La Commission sanitaire de la guerre aux États-Unis

La Commission sanitaire de la guerre aux États-Unis
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 155-172).
LA
COMMISSION SANITAIRE
DE LA GUERRE AUX ÉTATS-UNIS.

I. — The United States Sanitary commission, a sketch of its purposes and its work, compiled from documents and private papers. Boston, 1863. — II. The Sanitary commission Bulletin, New-York, 1863 et 1864. — III. A Woman’s example and a nation’s work, a tribute to Florence Nightingale, London, 1864. — IV. The Philanthropie results of the war in America, by Marcellus Hartley, New-York, 1864.

Le grand problème dont la science politique de notre siècle prépare la solution est évidemment de concilier l’initiative personnelle du citoyen avec les prérogatives de la société tout entière, représentée par son gouvernement. Cette conciliation, qui est en même temps l’harmonie des intérêts, s’accomplit partiellement tous les jours ; mais elle ne peut être définitive tant que les droits de la nation et ceux de l’individu ne sont pas nettement distingués les uns des autres, et semblent flotter comme au hasard suivant les mille vicissitudes des guerres et des révolutions intérieures. Pendant les grandes époques de crise, alors que les peuples les plus libres confient le pouvoir suprême et la direction de l’œuvre commune à un petit nombre d’hommes, l’état, qui rassemble en un seul faisceau toutes les forces du pays, peut-il, en sa qualité de mandataire universel, empiéter sur les droits particuliers de chacun de ses nationaux ? De son côté, l’individu peut-il, sans troubler l’œuvre collective, intervenir autrement que par ses vœux dans les entreprises dont dépend le salut public ? Il est facile de répondre d’une manière générale que, si l’individu abdique complètement, la nation elle-même est réduite à l’impuissance. On constate aussi que la centralisation la plus savante des ressources d’un peuple a pour résultat fatal l’amoindrissement et la déchéance du citoyen, lorsque celui-ci ne coopère pas de toutes ses forces à la grande œuvre, et s’en remet tranquillement à l’état du soin de sauver la patrie. Tout cela est vrai, mais ne peut servir en aucune façon à résoudre les questions délicates de droit individuel et de prérogative sociale autour desquelles oscillent les événemens de l’histoire. Une longue pratique de la liberté dans tous les pays du monde permettra seule d’indiquer la limite toujours changeante qui sépare le domaine du citoyen de celui de l’état. Il est donc très important d’étudier à ce point de vue les mœurs politiques des sociétés dont les membres se distinguent par un grand esprit d’initiative. La république américaine surtout nous offre les exemples les plus remarquables de la liberté que conservent les individus de se coaliser et de se constituer en associations indépendantes, soit pour donner leur appui au gouvernement, soit aussi pour le détourner d’une fausse voie, ou même pour le combattre. Un seul homme se lève, il crée une agitation en faveur d’une réforme ou d’une amélioration quelconque ; si ses projets sont accueillis par un certain nombre de citoyens, ceux-ci en font leur propre cause, lui donnent des tribunes, des chaires, des journaux, et ne cessent de lutter jusqu’à ce qu’ils aient réussi dans leur œuvre, ou bien qu’un revirement de l’opinion publique ait modifié leurs vues.

Une des institutions les plus remarquables produites par le mouvement spontané du peuple américain depuis la guerre civile est la commission sanitaire qui, sans attendre l’appel du gouvernement, s’est librement fondée pour s’occuper de la santé et des intérêts matériels des soldats, de la guérison des blessés, de l’entretien des invalides. Des citoyens, des femmes, des enfans, n’ayant pour agir d’autre titre que leur patriotisme, font surveiller la conduite de l’état dans la mission qu’il se réserve d’ordinaire avec le soin le plus jaloux, celle d’organiser les forces nationales. Sans craindre d’affaiblir la discipline militaire, ils ont leurs agens civils, leurs médecins, leurs inspecteurs même au milieu de toutes les armées ; ils choisissent pour siège de leur libre institution ces camps où règne l’inflexible volonté du général envoyant ses soldats à la victoire ou à la mort. On le voit, l’œuvre de la commission sanitaire des États-Unis ne doit pas intéresser uniquement comme œuvre de charité patriotique ; elle mérite aussi d’être étudiée avec attention comme un des produits les plus curieux de l’initiative individuelle.

L’honneur d’avoir donné la première impulsion à cette œuvre nationale revient aux femmes américaines. La guerre avait à peine commencé que déjà des comités de dames se formaient spontanément dans toutes les parties de l’Union pour venir en aide aux soldats qui répondaient à l’appel du président. Émues à bon droit par le tumulte croissant de la révolution, les parentes et les amies des volontaires ne savaient trop de quelle manière elles devaient agir. Elles travaillaient un peu au hasard sans combiner systématiquement leurs efforts; dépourvues de l’expérience nécessaire, elles ne savaient pas agir de concert pour la défense de la patrie commune. Tel comité s’occupait de l’équipement des engagés, tel autre armait à ses frais un bataillon, une compagnie, ou recueillait des fonds pour envoyer aux soldats des provisions de bouche; la plupart se bornaient à faire de la charpie, à tricoter et à coudre des vêtemens. Chaque ville, chaque village de la Nouvelle-Angleterre, de New-York et des états de l’ouest, eut bientôt son association de femmes s’efforçant de coopérer par le travail manuel et par la propagande à l’œuvre que les soldats volontaires allaient entreprendre sur les champs de bataille. Quelques jours après la prise du fort Sumter par le général Beauregard, alors que la guerre civile, qui devait plus tard être si meurtrière, n’avait pas encore coûté une seule existence, les femmes américaines étaient déjà debout sur tous les points de l’Union, et prouvaient la sincérité de leur patriotisme par l’abondance de leurs présens. La plupart des hommes politiques du nord affectaient de voir dans la rébellion un mouvement sans portée. M. Seward lui-même comptait pouvoir la réprimer en quatre-vingt-dix jours ; mais, comme si un instinct prophétique les eût averties, les femmes se préparaient patiemment à de longues années de luttes, de souffrances et d’angoisses.

