La Coalition européenne en 1813 et 1814 - Fragment tiré des mémoires inédits du Prince de Metternich

Revue des Deux Mondes tome 36, 1879
Prince de Metternich

La coalition européenne en 1813 et 1814 [1]


LA
COALITION EUROPEENNE
EN 1813 ET 1814[2]


I. LE LENDEMAIN DE BAUTZEN. — L’ARMISTICE DE TEPLITZ ET LA BATAILL DE LEIPZIG.

Le 29 mai, à quatre heures de l’après-midi, j’appris, par un courrier venu de Dresde, la perte de la bataille de Bautzen. Je me rendis sur-le-champ à Laxenbourg, où se trouvait l’empereur. Mon parti était pris. Il s’agissait d’arrêter Napoléon dans sa marche en avant et de fixer l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume sur la résolution que prendrait l’empereur mon maître. Dans l’armée russe régnait la plus grande démoralisation ; elle n’avait plus qu’un désir, celui de se retirer derrière ses frontières.

L’empereur Alexandre était décidé, il est vrai, à continuer la guerre, mais peut-être serait-il obligé finalement de céder à ses soldats rebutés. Les armées alliées avaient résolu d’opérer leur retraite vers la haute Silésie. Ce mouvement, habile au point de vue militaire, indiquait nettement, de la part de l’empereur Alexandre, l’intention d’acculer l’Autriche et de la contraindre à se déclarer pour les alliés. En ne se montrant pas disposée à prendre part à la guerre contre Napoléon, l’Autriche aurait fourni au tzar un prétexte pour passer la Warta et pour mettre fin à la guerre.

Le quartier-général du prince de Schwarzenberg était alors à Prague : pendant que son armée commençait à se réunir autour et près de cette ville, l’avant-garde occupait les cercles de Saaz et de Leitmeritz. Le comte de Bubna était arrivé au quartier général de Napoléon.

J’étais convaincu que la perte d’une seule bataille compromettrait tout si nous commencions la guerre sans avoir rassemblé des forces suffisantes pour pouvoir tenir la campagne à nous seuls ; on ne pouvait guère compter, en effet, sur l’armée russe, mal organisée et démoralisée, ni sur l’armée prussienne, qui n’existait que de nom. Il s’agissait donc d’empêcher Napoléon de suivre sa tactique habituelle, c’est-à-dire de se tourner vers la Bohême en laissant un simple corps d’observation devant les armées alliées, afin de frapper contre nous un grand coup dont les suites auraient été incalculables pour l’Autriche, si l’on songe au découragement qui accablait alors l’immense majorité de nos peuples. Je proposai à l’empereur de partir le lendemain pour se rendre au point le plus central, entre Dresde et le quartier-général des deux souverains alliés. Nous cherchâmes sur la carte, et Gitschin nous parut être le point désiré. Sa majesté se décida à partir le surlendemain ; quant à moi, j’expédiai sur-le-champ deux courriers, l’un à Dresde et l’autre en Silésie. Le premier remit au comte de Bubna l’ordre de presser Napoléon d’accepter la médiation offerte par l’Autriche. L’autre allait annoncer que l’empereur rejoindrait l’armée sous peu. L’effet de ces mesures, ou plutôt le seul fait de l’arrivée de sa majesté au quartier-général, me semblait devoir être décisif, et il le fut.

