice, il lui faisait hommage de toutes ces richesses d’inspiration, « et à l’expression de cette reconnaissance, dit encore Mlle Assing, se mêlait le sentiment d’une douleur profonde ; il la voyait si haut au-dessus de lui, plus haut encore que la princesse Éléonore d’Esté au-dessus du Tasse ! »
Le jeune poète n’osa montrer ces vers à personne ; les montra-t-il à Mme de Lützow ? Je ne sais. Qu’il l’ait fait ou non, Mme de Lützow ne tarda pas à connaître les sentimens d’Immermann. Elle était heureuse d’avoir créé un poète. Les réunions intimes qu’elle présidait avec tant de simplicité et de grâce avaient gagné un attrait de plus ; Immermann, qui lisait admirablement, interprétait devant ces auditeurs si bien préparés les plus belles pages de ses poètes favoris, C’était l’époque de ces lectures si chères aux romantiques ; mécontens du théâtre, de ses exigences trop positives, de son public souvent grossier, ces brillans artistes se construisaient ainsi une sorte de scène idéale. N’est-ce pas là ce que faisait Louis Tieck quand il lisait devant un public d’initiés tous ces poèmes dramatiques dont Guillaume de Schlegel venait de raconter l’histoire ? Un sentiment analogue inspirait Immermann ; on devine bien cependant qu’il s’y mêlait quelque chose de plus. Il avait vingt-trois ans, il aimait, il était poète, et devant celle qui venait de l’initier à une nouvelle vie, il récitait ces vers immortels où Shakspeare, Calderon, Goethe, Schiller, ont exprimé l’idéal de l’amour. Quelquefois aussi Immermann lisait ses propres œuvres, et on les discutait avec une sympathique franchise. Le jeune poète se sentait encouragé et soutenu ; avec quelle ardeur il revenait à son travail ! Les jugemens de Mme de Lützow ouvraient à son esprit des perspectives lumineuses. Cet effort vers le beau, ce désir de se corriger, de se compléter, qui sera un jour le signe de son talent, se déclare dès ces premiers débuts. On noterait sans peine chez le poète de Ferrare les inspirations d’Eléonore ; dans les ébauches désordonnées d’Immermann, quand on rencontre çà et là une page heureuse, une scène délicatement conduite, comment ne pas y reconnaître l’influence, j’allais dire la main de Mme de Lützow ?
Ces heures de poésie, ces jeux de l’esprit et du cœur, étaient une distraction nécessaire aux chagrins de la jeune femme. Sa vie eût été bien sombre sans les amitiés fidèles qui l’entouraient. Son père s’était remarié ; M. de Lützow, depuis longtemps déjà, n’était plus pour elle qu’un compagnon indifférent. Il y avait loin de ce personnage si ennuyé désormais, si froid, si vulgaire, au brillant officier qu’elle avait choisi entre tous. Elle se rappelait avec larmes ses années de fiançailles, lorsque, luttant contre les vœux de son père, elle avait voulu, riche, belle, enviée, donner sa main à ce soldat de fortune. Elle se rappelait aussi les vaillantes émotions de 1813 ; elle pouvait dire : J’ai eu mon heure, j’ai été aimée, j’ai inspiré de grandes choses. Hélas ! cette illusion qui la soutenait encore lui fut cruellement enlevée. En jour, M. de Lützow avait reçu la visite d’un de ses compagnons d’armes. Assis sur un banc du jardin, ils s’entretenaient de leurs années de service et de leurs souvenirs de jeunesse. C’étaient parfois d’assez vulgaires souvenirs. « Te rappelles-tu, disait l’un, l’avenir que nous nous étions promis ? Tous les quatre (et il nommait deux autres de ses camarades) nous voulions absolument épouser des femmes riches… — Et comme tous ces beaux plans se sont réalisés ! répondait amèrement M. de Lützow. De ces quatre amis, deux ne se sont pas mariés, les deux autres, trompés dans leur espoir, ont épousé le contraire de la richesse. » Mme de Lützow était présente ; cette révélation, rendue plus cruelle encore par le cynisme de l’aveu, lui fut un coup de poignard. Jusque-là, M. de Lützow avait laissé croire à sa femme qu’il l’avait recherchée par amour, et s’il était irrité de voir ses espérances de fortune si complètement déçues, du moins conservait-il encore dans sa conduite et ses propos une certaine délicatesse de gentilhomme. En était-il venu à ce point d’oublier toute pudeur ? Ainsi, parmi tant de nobles cœurs qui s’étaient offerts à elle, parmi tant d’admirateurs qui l’avaient entourée d’hommages aux heures enivrées de la jeunesse, elle avait choisi précisément celui qui était incapable de l’aimer ! Quelle source de larmes pour une âme délicate et enthousiaste ! Ce n’était pas ici le regret des liens dénoués, des affections évanouies, douleurs poétiquement amères comme dans l’histoire d’Adolphe et d’Ellénore ; c’était une déception vulgaire ; une misérable et prosaïque duperie.
Mme de Lützow ne se plaignit pas. Celui qui venait de la frapper ainsi eût-il pu comprendre sa souffrance ? Elle se tut. Son institutrice, Marianne Philippi, et deux amies, presque deux sœurs, pour lesquelles son cœur n’avait pas de secrets, furent les seules confidentes à qui elle demanda des consolations. Plus d’une année se passa de la sorte. Dans un pays où les divorces sont si faciles, Mme de Lützow ne s’était pas arrêtée un seul instant à l’idée de recommencer une existence nouvelle. Ce n’est pas d’elle que cette pensée devait venir. Elle respecta ses liens, si odieux qu’ils fussent, jusqu’au jour où M. de Lützow lui-même les trouva trop pesans. Ce dénoûment était inévitable. M. de Lützow était décidément poursuivi par le regret d’une spéculation mal conduite ; pourquoi n’avait-il pas trouvé dans le mariage une occasion de fortune ? Un beau jour, le voilà qui tombe amoureux d’une jeune femme coquette et riche, et comme il avait renoncé déjà à tout scrupule, il ne craignit pas de dire devant Mme de Lützow que le bonheur pour lui était là. On ne pouvait redemander plus durement la parole donnée. À cette brutalité soldatesque, Mme de Lützow répondit avec une dignité simple : « A Dieu ne plaise, lui dit-elle, que je sois un obstacle à votre bonheur ! Je suis toute prête à faire prononcer en justice le divorce que vous désirez. » Certes ce n’était pas un sacrifice qu’elle faisait à son bonheur ; elle en faisait un cependant à sa réputation. Les lois allemandes ont beau faciliter le divorce, il y a toujours une ombre fâcheuse sur les femmes qui en profitent. Répudiées par leurs maris ou volontairement séparées, quelle peut être leur place dans le monde ? Mme de Lützow savait tous les dangers de son sacrifice, et elle n’hésita pas à l’accomplir. Avec une naïveté cruelle, M. de Lützow fut touché du désintéressement de sa femme ; il l’admira, la remercia, et s’empressa d’accepter son offre, tant était vif chez cette nature sensuelle et vaine le premier emportement du désir !
Tout cela se fit sans éclat. Point de reproches, point de paroles amères. La séparation était déjà prononcée depuis quelques semaines, et le public n’en savait rien. Mme de Lützow avait pris sa résolution avec une promptitude que commandait la dignité ; une fois l’arrêt de l’honneur exécuté, elle ressentit avec effroi toute l’amertume de sa situation. Une sorte de pudeur lui fit garder le silence. Ses plus intimes amis ignoraient ce qui s’était passé. Son isolement, qui l’attristait, lui était pourtant devenu un besoin. Immermann, appelé à un poste plus élevé dans la magistrature, avait quitté Munster pour Magdebourg ; les lettres qu’il recevait de son amie ne lui laissèrent rien soupçonner d’un événement si grave pour tous les deux. Il fallut bien pourtant que la vérité fût connue ; Mme de Lützow ne pouvait rester à Munster. Où devait-elle s’établir ? En Danemark, en Allemagne ? Depuis que sa mère était morte, sa vraie patrie était l’Allemagne. Quelle ville choisirait-elle ? Longtemps indécise, elle résolut enfin de se fixer provisoirement à Dresde, où l’une de ses amies, récemment veuve, Mme Henriette Solger, lui offrait un asile. C’était au printemps de l’année 1824 que le divorce avait eu lieu ; vers le milieu du mois d’août, Mme de Lützow partit de Munster et s’établit à Dresde.