Isolées, les diverses associations de secours rendirent, il est vrai, de grands services; mais le manque d’union dans leurs efforts eut naturellement pour conséquence un gaspillage énorme de richesses. On comprit bientôt qu’il serait inutile d’attendre de meilleurs résultats tant que les sociétés éparses dans les divers états de la république ne s’uniraient pas, comme les états eux-mêmes, au moyen d’un pacte fédéral, et ne se donneraient pas un comité central de direction. Quelques dames de New-York prirent l’initiative de ce mouvement de centralisation. Leur comité, constitué quelques jours après les événemens de Charleston, avait, dès les premiers jours d’alarme, recueilli une quantité considérable d’objets de toute espèce nécessaires aux malades et engagé pour le service des hôpitaux plus de cent femmes dévouées; mais le grand embarras était de savoir où les provisions et les infirmières devaient être envoyées. Dans leur perplexité, les dames patronesses demandèrent le concours de plusieurs personnages considérables, tels que le révérend Bellows et le docteur Foster Jenkins, et les chargèrent de s’entendre avec le gouvernement au sujet de la répartition des dons patriotiques. La députation, entrant immédiatement en rapport avec les autorités militaires et les divers comités de secours organisés sur tous les points de la république, put facilement se rendre compte à la fois des besoins de l’armée et de l’importance des offres généreuses du peuple. Devenue ainsi par la force des choses la véritable délégation des patriotes américains, elle donna graduellement une plus grande extension à ses projets de réforme, et réclama du gouvernement l’autorisation de se constituer en commission sanitaire permanente. Appuyés par le chirurgien-major de l’armée, qui ne pouvait suffire à son énorme besogne, les pétitionnaires offraient de faire eux-mêmes des recherches théoriques et pratiques au sujet de toutes les questions relatives à la santé, au comfort et à la police matérielle des troupes, ils proposaient aux chefs militaires de les aider dans l’organisation du commissariat et du service hospitalier; en un mot, ils demandaient à devenir les inspecteurs officieux de l’armée, et cela sans perdre leur caractère d’agens libres, responsables seulement envers le peuple américain.

Certes il y avait beaucoup à faire. Le nouveau gouvernement héritait d’un cabinet dont les principaux membres avaient pris à tâche de désorganiser l’administration fédérale ; il devait, sous peine d’effroyables désastres, renouveler, créer pour ainsi dire, tous les services de l’état. Il n’existait qu’un petit nombre de chirurgiens militaires attachés à quelques milliers d’hommes épars dans la Californie, dans l’Orégon, sur les confins du Mexique. Il n’y avait pas même d’hôpitaux; les régimens qui se formaient à la hâte pour courir à la défense de la capitale ne possédaient ni ambulances, ni le matériel indispensable au soin des malades et des blessés. Il est vrai qu’avec de l’argent l’administration militaire pouvait construire des hôpitaux, acheter de la charpie, des cordiaux et des remèdes; mais il lui était impossible d’improviser un corps médical assez nombreux pour les armées considérables qu’elle mettait en campagne. L’expérience nécessaire lui faisait d’ailleurs également défaut. Les opérations actives se trouvaient ainsi retardées jusqu’à une époque indéfinie, car il eût été vraiment criminel d’envoyer des troupes du nord dans les régions chaudes et marécageuses du sud sans avoir organisé le service sanitaire de la manière la plus conforme aux exigences de la science moderne. A peine enrôlés, les régimens étaient décimés par la maladie; l’un d’eux perdit 20 pour 100 de son effectif avant de voir les séparatistes, et 35 pour 100 avant d’avoir tiré un seul coup de fusil. Le chaos était complet lorsque les médecins envoyés par les dames de New-York et ceux qui s’étaient adjoints à la députation vinrent proposer au gouvernement de l’aider dans sa pénible tâche. Le président Lincoln ne vit tout d’abord dans l’offre de ces hommes de cœur que le vain témoignage d’une philanthropie surexcitée par les prédications des pasteurs et les excitations de femmes sensibles ; il pensa que l’œuvre proposée ne présentait absolument rien de pratique, et n’aurait d’autre résultat que d’introduire un nouvel élément de désordre dans une situation déjà si compliquée. Se laissant dominer par les préjugés du pouvoir, le premier magistrat de la république américaine fit ce que tout autre chef de gouvernement eût sans aucun doute fait à sa place : il manqua de confiance dans le patriotisme du peuple. Toutefois il dut céder aux vœux de l’opinion. Par un décret daté du 13 juin 1861, il autorisa la commission sanitaire des États-Unis à commencer ses travaux ; mais, dans le décret même il eut soin de prévoir ironiquement le cas où l’association, pénétrée de son impuissance, se dissoudrait d’elle-même, et pour toute faveur il lui offrit l’usage d’un appartement dans l’un des nombreux édifices publics de Washington. Les autorités militaires donnèrent aussi leur assentiment d’assez mauvaise grâce, et ne cachèrent pas aux membres de la commission que, dans l’intérêt même de l’armée, elles souhaitaient à l’intervention des inspecteurs civils l’insuccès le plus complet.

