La Comtesse Aurore de Koenigsmark


Mlle de Kœnigsmark.


I. Nouveaux Documens sur la Famille de Kœnigsmark découverts dans les archives de la bibliothèque de La Gardie et publiés par M. le docteur Palmblad ; Upsal, 1851.
II. Denkwürdigkeiten der Kœnigsmark’schen Familie (Souvenirs de la Famille de Kœnigsmark), von Cramer ; Leipzig, Brockhaus.


Pour peu qu’on se soit attardé quelque temps dans certaines résidences de l’Allemagne, qu’on ait étudié leurs annales privées, parcouru leurs jardins, leurs châteaux, leurs bibliothèques, leurs galeries de portraits, on aura remarqué la singulière influence que l’exemple de Louis XIV exerçait au XVIIe siècle sur la plupart des princes du saint-empire. Tout en faisant cause commune avec les ennemis de la France, tout en se liguant contre elle avec la Hollande et les Pays-Bas, on subissait à distance l’ascendant suprême du grand roi, on copiait son attitude, on l’imitait dans ses magnificences et ses amours. S’il me fallait trouver une période intermédiaire entre le relâchement des mœurs au XVIIe siècle et la licence du XVIIIe, c’est en Allemagne que je la chercherais. Chacun de ces électeurs, chacun de ces ducs et de ces princes veut avoir son Versailles et son Marly ; mais, comme une copie renchérit toujours sur l’original, les faiblesses de Louis XIV perdent chez ses imitateurs d’outre-Rhin cet air de grandeur qui les dissimule aux yeux du monde, et pour la première fois se dépouillent de ces réserves décentes qui sont comme un hommage rendu à la vertu. Vous n’êtes pas encore au Parc-aux-Cerfs, mais déjà vous n’êtes plus à Versailles, et cependant que d’aimables fantômes peuplent ces solitudes aujourd’hui silencieuses et délaissées de la Saxe-Électorale et du Hanovre ! Sous ces ombrages symétriques qu’on dirait taillés par Le Nôtre, que d’héroïnes charmantes ont soupiré, que de gracieuses pastorales ont eu lieu ! que de romanesques aventures, d’églogues et de tragédies se sont passées dans ces immenses châteaux désormais inhabités et confiés à la garde héréditaire d’une famille de serviteurs qui se transmettent de père en fils, pour la raconter à l’étranger, l’histoire de ces personnages si divers dont les portraits couvrent les murailles, remplissent les vestibules, encombrent les greniers ! Ces vieux châteaux de la Saxe galante et du Hanovre électoral, ces gothiques palais, mornes et silencieux au dehors, féeriques au dedans, avec leurs lambris d’or massif, leurs tentures de brocard, leurs lourdes portières de tapisserie, quel étrange et fantasque spectacle ne deviennent-ils pas pour nous, quand nous les contemplons du milieu du siècle où nous vivons ! La tragédie s’y confond avec la pastorale ; à chaque porte heurte l’intrigue ; le long des corridors à demi éclairés, l’amour mène sa sarabande, non point le véritable amour, mais son spectre, traînant à sa suite une muse de circonstance déguisée en Flore mythologique. Comme ils pirouettent sur leurs talons rouges, ces Tyrcis et ces Mélibées ! comme elles s’en donnent à cœur joie, ces brûlantes évaporées ! Et pendant ce temps, à l’endroit le plus isolé du splendide manoir, là-haut, derrière ces rideaux où tremble la clarté d’une lampe, un cœur languit, une ame souffre.

L’ancien duc de Cumberland, le feu roi de Hanovre Ernest-Auguste, père du souverain actuel, aimait beaucoup à faire aux étrangers les honneurs historiques de sa résidence. Cet octogénaire couronné, à l’épaisse moustache blanche, au corps toujours militairement boutonné dans son uniforme de hussard, était au fond un esprit fort lettré, en matière d’histoire surtout, et qui, dès qu’il abordait le chapitre des aïeux, ne restait jamais à court d’anecdotes piquantes et de traits malins. La première fois qu’il vous faisait l’honneur de vous adresser la parole, c’était pour vous demander si vous aviez vu dans la galerie du château de Herrenhausen le portrait de l’électrice Sophie-Dorothée, fille du duc George-Guillaume de Lünebourg-Celle et de la jolie comtesse d’Olbreuse, cette infortunée et charmante princesse à qui sa distinction personnelle, ses grâces exquises, sa légèreté française, hélas ! et son esprit ont valu et presque mérité le sort de Marie Stuart, son aïeule. Le lendemain, sa majesté vous interrogeait sur son grand-aïeul Ernest-Auguste, dont elle portait le nom, et qui fut le premier électeur de Hanovre, comme lui, duc de Cumberland, en était le premier roi. Un profond et rusé politique, celui-là, qui, non content d’avoir troqué sa crosse d’évéque d’Osnabrûck contre la couronne de duc de Hanovre, plaça plus tard sa couronne ducale sur le chapeau électoral, et, si la mort ne l’eût arrêté dans ses brigues infatigables, aurait fini par tout échanger, crosse, couronne et chapeau, contre le triple diadème de roi de la Grande-Bretagne. L’électeur succomba trop tôt pour voir se réaliser ce beau rêve de toute sa vie ; mais tant de combinaisons laborieusement ourdies ne devaient pas être perdues. En travaillant pour lui et sa descendance, le roué diplomate avait compté sur la mort, et la mort vint bravement en aide à ses desseins. Par elle, douze enfans de la reine Anne furent moissonnés pour ouvrir le chemin à la race de Brunswick-Hanovre, et, lorsqu’à son tour la reine Anne mourut en 1784, le fils du pauvre évêque d’Osnabrück monta sur le trône d’Angleterre sous le nom de George Ier. Comment penser au premier électeur sans évoquer à l’instant le souvenir de sa terrible favorite, de cette célèbre comtesse Platen, espèce de Montespan avec le cœur d’une Médée et le tempérament d’une Phèdre, et dont vous retrouvez à chaque pas l’image éblouissante dans les galeries du palais de Herrenhausen ? De Mme de Platen à Philippe de Kœnigsmark, il n’y a qu’un caprice de courtisane, et nous touchons ainsi à cette race singulière qui, pendant plus d’un siècle, occupa l’Europe de ses hauts faits, et semblait, avant que le feu du ciel l’eût frappée dans le dernier de ses descendans, devoir éternellement fournir des généraux, des ministres, des favoris et des maîtresses à toutes les têtes couronnées du saint-empire.


I.

Il y a peu de familles plus curieuses à tous les points de vue que cette famille des Kœnigsmark ; l’histoire et le roman se la disputent. À partir de la guerre de trente ans jusqu’à la guerre de sept ans, vous la voyez figurer sur la scène dans les costumes les plus étranges et les plus variés. Il n’est point de pays ayant joué un rôle à cette époque si agitée dont les archives n’aient retenu quelque chose de leur histoire, éparpillée ici et là, en Suède, en Allemagne, en France. Race superbe et vaillante, féconde race qui passe en soulevant le bruit et la fumée, puis tout à coup s’éteint et disparaît sans qu’il en reste vestige ! Les hommes sont des héros ou des aventuriers, les femmes de pudiques vestales, des matrones saintes et vénérables, ou d’enivrantes pécheresses promenant de royaume en royaume leurs irrésistibles séductions. Partout le tumulte et l’intrigue, les procès et le besoin d’argent. C’est le propre de cette incomparable lignée d’être par voies et par chemins éternellement, de ne connaître ni repos ni répit. Son histoire est celle de son siècle, et cela non-seulement en Europe, mais en Asie aussi et en Afrique : la guerre des Turcs, la révolution de Pologne, les querelles des princes allemands, rien ne manque au spectacle qui se déroule, et tout vient à sa place.

En remontant aux origines de cette famille, vous trouverez que ses richesses, comme sa puissance, eurent pour fondateur le vieux maréchal Kœnigsmark. Ce héros-là, on serait mal inspiré de le vouloir citer à comparaître devant le tribunal de la morale austère, car il y ferait, je suppose, assez mauvaise contenance. C’était dans la guerre un abominable pillard, un coquin de sac et de corde, et qui savait allier par un agréable mélange l’astuce et la perfidie de l’aigrefin à la brutalité du soudard. De cette désinvolture hardie et poétique, de ce parfum chevaleresque qui fut plus tard la marque distinctive et le signe de sa race, vainement vous en chercheriez vestige chez cet endurci malandrin. Il faut voir ses façons expéditives de procéder avec ses ennemis, les justices sommaires qu’il rend de par le monde au nom de son propre intérêt ! Toujours debout et toujours à l’œuvre, il ne désarme pas, et, lorsque les souverains qu’il sert ou prétend servir font la paix, lui reboucle son ceinturon et recommence à guerroyer pour son compte. Comme il s’agite et s’escrime au milieu de cette cohue de la guerre de trente ans ! La scène et l’acteur semblent ici créés l’un pour l’autre. Entre tous ces généraux, honneur de la Suède à cette époque, le maréchal finit, coûte que coûte, par faire sa trouée et conquérir sa place à côté des Wrangel, des Banner, des Horn et des Torstensohn ! À quel titre ? Dieu le sait ! car de l’art stratégique, de la haute capacité militaire de ces illustres capitaines, il n’en possède pas le premier mot, et la bravoure soldatesque est au fond son unique mérite.

Né en 1600, sur une terre noble appartenant à sa famille, le premier des Kœnigsmark s’engage de bonne heure dans l’armée impériale et prend du service sous les ordres de ce duc Albert de Saxe-Lauenbourg qui passe pour le meurtrier de Gustave-Adolphe. En 1630, lorsque cet héroïque monarque paraît en Allemagne, Kœnigsmark abandonne à l’instant les drapeaux de l’empereur pour se ranger du côté de la Suède. À dater de ce jour, sa carrière se développe et ses heureux talens prennent essor. Le voilà parcourant la basse Allemagne, la Bohême et la Silésie à la tête d’une armée qu’il a levée lui-même ; le voilà pillant, massacrant, incendiant et promenant partout l’épée et la torche, si bien que, grâce à lui, le nom suédois devient en peu de temps l’épouvante et l’exécration de la chrétienté. La paix de Westphalie est signée, du diable s’il y prend garde ! Il porte le plus tranquillement du monde le siége devant Brème, ville impériale, et se met à manœuvrer selon les règles. L’Europe entière se récrie ; il laisse l’Europe se récrier. Les cabinets de France et de Suède, soulevés de tant d’audace, formulent leurs plaintes, lancent leurs protestations et leurs anathèmes, le sénat de Stockholm et la chambre impériale citent à leur banc cet incorrigible boute-entrain : à d’autres ! Le vieux drôle ne comparaît pas. Un soldat arrogant insulte du milieu de ses mercenaires à tous les droits de la société. Enfin il daigne se rendre à Stockholm, et là se concilie par des présens, faible dîme prélevée sur ses immenses butins, la faveur de son auguste souveraine. Il assiste, en 1650, au couronnement de la reine Christine, qui le nomme gouverneur de la principauté de Werden et du duché de Brème, et c’est en cette qualité de lieutenant royal qu’il établit sa résidence à Stade et s’y construit un splendide palais qu’il intitule Agathenbourg, du nom de sa femme. Il s’en fallait pourtant de beaucoup que ces façons d’agir trouvassent de la sympathie à la cour de Stockholm. Les grands de Suède ne pouvaient pardonner à cet étranger un tel excès de fortune et de faveur. On ourdissait contre lui intrigue sur intrigue, on complotait cabale sur cabale ; mais le vieux reître n’était pas homme à se prendre en de pareils filets. Libéral et magnifique avec les natures mercenaires, il fonçait l’épée haute sur quiconque faisait mine de ne se vouloir point laisser corrompre, et, moyennant ce double et très habile emploi de l’argent et du fer, il avait fini par se ménager une situation privilégiée à la cour de la reine Christine, où, chose incroyable, on lui donnait le titre de protecteur des lettres et des beaux-arts. Tout aussi bien qu’un autre, il remplissait son fauteuil à l’académie de Stockholm, ce Vandale démolisseur des églises et des monumens de Prague. Et quand il avait passé sa matinée à couronner des astronomes et des philosophes, à distribuer des encouragemens aux jeunes peintres qui promettent et aux musiciens d’avenir, il venait le soir, en tournant sur ses talons, raconter ses prouesses littéraires au petit cercle de sa majesté, et jetait au besoin son vers de Tibulle ou d’Horace avec l’aplomb et l’à-propos d’un humaniste consommé.

Ainsi s’achemina vers le tombeau ce vieil enfant. Chargé de gloire et d’opulence, il avait voulu, par une de ces faiblesses très ordinaires à la nature humaine, semer un brin de myrte dans ses lauriers, et Minerve, pas plus que Bellone, ne s’était montrée cruelle ; mais ce qui valait bien toutes les palmes de l’Hélicon, ce fut un revenu de cent trente mille écus (fortune énorme pour le temps) qu’il laissa à sa famille, dûment accompagné du titre de comte et de toute sorte de châteaux, résidences et domaines. On peut appeler cela n’avoir point vécu absolument pour rien. Peu à peu les malédictions et les anathèmes attachés d’abord à ces conquêtes du pillage s’évanouirent, et, selon l’antique et solennel usage, le mausolée de marbre s’éleva, calme et triomphal, ne parlant à la postérité respectueuse que d’honneur, de vertus et de gloire. On vous montre à Stockholm le portrait de ce fondateur de la dynastie romanesque des Kœnigsmark : vous croiriez voir l’image vivante de Pierre-le-Grand ; puis, quand vous avez assez admiré la figure de ce bandit superbe, on vous met devant les yeux un épais in-quarto rempli de gravures et de documens : c’est la vie du héros écrite en style pindarique. Il est vrai qu’à ce reliquaire de famille on pourrait opposer un autre monument, je veux dire Prague incendiée et mise à sac ; car si, dans la biographie suédoise, le héros mythologique apparaît un peu trop, le simple souvenir de ce triste fait d’armes suffit pour ramener le demi-dieu à des proportions plus humaines, et les deux documens se complètent ainsi l’un par l’autre.

