La Commune de Paris et l’annexion de la banlieue

La Commune de Paris et l’annexion de la banlieue
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 931-954).
LA
COMMUNE DE PARIS
ET
L’ANNEXION DE LA BANLIEUE



Bien des cités en France ont vu s’éloigner d’elles à certain jour le courant de la population et des affaires, et sont entrées dans la période d’un déclin et d’un affaiblissement dont aucun effort n’a pu les relever ensuite. De nouvelles routes livrées à la circulation, d’autres débouchés offerts au commerce, un port ouvert à la marine, le déplacement d’un tribunal ou d’une préfecture, ont suffi le plus souvent pour opérer de tels changemens et amener ces rapides décadences. La ville de Paris ne connaît point de pareils retours de fortune; placée au centre du pays, qu’elle domine, elle n’a point cessé de s’embellir et de s’étendre; tout ce qui a favorisé la locomotion, multiplié les échanges et enrichi le commerce, lui a profité, depuis les diligences jusqu’aux chemins de fer, depuis la découverte du Nouveau-Monde jusqu’à la conquête d’Afrique. C’est le privilège des capitales de grandir sans cesse et de survivre à tous les changemens, à toutes les commotions qui arrêtent le mouvement et la vie sur d’autres points dans un état. Il semble qu’elles n’aient d’autre destinée que de reculer éternellement leurs limites devant le flot toujours grossissant d’une population qui déborde. Il y a quinze ans à peine, une immense enceinte était élevée autour de Paris, loin des monumens et des splendides édifices que la munificence des siècles y a accumulés. Que de colères, on ne l’a point oublié, souleva cette œuvre hardie, ce grand et admirable projet de défense! Ne cachait-il point une arrière-pensée de despotisme, une ténébreuse machination contre l’indépendance de la population parisienne? On sait maintenant, hélas! si le gouvernement de 1830. auquel revient l’honneur de cette conception, tenait beaucoup à tirer sur le peuple. Or le redoutable rempart servira bientôt peut-être de mur d’octroi, et protégera tout d’abord les finances de la ville contre la fraude et la contrebande.

Cette nouvelle extension d’une commune déjà si considérable sollicite vivement l’attention publique, et les enquêtes ouvertes par le gouvernement témoignent assez de l’appel qui est fait à toutes les lumières sur le projet qui s’élabore, et dont l’appréciation est réservée au pouvoir législatif. Il y a là plus d’un intérêt à mesurer, plus d’un problème à résoudre. De tout temps, Paris a exercé sur le reste du pays une influence considérable; mais en lui souvent on a confondu la ville et le gouvernement, la gestion municipale et l’action administrative, ce qui est en un mot le fait de la commune et ce qui est le fait de l’état. Pour un grand nombre encore, c’est l’Hôtel-de-Ville qui fait les révolutions, quand il ne songe qu’à faire ses propres affaires. D’un autre côté, dans la mesure proposée, il y a, ce nous semble, autre chose à considérer qu’un simple agrandissement de commune; la puissante centralisation qui s’est manifestée à Paris depuis quelques années surtout mérite non moins d’attention. Est-il nécessaire que la capitale devienne la plus grande ville commerciale et manufacturière de France, ou bien doit-elle s’appliquer à conserver dans le monde la brillante renommée qu’elle s’est acquise par la rare perfection des produits qui exigent le plus d’art et de goût?

Arrêtons-nous d’abord au régime administratif de la ville de Paris, et demandons-nous sous l’influence de quelles institutions le courant de cette grande population a traversé les siècles, emportant avec lui des générations de rois et de princes, de bons et de mauvais ministres, d’agens fermes ou corrompus, tant de honte et de gloire, tant de vertus et de vices; quelle a été la constitution spéciale de la municipalité parisienne au milieu de tant de constitutions politiques qui se sont succédé en France. Il n’est point indifférent en effet de voir quelle a été la part de l’élément municipal dans l’organisation passée de la première de nos communes, et de connaître celle qui pourrait lui être réservée de nos jours.


I.

La question de savoir si la commune de Paris doit être municipalisée, c’est-à-dire organisée suivant les statuts qui régissent les autres communes de France, a été souvent agitée depuis un demi-siècle. Le régime municipal a-t-il là comme ailleurs ses profondes racines engagées dans la société? Oui, sans doute : le régime municipal de Paris n’a pas eu d’autre origine que celui des autres communes; il est descendu des Gaules à travers l’empire romain, et a vécu de sa vie propre du jour même où une peuplade s’est trouvée réunie dans l’île étroite de la Cité. On en convient, mais on ajoute que la situation exceptionnelle de Paris au milieu des autres communes exige une organisation spéciale. Il y a là en effet une curieuse remarque à faire, un point fort important à observer. La commune, à prendre les choses dans leur véritable acception, est une grande famille; le lien qui réunit sous le rapport de certains devoirs et de certaines charges un nombre donné d’individus suppose une agglomération relativement limitée ; là, ainsi que dans la famille, à mesure que le cercle s’étend, les liens de l’association et de la solidarité communale s’affaiblissent : une agglomération de quinze cent mille âmes n’est point un état, mais c’est déjà plus qu’une commune. Aussi qu’arrive-t-il dans ces grands centres de population? Par la force même des choses, l’élément communal se reconstitue, se reforme de lui-même; il se trace une nouvelle sphère moins étendue, plus ramassée, où chacun peut se toucher et se connaître : la grande commune se divise en groupes, en sections ou arrondissemens, et chaque division devient un centre où se rétablissent les liens naturels de la solidarité et de l’association municipales. Voilà comment s’expliquent les diverses transformations qu’a subies l’organisation municipale de Paris : une seule agglomération apparaît d’abord, et puis à mesure que la cité grandit et s’étend, les agglomérations secondaires se forment autour du centre commun, et se resserrent comme pour se fortifier dans un mutuel effort. Ce n’est point là le résultat du hasard; c’est la manifestation naturelle d’une grande loi qui a constitué partout, d’après les divers degrés de développement de la population, la famille, la commune et l’état. Cette loi, il faut l’étudier pour ne pas la blesser dans ses exigences, et en accepter résolument l’empire; vainement la royauté absolue voulut-elle la méconnaître, vainement chercherait-on à en éluder les irrésistibles effets; un jour ou l’autre elle se révèle et s’impose d’elle-même.

A Londres, l’élément féodal et l’élément municipal se sont amalgamés et confondus d’une manière étrange, et de là est résulté un fait assez surprenant au premier aspect. La Cité, c’est-à-dire le premier centre municipal de Londres, s’administre librement, et jouit de certaines franchises; mais l’immense population qui a débordé à la longue dans tous les sens, et s’est étendue en dehors de l’enceinte primitive, s’est groupée en paroisses sans emporter avec elle les immunités et les franchises de la Cité, bien qu’elle constitue aujourd’hui plus des trois quarts de la ville même. Pourquoi ces immunités et ces exclusions, pourquoi la liberté municipale d’un côté et rien de l’autre? Cela vient sans doute de ce qu’on a vu dans le régime de la Cité non la loi naturelle de l’association communale, mais une espèce d’octroi du pouvoir royal, un privilège des temps anciens que l’on a restreint alors comme un privilège, et qui, malgré les développemens successifs de la ville, est demeuré soigneusement renfermé dans les limites de la Cité. On sait en effet qu’en Angleterre plusieurs rois se sont efforcés de placer le principe des droits municipaux dans des chartes, ce qui permit un jour à Charles II de mettre en question la légitimité des droits de la plupart des cités en leur prescrivant d’exhiber leurs titres. Deux cents villes qui n’en avaient plus ou n’en avaient jamais eu furent ainsi obligées d’implorer la bienveillance du prince et d’accepter comme une faveur ce qui pour elles était un droit. Londres ne fut point plus ménagée que les autres villes. Là, le droit municipal s’est donc en quelque sorte immobilisé; il n’appartient point, à vrai dire, à la population, il appartient aux maisons et aux murs de la Cité ; ce sont les murs et les maisons qui le confèrent aux habitans. La même erreur a été fort longtemps accréditée en France : Louis le Gros était considéré comme le fondateur des communes; il semblait qu’avant lui la liberté municipale fût inconnue, et qu’on n’en dût les bienfaits qu’à sa générosité. Grâce aux révélations de l’histoire et à l’étude du droit public, le jour s’est fait sur ce point. Sans contester à la royauté ce qu’elle a fait un moment pour les communes opprimées par la féodalité, on ne considère plus avec raison la liberté municipale en France comme une concession ou comme un privilège, mais comme un droit naturel et imprescriptible pour les populations[1].