Les soupçons jaloux dont ils étaient l’objet de la part des officiers-généraux et de la plupart des médecins de l’armée n’effrayèrent pas les réformateurs. Ils se mirent immédiatement à l’œuvre sans se laisser arrêter par aucune expression de mauvais vouloir, et si la rancune des gens officiels les poursuivit longtemps, du moins surent-ils bientôt gagner la confiance des troupes par la sincérité de leur patriotisme et le désintéressement de leurs efforts. Peu à peu la commission devint tout à fait indispensable à l’armée, et dès la fin de 1861 elle pouvait s’adresser au secrétaire de la guerre dans les termes suivans : « Nous sommes fermement et simplement résolus à procurer aux hommes qui combattent pour la patrie les soins qui sont leur droit, et que la nation a la volonté et le devoir de leur assurer. Que le gouvernement s’en mêle ou qu’il s’abstienne, nous leur donnerons ces soins envers ou contre tous (let who will stand in the way). » Du reste les agens de la commission s’interdirent tout empiétement sur les droits de l’autorité militaire, et se bornèrent tout d’abord « à instituer des recherches et à donner des avis. » Les inspecteurs médicaux envoyés à la suite de toutes les armées reçurent la recommandation expresse de ne léser en aucune manière la discipline, et de la considérer même comme la première de toutes les conditions sanitaires dans la vie des camps ; il leur fut également enjoint de se conformer rigoureusement aux nombreuses formalités de l’étiquette militaire.

Il ne faudrait pas croire toutefois que la position simplement officieuse des inspecteurs sanitaires les amoindrisse aux yeux des soldats; peut-être même leur donne-t-elle une plus grande autorité morale. Restés en dehors de toute hiérarchie militaire, indépendans de l’armée, ces hommes, qui d’ailleurs ont droit au respect de tous à cause de leur zèle et de leurs connaissances, apparaissent comme les véritables délégués du peuple, comme les interprètes de la sollicitude nationale à l’égard des volontaires : ils sont l’image vivante de la patrie. Dès l’abord, leurs investigations embrassèrent tous les détails relatifs au recrutement, à l’hygiène des troupes, à l’administration des hôpitaux, à la police des camps. Usant largement du droit que se sont arrogé tous les Yankees de questionner à outrance, ils font subir aux officiers de chaque régiment des interrogatoires en règle, composés uniformément de plus de cent cinquante demandes; puis ils consignent le résultat de toutes ces réponses et de leurs propres observations dans un rapport adressé à la commission centrale de Washington. Grâce à cette enquête permanente, l’état sanitaire des divers régimens est toujours parfaitement connu ; chaque maladie régnante est immédiatement attribuée à sa cause certaine, et les chirurgiens de l’armée, jugés par leur pratique médicale, peuvent être sérieusement classés par ordre de mérite. L’amélioration de l’hygiène militaire, tel est évidemment le but principal que veut atteindre la commission de Washington par la comparaison des innombrables renseignemens qu’elle recueille; mais elle contribue aussi d’une manière notable aux progrès de l’anthropologie et de la statistique en publiant des tableaux sur la fréquence relative des maladies, sur la taille, l’âge, la force des soldats de diverses races et nationalités qui composent l’armée de l’Union.

La mission de surveillance et d’examen que remplissent les inspecteurs sanitaires et les autres agens de la société est certainement d’une importance capitale; mais, étant purement préventive, elle n’est peut-être pas appréciée à sa juste valeur par la nation et par les soldats eux-mêmes. Ce qui rend le nom de la commission sanitaire si cher aux troupes, c’est qu’elle ne cesse de stimuler le zèle patriotique du peuple en faveur des volontaires malades ou blessés et consacre toutes ses ressources au soulagement de leurs maux. Trente mille comités de dames, fonctionnant sur tous les points de la république, correspondent avec le comité central de Washington, et recueillent pour lui les fonds et les objets qu’il réclame. Tous ces objets, articles de vêtement et de nourriture, stimulans, drogues de pharmacie, bandages, béquilles, sont expédiés d’abord dans les grandes cités où se trouvent les bureaux de classement, puis répartis entre les diverses armées en proportion de leurs besoins. Les dons spécialement destinés aux volontaires de tel état ou de tel régiment sont refusés : la commission, embrassant l’Union tout entière dans son œuvre patriotique, ne veut connaître que des fédéraux dans l’armée, et tous les soldats qui souffrent lui semblent avoir un droit égal à la sympathie de la nation. Les agens accrédités par la commission de santé auprès de chaque corps de troupes sont tenus de ne faire aucune distinction entre les volontaires du Massachusetts et ceux de l’Illinois, entre les natifs de l’Amérique et les émigrans de l’ancien monde, entre les blancs et les noirs ; les jours de bataille, ils doivent même ignorer si les blessés qu’ils recueillent et qu’ils soignent sont des unionistes ou des rebelles. De tous les infirmiers que les inspecteurs sanitaires dressent eux-mêmes à la garde des blessés, ceux qui comprennent le mieux cette mission de charité universelle et qui sont en même temps les plus dévoués, les plus consciencieux, les plus aimés des malades, sont certainement les femmes. Plusieurs d’entre elles, suivant l’exemple donné pendant la guerre de Crimée par l’excellente miss Nightingale, ont dit adieu à toutes les douceurs de la famille et d’une vie élégante pour se consacrer entièrement au service des hôpitaux militaires et des ambulances. Elles prouvent par leurs actes qu’il n’est pas indispensable de songer uniquement à faire son salut pour savoir respirer sans répugnance l’horrible atmosphère qui règne dans une infirmerie de blessés. L’ardent amour de la patrie, un sentiment profond de la fraternité humaine, suffisent à leur rendre le dévouement facile ; modestes héroïnes de tendresse et de grâce, elles accomplissent leur mission avec un enthousiasme joyeux et une simplicité qui ravissent tous les cœurs. Lorsque la guerre aura cessé de désoler les États-Unis, des milliers de soldats des deux armées ennemies se souviendront avec émotion des soins que ces femmes leur ont prodigués.