Qui dira la folie du cœur de l’homme ? Qui comptera ses bizarreries et ses contradictions ? Huit jours après ce départ, M. de Lützow, qui venait de faire un voyage à Copenhague pour un dernier règlement d’affaires, revient à Munster, et, n’y retrouvant plus celle qu’il a forcée de s’enfuir, il éclate en sanglots. Il parcourt la maison, elle est vide, elle est morte ; l’âme du foyer s’est envolée. Il descend au jardin, et il y voit un jardinier qui arrose des plantes. À quoi bon tant de soins ? Pour qui ces rosiers en fleurs ? Élisa n’est plus là pour les cueillir. À chaque pas il est assailli de souvenirs, et ces souvenirs sont des remords. Il comprend enfin tout le prix de celle qu’il a méconnue ; mais, comprenant aussi qu’elle est perdue pour lui à jamais, il lui demande en pleurant de rester au moins son amie. Ses lettres (Mlle Assing nous les donne) sont le douloureux témoignage des repentirs et des irrésolutions d’une âme faible. A-t-il renoncé à l’amour de cette femme pour laquelle il s’est séparé d’Élisa ? Non certes, mais il souffre et il pleure. « O chère, chère Élisa, écrit-il, sois heureuse,… garde le souvenir de celui qui a été ton mari… Adresse-toi à lui, il sera heureux de te servir, de réparer ses fautes, de contribuer à te rendre le bonheur… Encore une prière : fais faire ton portrait par le meilleur peintre de Dresde (à quelque prix que ce puisse être, aucun prix ne sera trop élevé), et envoie-le-moi. Oh ! que j’aie du moins ton image ! Mes pleurs m’empêchent de continuer. Écris-moi, console-moi, tu n’as pas dans le monde entier un meilleur ami que moi, un ami plus dévoué, plus fidèle. »
Mme de Lützow recevait encore d’autres lettres. Le frère de son mari, M. Léon de Lützow, sa sœur, Mme la comtesse de Dohna, lui prodiguaient les plus affectueuses consolations. Pour tous ceux qui la connaissaient, aucune pensée de blâme ne pouvait s’attacher à son rôle dans cette histoire. Toutes ces pages mouillées de larmes sont autant de témoignages rendus à sa douceur, à sa résignation, à la dignité de son caractère, à la sérénité de son âme. Que diront cependant ceux qui ne la connaissent pas ? Cette pensée préoccupe douloureusement le frère de sa mère, M. d’Hedemann-Heespen. Il aimait tendrement sa nièce, et il était le plus proche parent qui lui restât, car M. le comte d’Ahlefeldt, perdu plus que jamais dans une vie de dissipations et de débauches, se souvenait-il encore que Mme de Lützow était sa fille ? Les lettres de M. d’Hedemann-Heespen, pleines d’irritation contre M. de Lützow, expriment à l’épouse répudiée une sollicitude toute paternelle. « Que pensera-t-on ? lui demande-t-il. Si M. de Lützow est un homme d’honneur, il est tenu d’épouser sans retard la femme qui l’a éloigné de toi. Alors on saura qu’il a divorcé pour obéir à sa passion. Toute autre conduite de sa part t’expose à des soupçons injurieux. » Mme de Lützow avait l’âme trop fière pour s’inquiéter des jugemens du monde. On lui conseillait de faire consigner dans les actes officiels du divorce les motifs qui avaient dominé son mari ; elle dédaigna tout ce qui aurait eu l’air d’une justification. S’excuser aux yeux du public, c’était se venger de M. de Lützow ; ni l’un ni l’autre parti ne lui parut digne d’elle. Après une année de séjour à Dresde, consolée par les témoignages qu’elle avait reçus et reprenant goût à la vie, elle choisit décidément pour résidence la ville où l’attendaient les affections les plus dévouées. Dès l’automne de 1825, Mme de Lützow était établie à Magdebourg.
Qu’est-ce donc qui l’attirait à Magdebourg ? On l’a deviné c’était cette âme loyale qui s’était ouverte sous ses regards aux inspirations de la poésie. Mme de Lützow allait retrouver auprès d’Immermann les plus pures jouissances de l’esprit et du cœur. Qu’on se représente la joie du poète. Celle qu’il contemplait avec ravissement comme un mystique en extase n’était plus séparée de lui par d’éternelles barrières ; à la place de la Béatrice idéale, il y avait une femme qu’il pouvait aimer. L’espoir d’épouser Mme de Lützow lui ouvrait déjà une nouvelle vie. Ne se sentait-il pas aimé ? n’était-ce pas à lui qu’elle avait pensé tout d’abord, auprès de lui qu’elle avait cherché un refuge, dès qu’elle avait pu régler définitivement sa vie ? Et que cherchait-elle à Magdebourg ? Elle ne voulait voir personne. La famille d’Immermann, sa mère, ses frères, c’était là sa seule société. On se demandait quelle était cette dame toujours voilée ; nul ne la connaissait. Elle avait l’intention d’acheter une petite maison de campagne près de la ville, et de vivre là, silencieuse, cachée au monde, tout entière aux pensées de la solitude et aux consolations de l’amitié. Ce qu’elle éprouvait pour Immermann, n’était-ce donc qu’une amitié ordinaire ? Oh ! non, se disait le poète, elle m’aime. Une âme comme la sienne ne se laisse pas prendre aux misérables vanités du bel-esprit. Ce ne sont pas mes vers, ce ne sont pas mes romans et mes drames qui l’ont attirée près de moi ; elle m’aime, et elle portera mon nom.
Il y avait pourtant des bizarreries singulières, des épisodes inexplicables dans la vie de Mme de Lützow. Une fois installée à Magdebourg, elle avait fait venir de Hambourg une jeune fille qui devait lui servir de dame de compagnie, et qu’elle traitait comme son enfant. C’était une douce et gracieuse créature, dans la fleur de la première jeunesse, et l’on ne tarda pas à découvrir une certaine ressemblance entre les traits de ce visage enfantin et ceux de la noble personne qui lui témoignait l’affection d’une mère. Qui était cette jeune fille ? D’où venait-elle ? N’y avait-il pas là quelque mystérieuse aventure ? La curiosité publique était vivement excitée, car toutes les précautions de Mme de Lützow n’avaient pas réussi à dérober son nom aux habitans de Magdebourg ; on savait que la solitaire voilée, l’amie du poète Charles Immermann, était la femme de l’illustre chef des corps francs de 1813, celle dont le divorce récent avait ému la société prussienne. Qu’était donc cette jeune fille qui était venue subitement la trouver dans sa retraite, et dont elle semblait reprendre possession après une longue absence ? Maintes conjectures, on le pense bien, couraient de bouche en bouche. Il fut admis bientôt que la jeune compagne de Mme de Lützow était sa fille, une fille qu’elle avait eue avant son mariage, et que la découverte de ce secret avait amené nécessairement un divorce. Si ceux qui tenaient de tels propos avaient pu lire les lettres de Mme de Lützow, ils auraient été bien honteux de leurs inventions. M. de Lützow continuait d’écrire à sa femme, et l’une de ses lettres contient ces mots : « Que tu es bonne d’avoir accueilli cette jeune fille avec tant de générosité ! Ah ! tu es bien toujours la même ; au moment où tu aurais besoin d’aide et d’appui, tu mets ta consolation à venir au secours des autres. » Cette jeune fille lui tenait de bien près, mais par des liens qu’elle ne pouvait avouer. La sœur de Marianne Philippi, sa gouvernante et son amie, qui avait été chargée de la direction du ménage au château de Trannkijör, avait succombé aux séductions de M. le comte d’Ahlefeldt. La jeune compagne que Mme de Lützow venait de se donner était la fille de son propre père. Elle avait promis à Marianne Philippi de se charger de cette enfant, et, dès qu’elle avait pu le faire, elle avait tenu parole. Elle fit plus, elle garda fidèlement le secret de cette histoire, aimant mieux s’exposer à des interprétations calomnieuses que de compromettre le nom de sa gouvernante et de paraître jeter un blâme sur la conduite de son père.