Le vieux maréchal laissa trois fils, dont le moins âgé, Othon-Guillaume, devait trouver la mort au siége de Négrepont, tandis que le cadet, Jean-Christophe, succomba très jeune encore aux suites d’une chute de cheval. Quant à l’aîné, le général Conrad-Christophe de Kœnigsmark, qui mourut à l’assaut devant Bonn, il fut le père de Charles-Jean, de Philippe, et des deux sœurs Aurore et Wilhelmine. Sous sa ferme direction, la famille vit de jour en jour s’accroître son importance et son crédit. Le père de Charles-Jean, de Philippe et d’Aurore s’était marié à Christine Wrangel, fille du maréchal Hermann Wrangel, lequel avait eu l’insigne honneur d’avoir épousé une princesse palatine, ce qui mettait par le côté maternel la famille en alliance avec les maisons souveraines d’Allemagne, tandis que, par le père, on touchait à ce que la noblesse suédoise avait de plus illustre. Devant cette jeune et riante lignée, la carrière s’était aplanie comme à souhait, et pourtant ces chemins que la destinée semblait prendre plaisir à semer de fleurs sous leurs pas, aucun des enfans du général Conrad-Christophe de Kœnigsmark ne les devait parcourir jusqu’au bout ; cette race favorisée entre toutes allait s’éteindre dans la plénitude de sa force.

Charles-Jean, l’aîné des fils du général, est le vrai héros de la famille. Si l’aïeul n’avait été qu’un soldat valeureux, qu’une sorte de glorieux pillard, le petit-fils portait déjà dans toute sa personne la grâce et la dignité de son rang. Jeune, beau, aristocrate au fond du cœur, intrépide au combat et d’une séduction parfaite, on eût dit le Roland du XVIIe siècle. La cour de Suède, alors en proie aux disputes des partis, n’offrait qu’une scène bornée au chevaleresque et bouillant jeune homme. Il vint à Paris, il y fit rencontre de son oncle Othon-Guillaume, et l’oncle et le neveu, tous les deux curieux du plaisir et des galanteries, se précipitèrent dans les aventures. L’oncle surtout s’accrochait à cette vie de fredaines avec l’âpre persistance que portent dans les équipées de ce genre les tempéramens vigoureux d’un âge mûr ; car, pour Charles-Jean, son ame, éprise d’un certain idéal de renom et de gloire, rêvait déjà des exploits plus illustres. À peine âgé de dix-huit ans, il s’arrache aux merveilles de la cour de France, dit adieu aux délices de Versailles et fait voile vers Malte, pour s’en aller offrir au grand-maître de l’ordre ses services contre les Barbaresques. Les Turcs exerçaient alors une piraterie abominable, et la vigilance des fidèles chevaliers de la croix s’était donné une terrible tâche en essayant de maintenir la police sur les mers. Un jour, un brick sarrasin, après avoir coulé bas une voile chrétienne, cinglait lestement vers Tanger, emmenant avec lui l’équipage et ses trésors. Les hommes, chargés de chaînes, avaient été jetés pêle-mêle dans la cale, et ceux qui n’avaient pu trouver place gisaient avec les femmes sur le pont, exposés aux ardeurs du soleil, aux insultes des vainqueurs. La mer était au calme plat ; les pauvres captifs, exténués par le jeûne et la soif, tombaient comme des mouches, et les matelots ne semblaient occupés qu’à lancer par-dessus le bord les cadavres de ceux qui rendaient l’ame. Tout à coup, blanche sur fond de gueule, la croix de Malte apparaît à l’horizon. Peu à peu, ce signe libérateur à la fois et menaçant grandit et se multiplie ; chrétiens et mécréans, tous reconnaissent et saluent, avec quelles émotions diverses ! les galères de l’ordre. Au même instant, un chevalier se précipite à l’abordage, l’épée nue ; mais les Turcs, à coups de crampons, ont repoussé sa galère, et le jeune homme, de sa main gauche, empoigne un câble, tandis qu’il s’escrime de l’autre contre un groupe de brigands qui le harcèlent et s’efforcent de le repousser dans l’abîme. Au milieu de la bagarre survient un bandit mieux avisé, qui, du bout de son yatagan, tranche le câble, et voilà notre héros dans la mer. Comme il porte une lourde armure, chacun le croit perdu ; mais bah ! dans un clin d’œil il reparaît à l’extrémité opposée du navire, et tombe sur les Turcs d’estoc et de taille ; les mécréans, ainsi attaqués par derrière, s’imaginent avoir affaire à un ennemi nombreux et commencent à lâcher pied. Avant qu’ils se soient remis de leur panique, les galères chrétiennes les enveloppent de toutes parts. Les pirates alors, se voyant perdus sans ressource, mettent le feu aux poudres ; une effroyable détonation ébranle l’atmosphère : c’est le navire sarrasin qui saute. Comment l’intrépide chevalier, lancé à travers l’espace par cette foudroyante artillerie, tomba du ciel dans les flots et fut recueilli à bord d’une chaloupe maltaise qui le rapporta vivant encore, quoique fort éclopé, sur le rivage, Dieu seul le sait ; toujours est-il qu’à peu de temps de là Raphaël Cotonerus, le grand-maître de l’ordre, embrassait Charles-Jean en présence de toute la confrérie solennellement l’assemblée et l’armait chevalier de Malte. Un protestant chevalier de Malte ! un hérétique ! Jamais encore le cas ne s’était vu, et l’énormité de la récompense témoigne au moins de la grandeur du fait.

De Malte, notre chevaleresque aventurier passa à Rome, à Florence, puis à Venise, alors plus que jamais le théâtre des réjouissans intermèdes et des folles algarades. Au pays classique du carnaval et des coups de stylet, à cette ville de palais et de lagunes dont Melpomène hante l’éternel bal masqué bras dessus bras dessous avec Arlequin, le brillant Suédois ne pouvait manquer de payer son tribut de jeunesse, de plaisir et d’amour. Ce fut à Venise que Charles-Jean de Kœnigsmark rencontra la belle comtesse de Southampton, cette vaillante amoureuse qui, plantant là fortune et famille, le suivit désormais par le monde déguisée en page : romanesque anecdote que la princesse palatine a consignée dans ses mémoires avec cette brusque rondeur de style qui ne marchande pas les expressions. « Il doit être assez dans le caractère de quelques dames anglaises de suivre leurs amans. J’ai connu un comte de Kœnigsmark qu’une dame anglaise avait suivi en habit de page. Elle était avec lui à Chambord, et comme, faute de place, il ne pouvait loger au château, il avait fait dresser dans la forêt une tente où il logeait. Il me raconta son aventure à la chasse ; j’eus la curiosité de voir le soi-disant page. J’allai donc à cette tente, et il me présenta ce page. Je n’ai jamais rien vu de plus beau que cette figure : les plus beaux yeux du monde, une bouche charmante, une prodigieuse quantité de cheveux du plus beau brun, qui tombaient en grosses boucles sur ses épaules. Elle sourit en me voyant, se doutant bien que je savais son secret. Lorsqu’il partit de Chambord pour l’Italie, le comte de Kœnigsmark se trouva dans une auberge et en sortit le matin pour faire un tour de promenade. L’hôtesse de cette maison courut après lui et lui cria : « Montez vite là-haut, monsieur ; votre page accouche. » Le page accoucha en effet d’une fille ; on mit la mère et l’enfant dans un couvent à Paris. Tant que le comte a vécu, il en a eu grand soin ; mais il mourut en Morée, et le page fidèle ne lui survécut pas long-temps. Elle est morte comme une sainte. Un ami du comte, neveu de Mme de Montespan, nommé Tiange, a pris soin de la petite fille ; après la mort de celui-ci, le roi a donné une pension à cette pauvre créature : je crois qu’elle est encore dans ce couvent[1]. » Ainsi parle de sa verte et originale façon l’auguste douairière qui garda jusqu’à la fin son allure de ménagère allemande, et même à la table du grand roi mangeait bravement sa choucroute.

De Venise le comte Charles-Jean se rendit à Madrid, ensuite passa en Hollande, et revint par Hambourg à Stockholm, où, après avoir séjourné quelque peu mécontent de la situation qu’on lui faisait, il accepta du gouvernement une mission à la cour du roi Jacques II. — En Angleterre l’attendaient les frères, cousins et petits-cousins de lady Southampton, et les duels se mirent à lui pleuvoir dessus. Comme son épée aimait assez à reluire au soleil, il la tira volontiers, et avec une chance telle que ses ennemis, ne pouvant le vaincre par le fer, jugèrent à propos d’essayer du poison. Dégoûté de perdre son temps à de pareilles misères, il tourna les yeux vers des travaux plus dignes. L’Angleterre préparait alors une expédition contre l’Afrique ; Jacques Il offrit au jeune comte, qu’il aimait, d’y prendre part, et Charles-Jean s’embarqua sur la flotte destinée à bombarder Tanger. Comme le vent était contraire, il prit par la France et l’Espagne. Lorsqu’il arriva devant Tanger, l’assaut avait été livré et la place emportée : c’étaient les Anglais qui à leur tour se voyaient menacés et cernés par les Mores. La garnison, à moitié réduite par la faim et les privations, tentait une sortie désespérée, au moment même où Charles-Jean mettait le pied sur le rivage. Saisir le premier cheval qui se présente et s’élancer au plus épais de la mêlée fut pour lui l’affaire d’un clin d’œil. Sous ce soleil de feu, à travers les tourbillons d’une poussière aveuglante, impossible de distinguer ses adversaires ; l’ivresse du combat le poussa au milieu des musulmans. On l’entoure, on l’accable, on l’écrase ; il résiste et se défend en vrai lion. À vingt pas de lui sont les Anglais, mais son cheval vient d’être abattu d’un coup de hache, et pour les rejoindre il ne lui reste que son épée. N’importe, il se fraie un chemin à travers cette muraille humaine, et, toujours avançant sur cette route de cadavres, Kœnigsmark aperçoit bientôt des auxiliaires. « Courage, lui crie-t-on de toutes parts, une minute encore, et nous sommes à vous. » À ces mots, ses forces épuisées se raniment, la muraille de chair s’ébranle, et par sa brèche passe le victorieux compagnon, qui rejoint aussitôt le détachement de cavalerie anglaise.

Deux ans plus tard, Charles-Jean arrive à Paris et lève, de ses propres deniers, un régiment à la tête duquel il est blessé au siége de Courtrai. Peu après, nous le retrouvons en Catalogne, toujours avec les troupes françaises, qu’il appuie du vaillant concours de ses armes. Entré ensuite au service de la république de Venise, il prend part au siége de Navarin et de Modon, et la terrible expédition d’Argos le compte, avec son oncle, au nombre de ses héros. Là cependant s’arrêta cette jeune et illustre carrière. La mère de Charles-Jean, la veille du jour où son fils la quitta pour s’embarquer, avait rêvé qu’elle le voyait gisant sur la grève sanglante et la tête séparée du corps par le sabre d’un Turc : pressentimens funestes, qui devaient se réaliser du moins en partie ; car si le comte de Kœnigsmark ne périt pas en Morée de mort violente, s’il ne lui arriva point, selon le pronostic du songe, d’avoir la tête tranchée par le yatagan d’un Sarrasin, il n’en succomba pas moins aux suites d’une épidémie qui l’enleva en quelques jours, à l’âge de vingt-six ans (1686) ! Ses restes mortels furent ramenés à Stade et déposés dans le caveau de famille, où ne tarda pas à venir les rejoindre la dépouille de son oncle, le maréchal Othon-Guillaume, lequel à son tour succomba aux léthifères influences du climat. Ainsi se termine cette épopée digne d’un héros de l’Arioste : l’Europe vit en lui un de ses plus brillans acteurs disparaître de son théâtre, les palais des souverains perdirent une de leurs plus élégantes figures ; je me tais sur tant d’autres regrets dont les boudoirs furent témoins.

Entre Charles-Jean et son jeune frère Philippe-Christophe le contraste est complet. Philippe n’est guère connu dans l’histoire que par son intrigue amoureuse avec l’électrice Sophie-Dorothée de Hanovre et le sombre et mystérieux épisode qui la dénoua. Doué au moral de certaines qualités de Charles-Jean, il l’emportait sur son frère par l’éclat de l’esprit, l’élégance des manières, tout ce qui tient du goût et du savoir-vivre ; et si chez l’aîné l’officier de fortune héroïque et brillant, le terrible chevalier de Malte passait quelquefois avant l’homme du monde, chez le cadet c’était le courtisan qui dominait, j’allais dire le damoiseau. Sur ce front rose et blanc, paré des plus aimables grâces de la jeunesse, aucun vestige n’apparaissait des temps homériques de la famille, et le vieux maréchal, l’ancêtre, eût souri de pitié en voyant à la main délicate et fine de son petit-neveu l’épée de salon qui remplaçait la lourde flamberge des compagnons de Gustave-Adolphe. Il est vrai que le sourire n’eût point tardé à changer d’expression, car au fond l’arme importe peu du moment qu’on s’en sert en vainqueur, et Philippe était du sang des Kœnigsmark, toujours bouillant, irascible, fougueux, prompt à remonter au cœur à la moindre offense, mais tempéré par les générations nouvelles, mais épuré de sa rudesse antique, ainsi qu’il convient à un sang de noble source, coulant désormais sous la batiste et non plus sous les tricots de maille et les plastrons de peau de buffle. On eût dit que la beauté de sa mère Christine de Wrangel avait passé dans le corps de Philippe et de sa sœur, la divine Aurore, tandis que Charles-Jean tenait plus particulièrement du père la force des Kœnigsmark. J’ai vu à Hanovre un portrait de ce jeune comte de Kœnigsmark[2]. On n’imagine rien de plus fier, de plus gracieux, de plus hautain. De pareils traits eussent été dignes du pinceau de Van-Dyck. L’œil est grand, bien ouvert et plein de flammes, la chevelure d’un noir de jais retombe en boucles soyeuses à la manière des raffinés du temps de Louis XIII, et sur la lèvre d’un contour voluptueusement arrondi flotte je ne sais quel indice de ce penchant à l’ironie, au persiflage, à la causticité, qui fut l’un des traits caractéristiques et peut-être la perte de cette nature toute spirituelle et mondaine. À comparer les deux images, Philippe ressemble évidemment beaucoup à sa sœur Aurore, la célèbre maîtresse de l’électeur Frédéric-Auguste ; seulement le visage d’Aurore ne respire que douceur et bienveillance, et vous chercheriez en vain dans cette physionomie aimable et tendre ce signe de la moquerie et de l’épigramme qui vous frappe chez le frère : signe charmant à la fois et fatal ; car si de ce don original le monde raffole, il ne manque jamais de poursuivre à l’occasion ceux que le diable en a dotés, et ce qui fit leur fortune et leurs succès se trouve faire un beau jour leur ruine et leur abandon. Qui plus cruellement que Philippe de Kœnigsmark éprouva ce sort ? Ajoutons que personne, hélas ! ne le mérita mieux que ce railleur charmant, auprès duquel nulle femme n’obtenait grâce et dont nulle bienséance n’arrêtait la langue maudite, lorsqu’il s’agissait d’amener le sourire sur les lèvres moroses d’une altesse.