Afin de ne porter aucune atteinte à la stricte discipline des camps, les délégués de la commission sanitaire attendent l’invitation des chirurgiens en titre de l’armée pour offrir les services de leurs infirmiers et l’usage de leurs pharmacies, de leurs dépôts d’approvisionnemens, de leurs ambulances. Ils s’abstiennent avec soin de toute vaine intervention tant que les hôpitaux sont abondamment pourvus des objets nécessaires au pansement des blessés et au traitement des malades ; mais que le service médical de l’armée vienne à souffrir à la suite de quelque désastre ou d’un malentendu, et ils apparaissent aussitôt. Pendant la première année de la guerre, alors que le commissariat des troupes était dans un véritable chaos, et que les chirurgiens militaires n’avaient pas encore l’habitude des camps, divers agens de la commission durent plus d’une fois se charger presque exclusivement de la direction médicale. Depuis cette époque, le service sanitaire de l’armée américaine a été complètement réorganisé par les soins de M. Hammond, jeune homme de l’intelligence la plus claire et de la plus grande énergie, que le président Lincoln a nommé chirurgien-général sur les instances de la commission naguère méprisée. Le commissariat des hôpitaux a été perfectionné d’une manière étonnante, et, si l’on en croit les rapports officiels, il ne serait inférieur à celui d’aucune autre armée. Les approvisionnemens de toute espèce sont distribués aux malades avec une profusion qui touche à la prodigalité, le personnel est nombreux et composé d’hommes habiles; mais souvent les hasards de la guerre, une surprise de l’ennemi, une retraite soudaine, une bataille perdue, ont privé les chirurgiens des ressources sur lesquelles ils comptaient, et les agens de la commission sanitaire ont dû leur venir généreusement en aide. Lors de la grande expédition tentée par Mac-Clellan contre Richmond, des milliers de malades et de blessés apportés des forêts marécageuses et des champs de bataille du Chickahominy reçurent les premiers soins sur les hôpitaux flottans que la commission avait expédiés à la rivière de York. Après le sanglant échec de Fredericksburg, la plupart des soldats blessés à l’assaut des hauteurs furent également recueillis et traités par les chirurgiens civils envoyés de Washington. A Sharpsburg, les fourgons et les ambulances du gouvernement n’arrivèrent sur le théâtre du combat que trois jours après la lutte, et pendant ces trois jours les quarante médecins envoyés par la commission eurent à panser plus de 8,000 blessés. A Gettysburg, ces agens dévoués firent avancer leurs pharmacies ambulantes jusque sous le feu de l’ennemi, afin de pouvoir secourir immédiatement tous les soldats qu’ils voyaient tomber, et plusieurs d’entre eux furent faits prisonniers sur le champ de bataille : pendant ce terrible conflit, plus de l4,000 hommes, dont 7,000 confédérés, furent soignés par les médecins de la commission. Durant le cours de la guerre, il ne s’est pas accompli un seul événement militaire de quelque importance qui ne leur ait procuré le privilège de rendre à l’armée de notables services. Récemment, lorsque les troupes de Rosecrans eurent été rejetées dans les murs de Chattanooga et privées de presque tous leurs moyens de communication avec le nord, les inspecteurs sanitaires réussirent à sauver des fourrageurs ennemis la plupart de leurs convois, et réorganisèrent complètement le service des hôpitaux. Vers la fin de 1863, quand la disette se fit sentir à Richmond et que les prisonniers fédéraux commencèrent à manquer de nourriture, ce fut également la commission de santé qui se chargea de leur faire parvenir par envois réguliers les provisions de toute espèce expédiées à leur intention de New-York et de toutes les grandes villes du nord.

Les statistiques prouvent que la mortalité des soldats est beaucoup moins forte dans l’armée des États-Unis qu’elle ne l’est dans la plupart des armées européennes en temps de guerre. Du milieu de l’année 1861 à la fin de 1863, la moyenne annuelle des morts dans les régimens fédéraux a été de 65 pour 1,000, c’est-à-dire inférieure de 4 pour 1,000 environ à la mortalité de l’armée anglaise des Indes et à celle des soldats français qui font le service de garnison dans les Antilles. Aux États-Unis, le nombre des morts s’est élevé à 165 pour 1,000 pendant la désastreuse campagne du Chickahominy, alors que les troupes campaient sur un sol de vase fermentant au soleil de l’été[1]. Cette mortalité est certainement formidable ; mais elle paraît faible en comparaison de celle des Français dans la Dobrutscha et des Anglais en Crimée. Pendant les trois mois qui précédèrent l’arrivée des alliés sous les murs de Sébastopol, le nombre moyen des morts de l’armée anglaise, ramené à l’année entière, n’était pas moindre de 293 pour 1,000 ; les trois mois suivans, il s’élevait à 511 pour 1,000 ; en janvier 1855, il atteignait le taux annuel effrayant de 1,174 pour 1,000, c’est-à-dire que, si la mortalité avait continué dans les mêmes proportions, il eût fallu renouveler complètement l’armée tous les trois cents jours. Et cependant le climat de la Crimée et de la Turquie diffère beaucoup moins de celui de la Grande-Bretagne que le climat du Texas, de la Louisiane, de la Caroline du Sud, ne diffère de celui du Maine, du Minnesota, du Michigan. Chose étonnante, malgré le déplacement des soldats du nord vers les régions en grande partie basses et marécageuses des états du sud, malgré les nombreux fermens de maladie qui doivent nécessairement se dégager de toute agglomération d’hommes, les épidémies proprement dites ont été rares dans l’armée des États-Unis. La fièvre jaune, ce fléau que les confédérés invoquaient comme leur meilleur allié contre l’ennemi, n’a pas fait une seule fois son apparition à la Nouvelle-Orléans depuis que cette ville est occupée par des régimens venus de New-York et du Massachusetts. Les mesures sanitaires prises contre la terrible maladie en ont complètement prévenu l’éclosion pendant les deux dernières années : elle ne s’est montrée qu’à Wilmington, ville de la Caroline du Nord occupée par les séparatistes. Enfin, depuis la bataille de Fredericksburg, on ne cite pas d’exemple d’un combat pendant lequel un seul blessé soit resté plus de deux heures sans secours sur le champ de bataille; dans l’île Morris, lors de la première attaque infructueuse du fort Wagner, on a même vu les infirmiers de la commission se mêler aux colonnes d’assaut pour relever les corps à mesure qu’ils tombaient. Ce sont là certainement des résultats de la plus haute importance, dont les comités de dames qui soutiennent l’œuvre de leur travail peuvent en grande partie s’attribuer l’honneur. Ce sont les fonds envoyés par ces groupes épars qui ont permis à la commission de préposer des inspecteurs sanitaires à la surveillance de tous les camps; ce sont des brochures payées par le labeur des femmes américaines que l’on distribue avec profusion dans l’armée pour éclairer les soldats sur toutes les maladies qui peuvent les atteindre, et les médecins sur tous les moyens de guérison dont ils disposent; c’est le torrent non interrompu des dons patriotiques qui remplit les hôpitaux et les ambulances; enfin c’est la sollicitude constante du public, incessamment manifestée par les agens de la commission, qui pousse les officiers médicaux de l’armée à s’occuper sans relâche de la santé des hommes qui leur sont confiés. Certes les humbles fileuses qui se réunissent le soir pour travailler en s’entretenant des exploits de leurs fils aident bien plus qu’elles ne le croient à maintenir l’action efficace des troupes. L’œuvre d’amélioration sanitaire s’étant toujours appliquée depuis deux ans à plus d’un demi-million de soldats, on peut dire sans exagération que l’initiative des femmes américaines a racheté de la mort un nombre de malades et de blessés assez considérable pour constituer une véritable armée.