Ces détails ne furent connus que beaucoup plus tard, et la médisance eut tout le temps de se donner carrière. Immermann, on le comprend, fut bien plus troublé que son amie de ces chuchotement indiscrets. Il n’était pas dans la confidence ; Mme de Lützow avait cru devoir garder un silence absolu, même avec lui. Un cœur qui aime est prompt à s’alarmer ; mais comment une créature tout idéale, une âme toute céleste, comme Mme de Lützow, eût-elle pu inspirer des doutes à ceux qui la connaissaient ? Si un soupçon fugitif effleura l’esprit d’Immermann, il dut le repousser aussitôt comme une profanation. Ces premiers mois qu’ils passèrent ensemble furent les plus beaux de sa vie. Il l’avait accompagnée, au mois d’octobre, pendant un voyage de quelques semaines, dans ces montagnes du Harz illustrées par tant de romantiques légendes, puis il avait repris, sous ses yeux, sous sa direction en quelque sorte, le cours de ses poétiques études. Quelques-uns de ses travaux les plus intéressans datent de cette période. Il faut citer surtout sa traduction d’Ivanhoé, le drame de Cardénio et Célinde et une curieuse dissertation sur l’Ajax furieux de Sophocle. Un juge très spirituel et très fin, Louis Boerne, rendant compte de Cardénio et Célinde, caractérisait ainsi le talent du poète : « Nous sommes si peu accoutumés à trouver chez les écrivains dramatiques de nos jours la plénitude de la santé de l’esprit, l’ardeur et la force de l’imagination, nous éprouvons tant de joie et tant de surprise à rencontrer tout à coup ces dons précieux, que nous pardonnons volontiers à l’auteur l’abus ou l’usage maladroit qu’il en fait. Que l’abondance des inspirations amène l’intempérance du style, que l’ardeur dégénère en arrogance et la force en grossièreté, c’est toujours l’abondance, c’est toujours la force, et nous les saluons avec joie… Cette tragédie est pleine de défauts, mais que de beautés mâles elle renferme ! La langue est fraîche, les images coulent de source, c’est un ruisseau qui court et non de l’eau laborieusement tirée du fond du puits. Nous aimons la ferme substance de cette œuvre, tout en blâmant la forme que lui a donnée l’auteur. Nous aimons ce noble marbre, car nous sommes fatigués du biscuit blafard et de l’insipide albâtre. À cette force la grâce manque, il est vrai ; mais elle n’y manquera pas toujours, car c’est à la force qu’elle manque. La vie d’un poète est un festin où se rassemblent toutes les divinités propices ; seulement les grâces n’arrivent qu’à la fin. Avant qu’elles soient là, on entend des paroles désordonnées, on entend des clameurs viriles, inspirées sans doute par un vin généreux, mais discordantes. Les grâces paraissent enfin, et toute violence s’efface au sein d’une pure harmonie. » Immermann sentait bien ce qui lui manquait ; toute sa vie est un effort vers la grâce. Mme de Lützow l’y aidait elle-même par ses avertissemens. Dirai-je qu’elle était pour le poète cette muse bienfaisante dont parle Louis Boerne ? C’était une muse, mais non pas encore celle de la dernière heure, celle qui apaise la fougue et préside à l’harmonie. Si la grâce paraît trop tôt au festin du poète, elle peut comprimer l’enthousiasme ; Mme de Lützow s’appliquait simplement à régler cette impétueuse ardeur. Ce n’est pas elle, à coup sûr, qui lui a conseillé l’étude de Sophocle ; je n’aimerais pas que cet esprit si gracieux, si féminin, eût fait des critiques si exactes et donné des indications si précises ; seulement, un jour que Mme de Lützow avait signalé une certaine âpreté, une certaine intempérance d’imagination dans le drame de Cardénio et Célinde, Immermann, se rappelant que la beauté antique avait affranchi Goethe des rêveries désordonnées de ses débuts, alla demander conseil à Sophocle, et tout naturellement il choisit parmi les chefs-d’œuvre de ce grand maître celui qui était le moins éloigné de ses propres inspirations. Le drame de Cardénio et Célinde est le dernier ouvrage où la verve d’Immermann s’abandonne à ses violences. Sa Dissertation sur Ajax furieux ouvre une phase nouvelle dans sa carrière. Ce fut son voyage d’Italie. N’est-il pas permis de croire aussi que Mme de Lützow, en sollicitant de son ami la traduction d’un roman de Walter Scott, comptait beaucoup pour lui sur l’influence de cette fine et douce imagination ? C’était elle qui lui avait appris l’anglais ; en lui faisant traduire Ivanhoé, elle travaillait, sans en avoir l’air et sans ombre de pédantisme, à l’éducation du poète.
Au milieu de ces travaux littéraires, que devenaient les projets d’Immermann ? Osait-il enfin parler de son amour ? La tristesse de Mme de Lützow, l’impression trop récente encore du coup qui l’avait frappée, un respect bien naturel des convenances retenaient sur ses lèvres l’aveu des sentimens qui l’animaient et des espérances qu’il avait osé concevoir. Mme de Lützow, dans ses conversations avec son ami, écartait avec soin tout ce qui pouvait lui rappeler l’histoire de son divorce. Douze ans plus tard, dans son roman des Épigones, Immermann peindra cette situation, et il montrera Mme de Lützow savourant en quelque sorte son infortune avec une pudeur discrète. « Il n’est pas, s’écrie-t-il, de spectacle plus fortifiant que celui d’une grande âme, d’une âme d’élite, acceptant le malheur avec joie, — acceptant, c’est trop peu dire, — prenant possession de ce malheur comme d’une chose qui lui appartient, comme d’une propriété qui lui a été donnée en présent par les puissances supérieures. Johanna était calme ; il y avait même une certaine joie dans sa sérénité. Elle ne dissimulait pas à Hermann que sa destinée lui semblait brisée à jamais, et cependant, ajoutait-elle, combien je me sens mieux à l’aise aujourd’hui, en voyant à mes pieds les ruines de ma vie, qu’à l’époque où j’étais obligée de lutter avec la fumée et les flammes ! Sur les secrets de cette malheureuse union, sur le changement soudain de son existence, elle gardait un silence absolu. Un jour Hermann avait essayé, de la façon la plus discrète, de l’amener à une confidence ; il ne faut pas, dit-elle, arrêter sa pensée sur des malheurs auxquels il n’y a point de remède. Ces étranges aventures lui restèrent donc profondément cachées ; il n’en savait que ce que lui apprirent les bruits de la capitale. » C’est ainsi que Mme de Lützow, parlant de malheurs sans remède et ajournant les confidences, ajournait aussi les aveux de son ami. Ame affectueuse et pudique, elle voulait aimer sans presque se l’avouer à elle-même. Immermann respecta longtemps ses scrupules : un jour vint cependant où il fut obligé de parler. On venait de lui donner un avancement qui l’envoyait à Düsseldorf. Qu’allait faire Mme de Lützow ? Le suivre ou le quitter ? Si elle le quitte, quel chagrin pour tous les deux ! Et comment le suivre ainsi de ville en ville, sans avoir uni sa destinée à la sienne ? Mme de Lützow avait de ces hardiesses vis-à-vis du monde qui n’appartiennent qu’aux cœurs purs et bien assurés d’eux-mêmes : je vous suivrai, lui dit-elle, mais ne parlons pas de mariage. Sa décision était inflexible. Elle croyait à l’amour d’Immermann, elle avait moins de foi dans la durée de cet amour. Immermann n’était-il pas plus jeune qu’elle ? Il avait trente et un ans, elle en avait trente-sept. Encore quelques années, et la distance qui les séparait serait bien autrement grande. Ce tact exquis, cette délicatesse de cœur et de raison qu’elle avait à un si haut degré, lui faisaient un devoir de sacrifier son amour ; dès qu’elle connut son devoir elle l’accepta sans murmurer. Il y eut sans doute, avant que le sacrifice fût décidé, bien des combats au fond de son cœur, bien des larmes répandues. Immermann allait au-devant des objections, il s’enivrait et cherchait à l’enivrer elle-même de ses promesses ; pourrait-il jamais aimer une autre femme ? Elle fut inébranlable ; seulement, dans ces émotions du sacrifice, ils se jurèrent tous deux de ne point contracter une autre union. Ce serment seul put consoler Immermann ; puisqu’elle ne devait pas être sa femme, elle serait du moins son amie, sa compagne, sa muse… Et que leur feraient à l’avenir les vains propos du monde ?
C’est au printemps de l’année 1827 qu’Immermann alla prendre possession de son nouveau poste à Düsseldorf ; Mme de Lützow l’y rejoignit au mois d’août. Ils louèrent une maison de campagne près de la ville, dans le joli petit village de Derendorf. Mme de Lützow avait une passion pour les fleurs ; cultivé sous sa direction, le jardin déploya bientôt tous ses trésors. On se souvient encore à Derendorf de ces magnifiques rosiers qui montaient le long des murs jusque sous les fenêtres du poète. Immermann, dans son poème de Merlin, a chanté les ombrages du parc et les blanches haies d’aubépine. Cette retraite toute printanière était merveilleusement favorable à la rêverie. Une aile de la maison lui était réservée ; là, au milieu de ses livres, de ses tableaux, de ses gravures, de ses statuettes, au milieu de maints ornemens dont la disposition harmonieuse attestait la main d’une femme, il continuait ses études en artiste passionné, et poursuivait ardemment son idéal. Ce furent de beaux jours pour Immermann et aussi pour Düsseldorf. Cette ville contenait déjà une société d’élite ; autour de l’école de peinture s’étaient groupés peu à peu d’autres hommes voués au culte du beau, c’était toute une colonie d’artistes. Le chef de l’école de peinture était l’excellent Wilhelm de Schadow, qui venait d’y remplacer Cornélius l’année précédente (1826) ; on voyait auprès de lui des peintres comme MM. Lessing, Hildebrandt, Bendemann, Schirmer ; un écrivain passionné pour l’art et la poésie, et qui a été le chroniqueur de cette brillante période, M. Frédéric d’Uechtriz[2] ; un critique et historien de l’art, M. Schnaase ; un compositeur illustre, M. Mendelssohn-Bartholdy. Immermann, par son activité enthousiaste, communiqua une vie nouvelle à ces précieux élémens. Il arrivait, l’imagination en feu, la tête pleine de projets. Son drame d’André Hofer venait d’être terminé pendant les premiers mois de son séjour à Düsseldorf ; en 1828, il compose une tragédie historique, l’Empereur Frédéric II, avec deux comédies, les Travestissemens et l’Espiègle comtesse ; en 1829, une comédie encore, l’École des dévots, un volume de poésies et un recueil de mélanges ; en 1830, un petit poème héroï-comique intitulé Tulifantchen, que Henri Heine appelait l’épopée Colibri. Sa trilogie tragique sur le malheureux fils de Pierre le Grand, Alexis, son poème philosophique de Merlin, son roman des Épigones, étaient déjà ébauchés dans son imagination et à demi rédigés.