Étrange mystère que la destinée de ce dernier des Rawenswood ! On dirait une sanglante histoire du moyen-âge ayant le XVIIIe siècle pour théâtre ; la sauvagerie des mœurs barbares et les raffinemens de l’intrigue moderne, quelque chose comme Frédégonde donnant la main à Watteau dans une pastorale héroï-comique. Encore aujourd’hui l’ombre et le doute planent sur les circonstances du terrible événement qui mit fin à l’existence du plus beau, du plus brave, du plus entreprenant et du plus recherché des gentilshommes. Où repose-t-il ? On l’ignore. Où se cache cette tombe muette que tant de gens intéressés à la découvrir ont poursuivie avec acharnement ? pour avoir le secret de cette disparition, le mot de la lugubre énigme, la sœur, aux jours de son crédit, remua l’Europe entière. Vains efforts ! la fosse où s’abîma le jeune comte de Kœnigsmark a pris rang parmi ces mystérieuses sépultures comme l’histoire en compte quelques-unes : tombes désertes que ni les contemporains n’ont connues, ni la postérité, et sur lesquelles jamais la pitié ne répandit une larme, la religion une prière ! Il y a environ un siècle qu’à Hanovre, dans l’antique résidence des électeurs, on découvrit un squelette humain sous le parquet d’une chambre à coucher. Ce squelette, c’était celui du dernier des Kœnigsmark. Qui l’a dit ? La légende ; mais l’histoire ? Elle se tait, « Il y a trois jours, mon maître est sorti le soir vers dix heures, et depuis il n’a point reparu, » écrit dans ses angoisses à Aurore de Kœnigsmark le secrétaire de son frère. Et les lettres se succèdent ainsi pleines d’anxiété, de doutes, de funestes pressenti mens. Le comte est sorti et ne revient pas. Que peut-il être devenu ? Des laquais de la cour l’ont vu rôder dans un des corridors du château ; l’un d’eux prétend qu’il était enveloppé d’une cape grise et se dirigeait vers les appartemens de la princesse Sophie-Dorothée. Entre ces corridors et ces appartemens s’étend l’antique salle d’armes ; il l’a traversée en entrant, mais ame qui vive ne l’en a vu sortir. D’autres, sur le récit d’un page attardé cette nuit-là dans les couloirs du palais, racontent qu’un homme enveloppé d’un manteau de couleur claire s’est vu assailli par deux sbires armés, lesquels, à l’aide d’une lanterne sourde, l’ont ensuite conduit dans la tour du sud. Enfin quelques-uns se disent, mais tout bas, que le comte, en quittant le théâtre, était allé faire visite à la princesse, et que là cinq muets, s’étant emparés de sa personne, l’ont lié et garrotté sur le sopha même de son altesse électorale, qui, saisie d’horreur à ce spectacle, est tombée évanouie et sans connaissance.

Bien long-temps encore, les contemporains gardèrent des doutes sur l’événement. D’année en année, on voyait ici et là surgir quelque aventurier se disant le comte de Kœnigsmark. Tantôt c’était sous les haillons d’un malheureux proscrit, tantôt sous l’uniforme d’un officier étranger que se montrait le revenant. Ce qui demeure acquis, c’est que le véritable Kœnigsmark ne reparut jamais et que jamais les sœurs de Philippe ne furent dupes de ces diverses impostures imaginées comme toujours dans la seule intention d’extorquer de l’argent à la famille.

La tragique disparition de ce frère, qu’elle aimait tendrement, fut pour la sœur un de ces coups de tonnerre qui changent en un jour les conditions de l’existence. Sous l’impression de cet événement, la jeune fille de dix-huit ans se transforma et revêtit en quelque sorte ce caractère d’indépendance qu’amène le sentiment de la responsabilité. Non contente de pleurer la victime, elle lui voulut susciter des vengeurs. Elle écrivit à différens princes d’Allemagne des lettres pleines d’énergie et de fermeté ; mais ceux-ci, prévoyant une affaire qui pouvait devenir orageuse, refusèrent de s’y embarquer, les uns en ne donnant pas signe de vie, les autres en éludant la question, à l’exemple de cet excellent duc de Mecklenbourg-Schwerin, dont la réponse, toute guillerette, peut sembler, en pareil sujet, un véritable lourde force, et mérite à ce titre qu’on la cite :

« Madame,

« J’ai reçu votre lettre et ne saurais trop vous dire combien je déplore l’infortune de votre très cher frère. Conservons cependant l’espérance qu’il se retrouvera. La cause de tout ceci, bien qu’elle demeure encore un mystère, se laisse néanmoins pressentir. Dame Vénus n’y est pas étrangère, et pourrait-on payer trop cher, fût-ce de sa vie, les tendresses de l’objet aimé ?

« Adieu donc, mon cher ange. Votre très dévoué,

« Frédéric-Guillaume.
« Schwerin, 18 juillet 1674. »


De telles bucoliques n’étaient guère de nature à consoler la pauvre sœur. Aurore entreprit de pourvoir seule aux soins que lui imposait sa piété fraternelle, et se mit dès-lors à parcourir l’Allemagne, à visiter les cours et les souverains, cherchant partout un prince qui voulût bien se déclarer aux yeux du monde le paladin de la noble cause qu’elle avait embrassée. Ainsi arrivait à Dresde l’héroïque voyageuse, à Dresde, où sa destinée l’attendait. Une lettre de M. Stepney, alors ministre d’Angleterre, à son collègue de Hanovre, par le en ces termes des premières démarches d’Aurore : « 24 juillet 1694. La sœur du comte de Kœnigsmark est arrivée ici dans le but de tout faire pour intéresser l’électeur au sort de son malheureux frère, qu’elle persiste à croire encore de ce monde. Là-dessus l’électeur a donné les ordres les plus impératifs pour qu’il fût réclamé par son agent ; mais son cher cousin l’électeur de Hanovre se borne à répondre qu’on ne lui casse pas davantage la tête de cette histoire, que ledit gentilhomme est un libertin fieffé, habitué à vivre dans la débauche, et qu’on ne sait pas en somme ce qu’il est devenu. » Cependant il paraît que la cour de Saxe trouva mauvaise cette fin de non-recevoir. Les négociations à ce sujet devinrent plus pressantes, les envoyés plus curieux, et peu s’en fallut qu’une rupture n’éclatât entre la Saxe et le Hanovre. Grâce à l’intervention officieuse, des ministres d’Angleterre et de Pologne, l’affaire pourtant se calma, et bientôt le cabinet saxon, ayant acquis la certitude que le comte de Kœnigsmark était mort, et bien mort, accepta le fait accompli et laissa tomber la chose. « Les amourettes portent malheur dans ce pays, écrit ce même M. Stepney à M. Cresset, chargé d’affaires d’Angleterre à Hanovre ; nous avons eu ici nos catastrophes, et vous venez à votre tour d’avoir chez vous la tragédie. C’est une aventure tout italienne que celle-là, et je crains bien que le poignard et le poison des Borgia et des Castracani ne finissent par s’acclimater sous votre ciel. Vos princes ont voyagé par là, et l’éducation qu’ils y ont faite leur a sans doute appris comment on se débarrasse des gens qui nous gênent en les envoyant sans bruit hors de ce monde. Un ou deux braves serviteurs du comte de Kœnigsmark ne se lassent pas cependant de poursuivre leurs recherches ; on les voit aller et venir d’ici à Hanovre, s’informant au sujet de leur maître. Hélas ! point de nouvelles ! Quant à moi, mon opinion est que son cadavre gît au fond du cloaque. Sa sœur est ici qui continue à jeter feu et flammes comme Cassandre. L’aimable personne voudrait avoir des nouvelles de son frère ; mais Hanovre lui répond, à l’exemple de Caïn : Nous ne sommes pas les gardiens de ton frère. On retrouvera peut-être le cadavre, mais les circonstances du meurtre resteront toujours un impénétrable mystère. J’ai connu ce jeune homme en Angleterre, à Hambourg, dans les Flandres et à Hanovre ; c’était un assez mauvais garnement, et je l’évitais avec soin. Si ce qu’on raconte de lui est vrai, il pourrait bien se faire qu’il n’ait eu, en dernière analyse, que ce qu’il méritait. »

Philippe de Kœnigsmark, pendant les campagnes de Flandre, s’était lié avec les plus grands personnages de son temps, qui le recherchaient pour sa bravoure sur les champs de bataille, son goût effréné des plaisirs et les agrémens de son esprit. Au premier rang de cette illustre clientelle figure le roi d’Angleterre Guillaume III, qui commandait l’armée alliée. Dans une lettre de Kœnigsmark datée du camp de Deinse (13 août 1692) se trouve ce passage : « Le roi m’avait écrit pour jouer avec lui à la tente de l’électeur, où il a déjeuné. Je ne sais si ma méchante humeur me permettra d’y aller. » Et plus loin : « Milord Portland m’a bien témoigné de l’estime et m’a assuré que le roi avait de la bonté pour moi. Tout cela ne me fait point prendre une résolution à chercher fortune. » L’électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière, qui soutenait les Pays-Bas au nom du roi d’Espagne, était aussi des amis du jeune comte, qui disait de lui quelque part : « Mgr l’électeur me fait fort souvent la guerre sur ma méchante humeur ; il se doute bien que je l’ai apportée de Hanovre, quoiqu’il en ignore la cause. » Mais ce qui ressort surtout des lettres de Kœnigsmark à cette époque, c’est son intime liaison avec le duc de Saxe Frédéric-Auguste. Ce prince, tant célèbre dans les fastes du plaisir et de la galanterie, et qui devait plus tard adorer la sœur, se sentait, dès cette période, entraîné par un secret instinct vers le frère. Avec Frédéric-Guillaume et Philippe de Kœnigsmark commença cette vie d’amusemens et de fêtes qui devait atteindre bientôt son apogée sous le règne de la gracieuse Aurore. À l’illustre faveur dans laquelle était le frère en ce moment, la sœur devait avant peu succéder, et Philippe régnait à la cour de Saxe en attendant que vînt le tour d’Aurore. C’était alors Mlle de Kessel, depuis comtesse de Hauchwitz, qui possédait le cœur de l’électeur. Les parties de campagne, les spectacles et les concerts se multipliaient en l’honneur de l’aimable déesse. Les journées se passaient en cavalcades, en goûters sur l’herbe, les nuits en petits soupers. De tous ces divertissemens, de tous ces galas, de toutes ces réunions intimes, Philippe de Kœnigsmark était l’ame. Point de plaisir sans lui, point de distraction, point de causerie. Or les belles dames de la cour de Dresde raffolaient de causerie, et M. de Kœnigsmark avait tant d’esprit, de verve, de piquant ! Si plaisantes étaient ses anecdotes, lorsque, pour égayer la fin d’un souper, la flamme à l’œil, la bouche rose, pimpant, jaseur, un peu leste et débraillé, il se mettait à raconter les péchés mignons de la cour de Hanovre et comment cette fameuse comtesse Platen, qui déjà préparait l’œuvre ténébreuse de sa mort, se comportait en galanterie ! Détails scabreux, qui en doute ? et qu’une fille d’opéra n’oserait désormais entendre, mais que les belles dames d’alors écoutaient le plus simplement du monde et sans se voiler de l’éventail.

Assez sur le frère. Abordons maintenant la sœur.


II.