Hâtons-nous de remarquer cependant qu’au fond de l’organisation administrative de la Cité de Londres, il existe un élément tout à fait étranger au régime municipal, et qui à la rigueur ne peut survivre au milieu d’institutions libérales que par une faveur spéciale ou en vertu d’une concession exceptionnelle dans un pays comme l’Angleterre : nous voulons parler de ces jurandes, de ces corporations d’arts et métiers semblables à celles qui furent instituées à Paris par les soins d’Etienne Boileau au XIIIe siècle. La Cité se partage en quatre-vingt-dix corporations, à la tête desquelles les livery men, possédant au moins 25,000 francs de fortune, concourent à la nomination du lord-maire et des shérifs; mais là se révèle un côté remarquable des mœurs anglaises et des sentimens qui animent l’aristocratie dans ce pays libéral : les plus grands personnages ont toujours tenu à honneur de faire partie des corporations de la Cité. Jacques VI appartenait à celle des drapiers, le duc de Wellington à celle des tailleurs, le prince Albert et lord Palmerston figurent dans celle des marchands de poisson. Ainsi le prince et l’ouvrier, l’homme d’état et le marchand ne craignent pas de se rapprocher dans ce pays; ils font mieux, ils s’estiment. Aussi à certain jour, à certaine heure, n’y a-t-il plus de noblesse, de bourgeoisie et de peuple en Angleterre; il y a une nation compacte, serrée, unie de cœur et d’esprit, qui se divise sur des détails, mais ne fait qu’un tout lorsqu’il s’agit d’une question d’intérêt social ou de la liberté de ses institutions.

A Paris, l’association municipale n’apparaît d’abord que sous la forme d’une corporation de nautes ou de mariniers, parce qu’à l’origine en effet le régime municipal était surtout destiné à protéger l’industrie et les intérêts commerciaux de la population : longtemps il se concentre dans le règlement de la navigation; mais lorsque la ville se répand sur les deux rives du fleuve, lorsque des besoins nouveaux se produisent, il se dégage peu à peu des intérêts purement commerciaux et se révèle avec son véritable caractère. La puissante corporation des marchands de l’eau, la hanse parisienne, fut la dernière manifestation du régime qui présidait dans l’origine au gouvernement de la cité; le parloir aux bourgeois ou bureau municipal était appelé avec raison la maison de la marchandise, car, si l’on y réglait les affaires municipales, on y débattait aussi les questions de commerce maritime que les privilèges de la cité faisaient naître. De là encore cette barque marchande qui figure dans les armes de la ville, et que l’orgueil municipal ou l’ignorance avait ridiculement transformée, à une époque récente, en un superbe vaisseau ponté tel que n’en portèrent jamais les modestes eaux de la Seine. La commune de Paris a traversé toute la période féodale sans perdre aucune de ses prérogatives. C’est peut-être la seule commune en France où le régime municipal fût resté intact. Faut-il en glorifier les magistrats municipaux de cette époque? Oui assurément, puisqu’ils s’étaient faits puissans; mais il est juste aussi de reconnaître que le voisinage de la royauté fut pour leurs droits une utile sauvegarde. Paris ne fut donc point une commune jurée, car il jouissait des franchises que revendiquaient alors les autres communes; le mouvement municipal du XIIe siècle ne lui apporta point de charte, et ce fut un malheur peut-être, car si Paris n’eut point de charte ainsi que les autres communes, de son côté la royauté n’avait point de constitution. Où s’arrêtaient les droits de la ville ? où commençaient ceux du roi ? Aucun acte législatif ne l’indiquait. Dans ce contact de deux pouvoirs distincts et non définis, des froissemens étaient inévitables ; nous n’avions point alors de droit public réglé, l’arbitraire était la grande loi en beaucoup de choses, et souvent, il faut le dire, la royauté y eut recours pour détacher du parloir aux bourgeois certaines attributions, certaines prérogatives dont la possession avait pour base un droit traditionnel et un usage immémorial. D’un autre côté, à mesure que la ville s’agrandit, quand elle devint le siège permanent de la royauté et du parlement, le pouvoir municipal dut lui-même se retrancher dans de plus étroites limites ; il y eut dans le même lieu les choses du gouvernement et les choses de la commune, la charge particulière des habitans et la dette du pouvoir central. Alors commença à se produire dans les comptes de la commune cette distinction qui existe encore de nos jours. Ainsi la croisée des deux grandes rues centrales, qui était au point où se rencontrent aujourd’hui la rue de Rivoli et le boulevard de Sébastopol, était entretenue par le roi, les autres rues par la commune elle-même ; la voirie de Paris est encore pour partie à la charge de l’état.

Tant que le pouvoir municipal fut dans toute sa plénitude, la commune fut représentée par un conseil électif, à la tête duquel étaient le prévôt des marchands et ses adjoints ou échevins ; les attributions du corps municipal embrassaient, outre la navigation de la Seine jusqu’à Mantes, qui donnait lieu à des perceptions importantes au profit de la ville, l’administration des biens et la police de la cité. On retrouve les divers élémens de ces attributions dans les documens émanés du bureau de la ville et dans les actes publics du temps. Au XIIe siècle, un prévôt de Paris fut placé par le roi à côté du prévôt des marchands, et dut s’occuper essentiellement de la police judiciaire et des actes d’administration publique, qui en général rentrent aujourd’hui dans les attributions du préfet de police et du préfet de la Seine. Le parloir resta plus spécialement chargé des affaires de la commune, et ses actes perdirent dès lors tout caractère politique. Peu à peu cependant la royauté, plus dominante depuis l’abaissement de la féodalité, voulut attirer à elle jusqu’à l’action municipale, et alors commence une lutte inégale que la bourgeoisie parisienne soutint néanmoins avec ardeur, mais qui, après une longue et courageuse résistance, aboutit à sa défaite. Alors que devient le droit d’élection ? Il disparaît avec toutes les autres prérogatives municipales, et il n’en reste plus qu’une vaine image dans le choix des nouveaux administrateurs de la cité ; le roi désigne les candidats qu’il préfère, et sa volonté est obéie. En 1570, la population parisienne rentra pour quelque temps dans ses franchises municipales, mais ces franchises lui furent bientôt retirées de nouveau, et le prévôt des marchands, soumis en toutes choses au bon plaisir de la couronne, perdit son caractère essentiel de représentant de la commune, et devint un étranger pour la population.