Mme de Lützow avait rassemblé autour d’elle les plus intimes amis d’Immermann. C’est dans ce petit cercle que sa verve et sa gaieté naïve, son inspiration de poète et d’artiste, se donnaient librement carrière. Ce n’était plus le débutant timide de Munster ; il appartenait à la littérature militante, et, quoique durement contesté par la critique, il avait le sentiment de sa valeur. Le théâtre surtout l’attirait de plus en plus. Il lisait, comme à Munster, devant un petit nombre d’amis, les œuvres de ses poètes préférés ; mais il les lisait en maître désormais, avec l’expérience d’un homme qui savait lui-même créer des personnages vivans. Ces lectures excitèrent bientôt la curiosité de la foule. Ce n’était pas assez d’en faire jouir les initiés ; pendant deux hivers de suite, il produisit ainsi devant une assemblée nombreuse les principales œuvres de Sophocle et de Shakspeare, de Schiller et de Goethe, deux ou trois drames de Calderon, plusieurs des pièces de Louis Tieck et de Henri de Kleist. Sa voix était pleine, souple, sonore, et il exprimait avec âme toutes les passions de ses personnages. On lui avait prêté un des plus grands ateliers de l’école de peinture. Élégamment ornée, pour recevoir une foule choisie, cette salle n’avait pas cependant perdu son caractère : des toiles commencées, des dessins épars, de vives ébauches sur les murailles, tout un pêle-mêle pittoresque et poétique formait le cadre le plus convenable à ces représentations familières. C’est au milieu de ces images, c’est en présence d’un public déjà initié à la poésie par la peinture, que ce rapsode de l’art dramatique interprétait avec amour les œuvres les plus différentes, Œdipe roi, Œdipe à Colonne, Hamlet, Roméo et Juliette, le Roi Jean, la Vie est un songe, le Prince Constant, Iphigénie en Tauride, Wallenstein, le Prince de Hombourg et le Chat botté.
Le succès de ces lectures lui inspira le désir de voir ces mêmes œuvres représentées sur la scène. Le théâtre avait grand’peine à s’organiser en Allemagne. On avait vu à Hambourg, en 1767, une troupe de comédiens, sous la direction de Lessing, ou du moins avec sa collaboration et ses conseils, ranimer le goût de la poésie dramatique. Vingt ans plus tard, Schiller remplissait le même office à Manheim, et l’on sait ce que Goethe, pendant un demi-siècle, a fait du théâtre de Weimar. Ce n’étaient là pourtant que de brillans épisodes. Partout où manquait la direction d’un maître, la scène allemande redevenait la proie de la plus vulgaire littérature. Immermann eut l’ambition de former une école, comme Goethe à Weimar et Lessing à Hambourg. Quelques acteurs de Düsseldorf acceptèrent avec empressement ses conseils. Il avait su les associer à son poétique enthousiasme. Presque tous avaient suivi ses lectures et reconnu en lui un maître capable de les conduire. Le généreux poète se fit professeur de diction théâtrale. M. Schadovv lui avait abandonné une salle de l’école de peinture pour les répétitions et les études. C’était une sorte de cellule écartée qui donnait sur le Rhin ; aucun bruit, si ce n’est celui du fleuve, aucun dérangement ne venait troubler les artistes. « Le Rhin murmurait sous nos fenêtres, dit le poète dans ses Mémoires, et le soleil dorait les murailles blanches de la salle. C’est au murmure des flots et sous les rayons du soleil que les syllabes étaient pesées, l’accentuation établie, toutes les nuances de la parole étudiées et perfectionnées. » Quand on joua le brillant drame de Calderon, le Prince Constant, peintres et musiciens voulurent concourir à l’exécution de l’œuvre. On sait que, de toutes les pièces de Calderon, celle-là est la plus chère à nos voisins ; Guillaume Schlegel l’a traduite, commentée, et la critique allemande y voit l’expression la plus complète du génie religieux et chevaleresque de la vieille Espagne. Un artiste habile, M. Schirmer, peignit la toile du fond, qui représentait la ville de Fez. Un autre peintre, M. Hildebrandt, se chargea de peindre les côtes du Maroc et le débarquement des Espagnols. M. Mendelssohn composa des chœurs et des hymnes. Tous les arts s’étaient donné la main pour honorer le chef-d’œuvre de Calderon, et rien ne manqua au succès.
Ces brillantes soirées encouragèrent Immermann et ses amis. Le poète n’était jusque-là que le conseiller du théâtre, il en devint bientôt le directeur. Il avait donné un plan de campagne et proposé des souscriptions ; en peu de jours, toutes les actions furent prises. Sous l’influence de cette parole enthousiaste, chacun s’empressa de soutenir une entreprise qui s’annonçait si bien. Immermann obtint un congé d’un an, afin de se livrer tout entier à l’organisation du théâtre, et l’on vit un magistrat, avec l’agrément de ses supérieurs et l’appui de l’opinion publique, abandonner quelque temps son grave ministère pour diriger dans les voies de la poésie une troupe de comédiens. Ce curieux épisode de l’histoire littéraire n’était guère possible qu’en Allemagne ; il montre bien le désir qu’elle éprouve et les efforts qu’elle fait de temps à autre pour se donner un théâtre national. Lessing, Louis Boerne, plus récemment M. Robert Prutz, d’autres encore, ont répété avec amertume : « L’Espagne, l’Angleterre, la France, ont un théâtre qui est l’expression de leur génie ; l’Allemagne n’en a pas. » Chaque fois que le pays de Schiller a entrevu l’espoir de créer enfin ce théâtre, il a eu des accès de joie et d’enthousiasme. Un de ces épisodes, et l’un des plus intéressans à coup sûr, c’est la tentative d’Immermann à Düsseldorf. Mme de Lützow n’y était pas étrangère : c’est d’elle que le poète recevait l’inspiration, c’étaient ses applaudissemens qu’il voulait obtenir. Mlle Assing, en racontant cette campagne littéraire, ne craint pas de la comparer aux vaillantes journées de 1813. « Sans Élisa d’Ahlefeldt, dit le biographe, les chasseurs de Lützow ne seraient jamais devenus cette légion enthousiaste dont l’histoire gardera le souvenir ; sans elle non plus, jamais l’école dramatique de Düsseldorf n’aurait pris ce grand essor et renouvelé les beaux jours de Weimar. » Et cette influence, elle l’exerçait sans bruit, sans prétention ; elle était heureuse d’être aimée, heureuse surtout d’inspirer un amour qui se traduisait en de belles œuvres. C’étaient là les jouissances de cette âme platonique.