Aurore de Kœnigsmark est une des plus intéressantes apparitions que le XVIIIe siècle ait produites : d’une beauté délicieuse, d’un caractère enjoué, d’une irrésistible bonté d’ame, elle avait un de ces esprits élevés, honnêtes, délicats, dont le charme, digne d’être goûté en tous temps, se fait surtout sentir au lendemain de ces terribles commotions où la civilisation a couru le risque de périr au milieu des tourmentes sociales. Cette jeune femme, en quelque lieu et quelque période que le destin l’eût mise, méritait d’attirer les regards ; mais, ainsi placée au cœur de cette Allemagne où régnaient naguère les mœurs barbares de la guerre de trente ans, il semble que sa valeur personnelle se dégage plus attrayante des ombres qui lui servent de fond, fraîche rose issue des ruines, diamant pur dans les ténèbres. L’Allemagne de cette époque n’était point mûre pour une personne de cette sorte, pour une intelligence si haute et si ferme, que la nature, par un de ces contrastes qu’elle affectionne, revêtit de la forme la plus suave, la plus tendre, la plus féminine. C’est en France que Mlle de Kœnigsmark aurait dû naître, en France où les rares qualités qu’elle possédait eussent trouvé leur véritable emploi. Frédéric-Auguste ne vit jamais qu’une agréable maîtresse dans celle qui aurait pu être pour lui un confident, un ami, un ministre. À celle qui aurait pu être le génie protecteur de sa couronne, ce prince aimable et débauché ne sut demander que des caresses ! N’admirer chez une femme que les charmes de sa beauté, ne compter pour quelque chose que les avantages de son sexe lorsque l’esprit est là, impatient de se manifester, maladresse profonde, grave injure dont souffre à en mourir toute personne intelligente ! Par ces lèvres adorables et sensées, la pure raison quelquefois voudrait parler, et jamais vous ne leur demandez que des baisers frivoles. Ces nobles yeux rayonnent des saintes flammes de l’intelligence, et c’est assez pour vous d’y lire un tendre aveu. Ce qu’il y avait de délicat et d’éminent chez Mlle de Kœnigsmark, Frédéric-Auguste ne le comprit point. Pour ce glorieux, pour ce sultan, qui prétendait qu’avant tout on l’amusât, une femme, à la condition d’être élégante et jolie, en valait une autre, et, malgré ce grand renom de chevaleresque, ce ne fut jamais dans ses amours qu’un homme assez vulgaire, incapable d’apprécier le mérite d’une femme en dehors des papotages du boudoir et des voluptés de l’alcôve. Les premiers enivremens de la lune de miel dissipés, il en coûta beaucoup à Mlle de Kœnigsmark de se voir méconnue dans ce qu’elle estimait davantage en elle, et cependant jamais la perte d’une illusion bien chère n’altéra le calme et la sérénité de son humeur. Jusqu’à ses derniers momens, qu’elle passa retirée en la célèbre abbaye de Quedlinbourg au milieu de vénérables et fort revêches dames chanoinesses, elle ignora ce que c’était que la malveillance, l’envie, l’idée même de se venger d’une offense. Du nombreux groupe des favorites du roi Auguste sa figure se détache aimable, souriante, un peu mélancolique, et marquée au front de cet idéal qui frappa Voltaire.

La jeunesse de la sœur de Charles-Jean et de Philippe se passa dans ce château féodal d’Agathenbourg, près de Stade, qui servait de retraite à la comtesse douairière de Kœnigsmark, née Wrangel. Tout auprès de la résidence de famille était la petite cour de Celle, où la jeune Aurore et ses deux frères firent connaissance avec la fille du duc régnant et de Mlle d’Olbreuse, avec cette princesse Sophie-Dorothée de Brunswick-Lünebourg, dont les infortunes vous rappellent involontairement ce vers si mélancolique du poète de Francesca :

I tuoi martiri mi fanno triste e pio.

Pendant les absences que faisait de temps en temps sa mère pour se rendre à Stockholm ou à Copenhague, Aurore tenait les comptes de la maison, lesquels aujourd’hui existent encore. Curieux documens, où l’on voit la divine enchanteresse, qui depuis eut à ses pieds tous les princes de l’Europe, consigner bourgeoisement, en bonne et digne ménagère, la dépense de la semaine : tant de livres de veau, de mouton et de bœuf, tant pour le pain, les œufs, le beurre, les légumes, tant pour les aumônes ! À quinze ans, la jeune fille entre dans le monde. Accompagnées de leur mère, Mlle de Kœnigsmark et sa sœur Amélie-Wilhelmine visitent les cours d’Allemagne et de Suède. L’éducation d’Aurore est terminée : elle sait l’allemand et le français, l’anglais et l’italien ; elle sait l’histoire et l’astronomie, joue du théorbe, chante de la voix la plus séduisante, cause à ravir et compose des vers charmans. D’une pareille enfant, quelles merveilles n’a-t-on point droit d’attendre, et les délicieux échos que trouvent au fond du cœur de la vieille comtesse tant de succès et de complimens dont sa fille est l’objet ! pour Amélie-Wilhelmine, qui fut depuis la comtesse de Lewenhaupt, on nous la représente comme formant avec sa sœur le plus remarquable contraste. On ne dit point précisément qu’elle fût laide ; mais, de sa beauté et de ses grâces, pas un mot : tout ce qu’on raconte, c’est qu’elle avait le nez rouge, et que, par ses façons d’être altières et déplaisantes, elle éloignait d’elle autant de cœurs que l’aimable Aurore en gagnait, ce qui ne l’empêcha point de se marier très sortablement, grâce aux beaux yeux de sa cassette, car elle avait une dot convenable, et d’être en somme, dans tout le cours de sa vie, beaucoup plus heureuse que sa belle et brillante sœur.

Frédéric-Auguste venait de monter sur le trône électoral de son frère, et ces vives ardeurs qu’allume au sein d’un jeune souverain le sentiment de la toute-puissance rayonnaient poétiquement au front du gracieux prince, dont les agrémens personnels eussent, à défaut du prestige d’une couronne, mérité de triompher des cœurs les plus rebelles. Vers cette époque arrivèrent du fond du Nord, à la cour de Dresde, deux nobles dames amenées là par des intérêts de famille et des démêlés avec un banquier de Hambourg[3], détenteur à leur préjudice de sommes considérables et de riches bijoux. L’une de ces dames était la comtesse de Lewenhaupt, l’autre Mlle Aurore de Kœnigsmark dans tout l’éclat de sa jeunesse et de ses attraits. Ses yeux éveillés et fendus en amande montraient sur l’émail le plus pur deux étincelantes étoiles brunes, où se mêlait aux doux reflets d’une ame tendre et sensible le vif rayon de l’esprit et de l’espièglerie. Quand elle riait, elle avait, disent les contemporains, des clignemens irrésistibles, et de ses paupières à demi closes s’échappait comme une double expression de malice et de volupté ; son nez était d’une régularité merveilleuse ; sa bouche, ravissante en sa mobilité capricieuse, laissait voir des dents de la couleur des perles. Les roses naturelles de son teint eussent fait parler d’elles sans la mode du temps qui voulait qu’on se mît du rouge ; elle avait la démarche fière, la taille svelte et souple, la gorge, les bras et les mains d’une blancheur extrême ; ses cheveux étaient d’un certain blond qu’on a depuis appelé blond suédois. En un mot il semblait, pour employer le langage du siècle, que la nature se fût épuisée en sa faveur. À toutes ces perfections du corps elle joignait beaucoup d’habileté, des manières caressantes, un badinage léger, une raillerie fine, des saillies heureuses, que dirai-je ? un pinceau vif et brillant pour peindre les caractères ou les ridicules, des idées singulières et singulièrement rendues ; beaucoup de politesse, de générosité, de désintéressement, une ame bienfaisante, toujours prête à rendre service, et ne nuisant jamais ; sans aigreur, sans fiel, sans rancune. Une personne douée de qualités pareilles devait nécessairement captiver le cœur de Frédéric-Auguste. Ce prince l’aima d’abord avec une passion extrême ; dans la suite, lorsque la légèreté de ses sentimens l’eut porté à la quitter, il eut toujours à son égard de grandes attentions, et, de toutes ses maîtresses, Mlle de Kœnigsmark fut la seule pour laquelle il témoigna jusqu’à la fin conserver de l’estime.

À Dresde, les comtesses recevaient à l’ordinaire les visites de ce qu’il y avait de plus galant à la cour. Le jeune électeur les vint voir, et ne tarda pas à s’enflammer pour les charmes de l’aimable Aurore. Son impatience à se déclarer était vive. Un soir que les deux Suédoises se trouvaient au cercle de l’électrice-mère, Frédéric-Auguste y parut, et, après avoir adressé quelques mots aux dames de qualité qui étaient venues faire leur cour, s’approchant de la jeune comtesse de Kœnigsmark :

— Je ne sais, mademoiselle, lui dit-il, si ce n’est pas vous blesser que de vous avouer que votre mérite me force à ne vivre que pour vous, et que je me trouverais le plus malheureux de tous les hommes si mes respects, mes soins et mes hommages vous étaient désagréables.

— Monseigneur, répondit Aurore, je m’étais flattée, en venant ici, que je n’aurais qu’à me louer de la générosité de votre altesse électorale, et je ne croyais pas que ses bontés dussent me faire rougir. Je la supplie donc très humblement de vouloir bien s’abstenir de discours qui ne peuvent que diminuer ma reconnaissance et la haute estime que j’ai conçue pour sa personne.

Après ces paroles, ayant appelé sa sœur la comtesse de Lewenhaupt :

— Amélie, lui dit-elle, l’électeur me fait des questions touchant la cour de Suède auxquelles vous êtes en état de répondre mieux que moi.

Le trouble et l’embarras de l’électeur étaient au-delà de tout ce qu’on peut imaginer ; son altesse adressa en balbutiant deux ou trois questions à Mlle de Lewenhaupt, puis se retira dans ses appartemens fort mécontente. Resté seul avec son favori Beichling, Frédéric-Auguste lui exprima son désespoir d’adorer une ingrate et de sentir qu’il ne pouvait cesser de l’aimer. Ce que voyant, M. de Beichling s’efforça de le rassurer sur ses craintes.

— Faut-il donc, monseigneur, que votre altesse électorale se chagrine de la sorte parce qu’une fille de qualité ne se rend point dès que vous lui parlez ? Mlle de Kœnigsmark vous a répondu comme il convenait à une personne bien née. Qu’auriez-vous dit vous-même, si elle se fût rendue à votre premier aveu ?

Le résultat de cette conversation entre le maître et le confident fut que l’électeur écrirait à Mlle de Kœnigsmark et que M. de Beichling porterait le billet.

Le lendemain donc, à l’heure de leur réception habituelle, le favori de Frédéric-Auguste se rendit chez les comtesses. On parlait poésie, Mlle de Kœnigsmark aimait beaucoup les vers ; M. de Beichling lui dit tout bas à l’oreille qu’il mourait d’envie de lui en montrer que l’électeur avait composés, mais que c’était une chose toute secrète. Elle se leva aussitôt et se retira avec lui dans une embrasure de fenêtre. Là, saisissant l’occasion favorable, il se mit à parler de la passion de son maître, dont il fit une peinture si vive et si touchante, que Mme de Kœnigsmark en parut attendrie. Alors Beichling lui présenta le billet ; elle le prit et, l’ayant mis dans sa poche, répondit qu’il en pouvait attendre la réponse. Elle rejoignit ensuite la compagnie ; mais, quelques momens après, elle passa dans sa chambre et y lut le billet de l’électeur, lequel était conçu en ces propres termes : « Si mon désespoir vous était connu, mademoiselle, je suis persuadé que, quelque haine que vous me portassiez, la bonté de votre cœur vous engagerait à m’accorder votre pitié. Oui, mademoiselle, on ne peut être plus affligé que je le suis d’avoir osé vous déclarer que je vous adore. Souffrez que j’aille expier ma faute à vos pieds, et, puisque vous voulez ma mort, ne me refusez pas la consolation d’entendre prononcer mon arrêt de votre bouche. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Croyez-en Beichling, c’est un autre moi-même, il vous dira que ma vie et ma mort sont entre vos mains. »

Mlle de Kœnigsmark se trouva fort ébranlée après la lecture de cette lettre, elle hésitait entre la douceur et la sévérité ; mais enfin ce fatal ascendant qui l’enchaînait malgré elle la porta à faire cette réponse : « Il convient si peu, monseigneur, à une particulière de juger des souverains, que je ne sais quel parti prendre à l’égard de votre altesse électorale. On ne condamne pas aisément ceux qu’on estime ; à plus forte raison, on ne veut point leur mort. Jugez, monseigneur, si je dois désirer la vôtre, moi qui joint à l’estime beaucoup de reconnaissance et de respect. »

Long-temps encore Mlle de Kœnigsmark opposa l’orgueil de sa naissance et de sa vertu aux empressemens du fougueux Achille, aux magnifiques séductions du demi-dieu. Elle succomba cependant ; mais sa chute fut d’un noble cœur qui croit à la sainteté de l’amour et, se donnant une fois, prend vis-à-vis de lui l’engagement de rester jusqu’à la mort fidèle à ce premier et suprême sacrifice. Une fois maîtresse avouée du prince, une fois la favorite en titre, elle sortie d’une race illustre et qui dans ses veines avait du sang de maison souveraine, elle releva superbement la tête et porta cette couronne flétrissante avec la hauteur d’une impératrice. Son esprit ferme et résolu, oubliant la déchéance de la femme, sembla n’entrevoir plus que les avantages d’une situation qui lui permettait d’employer pour le bien un crédit omnipotent. Auguste, si faible qu’il fût, si peu de sens qu’il possédât à l’endroit des choses de l’intelligence, n’en dut pas moins reconnaître qu’en portant dans l’effervescence d’un caprice passionné atteinte à l’honneur de cette femme, il l’avait subjuguée momentanément, mais non soumise.