Si l’on s’arrête maintenant au mode d’organisation de la commune, on verra que la transformation que nous avons signalée plus haut s’était opérée longtemps avant la révolution, bien qu’elle n’eût pas été suffisamment observée dans son principe. Ainsi, dès le XIIe siècle, la commune avait été divisée en quatre parties ou quartiers : l’île de la Cité, l’Université, la Grève et Saint-Jacques-la-Boucherie; de là les quarteniers de la ville, ou préposés de la municipalité dans chacune des quatre divisions. Le nombre des quartiers fut doublé avec l’enceinte de Philippe-Auguste, et porté à huit, puis à seize, avec de nouvelles délimitations de la commune. De là sortirent en 1795 les douze arrondissemens actuels. Cependant à la fin du XVIIe siècle la vie municipale était éteinte aussi bien à l’Hôtel-de-Ville que dans les différentes subdivisions administratives de la cité. La vénalité avait altéré les différentes fonctions municipales à tous les degrés. Paris offrait depuis longtemps un aspect étrange. Montesquieu écrivait déjà en 1740 que Paris dévorait les provinces, et rien n’était plus vrai; mais cela ne voulait pas dire que la municipalité parisienne était prépondérante : cela signifiait que le gouvernement, à force d’attirer dans ses bureaux les grandes et les petites affaires, de toucher et de présider à tout, à force de comprimer toute action et toute initiative au loin, avait fini par concentrer le mouvement et la vie du pays tout entier dans la capitale, qui grandissait hors de toute proportion et avec une rapidité singulière. « Cette révolution, a fort bien observé M. de Tocqueville, n’échappait pas au gouvernement, mais elle ne le frappait que sous sa forme la plus matérielle, l’accroissement de la ville. Il voyait Paris s’étendre journellement, et il craignait qu’il ne devînt difficile de bien administrer une si grande ville. On rencontre un grand nombre d’ordonnances de nos rois, principalement dans le XVIIe et le XVIIIe siècle, qui ont pour objet, d’arrêter cette croissance. Ces princes concentraient de plus en plus dans Paris ou à ses portes toute la vie publique de la France, et ils voulaient que Paris restât petit! On défend de bâtir de nouvelles maisons, ou l’on oblige de ne les bâtir que de la manière la plus coûteuse, et dans les lieux peu attrayans qu’on indique à l’avance. Chacune de ces ordonnances constate, il est vrai, que, malgré la précédente, Paris n’a pas cessé de s’étendre. Six fois pendant son règne, Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d’arrêter Paris, et y échoue : la ville grandit sans cesse, en dépit des édits; mais sa prépondérance s’augmente plus vite encore que ses murailles. Ce qui la lui assure, c’est moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui arrive au dehors. Dans le même temps en effet, les libertés locales achevaient de plus en plus de disparaître; les symptômes d’une vie indépendante cessaient; la dernière trace de l’ancienne vie publique était effacée. Ce n’était pas pourtant que la nation tombât en langueur ; le mouvement y était au contraire partout, seulement le moteur n’était plus qu’à Paris[2]. »

L’assemblée constituante fit refluer la vie municipale sur tous les points de notre pays; elle rendit aux communes l’initiative qu’elles avaient perdue, et débarrassa le gouvernement du soin de tout ce qui était en dehors du domaine général et politique. Le droit électoral fut rendu à la population parisienne, et l’Hôtel-de-Ville redevint le véritable parloir aux bourgeois. «Quelle heureuse circonstance, s’écriait Mirabeau, que celle où la capitale, en élevant sa municipalité sur les vrais principes d’une élection libre, faite par la fusion des trois ordres dans la commune, avec la fréquente amovibilité des conseils et des emplois, peut offrir à toutes les villes du royaume un modèle à imiter! » Et l’on s’accorde à dire que les nouveaux mandataires de la cité se montrèrent dignes de la mission qui leur fut confiée par la population elle-même. D’où vient cependant cette espèce de discrédit que l’on cherche à jeter sur le gouvernement municipal de Paris? De ce qu’on lui suppose une redoutable influence sur les destinées du pays tout entier. Et cette préoccupation même, d’où vient-elle? De la plus déplorable confusion de dates et d’événemens. Une commission insurrectionnelle s’empare un jour violemment de l’Hôtel-de-Ville, et en fait le centre de la plus exécrable dictature dont la France ait gardé le souvenir. Cette commission marche de forfait en forfait et répand la terreur dans le pays. Voilà, dit-on, le résultat des libertés municipales à Paris! Mais quoi! le corps municipal désigné par le suffrage des habitans était encore en plein exercice le 10 août 1792. Ce jour-là, l’agitation régnait dans la ville. L’émeute menaçait de se porter au château; le roi et sa famille s’étaient retirés au sein de l’assemblée nationale. Quelques sections de Paris prononcent d’elles-mêmes la déchéance de la municipalité; des commissaires sont chargés, au milieu de la nuit, de s’emparer de l’Hôtel-de-Ville et de notifier aux magistrats municipaux en exercice l’arrêté de déchéance que voici : « L’assemblée des commissaires de la majorité des sections, réunis en plein pouvoir pour sauver la chose publique, a arrêté que la mesure que la chose publique exigeait était de s’emparer de tous les pouvoirs que la commune avait délégués, et d’ôter à l’état-major l’influence dangereuse qu’il a eue jusqu’à ce jour sur le sort de la liberté, considérant que ce moyen ne pouvait être mis en usage qu’autant que la municipalité, qui ne peut jamais agir que par les formes établies, serait suspendue de ses fonctions, a arrêté que le conseil-général de la commune serait suspendu. » Ainsi cet étrange arrêté, pris on ne sait comment, on ne sait par qui, rayait la municipalité librement choisie par les citoyens, parce que, « obligée d’agir par les formes établies, » elle n’était pas sans doute à la hauteur des crimes que méditait une poignée de scélérats. Cette commission insurrectionnelle prend donc place à l’Hôtel-de-Ville et en chasse la municipalité. Qui cependant pourrait confondre cette commission, sortie de l’émeute, avec les conseillers de ville qu’elle avait chassés? Si cette commission a pris le nom de commune de Paris, et si elle a usurpé ce titre pour le flétrir et le déshonorer, à qui donc faut-il s’en prendre? Mais on évoque encore les événemens de 1814, de 1830; on s’élève contre les adhésions et les proclamations sorties à ces époques de l’Hôtel-de-Ville. C’est toujours la même confusion de dates et de faits. En conscience, faut-il donc s’attaquer si fort à cette adhésion de l’Hôtel-de-Ville au gouvernement royal de 1814 après tant d’autres adhésions, après celle du clergé, après celle du grand corps de l’état qui retrouvait juste la parole pour apprendre lui-même au pays jusqu’où étaient allés son mutisme et sa docilité? On n’y a pas réfléchi : en 1814 comme en 1830, le conseil municipal de Paris n’était nullement le produit de l’élection. Le conseil municipal de 1814 avait été choisi par Napoléon, celui de 1830 par Charles X; il n’existait plus de liberté municipale en France depuis la constitution de l’an VIII : les maires et les adjoints étaient choisis par le chef de l’état, les conseillers municipaux par le préfet de la Seine. Les attributions des maires avaient été réduites à l’état civil et à la présidence des bureaux de bienfaisance; mais ces magistrats trouvaient un dédommagement dans des faveurs personnelles et dans le prestige de hautes distinctions : Napoléon avait décidé qu’après cinq ans d’exercice, les maires et adjoints de Paris seraient membres de la Légion d’honneur, et que le doyen du conseil municipal serait appelé au sénat. Le conseil municipal, composé d’abord de vingt-quatre membres, avait bientôt été réduit à seize. « Ses fonctions, dit un ancien préfet de la Seine, M. de Laborde, étaient bornées à délibérer et à voter sur les questions qui lui étaient soumises, sans aucune initiative ni contrôle des opérations de l’administration. »

Il serait donc temps de rendre quelque justice à ce qu’on appelle la municipalité de Paris et de ne plus la confondre avec les produits de l’émeute ou avec les commissions qui n’ont point l’élection pour base. La liberté municipale gagnerait beaucoup à être sérieusement étudiée aux différentes phases de l’histoire de Paris; on arriverait promptement à reconnaître qu’elle a toujours été plus avantageuse que nuisible au pouvoir central. Le roi Henri IV ne s’y était pas trompé. Il proclamait hautement que la liberté municipale importait aussi essentiellement à l’administration de la grande cité qu’à la nature des aptitudes et de l’esprit de la population parisienne. « Il faut, disait-il, un aliment à l’intelligence élevée, à l’activité prodigieuse des Parisiens : nos prédécesseurs ont sagement fait de mettre en pratique cette utile vérité. Les franchises municipales accordées avec libéralité par les rois de France aux Parisiens ont eu pour résultat d’associer les plus dignes d’entre eux à l’administration de leur ville bien-aimée, dont ils dirigent les affaires avec talent et honnêteté. Ces franchises portent-elles atteinte à l’autorité royale et souveraine? Pas le moindrement. Qu’ils assainissent Paris, qu’ils embellissent cette capitale, cela n’empêche pas que le roi de France ne sente sous sa main battre le cœur du pays. — Ceux-là servent mal la royauté, qui veulent qu’elle absorbe tout. Épargnons-lui au contraire les questions secondaires, afin que son attention ne soit pas distraite des principales. N’isolons pas le peuple de la royauté; il l’aimera, s’il participe à son action. » C’était là tout à la fois bien dire et bien penser : c’était penser en souverain qui connaît bien le peuple, et surtout le peuple de Paris.