Quand le volontaire est libéré du service ou congédié temporairement, la commission de santé ne cesse point pour cela de s’occuper de lui : au contraire elle saisit le moment où le gouvernement récuse sa responsabilité à l’égard du soldat pour en assumer elle-même une d’autant plus grande. A Washington, à Baltimore, à Cincinnati, à Nashville, à Memphis, à la Nouvelle-Orléans et dans chacune des villes importantes où passent incessamment de nombreux volontaires, la commission sanitaire a fait construire de vastes caravansérails désignés par le doux nom de homes. Là, les conscrits qui vont rejoindre le drapeau, les vétérans qui reviennent de l’armée, les mères et les autres parens qui accourent au-devant des leurs, les infirmiers fatigués qui demandent au repos le rétablissement de leur santé, sont accueillis à toute heure et traités aux frais de la commission sanitaire. Chaque jour, ces demeures donnent asile à 2,300 soldats en moyenne, ainsi qu’à plusieurs centaines d’autres personnes; depuis l’époque de leur fondation jusqu’à la fin de l’année 1863, les divers homes n’ont pas distribué moins de 1,200,000 rations. Ce n’est pas tout : les directeurs et les autres employés de ces hôtels de l’armée se chargent également de défendre les intérêts matériels des volontaires. Ils tâchent d’écarter les filous de toute espèce qui suivent comme une proie le soldat sans expérience et flairent dans sa poche l’argent qu’il vient de recevoir ; ils avancent à l’invalide la somme nécessaire pour son voyage ; ils s’instituent les représentans de leurs hôtes auprès du gouvernement pour faire rectifier les états de service défectueux et réclamer l’arriéré de paie ; parfois même ils demandent une enquête à l’autorité militaire sur des peines infligées aux soldats et font réhabiliter ceux qui ont été punis injustement ; enfin ils s’entendent avec les diverses compagnies de chemins de fer pour que les soldats revenant de l’armée soient transportés à prix réduit ou même gratuitement. Il est vrai qu’afin d’éviter les graves abus qui pourraient facilement se produire dans les homes par le mouvement incessant de cette vaste population flottante, la commission sanitaire exerce une surveillance des plus rigoureuses et signale immédiatement aux autorités tous les déserteurs et les traînards qui demandent l’hospitalité dans l’espoir d’être pris pour de loyaux volontaires. Cette obligation que la commission s’est imposée lui est singulièrement facilitée par le soin qu’elle prend de tenir un registre exact des lieux de résidence ou de campement de tous les soldats des États-Unis. Grâce à ce registre, qui exige beaucoup de travail et de grandes dépenses, les agens sanitaires sont mieux renseignés que le gouvernement lui-même : c’est à eux que les parens privés d’informations directes s’adressent d’ordinaire pour avoir des nouvelles de leurs enfans.

On voit que la commission sanitaire est une institution essentiellement américaine. Il est hors de doute que les chefs des diverses armées d’Europe ne toléreraient à aucun prix la formation d’une société libre d’hospitaliers se donnant pour mission non-seulement de soigner les soldats malades et blessés, mais aussi d’opérer le recensement des militaires, de poursuivre les déserteurs, de signer les feuilles de route, de rechercher la cause des punitions infligées, de défendre les intérêts des volontaires contre certains spéculateurs et au besoin contre le gouvernement lui-même. En Angleterre non moins que sur le continent d’Europe, toute association d’individus qui émettrait de pareilles prétentions serait certainement accusée de folie ou de crime, tant il est vrai que les mœurs américaines ont pour raison d’être principale la jouissance presque séculaire d’institutions libres, et non l’origine anglo-saxonne des citoyens. Après ce terrible hiver de Crimée, durant lequel les forces anglaises perdirent près de la moitié de leur effectif, le gouvernement de la Grande-Bretagne se décida, il est vrai, à nommer une commission de santé, afin de sauver les restes de son armée, qui menaçait de se fondre tout entière ; mais cette commission dut se borner à réorganiser l’intendance militaire et à recommander l’application de mesures hygiéniques. L’œuvre européenne qui ressemble le plus à celle des patriotes américains est cette belle société internationale d’hospitaliers fondée à Genève par M. Henry Dunant. A certains égards, l’entreprise inaugurée par cet homme de cœur est peut-être plus grande et plus humaine que celle de la commission sanitaire d’Amérique, car elle s’élève au-dessus des considérations étroites d’un patriotisme local, et fait flotter le drapeau de la charité universelle au-dessus des armées qui s’entr’égorgent; mais, par l’étendue même du plan qu’elle se propose, la société internationale de secours n’est-elle pas d’avance condamnée à être méconnue? Les encouragemens officiels, les adhésions plus ou moins vagues de divers souverains ne lui ont pas manqué; malheureusement l’enthousiasme populaire ne lui a pas encore donné son tout-puissant concours.