Un jour qui mériterait d’avoir sa place dans les fastes de l’amour, et dont les annales galantes du château de Moritzbourg[4] garderont l’éternelle mémoire, fut celui où l’aimable et royal jeune prince, environné de l’éclat et de la pompe de sa cour, conduisit en triomphateur à la résidence d’été des souverains de la Saxe sa beauté prête à rendre les armes. Le matin, avant de partir, son altesse envoya à Mlle de Kœnigsmark un habit d’une richesse extraordinaire, ainsi qu’une garniture de diamans des plus splendides[5]. Mme de Lewenhaupt ne fut point oubliée, et les présens qu’elle reçut, quoique de beaucoup inférieurs à ceux destinés à sa sœur, furent magnifiques. Ensuite, sans trop s’embarrasser, faut-il le dire, de l’état larmoyant de l’électrice délaissée, toute la cour se mit en route pour Moritzbourg. C’était par une belle matinée de printemps invitante et radieuse. L’air embaumé des parfums de l’aubépine et de l’acacia retentissait des chants des oiseaux, et partout le long des sentiers d’émeraude que suivait le galant cortège, pleuvait la neige des fleurs, roucoulait la tourterelle, murmurait sous le rocher la source vive. Au moment où les voitures entraient dans les beaux bois qui avoisinent la résidence, une députation mythologique se présente. C’est Diane environnée de ses nymphes qui vient engager l’illustre compagnie à visiter son palais, et, faisant allusion au doux nom d’Aurore, la déesse salue une sœur dans Mlle de Kœnigsmark. Les dames ayant mis pied à terre, on aperçoit en effet un édifice merveilleux élevé là comme par magie. On entre : un salon peint à fresque pour la circonstance reçoit les hôtes de l’électeur. Sur les murs, la mort du tendre Endymion, le châtiment du téméraire Actéon, toute l’histoire, en un mot, de l’immortelle chasseresse se déroule reproduite avec un art infini. Diane cependant ordonne à ses nymphes de régaler Aurore et sa suite. Aussitôt du milieu du parquet qui s’entr’ouvre sort une table chargée de mets exquis. À peine les dames ont-elles pris place, qu’un bruit de chalumeaux, de cymbales et de tambourins se fait entendre ; en même temps paraît le dieu Pan, que les satyres, les faunes et les autres divinités des bois accompagnent. Grande terreur parmi la moitié la plus impressionnable de l’aristocratique assemblée ; mais qu’on se rassure, car le terrible Pan, c’est son altesse électorale en personne ; les satyres sont les chambellans les mieux tournés de la cour, et les faunes, de jeunes pages. Diane, que représente à ravir la comtesse de Beichling, femme du confident intime des plaisirs du prince, invite Pan à s’asseoir près de la belle Aurore. Que de tendres choses ne lui dit point ce dieu ! quels empressemens pour la servir, quels soins pour lui plaire et la persuader de sa passion ! « Que vous êtes aimable ! que je vous aime ! je vous aimerai éternellement. » Vieilles paroles que tout cœur épris sait mettre en musique ! Vers la fin du repas, la trompe retentit, les aboiemens des chiens se font entendre. Les dames étonnées accourent aux fenêtres et voient passer un cerf que poursuivent des chasseurs élégamment troussés. Quel plaisir on aurait à suivre la chasse ! Aussitôt il se trouve là des chevaux tout prêts et des calèches ouvertes. Les deux déesses montent en phaëton ; on part, on est parti. Pauvre cerf, qui ne demandais qu’a brouter les feuilles de ces bois, l’amant inhumain a juré ta perte, et pour inaugurer ses royales tendresses, ton noble sang va couler ! — Par une embûche habilement ourdie, le cerf est réduit à se précipiter dans un étang de la forêt, et, pendant que la meute acharnée s’efforce d’atteindre sa victime à la nage, les dames, descendues de cheval, montent dans des gondoles et gagnent à force de rames la rive, où gaiement elles abordent au bruit des fanfares pour voir mourir le cerf et donner la curée.

À l’une des extrémités de l’île s’élève une tente dressée à la turque. Des ottomanes de brocart la décorent, et tous les parfums d’Orient y brûlent dans des cassolettes d’or. Dans cette calme et silencieuse retraite, disposée au sein d’une fraîche oasis, les glaces et les sorbets circulent sur des plateaux damasquinés. Tout à coup mascarade nouvelle ! les grands officiers du sérail apparaissent, puis le sultan lui-même tout éblouissant de pierreries. Orosmane s’avance d’un pas lent et mesuré vers la tente des dames et jette le mouchoir à Zaïre. Ici l’étiquette ressaisit ses droits. Mlle de Kœnigsmark et l’électeur prennent place sur un divan réservé, laissant les tabourets au reste de la compagnie. Les danseuses du théâtre de la cour, vêtues en bayadères, exécutent un divertissement. Après quoi, l’électeur se lève et, donnant la main à Mlle de Kœnigsmark, la conduit à sa gondole, où sont admis à s’asseoir, avec le padischah et la favorite, le prince de Furstemberg et la comtesse de Lewenhaupt. De nombreuses gondoles reçoivent les autres dames, qui choisissent à leur tour les cavaliers qui leur conviennent, et l’on se promène ainsi quelque temps sur l’eau aux sons d’une musique harmonieuse.

Arrivé au château de Moritzbourg, le prince accompagne sa favorite jusqu’à l’appartement qu’il lui destine : somptueux appartement meublé avec une extraordinaire magnificence ; salle du trône, où le trône est un lit. La garniture de ce lit, d’une ordonnance admirable, est en damas aurore brodé d’argent ; on y voit en divers compartimens les amours d’Aurore et de Tithon ; des amours bouffis et pansus relèvent les rideaux en festons et semblent répandre sur la divinité du sanctuaire les pavots, les roses et les anémones. « C’est ici, mademoiselle, que vous êtes vraiment souveraine, s’écrie galamment l’électeur, et que, de grand seigneur que j’étais, je deviens votre esclave. » Et la belle Aurore de répondre : « Ah ! monseigneur, dans quelque état que vous vous présentiez à mes yeux, n’avez-vous point le droit de dire que je vous appartiens ? » On se quitte un moment pour changer de toilette et s’ajuster pour le souper. En se mettant à table, Mlle de Kœnigsmark trouve sur son assiette un bouquet de diamans, d’émeraudes, de rubis, de saphirs et de perles, qui lui annonce qu’elle est la reine de la fête qui va suivre. Sitôt après le souper, les danses commencent, et, dans le moment que les gigues et les sarabandes sont le plus animées, le prince et la favorite disparaissent de la salle de bal. Chacun s’en aperçoit, mais chacun sait aussi ce qu’il doit faire, et le bal continue à mener son train comme si nul n’avait remarqué cette absence. Ainsi se comportaient les cours à cette époque. Et penser que cette journée que nous venons d’essayer de décrire fut suivie de quinze autres non moins brillantes, non moins somptueuses, non moins folles en travestissemens mythologiques, en voluptueuses extravagances, en prodigalités sans nombre ! pour la reine du moment, les fêtes succédaient aux fêtes, les cadeaux aux cadeaux, le triomphe au triomphe.

Cependant à Dresde les deux électrices ont ressenti l’affront. À son retour, l’électeur se voit accueilli par les plaintes et les reproches, et c’est alors que le naturel d’Aurore de Kœnigsmark se montre dans ce qu’il a d’élevé, de généreux, de sympathique. Bien loin de vouloir, à l’exemple des favorites qui l’ont précédée et qui lui succéderont, exploiter à son profit les brouilles de ménage, loin de chercher à séparer son noble amant de sa famille légitime, elle est la première à le prémunir contre l’effervescence d’un tempérament irritable et volontaire, à lui rappeler les égards et les respects qu’il doit à sa mère et à sa femme. La jeune électrice, apprenant les bons offices que lui rend Mlle de Kœnigsmark, voit à son tour sa faveur sans jalousie. « Je me console, disait-elle souvent, d’avoir une rivale, puisque c’est une personne de mérite. » Il semble que l’ange de la paix n’ait pris ce masque tentateur d’une séduisante sirène que pour réconcilier les deux pauvres dames avec ce que leur destinée a de cruel et d’inévitable. Aurore est bien plutôt l’amie et la confidente de la mère et de l’épouse que la maîtresse du fils et du mari. Le prince s’en aperçoit, mais, tout en admirant la délicatesse et le bon goût du procédé, il l’apprécie avec froideur ; une concubine ordinaire ferait mieux son affaire, car il ne hait pas au fond qu’on se querelle autour de lui, et ce qu’il aime surtout chez les femmes, c’est le côté vulgaire et sensuel.

Du reste, les illusions d’Aurore de Kœnigsmark touchant l’amour du prince de Saxe paraissent s’être évanouies assez promptement. Au bout de neuf mois, la favorite de l’électeur Frédéric-Auguste étant accouchée de ce fils qui devint plus tard, au service du roi de France, le maréchal de Saxe[6], il en résulta pour elle un état extrêmement grave de faiblesse et de langueur. Frédéric-Auguste n’aimait point qu’on fût malade, et ressemblait fort sur ce point à sa majesté Louis XIV. Le prince commença donc, à dater de cette circonstance, de se dégoûter de sa maîtresse, dont il s’éloigna peu à peu, jusqu’à ce qu’ayant pris d’autres engagemens, il cessa entièrement de vivre avec elle comme amant, car d’ailleurs il continua de la voir et lui marqua toujours la plus grande estime. Aurore de Kœnigsmark était douée de trop de clairvoyance et de tact pour ne point avoir pressenti ce qui lui arrivait. Il ne s’agissait plus pour elle que de s’assurer une retraite honorable et conforme à la dignité de son caractère : elle le fit en jetant les yeux sur l’antique abbaye de Quedlinbourg.

III.

L’ancien cloître de Quedlinbourg, devenu chapitre protestant, avait toujours eu pour abbesses des princesses de maison souveraine. Aurore de Kœnigsmark se complut à l’idée d’être la première dame de qualité présidant à la sérénissime compagnie. La chose cependant n’était point si facile, et les révérendes chanoinesses poussèrent les hauts cris en apprenant que la favorite disgraciée osait prétendre à prendre rang dans leur congrégation. L’abbesse alors en fonctions était une princesse de Saxe-Weimar, du nom d’Anne-Dorothée. La résistance que l’illustre dame opposa à la candidature de Mlle de Kœnigsmark fut d’abord des plus vives ; peu à peu néanmoins les agrémens de la ravissante pécheresse amollirent ce cœur de roc, et Aurore fut admise à titre de prieure, avec promesse d’avoir un jour la survivance de Mlle Anne-Dorothée. Sur ces entrefaites, Frédéric-Auguste vendit au roi de Prusse le chapitre de Quedlinbourg. Grande fut l’émotion causée par cet événement dans le pieux domaine. Aurore profita d’un premier moment d’agitation pour se mettre bien avec le pouvoir nouveau et se concilier à la cour de Prusse des amis et des protecteurs. Que de ressources d’esprit, d’activité, de patience, la noble femme eut à déployer en cette occasion, livrée qu’elle était à sa seule énergie, à son seul courage par l’indifférence de son ingrat amant, enchaîné alors au char de la comtesse d’Esterlé, espèce de Pompadour autrichienne à laquelle il prodiguait ses trésors et ses diamans ! Ici commence pour Mlle de Kœnigsmark une période de voyages et de courses continuelles à travers l’Europe. Jamais on ne la trouve six mois à la même place. De Quedlinbourg elle va à Berlin, de Berlin à Stockholm, de Stockholm à Hambourg, où l’appellent les intérêts de sa fortune personnelle très compromise ; puis tout à coup elle arrive à Dresde, pour rédiger à la hâte le programme d’une fête de cour et consoler la jeune électrice, dont les larmes ne tarissent pas et qui l’accueille en s’écriant : « Ah ! ma chère, de votre temps que j’étais plus heureuse ! »

À tant de soins et de travaux se joignent les soucis maternels, les préoccupations que lui donne l’éducation d’un fils qu’elle adore et dont, en entrant au chapitre de Quedlinbourg, elle a dû se séparer pour l’envoyer à La Haye poursuivre ses études. J’allais oublier de parler des embarras d’argent. De l’immense fortune des Kœnigsmark, il ne restait plus vestige à cette époque. Les confiscations, les procès aventureux, les dettes du frère, qu’il fallut payer, avaient fini par réduire à néant tant de trésors. Notons aussi que l’aimable Suédoise était de sa nature fort portée à la dissipation : on désapprenait l’économie et l’ordre à l’école des munificences et des prodigalités folles de l’électeur Frédéric-Auguste. Outrageusement volée par ses intendans et même par ses valets, dépouillée par les hommes de loi, sollicitée sans relâche par les dépenses d’un fils qui chassait de race, Mlle de Kœnigsmark dut avoir recours aux dernières extrémités. Il fallut vendre son argenterie et mettre ses diamans en gage chez le juif. Au milieu de ces tribulations horribles, sa grâce native ne se dément point, et c’est le sourire et la gaieté sur les lèvres qu’elle écrit, pauvre cœur saignant et brisé, à son royal amant des jours heureux, pour lui demander en faveur de son fils une somme qu’encore elle n’obtient pas !

Il est vrai que, vers le même temps, Frédéric-Auguste eut à subir, de son côté, les cruelles vicissitudes de la fortune. On sait les misères encourues par ce prince en qualité de roi de Pologne, et comment Charles XII, après avoir fait couronner à sa place Stanislas Leczinsky à Varsovie, s’avança vers la Saxe avec ce nouveau monarque, trophée éclatant de ses victoires. Auguste, qui n’avait ni argent ni armée à opposer à son implacable ennemi, fut contraint de signer la paix aux conditions humiliantes que le roi de Suède lui dictait, ce qui n’empêcha pas Charles XII d’entrer en Saxe et d’y lever des contributions énormes. C’en était fait de la gloire et de la renommée d’Auguste : dans la déroute du roi de Pologne allait disparaître la fortune de l’électeur de Saxe. Il s’agissait de sauver l’honneur d’un homme, d’un grand prince, de relever une ame abattue et prête à s’abandonner elle-même : noble tâche qui devait tenter une femme, une héroïne telle que Mlle de Kœnigsmark. Elle vint à Dresde rejoindre aux temps de l’adversité son infidèle amant, et ne le quitta plus. On se revit, on se retrouva seul à seul, en tête à tête ; mais, hélas ! quelle différence ! Aux badinages de l’amour, les sérieux entretiens de la politique avaient succédé. Les tendres caresses, les frivoles sermens qu’un souffle emporte avaient fait place aux graves propos, aux sévères remontrances d’une femme d’esprit et de cœur qui, voyant celui qu’elle aima sur le point de fléchir, le rappelle à la tradition de ses aïeux, aux vertus que lui imposent la gloire de sa maison et le jugement de l’avenir. La favorite d’autrefois s’était transfigurée dans la flamme de son dévouement. Le roi de Pologne montra-t-il autant de goût pour l’habile et magnanime conseillère que l’électeur de Saxe en avait eu jadis pour l’élégante et gracieuse jeune fille qui s’immolait à ses plaisirs ? On en pourrait douter d’après le caractère d’un prince égoïste et voluptueux, aussi peu porté à subir l’ascendant de l’intelligence qu’il le fut toute sa vie à se laisser entraîner par l’ivresse des sens. Mlle de Kœnigsmark, lasse de prodiguer des avis qu’on n’écoutait pas, entreprit d’agir de sa personne ; elle se fit donner une mission secrète, dicta elle-même à Frédéric-Auguste les lettres qui devaient l’accréditer, et partit au milieu de l’hiver pour Narva, où l’implacable ennemi du roi de Pologne tenait son camp.