On n’a pas oublié que la vie municipale avait été rendue à la commune de Paris par le gouvernement de 1830. La loi du 20 avril 1834 soumettait à l’élection les membres du conseil municipal de Paris et ceux du conseil-général de la Seine. Les maires de chaque arrondissement de Paris étaient choisis par le roi sur une liste de douze candidats nommés par les électeurs de l’arrondissement. C’est sous l’empire de ce régime que les intérêts de la cité ont été administrés jusqu’en 1848, et dans cette période la population parisienne a prouvé qu’elle n’avait point démérité de ses anciennes franchises. Il ne faut être injuste envers aucun régime, ni fermer les yeux sur les services d’aucune époque. Si le conseil électif n’a jamais disposé de ressources aussi considérables que la commission municipale actuelle, son passage aux affaires a été marqué néanmoins par de grandes et salutaires mesures. La ville de Paris lui doit son assainissement dans les quartiers populeux, ses grands canaux souterrains, les premières voies de communication importantes autour des marchés, dans la Cité et le quartier des écoles, la régularisation de tous les services de la ville, et avec tout cela l’équilibre de son budget. De 1830 à 1848, cent douze rues ont été ouvertes dans Paris; une foule de monumens, à la tête desquels il faut placer l’Hôtel-de-Ville, ont été construits, achevés ou restaurés, et le dernier magistrat auquel la confiance du roi avait remis l’administration parisienne, M. Le comte de Rambuteau, avait acquis dans l’exercice tout paternel de ses fonctions une popularité dont le souvenir survit encore. On a cependant critiqué l’économie de l’ancien conseil municipal; aurait-il mieux valu qu’on eût à blâmer sa prodigalité? Il restait à régler le mode d’administration de la commune; on doit regretter que la loi spéciale promise à la population parisienne dès 1837 n’ait point vu le jour, et que la plus fâcheuse incohérence ait continué de subsister dans le régime administratif de la ville. Depuis la loi du 5 mai 1855, la nomination du conseil municipal de Paris, des conseils municipaux et du conseil-général de la Seine, est retournée au pouvoir exécutif, de telle sorte que l’on peut dire encore aujourd’hui avec Henrion de Pansey que la reine des cités est étrangère à l’administration de son patrimoine et à la gestion de ses revenus.

Telles ont été les principales phases de la vie municipale à Paris. Il faut s’attacher maintenant au mouvement de la population parisienne, à son accroissement si considérable et si subit, en essayant de remonter aux causes d’un fait qui peut avoir d’aussi graves conséquences pour le pays.


II.

On estime à peu près à 400,000 âmes l’excédant dépopulation que l’annexion de la banlieue verserait dans Paris et ajouterait au chiffre déjà si élevé de la population actuelle. Sur ce point, une grande crainte, — n’était-ce qu’un préjugé? — agitait l’esprit de nos anciens rois; ils n’ont jamais reculé les limites de Paris qu’à leur corps défendant, et chaque fois qu’ils ont englobé la population suburbaine dans de nouvelles murailles, ils ont essayé par des défenses souvent réitérées d’empêcher les faubourgs de se reformer au dehors, voyant des dangers certains dans les agrandissemens trop rapides de la ville. « Ainsi, disait le préambule du règlement de 1672, ils avoient sagement prévu qu’en cet état de grandeur où ils l’avoient portée, elle devoit craindre le sort des plus puissantes villes, qui ont trouvé en elles-mêmes le principe de leur ruine, et étant difficile que l’ordre et la police se distribuent dans toutes les parties d’un si grand corps, cette raison les avoit portés à la réduire et les faubourgs d’icelle dans des limites justes et raisonnables, faisant défense de les étendre au-delà. » Un siècle plus tard, le marquis de Mirabeau disait que les capitales sont nécessaires, mais que si la tête devient trop grosse, le corps devient apoplectique, et tout périt. C’était toujours, on le voit, la même pensée, sinon la même crainte. avec une préoccupation de plus à l’endroit des intérêts généraux du pays. On voit que 1789 approche, les idées économiques s’élèvent et généralisent les faits; bientôt, désignant les mêmes choses par d’autres mots, on parlera de la centralisation et de ses excès, et là sera la formule du langage moderne. La centralisation normale ou excessive se révèle avant tout par la population; pour saisir son caractère et ses causes, pour mesurer, autant qu’il est donné de le faire, ses conséquences immédiates ou lointaines, en un mot le bien ou le mal dont elle peut être la source, il est donc nécessaire de l’étudier dans l’état et dans le mouvement de la population.

Les 1,100,000 habitans qui vivent actuellement sur le sol parisien peuvent se diviser en deux grandes parts : (500,000 environ demandent leurs moyens d’existence à l’industrie proprement dite; les 500,000 autres composent la classe des commerçans de tout ordre, des propriétaires ou rentiers, des hommes voués aux carrières libérales, des fonctionnaires, le clergé, les domestiques, le personnel des hospices, des établissemens de bienfaisance et des prisons. Tel est, à peu de chose près, le classement qu’il est permis de faire d’après le dernier recensement de la population et la remarquable enquête de la chambre de commerce sur l’industrie de Paris. On compte dans l’industrie 342,000 ouvriers environ; on a fait le calcul de la rétribution journalière de ces ouvriers. Si l’on retranche de leur nombre les apprentis, on trouve que 205,000 hommes ne gagnent que 2 fr. 49 cent, par jour, et que le salaire de 113,000 femmes ne dépasse pas 1 fr. 7 cent. « Sur un nombre aussi considérable de travailleurs, dit l’enquête de la chambre de commerce, une population dont les principaux traits de caractère sont une grande vivacité d’esprit, une remarquable facilité à s’emparer d’idées nouvelles, un goût prononcé pour le plaisir, une énergie de travail plutôt instantanée que persévérante, et l’habitude de l’épargne encore peu développée, l’effet des commotions politiques est prodigieux et amène les conséquences les plus graves. Dans les crises commerciales et industrielles qui se prononcent de temps à autre à des époques plus ou moins rapprochées, le ralentissement des affaires est graduel, il est bien rare même qu’il s’étende sur toutes les branches d’industrie à la fois; le mal est le plus souvent partiel. Il n’en est pas ainsi lorsqu’un événement politique arrive, lorsqu’une révolution éclate : alors tout s’arrête à la fois, la tâche commencée ne s’achève pas, et tout semble mis en question quant à l’existence même des travailleurs. Une aspiration générale vers un bien-être imaginaire s’empare alors facilement des esprits : les uns se laissent entraîner par des idées généreuses en apparence et par des paroles sonores, d’autres ne demandaient qu’un prétexte pour rester oisifs, tous abandonnent le travail. Des gens sans aveu, rebut de toutes les professions, se mêlent autant qu’ils le peuvent à ceux qui étaient de véritables travailleurs, et ce sont eux qui font entendre les plus vives clameurs. » La triste expérience de ces derniers temps a démontré la parfaite exactitude de ces observations; on sait qu’il y a dans la population ouvrière de Paris une certaine phalange mobile qui n’atteignait guère que le chiffre de 8,000 têtes en 1851. Quelques-uns de ces ouvriers viennent faire un séjour passager: ils cherchent à recueillir des salaires avec l’espoir de remporter des épargnes, ils n’ont point avec eux de famille et sont peu nombreux; mais d’autres viennent cacher, en se perdant dans la foule, de mauvais instincts ou de fâcheux antécédens. Ce mode incessant de recrutement de la population parisienne, selon la chambre de commerce, est un des grands obstacles que rencontre le perfectionnement moral des travailleurs. Et cependant que de progrès se sont accomplis déjà dans l’éducation morale de la classe ouvrière de Paris ! Quel contraste entre cette partie de la population et celle des principales villes de l’Angleterre ! Parcourez les faubourgs de Paris un jour de repos; toujours vous y verrez l’ouvrier convenablement tenu, toujours aussi vous le trouverez poli, empressé dans les mille petits services qu’on se doit à tout instant dans une grande ville. Il faut heureusement ranger dans une catégorie restreinte parmi les ouvriers les hommes grossiers et entièrement dépravés. Il y a d’un côté les hommes rangés et ayant une vie de famille, il y a de l’autre les ouvriers imprévoyans, qui dépensent follement leur salaire et sont ensuite dépourvus de ressources lorsque viennent les mauvais jours; mais, même parmi ces derniers, il y a bien des distinctions à faire, et de nombreux degrés séparent encore l’imprévoyance de l’abrutissement, de l’immoralité et surtout du crime. Nulle part on ne trouverait à faire dans Paris de ces peintures hideuses dont les bas quartiers de Liverpool et de Manchester ont été le sujet, et qui attestent tout à la fois la brutalité morale et physique du peuple dans ces grands centres manufacturiers. Il y a d’ailleurs dans la superposition des rangs de la population parisienne cette étroite cohésion qui rapproche le haut et le bas de la société : tout patron a été ouvrier, tout commerçant a été commis; les plus riches sont ceux-là précisément qui sont partis de plus bas; les plus estimés et les plus influens sont ceux qui n’ont point oublié leur modeste origine. De là cette espèce de solidarité entre le magasin et l’atelier, de là cette mutuelle estime entre celui qui commande aujourd’hui et celui qui pourra commander demain. En 1848, dans les plus mauvais jours, plus d’un chef d’atelier a su contenir ses ouvriers et les enlever aux barricades par le seul ascendant de sa paternelle et bienfaisante autorité.