Que devenait cependant M. de Lützow ? La femme pour laquelle il avait quitté si misérablement Élisa d’Ahlefeldt, après l’avoir attiré par sa coquetterie, avait refusé de lui donner sa main ; humilié de son rôle, puni par la honte et le dépit, il vivait tristement dans la solitude, qu’il s’était faite. On a déjà vu quelle était l’irrésolution et la faiblesse de cette conscience troublée ; avec une naïveté qui eût été du cynisme chez un autre, il racontait lui-même à celle qui avait porté son nom l’histoire de ce mariage manqué, il lui avouait sa tristesse, et lui demandait les consolations de l’amitié. Il fallut que l’épouse répudiée écrivît des lettres de sympathie et d’encouragement à l’homme dont elle avait tant à se plaindre. Cette situation qui pouvait devenir si ridicule, Élisa d’Ahlefeldt la sauvait par sa dignité naturelle et sa simplicité cordiale Elle traitait de loin ce pauvre esprit malade comme une sœur de charité, elle écoutait ses doléances, elle semblait condescendre à ses caprices, elle l’entourait de conseils et de soins affectueux ; on voit par les lettres de M. de Lützow quelle action bienfaisante elle exerçait sur lui. Il y avait pourtant bien des heures où le souvenir de ce qu’il avait perdu et les reproches de sa conscience ; lui donnaient une sorte d’excitation fiévreuse. En 1828, quatre ans après son divorce, il se décida subitement à épouser la veuve de son frère Wilhelm, qui était mort l’année précédente, et en même temps il écrivait à sa première femme. : « O ma chère Élisa ! je sens que je ne suis pas né pour la vie de la famille ; sans cela, j’aurais joui auprès de toi d’une félicité parfaite. Qui pourrait désirer plus que je n’ai possédé ?… Augusta est certainement une agréable femme ;… mais l’amour, l’amitié profonde que j’ai vouée jusqu’à la mort à un être pour lequel j’ai un respect infini, ô ma chère Élisa ! rien ne pourra l’arracher de mon cœur. » Et dans une autre lettre : « Augusta est remplie de qualités aimables, distinguées… Sa malheureuse position, ma tendre amitié pour mon frère Wilhelm, m’ont inspiré la résolution que j’ai prise et accomplie très rapidement… Juge-moi avec indulgence, et puisse le ciel bénir cette union !… Les sentimens les plus contradictoires me déchirent. Mon cœur, ô mon Élisa ! reste attaché à ton souvenir avec des chaînes de fer. »
Après le mariage de M. de Lützow, Élisa reprit le nom de sa famille. Le roi de Danemark, sur sa demande, lui permit de porter le titre de son père et de s’appeler la comtesse d’Ahlefeldt. Elle ne voulait pas qu’on pût la confondre avec la nouvelle Mme de Lützow ; elle la connaissait depuis longtemps et n’avait jamais eu de sympathie pour elle. Quand elle fit les premières démarches pour obtenir ce changement de nom, elle prévint M. de Lützow, qui lui répondit en ces termes : « Si tu crois te rapprocher de ta famille en reprenant le nom de ton père, fais-le ; tu ne seras pas pour cela moins près de mon cœur. » M. de Lützow ne tarda pas à se sentir malheureux de son nouveau mariage, et la comtesse d’Ahlefeldt eut encore à exercer sur cette âme en peine la charité délicate dont elle avait le secret. « Si tu pouvais lire au fond de mon cœur, lui écrit-il un jour (il y avait un an à peine qu’il était remarié), oh ! combien tu me plaindrais ! Je suis malheureux plus que je ne puis l’exprimer. C’est moi-même je le sais bien, qui suis cause de mon malheur, et cependant, si tu savais tout, tu aurais pitié de moi ! Ne me refuse pas la consolation de ta sympathie, de ton amitié,… sinon il ne me resterait plus qu’à mourir… Oh ! si je pouvais te revoir encore une fois ! » Cette idée d’une entrevue avec Elisa s’empare de lui et ne le quitte plus. Les sentimens d’amitié que la comtesse d’Ahlefeldt lui exprime dans ses lettres ne suffisent plus à calmer la fièvre de ses regrets ; c’est de sa bouche même qu’il veut entendre une parole de pardon. Cette plainte continuelle finit par devenir touchante, comme l’est toujours l’expression vraie de la souffrance. Elle a beau être dictée par l’égoïsme beaucoup plus que par l’amour ; cet égoïsme est si naïf qu’on se laisse prendre à sa douleur. Le 6 mai 1829, M. de Lützow écrivait à la comtesse d’Ahlefeldt : « Mon Élisa bien aimée, advienne que pourra, il faut que je te revoie, il faut que tes paroles relèvent mon courage et me rendent à la vie. Je vais partir. J’irai d’ici à Paderborn, et là je prendrai la poste pour Düsseldorf. Je ne puis t’indiquer exactement le jour de mon arrivée, mais ce sera vers le 16 ou le 17. Attends-moi, n’est-ce pas ? Oh ! tu ne refuseras pas de me recevoir ! Ce serait trop de cruauté. » Il arriva, et la comtesse le reçut. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis le jour de la séparation ; on devine avec quelles émotions ils se retrouvèrent en présence l’un de l’autre. L’embarras de la comtesse ne fut pas de longue durée, elle avait cette grâce supérieure que les situations les plus délicates n’effarouchent pas, et elle remplissait auprès d’une âme malade un devoir d’angélique charité ; mais comment peindre la confusion de M. de Lützow ? C’est à peine s’il put se remettre un instant du trouble qui l’agitait ; il ne cessait de pleurer et de s’accuser lui-même, il se reprochait dans les termes les plus amers d’avoir détruit à jamais le bonheur de sa vie en renonçant à une telle femme, et ces plaintes désespérées étaient entremêlées de confidences navrantes. Cette visite lui fit du bien ; quelques jours après, à peine revenu à Munster, il écrivait à Mme d’Ahlefeldt pour la remercier de ses consolantes paroles : « Que tu es bonne et généreuse ! Je suis convaincu maintenant que tu m’as pardonné, et que ton amitié m’est acquise… N’es-tu pas toujours prête à soulager ceux qui souffrent ? Tu songes plus au bonheur des autres qu’au tien propre. Puisses-tu en être récompensée selon tes mérites ! »
Toutes les lettres de M. de Lützow sont pleines de ces témoignages de repentir et d’affection exprimés avec l’accent du désespoir. Quand Élisa sollicita du roi de Danemark l’autorisation de s’appeler la comtesse d’Ahlefeldt, M. de Lützow avait paru approuver sa démarche ; deux ans après (cette petite négociation avait subi des. lenteurs), au moment où l’autorisation arrive, il éclate en sanglots. « Je trouve très convenable, écrit-il le 28 mai 1831, que tu aies repris ton nom : cela te rapproche de ta famille, c’est aussi un moyen de ne pas réveiller de douloureux souvenirs et de recommencer une nouvelle vie ; mais l’âme de l’homme est toujours agitée de sentimens contraires, et je n’ai pu retenir des larmes égoïstes quand j’ai appris que tu ne portais plus mon nom. J’ai craint que tu ne fusses encore plus éloignée de moi… O inconséquence des hommes ! nous commençons par agir, et c’est seulement quand l’action est accomplie, irréparablement accomplie, que nous comprenons ce que nous avons fait ! »
Ne pensez-vous pas qu’on finit par s’intéresser à cette souffrance ? On pleure avec M. de Lützow, on voudrait qu’il lui fût possible de réparer sa faute et de relever l’édifice détruit de son bonheur. Non, point d’espoir ; entre Mme d’Ahlefeldt et M. de Lützow, trop d’obstacles se dressent. Sans parler du passé, des liens nouveaux l’enchaînent. Faudra-t-il qu’un second divorce le rende libre ? Il n’oserait lui-même concevoir cette pensée. Supposé même qu’il fût libre, qu’il ne se fût pas remarié, que sa seconde femme fût morte, Mme d’Ahlefeldt pourrait-elle consentir à oublier l’injure d’une répudiation ? Non, certes ; la charité, si dévouée qu’elle soit, ne saurait conseiller le sacrifice de cette dignité qui est la pudeur de l’âme. Tout ce que peut faire Mme d’Ahlefeldt, c’est de renoncer elle-même au bonheur. Elle est aimée, elle refusera d’épouser celui qui l’aime : Immermann savait-il pour quels motifs de délicatesse et de charité mystérieuse Mme d’Ahlefeldt repoussait son amour ? Elle ne lui avait pas dissimulé sans doute ce que nous apprend aujourd’hui la correspondance de M. de Lützow. Quels tourmens elle eût infligés à ce malheureux, si elle eût épousé Immermann ! Elle savait bien que les remords de son mari n’étaient pas des remords virils, mais la plainte d’un enfant qui n’a pas su se conduire ; il fallait compatir à ses souffrances. Ame douce et sérieuse, âme toujours prête au sacrifice, elle s’était dit : Lequel des deux est le plus fort ? Lequel saura le mieux supporter une grande douleur ? Si j’épouse Immermann, M. de Lützow verra là une vengeance qui le jettera dans le désespoir ; si je repousse sa demande, Immermann sera malheureux. Immermann est le plus fort : à lui de souffrir en homme et de chanter sa souffrance en poète.
Cette souffrance, elle l’avait adoucie, on l’a vu, avec une singulière audace, habitant sous le toit du poète, liant avec lui une de ces amitiés hardies et chastes comme on n’en rencontre guère que chez ces races aimantes et spiritualistes des contrées du Nord. Et cependant pouvait-on dire, en parlant d’elle, ce qu’un de nos poètes a si bien dit de Mme Récamier :
</poem>Elle est trouvée enfin la Psyché sans blessure ?</poem>
N’est-elle pas blessée, elle aussi ? N’est-elle pas une victime sans cesse immolée dans ce drame secret de la conscience ? Son cœur n’a-t-il pas ressenti ce que le sacrifice a de plus cruel ? Cet amour qu’elle ne peut ni repousser ni accueillir, que de soins, quel art ingénieux pour l’apaiser à toute heure ? J’emprunte à ce même chanteur délicat et profond des paroles subtilement voilées qui semblent écrites pour la comtesse d’Ahlefeldt :
Que de fatigue aussi, de soins (si l’on y pense),
Que d’angoisses pour prix de tant d’heureux concerts,
Triomphante beauté que l’on voit qui s’avance
D’une conque facile à la crête des mers !
L’océan qui se courbe a plus d’un monstre humide,
Qu’il lance et revomit en un soudain moment.
Quel sceptre, que d’efforts, ô mortelle et timide,
Pour tout faire à vos pieds écumer mollement !
Ces lions qu’imprudente elle irrite, elle ignore,
Dans le cirque, d’un geste, il faut les apaiser.