Voltaire a raconté les détails de cette négociation qui échoua, et dans laquelle le héros suédois joua le rôle d’un homme parfaitement mal élevé. L’accueil que fit Charles XII à la comtesse de Kœnigsmark n’est point le fait d’un gentilhomme. L’inconvenance d’un pareil trait n’échappe point à Voltaire ; mais, en historien épris de son héros quand même, en apologiste qui sait son métier, Voltaire remarque agréablement qu’ainsi la comtesse de Kœnigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu’elle ; ce qui s’appelle s’en tirer par un madrigal. En général, le manque absolu d’égards envers les femmes entre assez dans les façons d’agir des potentats exclusivement militaires. Cela se nomme d’habitude humilier l’arrogance de la beauté. Nous comprenons combien de semblables exemples sont édifians, et tout ce que la basse hypocrisie, la laideur haineuse et bourgeoise, la vertu envieuse, ressentent de petites satisfactions à voir l’orgueil abaissé de ces charmantes pécheresses que l’amour d’un roi, que son caprice mit au premier rang. Néanmoins une femme de naissance et d’esprit, pour avoir failli dans certaines conditions, qu’admettent, à tort sans doute, mais en réalité, les mœurs d’un siècle, ne perd point son titre de femme, et se poser en justicier à son égard, l’outrager au nom d’une morale dont vous ne consentez vous-même à observer les lois qu’autant qu’elles conviennent aux goûts d’une nature exceptionnelle, assure-t-on, en ses austérités aussi bien qu’en ses écarts, passera toujours pour l’acte d’un soldat grossier. Charles XII avait beau affecter de ne point boire de vin, il se conduisit ce jour-là comme un caporal ivre.

La comtesse de Kœnigsmark ne persista point trop d’ailleurs dans ce rôle de négociateur qu’elle s’était imposé par dévouement pour Frédéric-Auguste : elle savait mieux que personne ce qu’il fallait penser du caractère de son ancien amant, de ce prince chevaleresque par boutades et seulement sur les champs de bataille. Aussi, comme elle avait de la prudence et beaucoup de tact, elle évita de se mêler de ses affaires au-delà d’une certaine mesure, persuadée qu’en politique, les grands, lorsqu’ils sont faibles, finissent toujours par sacrifier les petits et qu’il existe de toute éternité d’excellentes excuses pour consacrer en pareil cas la perfidie et la lâcheté des rois. D’ailleurs, à défaut de son instinct naturel, le sort de l’infortuné Patkul l’eût avertie. Profondément impressionnée par le trépas sanglant d’un homme qu’elle aimait et honorait, n’essayant même point de vouloir démêler dans cette catastrophe accomplie sous ses yeux quelle part revenait à la criminelle faiblesse de son ancien amant et ce qu’il fallait attribuera la fatalité, elle retourna bien vite à son cloître. De loin en loin, lorsqu’elle reparaissait à la cour de Dresde, ce n’était plus pour y diriger de frivoles divertissemens, ce n’était plus pour y amuser de ses saillies et de ses épigrammes un prince qui commençait à devenir inamusable et dont l’ame égoïste se fermait chaque jour davantage aux sentimens purement affectueux. Les intérêts de son fils passionnaient seuls désormais la tendre mère, qui dut, après tant de démarches et de soins, se contenter d’obtenir du royal père, incessamment porté à se dédire et à temporiser, la dignité de comte du saint-empire ou le titre de comte de Saxe en faveur d’un enfant qu’elle adorait. Là s’arrêtèrent les munificences paternelles de Frédéric-Auguste, car de l’argent il n’en pouvait donner, ses propres ressources étant épuisées. Une armée de voraces concubines s’attachait partout aux pas de ce prince, qui ne remit sur sa tête la couronne de Pologne, dont l’avait un moment dépossédé Charles XII, que pour faire de Varsovie une nouvelle capitale de ses licencieux déréglemens et de ses ruineuses fredaines. À la comtesse Lubomirsky avait succédé la fille du grand-maréchal Bielinsky, cette jolie et rouée comtesse de Denhoff, qui chantait si bien la partie de Sangaride dans Atys, et, regardant sans cesse le roi, lui adressait avec des regards languissans toutes les paroles tendres de son rôle ; ce qui n’empêchait point la favorite de l’électeur de Saxe de mener à Dresde un train d’impératrice pendant l’absence du roi de Pologne. « Comme votre majesté a deux maisons dont l’une est en Saxe et l’autre en Pologne, il serait juste aussi, pour que tout fût complet, qu’elle eût une maîtresse dans chacun de ses états. Par là elle satisferait les deux nations. Maintenant les polonais crient, parce que votre majesté a une maîtresse saxonne ; si vous l’abandonniez, sire, pour prendre une maîtresse polonaise, les Saxons se plaindraient. Si vous aimiez six mois en Pologne et six mois en Saxe, les deux nations seraient satisfaites. » Ainsi parlait au roi Auguste M. le comte de Vitzthum, son conseiller, et jamais, on peut le dire, prince n’écouta d’une oreille plus docile les avis de son ministre.

Il est facile d’imaginer les belles complications qu’un pareil système devait amener dans les finances d’un souverain, d’autant que, s’il faut en croire les chroniques, la galanterie et la prodigalité des aimables Polonaises laissaient de beaucoup derrière elles toutes les merveilles qu’on avait pu voir se réaliser en ce genre au pays de Saxe. On n’entendait parler que de bals, de carrousels, de promenades sur la Vistule ; jamais Varsovie n’avait été si brillant. Tantôt, dans un souper, le roi présentait à sa maîtresse une cassette de vermeil dans laquelle il y avait toute sorte de bijoux et dans le fond le diplôme de l’empereur qui la déclarait princesse de l’empire, tantôt il bâtissait pour la favorite régnante un palais « où il y avait des appartemens pour toutes les saisons : les uns, revêtus de marbre, étaient pour l’été ; les autres, lambrissés, parquetés et recouverts de la plus belle laque de la Chine, étaient pour l’hiver. Il y mettait pour trois cent mille écus de meubles, et ceux qui entraient croyaient voir un enchantement : ce n’étaient que vaisselle de vermeil, vases de cristal, tableaux, lits de brocart en broderie ; tout y était d’un goût si exquis et si particulier, qu’il n’y avait rien qui ne pût servir de modèle. » À celles qui aimaient la musique, on donnait des concerts d’harmonie ; pour d’autres, on mandait de Dresde les comédiens français. Les millions s’évanouissaient comme en un rêve, et pendant ce temps les soldats, ne recevant plus de paie, désertaient ; peu à peu la galanterie dégénéra en débauche, le festin en orgie, la fête en bacchanale. Bientôt le prince en vint à n’avoir plus autour de lui que des serviteurs corrompus et vénaux. On le volait, on le pillait à merci. Dans tous les coins de son palais s’agitaient la fraude et les honteux trafics : c’était à qui lui vendrait sa femme ou sa fille. Brigues infâmes où se distinguaient, par leurs empressemens cyniques, les plus grands seigneurs et les plus grandes dames du royaume ! L’ivrognerie, la luxure, que dirai-je ? tous les vices, s’étaient donné rendez-vous à la cour de Pologne. Ce que Dresde avait de plus dissolu passait à Varsovie pour l’honnêteté même, et les plus francs buveurs saxons n’étaient que de timides écoliers auprès des polonais, leurs maîtres. Impur et crapuleux amalgame, triste marée humaine dont le flux et le reflux allait de Varsovie à Dresde, balançant au-dessus de son flot, comme un Silène en belle humeur, ce monarque libertin qui vieillissait ! Le vice avait perdu ses grâces, la dissipation son éclat ; de cette pompe bachique, la beauté, l’esprit, la distinction et la noblesse s’étaient retirés, l’orgie vulgaire restait seule. Le chevaleresque, le galant prince de Saxe, l’ancien amant de Mlle de Kœnigsmark, n’était plus, hélas ! qu’une sorte de polonais aviné, n’ayant de goût désormais que pour la femme capable de lui tenir tête le verre en main !

Quelle amère et douloureuse nécessité ce dut être pour un cœur tel que celui d’Aurore de Kœnigsmark d’avoir à recourir sans cesse aux bontés d’un homme à ce point déchu de son premier état ! Il y a des fautes qui trouvent leur châtiment et leur expiation à travers la vie entière d’une pauvre femme. Que ceux qui n’ont vu dans Mlle de Kœnigsmark que la favorite idolâtrée et rayonnante d’un prince jeune, aimable, renommé, la contemplent à cette heure où, mère tendre et sublime, elle vient implorer vainement celui qui ne se souvient plus de l’avoir adorée, cette ame en laquelle les plaisirs, la débauche et les âpres leçons du destin ont tari toute noble source. Hélas ! noble et digne femme, pourquoi vous tourner ainsi vers cet ingrat ? Qui vous êtes, qui vous avez été, il ne le sait plus, il n’en veut plus rien savoir. Ne le voyez-vous point ? Vous lui écrivez, vos lettres demeurent sans réponse, ou, s’il y répond, c’est d’un style dont l’indifférence vous froisse. Que lui demandez-vous ? de l’amour ? La dernière étincelle en est éteinte en lui, et peut-être est-ce vous qui l’avez jadis recueillie ? Des bienfaits pour votre fils ? Mais la clé de sa cassette, c’est la Cosel, la Denhoff, la Dieskau, la Osterhausen, c’est Vitzthum, c’est tout le monde qui la tient, excepté lui, et d’ailleurs sa cassette est vide ! Cessez, madame, cessez cette correspondance inutile, coupez court à ces sollicitations qui l’attristent en lui montrant l’infortune et le dénûment de la seule personne que peut-être il estime ici-bas. — On ne sait pas cependant jusqu’où peuvent aller l’obstination et l’entêtement d’une mère ! La comtesse de Kœnigsmark y mit du courage ; disons mieux, de l’héroïsme, car il en faut pour supporter de semblables humiliations. Un jour, elle lui demande en rougissant de dégager pour elle un bijou de prix qu’elle a, dans un moment de gêne, livré aux griffes de Shylock. Le prince ne répond pas. Elle renouvelle sa prière en rappelant cette fois à son ancien amant dans quelles circonstances elle reçut de lui cette perle : même silence absolu de la part du roi. Ces lettres sont navrantes et vous fendraient le cœur si l’on ne savait que c’est au fond le train accoutumé des choses de cette vie. Une femme ordinaire y succomberait ; mais elle, rien en ce genre ne la surprend, rien ne la brise ; il y a de ces natures délicates et charmantes qui se redressent fièrement où de plus fortes fléchiraient. À travers toutes ces misères, sa gaieté habituelle, son enjouement, sa fine malice, ne se démentent pas une minute. Elle écrit des lettres délicieuses à ses anciens adorateurs, qui ne se lassent pas de revenir à la charge avec leurs éternelles propositions de mariage. De son chagrin secret et de ses peines, la cellule du cloître a seule confidence, et, quand la voix du monde la convie, elle y reparaît en enchanteresse, en femme d’esprit, qui fut belle, qui l’est encore, et n’a rien perdu de la conscience de ses imprescriptibles droits. Les échos solitaires de Quedlinbourg parlent encore d’une fête qu’elle donna au fils de Pierre-le-Grand lors de la visite de ce jeune prince en Allemagne, fête allégorique et mythologique selon les mœurs du temps, avec travestissemens, intermèdes et ballets. La comtesse de Kœnigsmark, poétiquement drapée à l’antique, y représentait une muse, et récita des vers de sa composition, dont le tsarévich fut charmé, et qui provoquèrent, disent les annales du chapitre, l’applaudissement de toutes les révérendes, et nommément de la dame abbesse, laquelle, fort âgée du reste et médiocrement servie par ses oreilles et ses lunettes, prit jusqu’à la fin la muse antique pour sainte Thérèse, les amoureuses mélopées pour quelque psalmodie ambroisienne : illusion qu’on se garda bien de vouloir dissiper, et qui fut cause que, la révérende dame s’étant retirée de bonne heure, le bal et la mascarade se prolongèrent fort avant dans la nuit !

Cependant le fils de Frédéric-Auguste et de la comtesse de Kœnigsmark s’était marié ; et l’aimable chanoinesse de Quedlinbourg, parmi tant de visites illustres qui s’empressaient vers elle de toutes parts, ne tarda pas de recevoir celle de sa belle-fille. Cette fois encore, d’amères déceptions devaient éprouver le cœur de la pauvre mère. La comtesse de Saxe en fît tant, à ce qu’on assure, et garda si peu de retenue dans ses intrigues, qu’elle souleva l’opinion publique de la contrée et porta le scandale au sein d’une communauté qui n’a jamais passé pour être très sévère. Cette personne d’impérieuse humeur et de mœurs détestables avait été fort recherchée d’abord à cause de ses richesses par le jeune comte, qui ne tarda pas à la répudier, et ne l’aurait jamais épousée sans un ordre exprès du roi son père.