Il existe à Paris 334,000 ouvriers sédentaires, et l’on s’est demandé si ce chiffre n’était pas excessif et en dehors des besoins du commerce et de l’industrie. Nous ne saurions le dire; mais il faut remarquer qu’en général la fabrication parisienne ne ressemble guère à celle des autres contrées : les travaux y sont assez divisés pour que les besoins les plus instantanés puissent être satisfaits, et ils le sont quelquefois dans les industries de luxe avec une rapidité qui tient du prodige. « Pour qu’un homme vive délicieusement, disait à ce sujet Montesquieu, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s’est mis dans la tête qu’elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure ; il faut que dès ce moment cinquante artisans ne dorment plus, et n’aient plus le loisir de boire et de manger; elle commande, et elle est obéie plus promptement que ne le serait notre monarque, parce que l’intérêt est le plus grand monarque de la terre. » Il est naturel de penser que la population ouvrière a suivi le mouvement de la population générale; mais ce mouvement, quelle en a été la marche dans Paris? Il faut à cet égard interroger les statistiques, et pour les avoir exactes il est prudent de s’arrêter à 1817, époque à laquelle les dénombremens ont commencé à être faits avec un soin qui ne s’est jamais démenti depuis. Or, de 1817 à 1851, la population parisienne a suivi la progression suivante :


1817 713,966 âmes.
1831 785,852 —
1836 868,438 —
1841 935,261 —
1846 1,053,897 —
1851 1,053,262 —

Ainsi de 1817 à 1851, c’est-à-dire dans une période de trente-cinq années, la population de Paris s’est accrue de 323,000 âmes. Dans ce chiffre, l’excédant des naissances sur les décès figure pour 78,000; l’augmentation due à d’autres causes est de 244,800. Si l’on consulte le mouvement de la population dans la plupart des grandes villes de France, on peut voir qu’il se rapproche beaucoup lui-même de cette progression. Il a été partout le résultat du développement régulier du commerce et de l’industrie.

Mais, pour les communes placées entre le mur d’octroi de Paris et l’enceinte continue, les choses ont marché bien autrement. Là, dans ces dix dernières années, le chiffre de la population s’est élevé tout à coup à des proportions considérables, ainsi que le constate M. Le préfet de la Seine dans son rapport à la commission départementale. « L’augmentation de la population de la Seine, dit ce magistrat, qui n’a pas été moindre de 21 pour 100 de 1851 à 1856 pour le département, n’a produit que 11 pour 100 dans Paris, tandis qu’elle a donné 61 pour 100 dans la banlieue suburbaine et 31 pour 100 dans la banlieue extérieure. » M. Le ministre de l’intérieur signalait lui-même dans son rapport que de 1841 à 1856 la population suburbaine s’était élevée de 114,315 à 351,596 habitans, et dans ces dernières années la progression a suivi une marche beaucoup plus rapide encore. Dans la plupart des communes suburbaines, à la Villette, à Belle ville, les terres et les jardins ont fait place aux ateliers; le terrain qui se vendait à l’arpent ne se vend plus qu’au mètre; la Villette compte dix-sept groupes d’industrie, et son conseil municipal assure qu’il n’est pas une maison, pas un terrain dans cette commune qui ne soient affectés à un service industriel. En effet, sur tous les points de ces communes se sont élevés de vastes ateliers, d’immenses manufactures, et les mille feux de ces usines remplissent déjà les airs de cette fumée qui a assombri Londres et ses monumens. Chaque jour, des intérêts nouveaux se créent, les établissemens se multiplient, la population s’accroît avec une effrayante rapidité. « Elle était en 1856 de 351,000 habitans, dit M. Le ministre de l’intérieur; elle sera d’un million dans dix ans. »

Que se passe-t-il donc qui ait pu attirer sur Paris une telle affluence, un tel mouvement industriel? Dans cette transformation des communes suburbaines, il y a, ce nous semble, plusieurs causes à distinguer : il faut d’abord compter dans l’accroissement de la population les nombreux ouvriers que les immenses travaux de la ville de Paris ont attirés autour de ses murs. Il résulte en effet du compte général de l’administration des finances que sur un total de 2,379,000,000 de paiemens faits par le trésor public en 1855, le département de la Seine a absorbé à lui seul 877 millions. Ce n’est là, il faut l’espérer, qu’une cause passagère d’accroissement pour la population; les travaux de la ville s’épuiseront un jour peut-être. Il n’en est point ainsi de l’immense concentration de marchandises et de produits que l’organisation actuelle des chemins de fer a établie aux abords de Paris. Les grandes lignes qui convergent de toutes parts de la circonférence au centre tendent à transformer toutes les habitudes commerciales en France; aujourd’hui Paris est plus près de Londres et d’Alger que Le Havre et Marseille; il est devenu le grand destinataire de tous les produits français et étrangers, qu’il retient pour les vendre ou les transformer par la fabrication. Paris n’est plus seulement la ville du luxe et des plaisirs; environné d’usines et de manufactures, il constitue un centre industriel des plus considérables. Oui, si cet état de choses continue, la population suburbaine atteindra rapidement le chiffre d’un million; mais alors nos grandes villes, qui déjà ne sont plus guère que des lieux de transit, Rouen, Lyon, Lille, Marseille, que seront-elles devenues? Auront-elles toujours la faveur de ces spécialités industrielles qui font leur vie et leur richesse? Conserveront-elles encore quelque splendeur et quelque mouvement? On peut concevoir à cet endroit de légitimes appréhensions; on peut craindre qu’elles ne soient atteintes alors de la décadence qui déjà les menace, et que leurs industries ne soient réduites à s’agiter dans une inféconde activité. Il n’est pas moins à redouter que l’émigration des campagnes, déjà si funeste à l’agriculture, ne se fasse plus désormais vers les grandes villes de production, mais uniquement vers Paris, offrant avec des salaires parfois élevés l’irrésistible attrait des plaisirs.