Pour accomplir son œuvre immense, la commission sanitaire d’Amérique a besoin de ressources très considérables. Ces ressources, le patriotisme de la nation les lui procure. Depuis la fondation de la société jusqu’au 1er ’octobre 1863, la valeur des objets de toute espèce confectionnés ou achetés par les comités des dames et envoyés à l’armée par l’entremise des agens sanitaires a dépassé 38 millions de francs. Pendant le même espace de temps, les dons en argent se sont élevés à la somme de 5 millions, offerte pour les deux tiers par des Californiens, qui ne peuvent, à cause de la distance, expédier les mille articles de vêtement et d’alimentation nécessaires dans les homes et les hôpitaux. Ainsi les recettes de la commission sanitaire ont atteint le total de 43 millions pendant une période de vingt-sept mois ; actuellement le chiffre de 50 millions est de beaucoup dépassé. Pour fixer dans son entier le budget de la société, il faudrait en outre évaluer les services gratuits des nombreuses compagnies de commerce et de transport. La plupart des administrations de chemins de fer se chargent d’expédier sans frais jusque dans les villes d’entrepôt les articles de messagerie estampillés par les agens sanitaires[2] ; les diverses agences de télégraphes accordent à la commission le libre usage de leur réseau ; les entreprises d’assurance garantissent ses hôpitaux et ses autres édifices contre les risques du feu; les éditeurs font imprimer pour rien ses livres et ses brochures. Le travail purement honorifique des membres de la commission supérieure et le dévouement des agens subordonnés, qui offrent leurs services en échange d’un salaire presque nominal, doivent être, sinon portés au chapitre des recettes, du moins défalqués de celui des dépenses. L’ensemble des frais de toute espèce, représentant le traitement des employés, les dépenses de loyer, de transport et de correspondance, la détérioration des articles et la perte de quelques fourgons capturés par l’ennemi, n’est pas même de 3 pour 100, comparé au chiffre total des recettes. Presque tous les fonds recueillis peuvent donc être appliqués directement à l’amélioration du sort des soldats.

En Amérique, personne ne l’ignore, l’art de captiver le public par des annonces est pratiqué de la manière la plus habile. La commission sanitaire, sachant que sa cause se recommande d’elle-même, n’a besoin d’aucun artifice de langage pour attirer les contributions volontaires; mais elle ne cesse d’exposer les faits et de faire appel à l’intérêt bien entendu et au patriotisme de tous, soit dans son propre journal, soit par l’entremise des centaines de feuilles qui lui ouvrent leurs colonnes. Dès l’abord, elle eut l’idée de s’adresser aux compagnies d’assurance en cas de décès, et démontra sans peine qu’elle sert leurs intérêts financiers en travaillant à prolonger l’existence des blessés et des malades. Elle se tourna ensuite vers chaque série d’institutions financières, industrielles et commerciales, et fit ainsi en détail la conquête de la nation. Les comités auxiliaires des grandes cités, les simples groupes de femmes chargés de recueillir les contributions des petites villes et des villages, ont également recours à une publicité des plus actives pour réchauffer le zèle des donateurs. Dans le grand concile des femmes américaines tenu à Washington le 15 janvier 1864, une dame de l’Illinois racontait plaisamment qu’afin d’augmenter l’abondance des présens, elle avait imaginé de remplacer les appels généraux par des circulaires spéciales demandant l’envoi de chaque article nécessaire au service des hôpitaux. Commençant par la circulaire des oignons, elle lançait ensuite avec le plus grand succès la circulaire des confitures, puis celle des fruits ou des pommes de terre : cette méthode d’annonces successives produisait et produit encore les meilleurs résultats.

Dès l’origine de l’œuvre, les dames américaines n’avaient pas négligé non plus de faire de temps en temps et en divers endroits des ventes de petits objets au profit de la commission sanitaire. Ces ventes sont devenues rapidement populaires, elles se sont multipliées, et l’importance s’en est graduellement accrue. Récemment on a eu l’idée de transformer ces ventes en de véritables expositions générales de l’industrie et des arts. Les travailleurs de tout métier, maçons, charpentiers, serruriers, peintres, construisent et décorent gratuitement l’édifice. Les agriculteurs, les ouvriers, les fabricans, y envoient les produits de leur travail; les négocians offrent les denrées de leurs entrepôts ; les artistes, les collectionneurs, ornent les salles de tableaux, de gravures, de livres choisis; les compagnies d’éclairage offrent le gaz nécessaire pour les illuminations. Chacun contribue de son mieux à embellir le local d’objets de toute espèce, les uns destinés à la vente, les autres prêtés aux dames patronesses pour attirer le public des acheteurs dans les galeries de l’exposition; on y voit de tout, depuis la fleur des champs et la gerbe de blé jusqu’aux amas de houille et aux énormes canons d’acier fondu. Plusieurs villes importantes du nord, Cincinnati, Boston, Chicago, Brooklyn, ont eu déjà de grandes foires de charité produisant ensemble plus de 5 millions de francs. Celle qui se tient aujourd’hui à New-York ajoutera probablement au budget de la commission une somme supérieure aux recettes de toutes les autres ventes réunies, car dès les six premiers jours elle a procuré aux agens sanitaires près de deux millions; mais aussi n’a-t-on rien négligé pour attirer le public. L’édifice et ses annexes offrent tout ce que l’esprit ingénieux des commissaires a cru de nature à intéresser les diverses classes de la société newyorkaise : inventions, modèles, trophées de guerre, tentures, livres, objets de mode. Un temple des fleurs s’élève au centre du palais de l’exposition; ailleurs s’ouvre un grand wigwam, où dix-neuf Indiens du far-west exécutent la danse du tomahawk, celle du buffle, de l’aigle ou de la grande plume. Plus loin, les visiteurs sont admis, moyennant 1 dollar par tête, à indiquer par leur vote à quel général de l’Union sera offerte une épée d’honneur. Dans une autre partie du bâtiment, un restaurant orné d’objets de prix d’origine flamande est disposé en forme de cuisine hollandaise, et des femmes portant le costume frison y servent des festins qui rappellent ceux des anciens knickerbockers de la ville de Nouvelle-Amsterdam, devenue plus tard celle de New-York. Enfin, chose plus importante, l’exposition comprend la plus belle collection de tableaux qui ait été faite jusqu’à présent en Amérique. L’inauguration de la foire a été célébrée comme une grande fête nationale : les banques et les cours de justice se sont fermées pendant le jour; le soir, les théâtres, les cirques et le fameux puffiste Barnum ont donné des représentations en faveur des blessés.