Oui, ces passions ardentes, monstres de la mer ou lions du cirque, il fallait la pure sérénité de son âme pour les dompter autour d’elle. À l’époux repenti et désolé, elle offrait en exemple son propre sacrifice ; à l’amant, elle ouvrait les régions de l’idéal. Cette activité littéraire déployée par Immermann pendant toute cette période, c’était Mme d’Ahlefeldt qui l’entretenait. L’ardeur créatrice du poète était pour elle une joie et un besoin. Elle veillait, comme une vestale, auprès du feu sacré.
Ces lectures, ces essais de régénération dramatique, cette vie toute dévouée au culte de l’art, cette association de la poésie, de la peinture et de la musique, ces soirées enivrantes, autant de moyens dont se servait la comtesse d’Ahlefeldt pour occuper l’imagination d’Immermann, pour épurer la fougue de son cœur. Ce devaient être chaque jour des distractions nouvelles, tantôt de nobles hôtes, écrivains ou artistes, attirés à Düusseldorf par l’éclat du mouvement littéraire, tantôt des épisodes inattendus, dont une fée invisible savait tirer parti. Au premier rang, parmi ces hôtes, nous devons citer un poète qui a laissé d’honorables souvenirs, l’auteur de Struensée et du Paria, M. Michel Béer, frère du grand compositeur dramatique à qui l’on doit Robert le Diable et les Huguenots. Michel Beer venait souvent à Dùsseldorf, attiré par la grâce de Mme d’Ahlefeldt et sa sympathie pour Immermann. « J’éprouve encore, dit Immermann, une émotion pieuse en me rappelant les semaines que nous avons passées ensemble. C’étaient entre nous des plans, des projets littéraires de toute sorte, et nos entretiens se prolongeaient toujours bien avant dans la nuit. Il avait beaucoup vu, il savait infiniment de choses, ayant visité presque toutes les capitales de l’Europe. Sa fortune, son habitude du monde, cet art de plaire qu’il possédait si bien, lui donnaient accès partout. Il avait ainsi maintes anecdotes à raconter, maintes vues à ouvrir sur le monde, et il prenait plaisir à m’en récréer dans ma cellule de cénobite. Sa correspondance, que ses héritiers ont publiée, renferme toute une part de notre vie. » Cette correspondance en effet est de l’intérêt le plus vif. Je ne la comparerai pas, comme M. Adolphe Stahr, à la correspondance de Goethe et de Schiller ; je ne crois pas cependant qu’on puisse la lire sans estimer davantage les deux amis. Elles sont rares ces amitiés de poète à poète, amitiés viriles, loyales, sans camaraderie bruyante, sans jalousie secrète. En France Boileau et Racine, en Allemagne Schiller et Goethe en ont donné l’exemple. Ces grands noms à coup sûr font pâlir ceux de Charles Immermann et de Michel Béer, et c’est surtout entre les génies supérieurs que l’amitié, étant plus difficile, est aussi plus méritoire ; qu’importe ? Cet épisode n’en est pas moins un titre pour le cénobite de Düsseldorf et pour celui qui venait le visiter dans sa cellule. « Notre amitié, dit Immermann, était fondée sur une entière sympathie d’études, sur une même ardeur à produire le beau et à nous perfectionner mutuellement. Nous avions besoin de nous communiquer toutes nos inspirations. Jamais aucune flatterie n’a dégradé cette union de nos âmes. » Immermann ne goûta pas longtemps ces pures jouissances. Michel Beer mourut, jeune encore, en 1833. Il a laissê deux drames remarquables, Struensée et surtout le Paria, dont Goethe a fait l’éloge.
Un autre épisode intéressant dans la vie d’Immermann à Düsseldorf, ce fut l’apparition du poète Christian Grabbe. Un jour Immermann reçoit une lettre fort étrange signée d’un nom inconnu : « Je suis poète, lui dit-on ; je n’ai aucunes ressources, et si vous ne venez pas à mon secours, ma mère et moi nous sommes perdus. » Celui qui écrivait cette lettre lamentable, Christian Grabbe, était le fils d’un geôlier, de la ville de Detmold. Il était né dans une prison ; les premiers spectacles qui avaient frappé ses yeux et son esprit, c’étaient des verrous, des grilles, des chaînes, des condamnés. Ses premiers essais littéraires portaient visiblement l’empreinte des impressions de sa jeunesse : on y rencontre partout une imagination inquiète obsédée de visions grimaçantes. Immermann fut touché de sa supplique ; il le fit venir à Düsseldorf, lui procura des secours de toute sorte et l’encouragea au travail. « C’était un étrange personnage, dit Immermann dans ses Mémoires. Tous les mouvemens de son corps étaient fébriles, anguleux, désordonnés. Ses bras ne savaient pas ce que faisaient ses mains. Sa tête et ses pieds étaient toujours en désaccord. Son front, haut et superbe, rappelait celui que nous admirons dans le portrait de Shakspeare. Les sourcils, la voûte des yeux, les yeux eux-mêmes, très grands et d’un bleu profond, tout cela indiquait le génie ; mais la bouche, les lèvres pendantes, le menton à peine détaché du cou, en un mot toute la partie basse,du visage donnait un démenti complet à la partie supérieure. » L’esprit de Christian Grabbe ressemblait à sa figure ; c’était un composé d’inspirations élevées et de sentimens ignobles. Mme d’Ahlefeldt s’appliqua comme Immermann à museler le monstre en développant tout ce qu’il y avait chez lui de nobles et poétiques instincts. Elle lui écrivait souvent (non pas tous les jours, comme s’en vantait Grabbe, tout fier de ces prévenances), elle l’invitait à ses réunions, elle aimait à lui faire lire ses vers et à l’encourager. Il ne fallait pas cependant que Mme d’Ahlefeldt, avec ses belles mains blanches, fût placée trop près de lui, car il se précipitait sur ces mains aristocratiques, et y déposait des baisers qui ressemblaient à des morsures ; il les trouvait, disait-il, si appétissantes ! D’autres fois il était plus doux et plus docile qu’un enfant. Partout ailleurs, ce singulier hôte aurait pu.être un embarras ; dans le petit cercle de Mme d’Ahlefeldt, c’était une curiosité psychologique, c’était aussi un aliment offert à la dévorante activité d’Immermann. Impatient de réveiller la poésie et de régénérer le théâtre, l’auteur d’André Hofer s’était un peu exagéré le talent de Christian Grabbe ; il lui donna des conseils, et sans chercher à refroidir sa verve, il compléta son éducation littéraire, qui laissait terriblement à désirer. Annibal, le Duc de Gothland, Marius et Sylla, l’Empereur Frédéric Barberousse, l’Empereur Henri VI, Don Juan et Faust, Napoléon ou les Cent-Jours, tous ces drames bizarres, confus, violens, mais qu’illuminent ça et là des éclairs de génie, n’auraient peut-être pas vu le jour sans les encouragemens d’Immermann et de la comtesse d’Ahlefeldt. Hélas ! ni la grâce bienfaisante, ni les fraternelles sympathies ne purent triompher des mauvais instincts de Christian Grabbe. Fatigué de la lutte que se livraient en lui la bête et l’esprit, épuisé par ses efforts vers l’idéal, il retomba plus lourdement dans la matière ; l’ivrognerie acheva de le perdre, et soit qu’il eût honte de lui-même et qu’il cherchât un prétexte pour s’enfuir, soit que son esprit malade fût dupe de soupçons ridicules, il accusa son bienfaiteur d’avoir méconnu envers lui les devoirs de l’amitié. Après deux ans de séjour à Düsseldorf, il retourna dans sa ville natale en 1836, et ce fut pour y mourir le 12 septembre de la même année, à l’âge de trente-cinq ans.