La centralisation administrative doit être également mise au nombre des causes qui ont précipité le mouvement de concentration sur Paris. Ce fait a été remarqué à d’autres époques; il se manifestait d’une manière éclatante au XVIIe et au XVIIIe siècle, sous la monarchie absolue, a dans le même temps, a fort bien observé M. de Tocqueville, où Paris achevait d’acquérir au dehors la toute-puissance, on voyait s’accomplir dans son sein même un changement qui ne mérite pas moins de fixer l’attention de l’histoire. Au lieu de n’être qu’une ville d’échanges, d’affaires, de consommation et de plaisir, Paris achevait de devenir une ville de fabriques et de manufactures. A mesure que toutes les affaires administratives sont attirées à Paris, les affaires industrielles y accourent. » Colbert essaya toutefois de ranimer l’activité dans les provinces; mais, préoccupé surtout du commerce et de l’industrie, il ne chercha de dérivatif que dans ces deux élémens : par la création ou le développement des manufactures de Beauvais, Sedan, Aubusson, Abbeville, Louviers, Elbeuf, Tours et Lyon, il fonda la prospérité de ces villes et illustra l’industrie française. C’était beaucoup assurément, ce n’était pas assez pour détruire l’action profondément absorbante de Paris; cela exigeait toute une réforme administrative, et cette réforme, il n’était réservé qu’à l’assemblée constituante de l’opérer. En faisant descendre de Paris dans les préfectures le droit de contrôle municipal qui s’exerçait auparavant dans les différens ministères, le décret du 25 mars 1852 a poussé vers la décentralisation; mais l’extension formidable que prend chaque jour Paris semble démontrer sans réplique que la mesure est restée insuffisante, et que l’œuvre est à compléter par des expédiens plus salutaires. Quels sont ces expédiens? C’est au gouvernement, c’est au pouvoir législatif de résoudre ce grand problème qui intéresse le pays tout entier, et dont l’annexion projetée peut révéler toute la gravité. L’assemblée constituante avait pensé, elle, qu’il fallait faire refluer plus abondamment sur tous les points du pays le mouvement et la vie que Paris tendait à absorber, en donnant plus d’initiative et de latitude aux institutions locales, à l’administration des grandes villes commerciales et industrielles. L’un des plus grands admirateurs des bienfaits d’ailleurs incontestables de la centralisation moderne, M. de Cormenin, n’imaginait pas qu’elle pût être acceptée sans un contre-poids nécessaire, et ce contre-poids, on devait le chercher, selon lui, dans la liberté communale, dans la liberté électorale et dans la liberté de la presse, parce que sans la commune il n’y a pas de lien dans les associations locales, sans la liberté électorale pas de représentation, sans la presse pas de réclamation. « Ce qu’il y a de plus insupportable dans les souffrances d’un peuple, ajoutait avec beaucoup de raison le célèbre écrivain, c’est moins de souffrir que de ne pas se plaindre, et surtout de ne pouvoir être entendu. » Sans ce contre-poids et ces garanties, M. de Cormenin tenait la centralisation pour funeste et la répudiait ouvertement; mais sachons la conserver avec le bien qu’elle a fait, et tâchons de remédier au mal qu’elle peut faire.

A toutes ces difficultés doit encore s’ajouter celle que soulève de son côté la grave question de l’alimentation publique. « Lorsqu’on songe, dit M. Husson dans son intéressant ouvrage sur les Consommations de Paris, à la masse énorme de denrées de toute espèce qui s’acheminent vers Paris, et qui s’y absorbe dans le cours d’une année, l’imagination reste surprise.» Pour ne parler en effet que des denrées qui constituent le fonds même de l’alimentation, Paris absorbe dans une année 184,556,000 kilog. de pain, (62,514,000 kilog. de viande, 10,198,000 kilog. de beurre, 9,937,000 kilog. de poisson, et les autres denrées apportées chaque jour sur le carreau des halles ne figurent pas dans l’alimentation parisienne pour des chiffres moins considérables. Cette grande concentration sur un seul point, dans une seule ville, de denrées attirées de tous les pays, et qui augmente chaque jour avec la population, n’est-elle pas de nature à troubler les conditions économiques dans lesquelles on avait vécu jusqu’à ce jour en France? N’est-ce pas là en partie le secret de cette hausse extraordinaire qui s’est manifestée sur les choses de première nécessité, et qui pèse si durement sur le pays? M. Husson nous rassure et soutient qu’il faut s’en prendre principalement aux mauvaises récoltes des dernières années, à certaines maladies de quelques produits, à la guerre; sans contester l’influence que ces diverses causes ont pu exercer sur l’alimentation, il est permis de douter qu’elles aient seules amené le renchérissement actuel. Plusieurs de ces causes n’existent plus depuis longtemps, et cependant les prix s’élèvent toujours. Paris a étendu outre mesure le rayon de son approvisionnement; en allant aujourd’hui chercher au loin des denrées qu’il trouvait autrefois à sa proximité, n’a-t-il pas fait naître en tous lieux la hausse dont il souffre à son tour?

Enfin, en présence du surcroît de population que l’annexion donnerait à la ville de Paris, on ne saurait songer sans quelque effroi aux conséquences que pourrait entraîner une crise commerciale ou alimentaire de quelque durée. On n’a pas oublié ce que la crise alimentaire des dernières années a coûté au budget de la ville. Les grandes existences sont peu nombreuses à Paris. Sur 385,242 ménages, 218,938 habitent des logemens dont le loyer n’est pas supérieur à 150 francs. « On voit, dit à ce sujet M. Husson, combien les petites existences sont nombreuses dans la capitale. Pour alléger, en faveur des familles peu aisées, le poids des charges publiques, l’administration municipale rachète, sur les produits de son octroi, les 157,139 taxes afférentes aux loyers inférieurs à 250 francs et supérieurs à 150 francs. Ceux au-dessous de ce dernier taux se trouvant affranchis, il en résulte que 276,077 ménages ou plus des deux tiers sont regardés comme ne pouvant acquitter aucune taxe, à raison de leurs logemens d’habitation. » Assurément la population suburbaine n’est pas dans une condition plus favorable que la population de Paris; on peut même affirmer qu’elle est encore moins aisée, et que, vivant plus particulièrement de l’industrie, elle serait plus exposée à souffrir du chômage et des crises de toute nature.

Tels sont les principaux faits généraux dont il serait prudent de tenir compte dans l’examen du projet d’annexion; mais il est également des questions plus spéciales, plus circonscrites, plus locales, que cette mesure a fait naître et qui ont droit elles-mêmes à quelque faveur.


III.

De nombreux intérêts se trouvent menacés par l’annexion et ont élevé la voix. Signalons d’abord les réclamations qui se sont produites en dehors de l’enceinte.

D’après le projet soumis aux enquêtes, les nouvelles limites de la commune de Paris seraient fixées non à l’enceinte fortifiée, mais à l’extrémité de la zone défensive de 250 mètres qui l’environne. Cette large bande de terrain, déjà frappée d’une servitude militaire, deviendrait pour les employés de l’octroi une zone d’isolement dans laquelle ils pourraient exercer leur surveillance sans sortir de la juridiction parisienne. La propriété qui avoisine les fortifications dans un périmètre de huit lieues et demie a contesté les raisons pratiques sur lesquelles l’administration a fondé cette partie du projet; nous n’irons pas aussi loin. Ces raisons nous paraissent fort sérieuses: l’intérêt fiscal de l’octroi semble exiger cette ceinture d’évolution autour des nouvelles murailles de l’enceinte; mais aussi c’est à bon droit, selon nous, que la propriété atteinte présente de nouveau la requête qu’elle n’a cessé d’adresser à l’administration depuis quelque temps, et demande une indemnité. Le conseil d’état aurait, dit-on, repoussé la prétention par ses arrêts : cela est vrai; mais de son côté le corps législatif a toujours réservé la question. Il trouvera, on doit l’espérer, dans les circonstances actuelles une occasion solennelle de la résoudre selon le vœu des populations en s’inspirant des grands principes d’équité déposés dans nos lois d’expropriation. Il y a longtemps que l’imposante voix de Montesquieu a fait entendre ces belles paroles : « Lorsque le public a besoin du fonds d’un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique; mais c’est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mère, regarde chaque particulier comme toute la cité même. Si le magistrat politique veut faire quelque édifice, quelque nouveau chemin, il faut qu’il indemnise; le public est à cet égard comme un particulier qui traite avec un particulier. » Un fait prédomine ici qui frappera le corps législatif, c’est que du jour où la servitude militaire, qui serait encore aggravée par le service de l’octroi, a frappé ces terrains, ils ont perdu à peu près toute valeur et toute utilité dans la main des propriétaires.