La foire de New-York et celles des autres grandes cités de l’Union accroissent d’autant plus les ressources de la commission qu’elles sont pour elle un moyen de publicité. La popularité de l’œuvre grandit tellement que ses fondateurs ne désespèrent pas de voir le budget annuel de 20 millions s’élever au double pour l’année 1864. Et cependant, outre la commission sanitaire, il existe encore dans les États-Unis plusieurs autres sociétés qui s’occupent du bien-être du soldat et qui ont toutes leurs agens, leurs journaux, leur budget. Telle est la Western Sanitary commission, que le général Fremont fonda dès les premiers jours de la rébellion pour s’occuper spécialement des armées envoyées par les états de l’ouest. Telle est aussi la Commission chrétienne, qui travaille à la moralisation des troupes en répandant des livres et des brochures dans les camps, en ouvrant des cabinets de lecture gratuits dans toutes les villes de garnison, en abonnant les soldats aux journaux politiques et religieux. Enfin la War-claim association, présidée par le général Winfield Scott, se charge d’une manière toute spéciale de plaider auprès du gouvernement, ou même contre lui, la cause des soldats qui n’ont pas encore touché leur paie entière ou les primes d’enrôlement qui leur sont dues. Les contributions volontaires recueillies par les diverses sociétés charitables des États-Unis dépassent en importance les impôts perçus par le fisc dans plus d’un royaume de l’Europe. Les faits statistiques recueillis par M. Marcellus Hartley prouvent que du commencement de la guerre au 1er  mars 1864 le total des contributions volontaires et des sommes votées en faveur des soldats par les conseils municipaux et les législatures spéciales s’élève à 212 millions de dollars, soit à 1 milliard 144 millions de francs. Est-il un pays au monde où les citoyens aient une générosité plus active et un sentiment plus fort de leur devoir envers la patrie ?

Indifférente aux rumeurs qui représentent souvent la confédération du sud comme entièrement vermoulue et sur le point de s’effondrer par son propre poids, la commission sanitaire continue son œuvre avec autant de zèle que si la guerre ne devait jamais finir ; elle ne cesse de faire des appels au patriotisme des citoyens sans se laisser distraire par les alternatives de lassitude et d’espoir exagéré qui s’emparent successivement du peuple. D’ailleurs, quand même la conquête serait achevée dès aujourd’hui, quand même les volontaires licenciés seraient déjà renvoyés dans leurs foyers, la sollicitude de la commission trouverait encore à s’exercer de la manière la plus large. En effet, le retour de la vie militaire à la vie civile doit être facilité aux soldats ; il faut surtout éviter que les invalides ou les membres de leur famille soient obligés de recourir à la pitié publique et déshonorent ainsi la nation. Il est vrai que le gouvernement sert à chaque invalide une pension d’au moins 43 francs par mois réversible sur sa veuve ou sur ses enfans mineurs ; en outre il lui offre, comme à tout autre chef de famille, une propriété de 64 hectares prise sur le domaine national ; mais la pension est tout à fait insuffisante dans un grand nombre de cas, et seulement une faible minorité de soldats se trouvent en mesure d’accepter la terre qu’on leur offre dans les solitudes de l’ouest. Quant aux militaires valides, ils ne reçoivent pas de pensions de retraite, bien que la vie des camps ait pu diminuer considérablement leur aptitude au travail. La commission devra donc intervenir afin de procurer des occupations paisibles à tous les volontaires congédiés, et de les ramener, sans secousse trop douloureuse pour eux, dans le sein de la société civile. L’expérience que les membres de la commission acquièrent graduellement leur permettra d’agir de la manière la plus sage à cet égard; en tout cas, ils se sont déjà très fortement prononcés contre la création d’hospices imités des hôtels d’invalides fondés en Europe. Soutenus dans leur avis par l’opinion générale des Américains, ils prétendent, à tort ou à raison, que toute agglomération d’hommes oisifs devient fatalement un foyer de démoralisation, et qu’elle engendre des habitudes de paresse très fâcheuses dans un pays où tous les citoyens ont jusqu’à ce jour demandé leur subsistance au travail ; ils conseillent au soldat mutilé de rentrer dans le sein de sa famille et d’employer à une tâche utile le reste de ses forces au lieu de consentir à mener dans quelque grande cité une vie de désœuvrement et d’ennui. Toutefois, si la commission sanitaire s’interdit de fonder des hospices, en revanche elle s’occupe d’autant plus de construire des hôpitaux et d’améliorer le service de ceux qui existent déjà. Récemment elle a fait bâtir un home sur la côte orientale de la Floride, dans la ville de Saint-Augustin, qui est le Cannes de l’Amérique; c’est là qu’elle envoie les soldats attaqués de maladies de poitrine, afin de les guérir, ou du moins de prolonger leur vie.