D’autres visites encore animaient de temps à autre la colonie de Düsseldorf : c’étaient des peintres, des musiciens, entre autres l’illustre Mendelssohn, établi alors à Leipzig, qui ne perdait pas de vue ses anciens amis et revenait souvent s’associer à leurs travaux ; mais le grand épisode de cette histoire, l’occupation passionnée d’Immermann, c’était la direction du théâtre. Il avait commencé au mois d’octobre 1834 ; pendant trois ans, il fut sans cesse sur la brèche, formant des acteurs et essayant aussi, chose bien autrement difficile, de former un public. Ces trois années laisseront un souvenir dans l’histoire littéraire. Malheureusement, je le disais l’autre jour ici même[3], cette tentative d’Immermann, si intéressante pour la poésie pure, était condamnée d’avance. Quand on veut régénérer le théâtre d’un pays, quand on veut du moins rendre la poésie accessible à la foule et la foule sympathique à la poésie, on se place dans un grand centre, au foyer de la vie publique. Que pouvait être la scène de Dûsseldorf, même entre les mains d’un poète ? Rien de plus qu’un poétique musée. C’est ce qu’elle fut sous Immermann. Malgré les sympathies d’une réunion d’hommes d’élite, l’entreprise était trop peu soutenue par le public ordinaire, et la société fut obligée de se dissoudre. « C’est le 1er avril 1837, dit Immermann, que le théâtre de Dûsseldorf fut fermé. Trois mois auparavant j’avais dû annoncer cette nouvelle à toute la troupe. Il semblait que ces trois mois dussent être perdus. Une entreprise comme la nôtre est nécessairement paralysée quand l’œuvre commune est condamnée à une mort prochaine, et que chacun des associés, ne pouvant plus y porter intérêt, s’occupe de se créer des ressources ailleurs. Eh bien ! le 1er mars mes acteurs donnèrent Egmont, le 16 Jules César, le 22 Iphigénie, le 31 Griseldis, sans parler du répertoire courant ; une seule de ces pièces, Egmont, avait déjà été mise à l’étude, les autres étaient des créations nouvelles. Nous fûmes souvent forcés, on le comprendra, de consacrer une partie de la nuit aux répétitions. Tous mes artistes acceptèrent vaillamment ces fatigues, tenant à honneur que le théâtre de Düsseldorf mourût dans tout l’éclat de son activité. » La dernière soirée fut en effet l’une des plus brillantes. La pièce finie (c’était la Griseldis de M. Frédéric Halm), le rideau tombé se releva, et une actrice habile, Mme Limbach, vint réciter aux spectateurs ces touchans adieux d’Immermann :
« C’est pour la dernière fois que la toile se lève sur ce théâtre où depuis trois hivers les images de la vie, images sereines ou sombres, ont passé tour à tour sous vos yeux. Les heures se hâtent ; voici déjà l’heure triste qui dissoudra notre union. Le destin va disperser à tous les vents ceux qui, animés d’un même zèle et mettant leurs efforts en commun, se dévouaient ensemble aux créations de l’art.
« Tel est le sort de la vie ! tout à coup un souffle heureux caresse le bouton prêt à s’épanouir. La fleur s’ouvre, elle sourit, — et se fane. De même aussi le bonheur que nous avons goûté, la joie d’exercer au milieu de vous notre activité créatrice, n’a duré qu’un moment. À peine les discordances des premiers temps s’étaient-elles fondues et effacées, à peine les pierres, harmonieusement unies, avaient-elles formé l’édifice, que la nécessité, de sa main brutale, a renversé notre œuvre.
« Mais, dans ces lieux destinés précisément à nous affranchir des soucis pesans de la vie, considérons avec sérénité les choses même les plus tristes. Si notre scène meurt ici dans tout l’éclat et la fraîcheur de la jeunesse, au moment où elle était consacrée au culte de la poésie, fille des dieux, n’est-ce pas au fond une bénédiction du ciel ? La mort réputée de tout temps la plus heureuse, c’est celle qui subitement, d’un coup rapide, fauche un être encore dans toute sa force, oui, celle qui frappe avant que la vie ait éteint peu à peu la conscience, énervé le cœur et l’esprit.
« Ces morts heureuses sont l’image de notre chute, et cette pensée nous console. Chacun de nous ici luttait encore, chacun avec audace tentait encore de nouvelles choses, bien des couronnes proposées à nos efforts n’avaient pas encore été victorieusement gagnées ; la banalité, cet écueil devant lequel viennent échouer à la longue toutes les œuvres de l’homme, n’avait pas encore déshonoré notre scène : il y avait eu des fautes, qui le niera ? des maladresses, qui oserait le contester ? Mais nous le disons avec confiance et vérité, toutes les fautes commises ici, c’est le zèle qui les a commises, ce n’est pas la lassitude et l’indifférence.
« Ainsi que cette salle se ferme à l’heure la plus opportune peut-être ! Ainsi séparons-nous sous une étoile propice ! — Pour accompagner nos pas, pour bénir notre voyage, laissez-nous espérer que, si nous ne sommes pas arrivés devant vous au but que nous poursuivions, vous nous suivrez en esprit, vous nous verrez lutter encore et grandir, et que ce rêve de poésie, auquel nous arrache un réveil soudain, vous le continuerez jusqu’au bout à la douce lumière du souvenir.
« Cette espérance nous accompagne, nos remerciemens demeureront ici. Au nom de tous, et du fond du cœur, j’apporte à tous les esprits dévoués qui nous ont fait un cortège amical la meilleure, la plus pure expression de notre reconnaissance. La parole du poète, l’accent et le jeu de l’artiste, n’arrivent à une vie pleine et entière que le jour où ils éveillent l’éternelle mélodie qui dort chez les âmes d’élite. Pour chacune de ces soirées où vous nous avez aidés à faire vivre de grandes figures, notre cœur reste éternellement attaché à votre cœur. Donc, au nom de ces heures consacrées aux joies de la poésie, recevez notre dernier salut. Adieu ! »
Ces adieux ne sont pas seulement une plainte touchante et sereine, il me semble y voir un fâcheux présage pour cette pure amitié du poète et de sa muse idéale. Si Mme d’Ahlefeldt avait besoin d’occuper l’imagination d’Immermann, de distraire et d’apaiser son cœur en passionnant son esprit, que va-t-elle devenir ? Le théâtre n’est plus là pour renouveler sans cesse l’ardeur créatrice du poète. Des heures monotones et ternes succèdent à cette féconde agitation ; on se rappelle involontairement M. de Lützow après 1813. Certes Immermann n’était pas homme à se décourager ; il travaillait toujours, il avait maintes œuvres en tête et maintes ébauches sur le papier. Ce repos forcé auquel le condamne la clôture du théâtre, il l’emploie vaillamment : c’est alors qu’il publie ses Mémoires et son roman des Epigones. En même temps il commence une de ses œuvres les plus originales, le roman satirique, humoristique, qui a pour titre Münchhausen, où l’Allemagne admire un épisode d’une merveilleuse poésie. Ces travaux étaient entremêlés de voyages qui fournissaient de nouvelles inspirations à sa verve. Il parcourait à pied ces pittoresques provinces de la Bavière qu’on appelle la Suisse franconienne, et ses lettres à Mme d’Ahlefeldt, recueillies plus tard sous une autre forme, donnent un vif tableau de ces montagnes et du peuple qui les habite. Il visitait Weimar, où le souvenir de Goethe l’enthousiasmait ; l’ami de Goethe, le témoin des grands jours de Weimar, M. Frédéric de Müller, accueillait l’auteur de Merlin comme un héritier des maîtres, et faisait jouer son drame de Ghismonda, récemment terminé, sur la scène où s’étaient produits pour la première fois les plus beaux drames de Schiller. Quelques-uns des jeunes poètes saluaient en lui leur chef. M. Ferdinand Freiligrath, dont les éclatantes poésies venaient d’étonner l’Allemagne, se mettait sous la protection d’Immermann, et Immermann, dans le salon de M. F. de Müller, lisait le Prince Nègre et la Vengeance des Fleurs de cette voix mâle et sonore qui venait de faire apprécier Hamlet ou Jules César. Malgré ces succès et ces jouissances de l’esprit, Immermann était violemment contesté par la critique. Sa vie était une lutte, et sa grande arme dans cette lutte, son théâtre de Düsseldorf, venait de lui échapper. À vrai dire, il souffrait. Athlète à demi vaincu, il avait besoin, pour reprendre haleine, des consolations du cœur et de la famille.
Il renouvela auprès de son amie ses propositions de mariage et ses instances. Les raisons, qui avaient dicté le refus de Mme la comtesse d’Ahlefeldt n’existaient plus depuis quelques années ; M. de Lützow était mort au mois de décembre 1834. D’autres motifs, aussi impérieux que les premiers, maintinrent la décision qu’elle avait prise. Mme d’Ahlefeldt était encore une femme jeune et brillante ; quelques années plus tard, elle le savait bien, la distance d’âge qui la séparait d’Immermann allait devenir bien autrement sensible. « Vous serez jeune encore, disait-elle, quand j’aurai cessé de l’être. » Elle refusa, et fit sagement sans doute ; mais que d’inconséquences dans le cœur humain ! Assez maîtresse d’elle-même pour prévoir et prévenir un irréparable malheur, elle ne le fut point assez pour dominer les contradictions de son âme. Il y a une des plus touchantes héroïnes du drame français qui ordonne à son amant d’épouser sa rivale plutôt que de s’exposer à la mort, et quand cet amant semble obéir trop vite à son ordre, elle éclate en plaintes et en sanglots. Cette situation de l’Atalide de Racine, ces douleurs, ces angoisses, ce furent celles de Mme d’Ahlefeldt. Immermann en 1838 avait été appelé à Magdebourg pour une fête de famille ; il y vit une jeune fille de dix-huit ans, Marianne Niemeyer, de Halle, qui avait perdu ses parens, et dont le tuteur était le frère même du poète, Ferdinand Immermann. Ayant eu occasion de lire devant elle ces œuvres dramatiques qu’il interprétait si bien, il fut frappé de l’intérêt qu’elle paraissait y prendre. À peine revenu à Düsseldorf, il adressa une dernière demande à Mme d’Ahlefeldt, et cette fois avec une certaine précipitation embarrassée, avec une espèce de vivacité, de violence même qui attestait un douloureux serrement de cœur. Un refus suprême le décida ; il engagea aussitôt une correspondance avec sa jeune amie de Magdebourg, et quelques mois après il était fiancé à Marianne Niemeyer.