Dans son chapitre de Quedlinbourg, la comtesse de Kœnigsmark était assiégée par des soucis d’un autre genre. Elle avait, nous l’avons dit, brigué le rang d’abbesse : elle ne le fut jamais, et partant n’eut jamais droit au titre de princesse du saint-empire, qu’on lui donnait d’ailleurs par courtoisie, ce titre étant alors une des nombreuses prérogatives de l’illustre dignité. Lorsque mourut la princesse de Saxe-Weimar, ce fut une princesse de Holstein-Gottorp qui lui succéda. Il faut avouer aussi que l’aimable comtesse semblait prendre à tâche de provoquer tous les mauvais vouloirs du conclave féminin, lequel, eût-il été on ne peut mieux disposé (ce qui certes n’était guère), aurait fini par se lasser des perpétuelles allées et venues de la trop mondaine cénobite. On devine quelle étrange religieuse devait faire cette personne élégante et dissipée, qui ne cherchait plus qu’une chose : s’étourdir par l’activité, les démarches, le mouvement, l’intrigue, sur les souvenirs et les regrets du passé, sur les ennuis et les misères du présent. Été comme hiver, elle courait la poste, se rappelant à Dresde qu’elle avait un mot à dire au roi de Prusse, à Berlin qu’un procès réclamait immédiatement sa présence à Stockholm. « De grâce, madame, lui écrivait le roi de Prusse, qui lui marquait beaucoup de bienveillance, de grâce, rendez-vous à votre poste. J’apprends qu’on se chamaille à Quedlinbourg, et vous n’y êtes pas pour rétablir l’ordre et mettre fin à ces discordes par l’autorité de votre présence. »

Hélas ! c’était tout autre chose que l’ordre qu’elle ramenait d’ordinaire en sa pieuse résidence, lorsque d’aventure il lui prenait fantaisie d’y venir faire quelque séjour. Alors de tous les points de la Saxe et de la Prusse vous eussiez vu accourir les galans visiteurs. Au grand scandale des nobles recluses, l’abbaye se transformait en cour d’amour. On y menait la vie de château la plus aimable et la plus évaporée. À Dieu ne plaise que le beau langage y fût oublié ! c’était l’hôtel de Rambouillet transporté au fond des montagnes du Harz, mais un hôtel de Rambouillet moins solennel, moins constamment académique, et d’où Julie d’Angennes et le duc de Montausier savaient sortir à temps pour laisser la place libre aux violons, car au bureau d’esprit succédait volontiers le thé dansant. On voit que chez Mme Aurore de Kœnigsmark le béguin de la chanoinesse n’était pas encore parvenu à cacher complètement les galans atours de la favorite du roi de Pologne, et ces mœurs n’étaient point de nature à lui conquérir le titre d’abbesse de Quedlinbourg. Encore si les nobles personnes qui composaient ce chapitre eussent été jeunes et portées au plaisir, il y aurait peut-être eu moyen de s’entendre avec elles ; mais toutes avaient passé l’âge des inconséquences, et les ménagemens dus à leur santé leur eussent, à défaut des sentimens d’austère dévotion qui les animaient, commandé à coup sûr la retraite et la quiétude monotone de la vie claustrale. Aurore de Kœnigsmark était donc là une exception, et, comme telle, fut sacrifiée. Les bonnes dames de Quedlinbourg se promirent de n’accorder jamais, sous aucun prétexte, leur suffrage canonique à cette évaporée, et la parole fut tenue, grâce à l’infatigable activité des deux comtesses de Schwarzbourg, qui, non contentes de mener à l’intérieur cette opposition acharnée, entretenaient à prix d’or à la cour un agent spécial chargé de contre-carrer secrètement toutes les démarches d’Aurore.

La comtesse de Kœnigsmark resta jusqu’à la fin de sa vie simple chanoinesse. On la retrouve en 1698 aux bains de Teplitz, où, dans une de ses lettres, elle raconte agréablement son arrivée. « À peine avions-nous fait quelques pas dans la montagne, qu’un véritable enchanteur s’offrit à nous : c’était le mois de mai répandant déjà ses trésors sur ces solitudes. — Où vas-tu ainsi, aimable dieu ? m’écriai-je ; suspends un moment ta course et me dis si nous trouverons à Teplitz bonne compagnie. — Mais le dieu mignon essuya la sueur de ses touffes blondes et me répondit en raillant : — Non, madame ; vous venez trop tôt et ne trouverez personne à Teplitz. — Hélas ! il disait vrai, le méchant oracle. Nous sommes ici dans la plus insupportable solitude, et, si j’excepte quelques malades qui vont et viennent devant mes fenêtres, emmitouflés dans leurs robes de chambre et leurs pantoufles, je ne vois céans ame qui vive. » Ce grand ennui toutefois eut son terme. Enfin commença la vraie saison des eaux, et la plaintive Ariane vit alors son exil se peupler de nombreux arrivans, diplomates et gens du monde qui ne demandaient pas mieux que de prendre leur part de ces plaisirs et de ces dissipations dont raffolait Aurore de Kœnigsmark. La mythologie, on le sait, faisait à cette époque les frais de tous les divertissemens. Ce goût, venu de la cour de France, avait atteint dans certaines parties de l’empire, et notamment en Saxe, un paroxisme prodigieux. On vivait en plein Olympe, on était Diane ou Pallas, Aphrodite ou Junon, et cela non-seulement dans les fêtes du palais électoral, mais alors même qu’il s’agissait des plus simples détails domestiques. Les belles dames du directoire qui soupaient chez Barras vêtues à la grecque dépouillaient, en rentrant chez elles, toute apparence antique et se hâtaient de reprendre bien vite le ton courant, si tant est qu’elles l’eussent un seul instant mis de côté. Ici tel n’était point le cas ; la mythologie imprégnait tout de son parfum : plaisirs, conversation, lettres, affaires même, l’illusion se perpétuait sans fin à travers la vie. On entrait au bal, on en sortait déesse, et la camériste, en mettant au lit sa maîtresse, était dupe elle-même de l’apothéose ! pour ce travers, la spirituelle chanoinesse de Quedlinbourg était fort de son siècle ; ses lettres ont le pathos du temps : aimer, c’est hanter les bosquets de Cythère ; quiconque rime un méchant quatrain monte Pégase, et même à Teplitz, même en ces eaux thérapeutiques, peu faites, hélas ! pour inspirer les riantes fictions, l’aimable femme ne saurait se baigner comme une simple mortelle. « Si je pensais que les détails de notre séjour ici fussent de nature à vous intéresser, j’aimerais à vous les écrire. La société s’augmente remarquablement ; la trompette de la tour nous a, ces jours derniers, signalé encore l’arrivée de divers grands personnages que Prague nous envoie. Vous imaginez si nos belles coquettes sont déjà sous les armes. Nous avons entrepris maintes parties de plaisir qui toutes ont eu la pluie pour dénoûment. On a donné aussi quelques dîners, mais les convives s’y endormaient, et je crains que ce ne soient là de mauvais antidotes contre la paralysie. Dernièrement, ces dames organisèrent une partie de bain où nous nous rendîmes couronnées de fleurs et déguisées en nymphes de Diane. Nous convînmes de choisir au sort celle qui ferait Diane, ce fut Mme de Reisewitz. On avait déployé une tente au-dessus du bassin, et nous nous mîmes au bain deux à deux. À peine les belles ont-elles confié à l’humide élément leurs charmes recouverts d’un léger voile, que soudain une nymphe étrangère et renfrognée se montre à l’autre extrémité du bain. Jugez de la terreur, quand on s’aperçoit que cette vieille nymphe a de la barbe. Diane aussitôt sonne l’alarme, et nous reconnaissons le vieux comte Traulmannsdorf, venu là pour surprendre à l’eau les aimables baigneuses et jouer un tour pendable à Mme de Reisewitz, qui se mourait de peur. Mais nous ne sommes pas au bout. Le comte Isterlé apparaît alors en robe de chambre, en bottes fortes, et coiffé d’un énorme bonnet d’Astrakan. Nous l’éclaboussons de notre mieux, son bonnet tombe, et le voilà changé en Actéon, avec un magnifique bois de cerf à la tête. Cependant Diane et ses nymphes cherchent à s’enfuir, lorsqu’un nouveau trouble-fête se présente : c’est le comte Zwirbi, qui leur barre le passage en les agaçant de mille façons. — N’allez pas prendre au moins ceci pour une fable, car ce que je vous raconte est la pure vérité, et vous pouvez y croire comme aux sentimens de vos obéissantes et fidèles nymphes. »

Pour une chanoinesse, l’anecdote semble au moins bien légère, et peut-être n’en faudrait-il pas davantage pour donner raison aux bonnes dames du chapitre, qui remuaient là-bas ciel et terre afin d’empêcher Aurore d’être abbesse. Cependant rappelons-nous le ton des lettres de la princesse palatine. C’étaient les mœurs et le goût du temps, c’en était aussi le langage. On dansait aux sons du chalumeau sur les pelouses des jardins de la résidence, et la lune éclairait ces galans seigneurs pourchassant, à travers les méandres du petit bois, les hamadryades de la cour de Mme l’électrice. Dans ces travestissemens à la mode excellait Aurore de Kœnigsmark : nulle mieux qu’elle, aux jours de sa jeunesse, ne sut jamais inventer une allégorie, former un groupe, disposer un tableau. Qu’elle apparût en druidesse ou sous le costume national des paysannes de la Dalécarlie, la ravissante Suédoise pouvait compter sur un triomphe. Un jour, déguisée en Atalante, elle défia le vieux duc de Holstein-Beck à la course, et, vingt ans plus tard, le charme inimitable de ses poses, l’harmonie de ses gestes au moment de lancer la pomme d’or, étaient encore dans tous les souvenirs de cette cour galante et raffinée.

La muse française avait alors tout crédit en Allemagne, les princes eux-mêmes s’évertuaient à la cultiver, témoin cet excellent duc de Wolfenbüttel, Antoine Ulric, et son églogue, en vingt-quatre chants, intitulée les Bergers de Mésopotamie. Quel doux et mélodieux langage parlait le tendre Artamène dans cette poétique élucubration du Théocrite couronné ! Comme on applaudissait, comme on se pâmait d’aise aux trilles de cette flûte pastorale, soupirant le sentimental sur le mode Scudéry ! Il y aurait peut-être une curieuse étude à faire de l’influence du bel esprit français dans certaines cours du Nord à cette époque. L’influence irrésistible que les mœurs espagnoles avaient Elle sur la France au temps de Louis XIII, la France l’exerçait à son tour sur l’Allemagne. Ce n’était point assez que la langue politique de l’Europe fût celle du cardinal de Richelieu : pour écrire leurs mémoires, tourner un billet, scander un quatrain, les gens du bel air ne connaissaient pas d’autre style au monde que celui de Voiture ou de Mme de Sévigné. Je conviens que toutes ces boutades n’étaient pas des chefs-d’œuvre : bien des méchans vers, bien des tristes écrits eurent alors les honneurs de l’impression, qui, sans le souverain ascendant de cette mode, n’eussent jamais vu le jour. En outre l’expression, en changeant de pays, s’altérait souvent ou se modifiait, et de ces variations, compliquées d’un certain goût propre au terroir, d’un grain de germanisme inaliénable, il résultait une sorte de littérature confuse, hétéroclite, et qui nous semble aujourd’hui pleine d’afféterie et de pauvretés.

Que j’étais autrefois un volage berger !
À tout moment, sur la fougère
J’allais de bergère à bergère
Me faire un plaisir de changer ;

 
Mais, depuis que j’ai vu la charmante Sylvie,
Contraint de l’aimer constamment,
Par un extrême changement
Je ne veux changer de ma vie[7] !

Songeons pourtant que ce n’est pas à nous de nous montrer sévères ; cette poésie, cette prose françaises en pays allemand, étaient, en dernière analyse, le plus bel hommage rendu à nos lettres, à notre esprit, à nos mœurs, surtout si nous réfléchissons que, pour réagir contre ce dilettantisme peu à peu passé dans les habitudes du sol, il ne fallut rien moins que cette coalition de génies, à laquelle présidèrent les Lessing, les Herder, les Kant et les Goethe.

En sa qualité de bel esprit et de femme à la mode, Aurore de Koenigsmark ne pouvait qu’obéir à la manie du temps ; elle devait à sa renommée, à son rang, à la position qu’elle occupait à la cour, de sacrifier au dieu Phébus. Combien de poésies françaises, — églogues, bouquets, impromptus, épigrammes, — sont sorties de cette jolie tête ; combien de fois la muse de Mme Deshoulières et de Benserade visita l’aimable Suédoise, — ce sont là des questions que je n’essaierai pas de résoudre, vu le nombre infini des pièces fugitives qu’on attribue à son inspiration. D’ailleurs, la gloire d’Aurore de Kœnigsmark gagnerait-elle beaucoup à ce qu’on exhumât ces rapsodies ? J’ai parcouru le manuscrit de la bibliothèque de Quedlinbourg, et j’avoue à regret n’avoir rien trouvé qui mérite d’être cité dans cette prose métrique, alignée en rimes incorrectes, et qui ressemble plus ou moins à la monnaie courante de l’époque ; une chose pourtant m’a frappé, je veux parler de certaines notes marginales tracées de la main de l’auteur et traitant en style d’Araminthe des sublimités de l’art de la ponctuation !