Ainsi l’œuvre entreprise par les patriotes dévoués qui ont institué la commission de santé doit se maintenir tant qu’il y aura, par suite de la guerre civile, des blessés et des malades à soigner, des misérables à secourir. Il faut qu’elle dure jusqu’à ce qu’elle ait fait disparaître toutes les traces matérielles de l’effroyable crise qui coûte à l’Amérique un si grand nombre de ses enfans. C’est là une œuvre immense; mais ce qu’il a été donné à la commission d’accomplir déjà est un gage certain du succès futur. Les faits que nous avons brièvement exposés ont par eux-mêmes une singulière éloquence, ils peuvent servir à rectifier bien des idées fausses, à renverser bien des assertions dépourvues de preuves. En présence de ces faits, est-il un homme de bonne foi qui puisse répéter naïvement que la guerre n’est pas sanctionnée par la grande masse de la nation américaine, et que l’armée du nord est composée de mercenaires? Non sans doute. Il serait déjà très étrange que dans un pays où le pouvoir central tire son existence et sa force de l’assentiment des citoyens, le président eût pu conquérir soudain la toute-puissance nécessaire pour asservir complètement le peuple et le lancer dans l’une des guerres les plus sanglantes des temps modernes; mais il serait encore plus étonnant que les associations libres formées pour encourager le gouvernement, pour l’aider dans sa tâche et fortifier ses armées, eussent pris leur origine au milieu d’une nation d’esclaves. Loin d’être réprouvée par la masse du peuple, la guerre entreprise pour le rétablissement de l’Union est au contraire tellement nationale que les femmes, patriotes non moins zélées que les hommes, prennent indirectement part à la lutte en s’occupant de la santé des troupes. Ce sont elles qui pleurent le plus tristement les morts et qui souffrent le plus de tous les fléaux amenés par la guerre; mais si elles ne peuvent s’étourdir, comme les hommes, par l’excitation du combat, du moins peuvent-elles se consoler et s’affermir dans leur foi patriotique par le travail et le dévouement. Leur mission, toute de charité, n’éveille pas, comme l’histoire des batailles, l’attention du monde entier: elles n’ont pas songé, comme les soldats, à se couvrir de gloire; mais elles n’en ont pas moins accompli leur œuvre d’une manière admirable, ainsi que le prouvent les résultats immenses obtenus par cette commission sanitaire qu’elles ont fondée et qu’elles soutiennent de leurs présens. Qu’on ne s’y trompe pas : une des principales forces des États-Unis, c’est le patriotisme des femmes. L’opinion publique des Américains n’est pas, comme celle des Français, l’opinion d’un sexe seulement.

Ce même esprit d’initiative individuelle qui, en se manifestant sur tous les points du territoire à la fois, a pu consolider si fortement près d’un million de volontaires sous la main du gouvernement, aura tôt ou tard à remplir une mission tout opposée, celle de faire licencier les troupes et d’éviter ainsi à la république le fléau des armées permanentes. Ce fléau est à juste titre le plus redouté de tous ceux qui menacent la prospérité future de l’Amérique, et c’est précisément afin de le rendre impossible que les ardens patriotes poussent avec tant d’acharnement à la continuation de la guerre et à la conquête de tous les états séparés. En effet, les armées ne peuvent être licenciées avant que les populations de l’ancienne république aient reconnu les mêmes lois et que la société tout entière soit réorganisée sur la base du travail libre : deux nations, l’une démocratique, l’autre régie par une aristocratie patriarcale, ne sauraient se partager en paix une contrée qui est évidemment destinée par la nature à devenir la patrie d’un seul peuple, et la limite, s’il était possible d’en tracer une, se hérisserait immédiatement de forteresses et de redoutes, se peuplerait de douaniers, de soldats et de gendarmes comme les frontières des états d’Europe. Afin de conjurer ce malheur, le peuple américain, représenté par le congrès et par les diverses législatures, confère au président des pouvoirs exceptionnels; il lui offre les immenses ressources que procurent un budget annuel de plusieurs milliards, une armée de plusieurs centaines de milliers d’hommes, une flotte de cinq cents navires. Entre des mains iniques, ce serait là une formidable puissance; même confiée à un homme honnête comme l’est le président Lincoln, elle pourrait devenir très dangereuse pour les libertés de la république en permettant à l’administration d’user de la force brutale. Heureusement l’armée, composée en grande majorité de soldats volontaires, ne s’est point séparée de la masse du peuple, et celui-ci de son côté n’a cessé de se rendre utile aux soldats et de leur témoigner sa sollicitude par l’entremise de la commission sanitaire. Les citoyens qui considèrent comme leur devoir de contrôler la gestion du gouvernement dans l’économie des armées, de le remplacer au besoin pour soigner les blessés, de faire la police des camps, de plaider contre lui pour l’obliger à rendre justice au soldat lésé dans ses droits, ne sont pas hommes à laisser attenter à leurs libertés par le pouvoir. En se faisant aimer par les volontaires comme les vrais représentans de la nation, en se constituant leurs défenseurs, ils rendent impossibles ces révolutions de prétoriens qui exercent une influence tellement fatale à la prospérité de quelques républiques hispano-américaines. L’initiative personnelle, même appliquée à consolider les forces nationales, tel est le remède souverain contre la prépondérance de l’élément militaire. Que le citoyen, tout en venant au secours de la constitution menacée par les rebelles, reste debout devant l’état, et avec lui se maintiendra la liberté.


ELISEE RECLUS.

  1. Pendant la guerre du Mexique, les Américains perdaient sept fois plus de soldats pour cause de maladies que par suite de blessures : dans la guerre civile qui dure depuis 1861, les maladies sont encore quatre fois plus meurtrières que les batailles.
  2. Les frais occasionnés par le transport gratuit des articles de la commission se sont élevés pour deux compagnies seulement à plus d’un million de francs.