A l’intérieur de l’enceinte, l’annexion soulève des réclamations non moins vives. L’industrie et le commerce se disent frappés à mort, et pour les communes suburbaines l’industrie et le commerce, c’est la vie et la fortune de plus de 300,000 habitans. Les réunions de communes ne peuvent, il est vrai, devenir la source d’indemnités pécuniaires du genre de celles qu’entraîne l’expropriation ou le sacrifice absolu de la propriété; mais avec quelles garanties, avec quelle circonspection doivent-elles s’accomplir! La sagesse de nos lois a voulu qu’en pareil cas les populations intéressées fussent consultées de la façon la plus large, et à tous les degrés, par les enquêtes, par les conseils municipaux, par les conseils d’arrondissement, par les conseils-généraux. Les populations sollicitent-elles la réunion, le froissement de quelques intérêts n’est point un obstacle à la mesure; mais lorsque l’autorité supérieure propose elle-même la réunion, lorsque les populations la repoussent comme un mal pour elles, la question devient plus difficile à résoudre : c’est alors à l’autorité supérieure de faire prévaloir la mesure sur le mécontentement ou les réclamations qu’elle excite devant le souverain juge du débat, c’est-à-dire devant le pouvoir législatif lui-même. Telle est l’économie de la loi du 18 juillet 1837 sur la réunion des communes, et lorsque cette loi prescrivait de consulter les assemblées délibérantes depuis la commune jusqu’au département, elle parlait, cela se comprend, des assemblées électives. Aujourd’hui le conseil municipal de Paris, les conseils municipaux et le conseil-général de la Seine sont à la nomination directe du pouvoir exécutif, de telle sorte que la lettre seule de la loi pouvait être appliquée dans les circonstances actuelles. Fallait-il s’arrêter à cette question de forme? L’administration ne l’a pas pensé, et nul péril, d’après elle, ne pouvait en résulter. « La population suburbaine, a dit M. Le préfet, a compris d’instinct, avec une certitude suffisante, que ses intérêts au point de vue des charges publiques n’étaient nullement compromis par l’extension de l’enceinte parisienne, qu’ils en seraient plutôt favorisés, et elle s’est généralement abstenue. »

Néanmoins des réclamations se sont produites avec une certaine énergie. On a contesté d’abord la convenance et l’opportunité de la mesure. A qui donc peut-elle profiter? dans le présent, ce n’est pas à coup sûr à la population parisienne, car M. Le ministre de l’intérieur l’a dit lui-même : « Sait-on ce qu’il peut en coûter à la ville de Paris pour étendre aux services des territoires annexés son régime et ses avantages? » A son tour, M. Le préfet de la Seine a loyalement déclaré que « l’augmentation des dépenses ordinaires sera à peine balancée par celle des recettes, et que d’une part l’amortissement des dettes afférentes aux territoires annexés que le projet met à la charge de la ville de Paris et qui se montent à 4 millions, d’autre part tous les travaux extraordinaires très considérables à exécuter dans la zone suburbaine seront pour le budget de Paris une aggravation de charges sans compensation. » L’avantage serait donc du côté des communes suburbaines! C’est ici qu’éclate une grave dissidence : pour le commerce et l’industrie des communes suburbaines, a-t-on dit, l’annexion c’est la ruine, car un jour ou l’autre elle doit les soumettre aux charges de l’octroi et à toutes celles du budget de la ville de Paris ; dans les atténuations offertes, dans l’exonération qu’on leur propose, on ne peut voir qu’un moyen de les aider à mourir un peu plus lentement. On a fait appel à ce sujet aux débats de 1841 sur la loi de fortification, au Moniteur de 1852 rassurant la population suburbaine, à la veille des élections, contre les bruits d’annexion répandus alors, et à l’aide desquels les partis espéraient « abuser la banlieue de Paris par cette fausse nouvelle et refroidir son zèle... » A tout cela sans doute il s’est mêlé beaucoup de vivacité, quelque passion peut-être ; on ne doit pas s’en étonner : les questions d’intérêt privé sont toujours brûlantes, et il y a quelque chose de respectable dans l’ardeur même avec laquelle on les débat. Ces réclamations, il nous semble, sont de nature à préoccuper vivement le pouvoir législatif; elles sont élevées pour la plupart au nom de ces établissemens qu’un rapide essor industriel a fait surgir autour de Paris, au nom de cette immense population d’ouvriers qui s’est groupée auprès de ces établissemens qui les emploient et les font vivre. On ne peut dissimuler que tout cela ne subsiste et ne peut subsister, hommes et choses, que par les franchises de l’octroi, et quant à l’annexion, elle n’était peut-être pas à ce point dans les prévisions qu’on puisse taxer d’imprévoyance coupable ceux qui ne la supposaient pas si prochaine. On a également contesté la nécessité de la mesure au point de vue de la sécurité individuelle. Dans l’état actuel des choses, le préfet de police a pleine juridiction dans l’étendue de la ville de Paris, mais il est loin d’être désarmé à l’égard des communes environnantes. On a compris depuis longtemps la nécessité d’étendre l’action de la police au-delà des barrières de Paris. « Si l’on me demande, disait Sieyès en 1789, pourquoi je ne borne pas la cité de Paris à ce qu’elle est, intra muros, je répondrai que la double administration de Paris, considéré soit comme province, soit comme municipalité, serait extrêmement gênée, que l’on s’exposerait à des querelles sans cesse renaissantes, si la police ne s’étendait pas au-delà de ses murs[3]. » Aussi, à quelques réserves près, qui touchent plutôt à la police municipale qu’à la police judiciaire ou générale, l’autorité du préfet de police s’étend-elle sur toutes les communes du département de la Seine, de telle façon qu’un malfaiteur peut être traqué par les agens de la préfecture aussi bien dans les arrondissemens de Sceaux et de Saint-Denis qu’à l’intérieur de Paris même. De là cette objection des communes suburbaines, que leur police pouvait facilement se rattacher au système et à l’organisation de la police de la capitale, qu’il n’était besoin pour cela d’aucune modification à l’état présent des choses, que le mur d’octroi n’était ni une barrière, ni un obstacle, et qu’il pouvait être maintenu ; que s’il était nécessaire de donner à leur population un agent pour 360 hommes, comme à Paris, c’était là une faible charge à ajouter à leur budget et qu’aucune d’elles ne refusait de s’imposer, si elle était nécessaire à la sécurité des citoyens[4]. On peut leur répondre qu’il ne s’agit pas seulement ici d’une question de sûreté individuelle; l’ordre politique, comme l’a fait remarquer M. Le ministre de l’intérieur, est également engagé dans la mesure, et les préoccupations du gouvernement doivent s’élever beaucoup plus haut : «La surveillance faisant défaut au milieu des populations mobiles agglomérées sans lien administratif puissant, les mœurs et les idées se pervertiraient; un danger pour l’ordre public en sortirait peut-être, et la capitale de la France serait comme assiégée par des masses flottantes n’appartenant, à proprement parler, ni à Paris, ni à la province. » Ces considérations sont d’une grande justesse; mais par quels moyens sera-t-il pourvu à la nouvelle organisation de la commune, comment sera disciplinée cette population de 1,500,000 habitans ?