Du reste, si la spirituelle favorite de l’électeur Frédéric de Saxe ne composa en français que des vers assez médiocres, ses diverses correspondances seront toujours lues avec charme. Ajoutons, pour épuiser la liste de ses talens, qu’elle peignait fort agréablement le paysage et fut de plus une musicienne accomplie. On cite d’elle en cet art de véritables œuvres, entre autres un opéra, les Trois Filles de Cécrops, qui fut exécuté à Wolfenbüttel, sur le théâtre de la cour. L’auteur y jouait un rôle en compagnie du duc Antoine-Ulric, dilettante consommé et qui dès ce temps semblait fonder dans les maisons souveraines de l’Allemagne ce culte des beaux-arts dont la tradition aujourd’hui encore a de si glorieux représentans dans le duc Ernest de Saxe-Gotha[8] et le roi George de Hanovre[9]. Aurore de Kœnigsmark possédait une voix du timbre le plus pur et chantait à ravir. Pour l’agilité, la méthode, le goût, les contemporains la comparent à la Margeretti, qui était alors par toute l’Allemagne la cantatrice en grand renom. Dans l’exécution de certaines mélodies populaires, elle était, dit-on, inimitable. À Stockholm, la reine Ulrique-Éléonore ne se lassait pas d’entendre les trilles et les roulades de son rossignol suédois, comme elle se plaisait à l’appeler. Un jour, Aurore de Kœnigsmark se trouvant en visite à la cour de Hanovre, l’électeur Ernest-Auguste la pria de chanter. En fait de musique, le vieux et corpulent électeur partageait l’opinion du bonhomme Bartholo, et, sous prétexte qu’il ne pouvait souffrir toutes ces gargouillades italiennes, il supplia la gracieuse enchanteresse de le régaler lui et sa cour de quelque mélodie bien franche et dans le style suédois. Aurore obéit aux désirs de l’altesse électorale et chanta divinement un de ces Lieder dont tous ceux qui de nos jours ont entendu Jenny Lind connaissent l’accent mélancolique et si naïvement profond. Quand elle eut fini, un murmure d’admiration s’éleva de partout, et, comme Ernest-Auguste adressait à la noble virtuose les complimens les plus empressés : « Monseigneur, reprit celle-ci dans le pathos du temps, votre altesse électorale a gravement péché contre Apollon et les neuf muses en préférant ces airs barbares aux chants mélodieux que les immortels eux-mêmes semblent prendre à tâche d’enseigner aux humains. Un pareil trait devait attirer sur votre tête la vengeance de l’Olympe courroucé, et je prétends l’exercer au nom d’Apollon en infligeant au duc de Hanovre le supplice d’un grand air d’opéra. » Là- dessus Aurore se remit au clavecin, et, d’une voix vibrante et limpide, entonna un récitatif pompeux auquel succéda bientôt une phrase en style pastoral qui ravit d’aise l’assemblée. Ernest-Auguste, qui détestait les roulades, trouva parfaites les vocalisations de l’adorable cantatrice ; il ne savait qu’admirer davantage du charme exquis de cette musique ou de son incomparable exécution. « En vérité, madame, vous m’avez converti, s’écria-t-il enfin, et je déclare qu’à dater de ce jour l’école d’Italie me peut compter au nombre de ses plus chaleureux partisans ; mais, je vous prie, de quel maître est la composition que nous venons d’entendre ? — Monseigneur, répondit Mlle de Kœnigsmark en rougissant, il ne saurait être ici question d’un pareil terme, et l’auteur de cette ariette a tout au plus des droits au simple titre de dilettante. — Pardon, altesse, interrompit alors le feld-maréchal de Bielke ; mais l’auteur de cette ariette n’est autre que l’auteur des Filles de Cécrops, c’est-à-dire mademoiselle, dont mon orgueil de Suédois me fait un devoir de trahir le secret. — Mais c’est donc une véritable magicienne que cette petite créature ! répliqua l’électeur enchanté. Quand je vous disais, ma mignonne, que les grâces et les muses s’étaient donné rendez-vous autour de votre berceau ! »

Succès évanouis, règne d’un jour, éphémères triomphes dont le souvenir même allait s’affaiblissant ! quelle gloire n’a son déclin ? et qu’il est triste parfois, qu’il est mélancolique et sombre l’horizon où s’éteignent ces astres frivoles applaudis à leur naissance, et qu’à leur apogée un si fastueux éclat environne ! Survivre à sa jeunesse, à sa faveur, à sa fortune, s’attacher, se cramponner quand même à tout ce qui vous quitte, du premier rôle passer au second plutôt que de disparaître courageusement de la scène, sacrifier au bruit, à je ne sais quel besoin dévorant d’occuper le monde, le repos et la dignité de sa vie, vouloir épuiser toutes les coquetteries, les grandes et les moindres, et quand l’âge vous chasse d’une frivolité se réfugier dans une autre comme l’oiseau que traque l’incendie et qui va de branche en branche jusqu’à ce que la flamme, ayant tout consumé, le consume à son tour, — tel est, la plupart du temps, le destin de ces belles pécheresses à qui l’énergie a manqué pour mettre, comme Mlle de La Vallière, un mur d’airain, une infranchissable barrière entre ce qu’on appelle leur grandeur et leur chute. La retraite aux Carmélites est encore ce qu’il y a de mieux pour ces existences exceptionnelles. Lorsqu’elle jeta les yeux sur l’abbaye de Quedlinbourg, Aurore de Kœnigsmark était dans le vrai de sa situation. Seulement il aurait fallu y entrer, ce dont elle se garda bien. Il était dans la nature de cette femme légère, inconsidérée, un peu pédante, de prendre tout par le côté mondain, même le cloître. Ce pédantisme dans la frivolité, ce mélange de superficiel et de doctoral qui caractérise assez la société allemande au XVIIIe siècle, marque d’un trait original les derniers jours de l’infatigable chanoinesse. Souffrante, elle passait des heures à disputer avec son médecin sur le nom grec ou latin de sa maladie, et, qui pis est, elle se traitait elle-même à l’aide de toute sorte d’électuaires et de mixtures qu’elle fabriquait de ses mains. Après avoir cru jadis aux philtres de beauté, après avoir préparé tant et plus de ces eaux miraculeuses pour conserver le teint et la jeunesse, on croyait aux élixirs de longue vie, aux recettes de bonne femme. Ainsi va le monde. Cette fin d’Aurore de Kœnigsmark est d’ailleurs bien la fin d’une vieille coquette ; rien n’y manque, hélas ! ni les tracas de toute espèce, ni les procès, ni le besoin d’argent, chose horrible pour un homme et bien plus horrible encore pour une femme ! En Livonie, en Suède, à Hambourg, dans le duché de Brunswick, où ne plaidait-elle pas ? La réduction et le séquestre d’une part, de l’autre les prodigalités, la mauvaise gestion, les dilapidations continuelles avaient réduit à néant cette immense fortune des Kœnigsmark. Quant aux énormes dépenses qui amenèrent la ruine complète d’Aurore, ce fut son ambition maternelle qui les lui coûta. Au terme de son aventureuse existence, comme si elle eût craint que les agitations ne lui fissent défaut, la noble dame avait rêvé le trône de Courlande pour son fils le comte de Saxe. À nourrir cette chimère, elle consacra les derniers débris échappés au naufrage des biens de sa famille. En dépit de ses incessantes démarches, de ses brigues nombreuses toujours accompagnées de nouveaux sacrifices d’argent, Aurore eut le chagrin de voir échouer tous ses projets. Atteinte à la fois dans son orgueil de femme et dans ses sentimens de mère, son pauvre cœur ne s’en releva pas. Elle comprit que l’heure était venue de quitter un monde où son crédit avait cessé de compter, et ne songea plus qu’à faire une mort digne d’une personne de son mérite et de sa naissance. La comtesse Aurore de Kœnigsmark mourut le 14 février 1728. Les cloches de l’abbaye sonnaient encore pour le trépas de l’illustre chanoinesse, qu’un messager se présenta pour recueillir, au nom de son fils, ce qu’elle pouvait avoir laissé de bijoux et d’argent. Le comte de Saxe se montrait fort pressé de savoir ce que lui rapporterait la mort de cette mère dont il n’avait pas même assisté les derniers instans. On fit droit à sa demande, et l’envoyé du brillant Maurice reçut une somme de cinquante-deux écus, laquelle composait tout le capital légué à ses héritiers par l’ancienne favorite d’un grand prince, par celle qui fut, aux jours de son empire tout-puissant, la souveraine d’un souverain ! Et nunc erudimini !

— Si vous allez à Quedlinbourg, m’avait-on dit à Hanovre, ne manquez pas de vous faire montrer la momie. — Je n’eus garde d’oublier la recommandation. La voilà donc, la reine de beauté, la rivale des Grâces, la muse élégante et folâtre de la plus charmante des cours d’amour ! On prétend que l’air de ces caveaux funèbres a la propriété de conserver les corps. Triste propriété, si l’on en juge à cette espèce de parchemin raccorni, à ce quelque chose de desséché, de jaune, de hideux, qui s’offre à vos regards, dès que le couvercle se lève de cette sépulture fameuse et presque journellement visitée ! Quel luxe de vêtemens ! quelle pompe ! et jusque dans la mort quels riches et galans apprêts ! Jamais fille de Pharaons ne vit s’enrouler autour d’elle si merveilleuses bandelettes. Qu’on se figure ce que le vieux point d’Angleterre a de plus précieux et de plus rare, des flots de malines, des guipures sans prix inondant de leurs trésors une longue robe en damas bleu ; puis ce sont des colliers et des pendans d’oreilles, des bracelets et des anneaux. Partout le diamant et le saphir, l’émeraude et le rubis : il semble que l’antique flamme de ses yeux réside dans ces pierreries. Quel dommage que M. le comte de Saxe ait ignoré tant de richesses, inutilement ensevelies dans le cercueil de sa mère ! À tous ces ornemens, à tous ces joyaux, à toutes ces breloques, il aurait certes trouvé, lui, un emploi plus conforme à leur nature. Ainsi repose, dans l’or de Golconde et les tissus d’Ophir, l’aimable chanoinesse de Quedlinbourg. À sa gauche et à sa droite sont les deux comtesses de Schwarzbourg, ces deux vénérables matrones qui de leur vivant lui jouèrent tant de méchans tours et dont l’influence atrabilaire l’empêcha finalement d’être abbesse. Pauvre femme ! par combien d’agitations et de tourmens secrets, par combien de fatigues, de tribulations, de tracas et de misères elle a dû passer pour en arriver à dormir entre ses deux plus fières ennemies ! « N’aurons-nous pas l’éternité pour nous reposer ? » disait le grand Arnauld. Je ne connais pas d’individus à qui cette parole puisse s’appliquer mieux qu’à certaines personnes exclusivement vouées au monde, et qui, toujours en proie à de nouveaux soucis, à de nouveaux besoins, à des excitations nouvelles, incessamment passionnées de l’affaire du moment, quelle qu’elle soit, dépensent, à tenir leur salon, à régler un quadrille, à conquérir un succès, des qualités qui serviraient à gouverner l’état, et, de frivolités en frivolités, gagnent le terme sans trouver une minute pour se reconnaître. Aurore de Kœnigsmark fut de ce nombre, et si cette riche nature, cette éducation brillante, ces talens, n’ont laissé dans l’histoire qu’une trace fugitive, il faut en accuser le prince égoïste et banal, qui, ne la distinguant en quelque sorte que pour la délaisser, livra au caprice et au malaise d’une agitation désormais stérile une existence dont il avait nonchalamment éveillé les instincts superbes et dominateurs.


H. Blaze de Bury.
  1. Lettre de la princesse Charlotte-Elisabeth de Bavière à la princesse de Galles, née princesse d’Anspach, 28 octobre 1717.
  2. Chez Mme la baronne de Beck, dont le père l’acheta, ainsi que celui de l’électrice Sophie-Dorothée, à la vente d’une célèbre galerie de tableaux.
  3. Un des nombreux hommes d’affaires du comte Philippe, de ce frère dont les deux sœurs recherchaient dès cette époque la trace dans les différentes cours d’Allemagne.
  4. Pœllnitz, Denkwürdigkeiten, Amsterdam, 1728.
  5. Sternberg, Die Frauen des achtzehnten Jahrhunderts ; Leipzig, Brockhaus.
  6. C’est d’Aurore de Kœnigsmark, par le maréchal de Saxe, que descend l’un des plus célèbres romanciers de notre époque.
  7. L’écrivain suédois auquel nous devons la plus récente publication sur les Koenigsmark, M. Palmblad, attribue ces vers au frère d’Aurore, à Philippe de Kœnigsmark, qui les aurait adressés en manière d’envoi à Sophie-Dorothée au moment d’abjurer aux pieds de la princesse la flamme dont il avait brûlé publiquement pour Mme de Platen. Tout mauvais qu’ils soient, ces vers sont-ils bien de lui ? Je n’oserais m’en porter garant, vu le peu de probité du Lauzun hanovrien en fait de choses littéraires. Il me suffira de citer ici une anecdote assez piquante et qui, selon moi, caractérise à la fois et le personnage et le temps. À l’époque de sa liaison avec Philippe, la comtesse de Platen voulut un jour parcourir son cabinet en l’absence du maître. Sur la table un volume était ouvert : c’était un recueil de poésies françaises. Les yeux de M, de Platen s’y arrêtèrent par distraction, et quel fut son désenchantement en retrouvant dans une de ces poésies l’original d’une pièce de vers pleine de tendresse que son amant lui avait donnée naguère comme un produit de sa propre muse !
  8. L’auteur applaudi de Casilda, charmant ouvrage représenté sur plusieurs théâtres de l’Allemagne, et que naguère encore on mettait en scène à Bruxelles.
  9. Du vivant de son père, alors qu’il n’était que prince royal, le roi George composait en grande partie la musique militaire des régimens hanovriens ; mais c’est surtout comme profond connaisseur que j’oserai le citer ici, comme appréciateur excellent des beautés de l’art, de ses ressources, de son génie. Si quelque chose peut consoler de la privation de la vue, n’est-ce point cette subtilité des autres sens qui, chez certaines organisations heureusement douées, équilibre en quelque sorte à la longue la somme des perceptions ? Le roi de Hanovre en offre un remarquable exemple. Il y a du voyant dans sa manière de comprendre les maîtres, d’en causer, d’analyser ses sensations. J’ai dans le temps eu confidence de quelques pages attribuées à l’auguste penseur, et qui, pour l’élévation philosophique du jugement, la suprême délicatesse du goût, l’ingénieux et le trouvé, me rappelaient ce que Novalis a écrit de parfait en ce genre.