On a écrit sous maintes formes le drame des affections trompées ; dans des situations que condamnait la morale, on a souvent ému les cœurs en peignant les tristesses de l’abandon ; ici du moins c’était une souffrance pure et une tristesse sans remords. Mme d’Ahlefeldt savait bien qu’Immermann ne pouvait enchaîner sa vie à l’amitié et renoncer à une existence mieux assise. Qui oserait pourtant lui reprocher la vivacité de sa douleur ? qui pourrait la blâmer de s’être considérée comme la victime d’une trahison ? Elle avait souvent, j’en suis sûr, entrevu dans l’avenir le jour où Immermann se marierait, et elle s’était préparée courageusement à cette séparation ; une fois ce mariage résolu, elle sentit qu’une part de sa vie lui était arrachée. Plus calme, après le premier cri de la souffrance, elle pouvait se dire comme Atalide :
Je l’ai voulu sans doute ;
Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
Je n’examine point ma joie ou mon ennui :
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce cœur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L’aime trop pour vouloir en être le témoin.
Elle partit, elle quitta cette villa de Derendorf, ces ombrages, ces jardins où elle avait passé dix années, comme une muse invisible, auprès de ce poète qui lui devait tant. Une autre allait entrer dans cette maison et y achever son œuvre. Elle partit, elle visita la Suisse et l’Italie ; elle vit Gênes, Florence, Bologne, Ferrare, Padoue, et s’arrêta quelque temps dans la cité des souvenirs et du silence, au milieu de cette solitude de Venise qui convenait si bien à l’état de son âme. Puis elle rentra en Allemagne par le Tyrol, et, se dirigeant tout droit vers la Prusse, elle se rendit à Berlin, où elle fixa sa résidence.
Et Immermann ? Le souvenir de Mme d’Ahlefeldt fut le tourment de sa vie. Sa jeune femme, gracieuse et douce, arrivait dans un monde de poètes et d’artistes avec tous les étonnemens d’une âme ingénue ; pouvait-elle présider, comme la brillante comtesse, aux soirées littéraires de Düsseldorf ? Si elle paraissait indifférente à quelque lecture, si la vue d’un tableau ne la touchait pas assez, si elle écoutait froidement, timidement, une conversation sur la poésie, Immermann faisait aussitôt une comparaison amère entre l’amie qu’il avait perdue et la compagne qu’il s’était donnée. J’en suis fâché pour Mme d’Ahlefeldt, ces injustices, ces cruautés d’Immermann lui font tort à elle-même ; cette femme d’un esprit si délicat, et dont l’influence fut si discrète, nous apparaît ici comme une pédante. Quand on lit ces détails dans le récit de Mlle Assing, on prend parti pour Marianne Niemeyer contre le souvenir importun qui lui vaut ces humiliations. Ne défendez pas la comtesse d’Ahlefeldt ; ce n’est pas sa faute, je le sais, si le dépit d’Immermann se traduit d’une façon si cruellement injuste pour la jeune femme qu’il a choisie : oui, sans doute, tout cela est vrai, et cependant, je le demande encore, ce souvenir ne jette-t-il pas ici une ombre pédantesque ? Tel est le châtiment de ces situations fausses et de ces amitiés impossibles. J’insiste sur ce point, parce que Mlle Assing semble avoir reculé devant la moralité de son récit. Immermann était malheureux, et il fallait qu’une douce et charmante créature en portât la peine. Depuis le départ de Mme d’Ahlefeldt, il ne produisit presque rien d’important. Il semblait que l’inspiration de la jeunesse se fût envolée avec elle ; une inspiration plus haute aurait fortifié son génie, s’il eût accepté vaillamment son existence nouvelle. Au mois d’août 1840, sa femme lui ayant donné une fille, son cœur fut inondé de joie. Il ne put jouir longtemps de ce bonheur. Quelques jours après la naissance de son enfant, il fut atteint d’une fluxion de poitrine qui l’emporta en moins d’une semaine. C’est le 25 août 1840 qu’il rendit le dernier soupir. Sa veuve n’avait pas vingt ans, sa fille n’avait pas dix jours.
C’est ici que la comtesse d’Ahlefeldt reparaît dans toute sa grâce. La mort d’Immermann l’affligea profondément. Elle entoura Marianne Niemeyer des plus affectueuses consolations. Elle lui offrit un asile dans sa maison, et assura une rente annuelle à l’enfant de son mari. Elle avait le droit de consoler la veuve de celui qu’elle avait aimé, et elle usait de ce droit avec une délicatesse exquise. Elle prodiguait aussi les encouragemens à la famille du poète. « Chère madame, lui écrivait Ferdinand Immermann, votre lettre a été pour nous comme la voix d’un ange du ciel. Ma pauvre mère vous remercie du fond du cœur ; vos paroles lui ont été un soulagement bien précieux. Le coup qui vient de nous frapper a été si soudain, si terrible, qu’elle a failli en perdre la raison. Ses cheveux en ont blanchi. Ah ! madame, nous qui l’avons le plus longtemps connu, nous qui l’avons le mieux aimé, unissons-nous plus intimement que jamais, faisons alliance dans le souvenir et l’espérance. Que Dieu vous garde, madame, et que de cette mort il fasse sortir pour vous et pour nous l’éternelle vie et l’éternel amour ! » La femme à qui une âme pieuse et contristée pouvait écrire sur ce ton, c’était celle qui, pendant plus de dix ans, au milieu des sourires et des chuchotemens du monde, avait été la compagne dévouée d’Immermann. Je signalais tout à l’heure les inconvéniens de ces situations périlleuses ; je m’arrête maintenant sur cette lettre. Si l’honneur de Mme la comtesse d’Ahlefeldt avait besoin d’une justification, je n’en voudrais pas d’autre que celle-là.
Raconterai-je les dernières années de Mme d’Ahlefeldt ? La suivrai-je à Berlin, où des hommes éminens, des maîtres de la science et de l’art, Cornélius, Wilhelm de Humboldt, Louis Tiek, Wilhelm Zahn, Henri Steffens, Varnhagen d’Ense, recherchaient les occasions de la voir et de s’entretenir avec elle ? Faut-il la peindre dans sa retraite, dans sa demeure élégamment aristocratique, au milieu de ses fleurs et de ses tableaux, attentive aux transformations de l’esprit public, sympathique à tous les jeunes talens, toujours prête à encourager le bien et le beau, fidèle enfin à ses inspirations patriotiques de 1813 et à son poétique enthousiasme de Düsseldorf ? Dirai-je qu’elle resta longtemps belle, qu’elle fut toujours un modèle de dignité gracieuse, qu’elle garda jusqu’à la dernière heure l’inaltérable jeunesse de l’esprit et du cœur ? On peut rassembler les traits de ce tableau dans le livre de Mlle Ludmila Assing. Lorsque Mme la comtesse d’Ahlefeldt mourut à Berlin au mois de mars 1855, elle avait vu disparaître l’un après l’autre presque tous les confidens de ses douleurs. Les amis fidèles qui l’entouraient encore aimaient en elle la grâce et la sérénité de l’esprit ; la plupart d’entre eux ignoraient les aventures héroïques et tendres de cette vie si amèrement éprouvée. C’est le détail de ces aventures que j’ai voulu emprunter aux révélations de Mlle Assing. Le récit de ses dernières années n’intéresse que ceux qui l’ont connue ; le tableau de sa jeunesse, associé désormais à l’histoire littéraire de l’Allemagne, appartient aussi à l’histoire générale du cœur humain. Toutes les fois qu’on parlera des guerres de 1813, on la verra, la noble femme, dans la petite salle de Breslau, belle, inspirée, enthousiaste, envoyant au combat la légion des chasseurs noirs ; toutes les fois qu’on s’occupera de la littérature allemande depuis Goethe, et de cet Immermann qu’Henri Heine appelle un des plus grands poètes de son temps, on la verra douce, bienfaisante, à demi cachée dans l’ombre, suscitant et réglant avec grâce le rude génie de l’auteur d’Alexis. Femme de M. de Lützow, amie de Charles Immermann, Mme d’Ahlefeldt a des titres particuliers à la reconnaissance de l’Allemagne. Elle en a d’autres au souvenir des esprits d’élite ; elle a aimé, elle a souffert, et sur cette blanche et douloureuse figure rayonne une lueur de la beauté morale.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ Voyez, sur la vie et les œuvres de M. Varnhagen d’Ense, une étude publiée ici même, 15 juin 1854.
- ↑ Bliche in das Dusseldorfer Kunst-Und Künstlerleben, von Friedrich von Uechtriz ; 2 vol., Düsseldorf 1839-1840.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er mars 1858, l’étude intitulée Frédéric Halm et la Littérature dramatique contemporaine.