Sur ce point, qu’on nous permette quelques observations que la première partie de cette étude a pu faire pressentir : il n’existe malheureusement entre les populations suburbaines et même entre les habitans de Paris aucun lien administratif; ce sont, pour employer l’expression de M. Le ministre de l’intérieur lui-même, des masses flottantes au sein d’une commune, que rien ne rattache à son administration, au soin de ses finances et de ses affaires. Ainsi que nous l’avons dit déjà, ni la municipalité de Paris, ni les municipalités suburbaines ne relèvent de l’élection, et là où il n’existe point d’élection municipale, il n’y a plus de représentation, plus de municipalité, par conséquent plus de lien communal. Cette absence de lien municipal au sein de Paris n’a-t-elle pas frappé M. Le préfet de la Seine lui-même? « Les divisions tracées sur le plan soumis aux enquêtes, a dit ce magistrat dans l’un de ses rapports, suivent presque toujours de grandes voies publiques qui rendent les arrondissemens faciles à distinguer, avantage précieux, car le lien qui unit les habitans d’une même circonscription est assez faible pour que, dans l’état actuel des choses, beaucoup éprouvent, à cause de l’irrégularité des limites, quelque incertitude sur la position de la mairie et de la justice de paix dont ils relèvent. » Or, à notre estime, le lien municipal est encore le plus fort et le meilleur de tous les liens ; c’est par là qu’on arrive à grouper les populations dans une vaste cité, et à les attacher à l’intérêt général de la cité elle-même, dont chaque groupe ou arrondissement communal forme une des parties intégrantes, un élément actif et puissant, un des anneaux de la chaîne qui doit tout réunir et fortifier. Cette désagrégation de la population parisienne parut si grave au commencement de l’empire, qu’elle avait suggéré l’idée de revenir au système des anciennes corporations d’arts et métiers. « A mesure que les villes se sont peuplées, disait-on, nos ancêtres avaient senti la difficulté de forcer des milliers d’hommes qui s’entraînent sur un même point à vivre ensemble sans se choquer l’un l’autre, sans s’offenser sans cesse; ils avaient reconnu que le seul moyen de rétablir l’ordre dans cette confusion d’individus était de les classer, de les partager par petites divisions, de donner à chacun des chefs qui fussent au magistrat ce que les officiers subalternes sont à l’officier supérieur. Cette grande pensée suffirait seule pour prouver la sagesse de nos pères : l’administration la plus active, la plus éclairée, ne réussira jamais à contenir la multitude, si elle n’établit pas des autorités secondaires, si elle n’appelle pas à son secours les pouvoirs naturels[5]. » On cherchait évidemment le remède du mauvais côté ; le conseil d’état ne voulut pas entendre parler des jurandes, qui venaient d’être abolies; il rejeta la mesure, et la ville de Paris resta livrée au mal qui alarmait les administrateurs de l’époque, et que le régime municipal aurait pu seul réparer. Ce qu’on n’obtiendrait pas de l’organisation municipale de la ville, l’obtiendrait-on du moins de l’organisation d’une police encore plus vigilante et plus ferme? On peut en douter. Assurément Paris est en mesure de se défendre, la dispersion sur différens points de son territoire d’importans corps d’armée, les voies stratégiques qui le sillonnent déjà et peuvent s’étendre encore, la vaste ceinture qui le protège, sont de nature à satisfaire ceux-là mêmes qui se laissent aller aux plus folles appréhensions; mais les occasions de grands déploiemens de force sont heureusement fort rares, tandis que l’action de la police est de tous les jours et de tous les momens. Cette action, elle s’exerce d’une manière très complète et très satisfaisante dans les plus grandes villes de l’Angleterre à l’aide d’un petit nombre d’agens : la police de Liverpool ne se compose que de six cents hommes. Et d’où vient la force morale qu’ils possèdent, le sentiment de crainte mêlé de respect qu’ils inspirent à la population? De la source même où ils puisent les pouvoirs dont ils sont investis, de l’autorité municipale qu’ils représentent, et dont ils ne sont que les délégués.

Dieu nous garde de la prétention de vouloir tracer ici un programme, et de jeter les bases d’un projet d’organisation municipale; nous apportons très humblement dans ce grand débat notre faible tribut d’observations et d’études, rien de plus. Du moins nous est-il permis de demander sous l’empire de quel régime administratif serait placée la nouvelle commune. Sous le régime actuel? Où donc est la loi qui le détermine et le règle? Là est sans contredit une des questions les plus graves que l’annexion puisse faire surgir. Il n’est pas un habitant de Paris qui n’ait eu mille fois à souffrir dans ses intérêts d’administré de l’incohérence des règlemens, des édits, des ordonnances de tous les temps qui constituent l’incertaine législation de la capitale, et où l’esprit le plus exercé s’égare. S’agit-il de la grande ou de la petite voirie? tel objet appartient-il à l’une ou à l’autre de ces branches du service municipal? est-ce à la préfecture de police ou à la préfecture de la Seine qu’il faut porter ses réclamations? Ce sont là des questions sans cesse renaissantes, et que nul n’est à même de résoudre. Et puis quel amalgame d’attributions et de pouvoirs! N’est-il point étrange, par exemple, de voir le préfet de la Seine représentant la ville de Paris intenter un procès au préfet de la Seine représentant l’état, et après avoir saisi lui-même la justice du litige, la dessaisir par un conflit élevé au nom du département? Cette législation confuse et bizarre, voilà ce qui remplacerait, pour les onze communes annexées, la loi claire, méthodique et simple du 18 juillet 1837, qui les gouverne actuellement! Voilà quel serait le régime d’une population de 1,500,000 habitans! Ainsi d’importantes questions se rattachent à l’annexion des communes suburbaines et commandent un sérieux examen, un débat complet et sincère. Il y va d’intérêts individuels tellement nombreux qu’ils s’élèvent pour ainsi dire à la hauteur d’un intérêt public. Au moment où la grande ceinture de défense rêvée par Vauban, exécutée, sachons le rappeler, par le gouvernement de 1830, à la pleine lumière des débats parlementaires et de la libre discussion de la presse, peut devenir la nouvelle enceinte de Paris, d’autres intérêts sollicitent non moins vivement l’attention. Le commerce et l’industrie du pays tout entier ont aussi des réclamations à élever, des réserves à faire contre un envahissement dont le passé n’a point encore offert d’exemple, et que l’annexion, si l’on n’y prend garde, ne tendrait qu’à développer. Il ne s’agit point d’abaisser la prospérité de Paris et d’entraver le mouvement naturel et progressif de son développement; il ne s’agit pas non plus de lui enlever, comme on l’a si bien dit, cette royauté de l’esprit, du goût et de l’art qui a fondé sa supériorité non-seulement sur les autres villes de France, mais sur les capitales des autres états; il s’agit seulement d’arrêter un accroissement anormal, excessif et dangereux, dangereux pour le pays, dangereux pour Paris lui-même. Enfin l’intérêt municipal veut être étudié à son tour, et revendique d’anciennes prérogatives. Qu’on éloigne de Paris les malfaiteurs et les brouillons, que la vigilance de la police maintienne partout le bon ordre et la sécurité, rien de mieux, car les honnêtes gens y trouveront tous leur compte; mais en même temps qu’une population de j, 500, 000 âmes, ayant un budget de 80 millions, ne soit pas condamnée à une humiliante abstention dans ses affaires communales. Est-ce trop demander? Les liens qui rattachent, dans l’histoire de nos institutions, l’Hôtel de Ville au parloir aux bourgeois sont-ils donc rompus et anéantis sans retour? Le temps aurait-il donc changé à ce point et les hommes et les choses? Nous ne pouvons le croire; il nous semble au contraire qu’il y a un puissant moyen d’organisation pour la population active, éclairée, industrieuse et profondément conservatrice de Paris dans une bonne réglementation municipale. Selon nous, il serait douloureux de penser qu’un brevet d’incapacité administrative dût être décerné précisément à la population qui, par l’éclat et les merveilles des lettres, des sciences et des arts, a élevé et sait maintenir la ville de Paris au premier rang dans l’univers; il ne le serait pas moins de voir la grande et illustre capitale entièrement privée d’initiative et de liberté dans le gouvernement de ses affaires, et placée dans nos lois au-dessous de la dernière commune du pays.


JULES LE BERQUIER.

  1. Voyez les Lettres sur l’histoire de France, de M. Augustin Thierry, lettre XV.
  2. L’Ancien Régime et la Révolution, chap, VII.
  3. Quelques Idées de constitution applicables à la ville de Paris, broch., 1789.
  4. Mémoire du conseil municipal de La Villette.
  5. Conseil d’état, Mémoire sur la contribution personnelle dans les villes.