Le 1er juin, à cinq heures du matin, l’empereur quitta Vienne avec une suite peu nombreuse. Le lendemain, nous rencontrâmes, près de Czaslau, le comte de Nesselrode, que l’empereur Alexandre avait dépêché pour demander à l’Autriche de prendre une prompte résolution. Nesselrode m’apportait une copie de l’armistice signé à Poischewitz. L’empereur François chargea l’envoyé du tzar d’une mission fort simple. Il lui dit : « Retournez sur vos pas, et informez l’empereur votre maître ainsi que le roi de Prusse que vous m’avez trouvé en route pour aller en Bohême rejoindre le quartier général de mon armée. Je prie le tzar de vouloir bien me désigner un point de la frontière de Bohême et de Silésie, où je puisse envoyer mon ministre des affaires étrangères pour lui communiquer mes résolutions. »

Des propositions de médiation avaient été envoyées à Dresde par l’entremise du comte de Bubna. Napoléon espérait battre encore une fois les armées russe et prussienne, et il comptait sur l’effet que produirait une nouvelle défaite sur l’esprit des deux souverains et sur leurs armées, aussi bien que sur l’Autriche elle-même ; il accueillit dont froidement et avec hauteur les propositions de notre envoyé. Cependant, on pouvait prévoir qu’après la victoire de Bautzen il serait plus ! disposé à négocier ; ce fut le cas, en effet : suivant son système habituel, il se mit en rapport direct avec les deux souverains alliés.

L’aide de camp Flahault avait été envoyé sur les lieux en qualité de commissaire de démarcation ; Napoléon pouvait compter sur le dévoûment absolu de cet nagent. Il s’était flatté de pouvoir agir directement sur le tzar, aussi bien par le choix du négociateur (Caulaincourt) que par l’influence personnelle qu’il croyait toujours avoir sur l’esprit de ce prince. Il se trompait. Le seul résultat de ces tentatives fut de prouver aux souverains que Napoléon voulait encore une fois raffermir par des négociations illusoires sa position ébranlée, et qu’il n’avait d’autre but que d’empêcher la quadruple alliance de se former, et de gagner le temps nécessaire pour combler les vides qu’avaient faits dans son armée les marches forcées et les batailles de Ltitzen et de Bautzen. L’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume firent part à l’empereur François de la ferme résolution qu’ils avaient prise de ne pas consentir à une négociation ; en même temps, ils assuraient sa majesté de leur pleine confiance dans sa loyauté et dans ses principes éclairés.

Le 3 juin, nous arrivâmes à Gitschin. J’instruisis aussitôt le duc de Bassano de l’arrivée de l’empereur à son quartier-général. En même temps, je lui demandai une entrevue pour l’informer que sa majesté était fermement résolue à appuyer comme il convenait ses offres de médiation. J’étais convaincu que la réponse du ministre français serait évasive : je ne me trompais pas. Le refus déguisé de Bassano me fournit un prétexte tout trouvé pour tâcher de voir l’empereur Alexandre ; en effet, le jour même où j’avais reçu la réponse du ministre français, je demandai une entrevue au tzar. Opocno fut désigné comme le lieu du rendez-vous ; j’avais choisi cet endroit à cause de sa proximité de la frontière et de son isolement. Pour n’avoir pas à s’y rendre avec moi, l’empereur François prétexta des affaires qu’il avait à Gitschin. Le 16 juin, je partis de ce château, et le lendemain j’arrivai à Opocno, où je trouvai le tzar, qui m’avait précédé de quelques heures. La grande-duchesse Catherine ! , sœur de l’empereur Alexandre, qui séjournait alors à Prague, était venue également. Dans la suite du tzar se trouvait le comte de Nesselrode avec quelques aides de camp. Le comte de Stadion et M. de Lebzeltern s’étaient aussi rendus à Opocno, à la suite des ordres qu’ils avaient reçus.

J’allai trouver immédiatement l’empereur Alexandre. L’entretien que j’avais eu préalablement avec le comte de Nesselrode à Czaslau m’avait à peu près édifié sur les dispositions de ce prince en ce qui concernait les affaires en général aussi bien qu’en ce qui avait rapport à ma personne. J’avais appris à connaître l’empereur Alexandre pendant les négociations de Berlin en 1805, et il me témoigna beaucoup de bienveillance à cette époque. Je devais même, sur sa demande formelle, être envoyé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1806. Les rapports que j’eus en 1807 et 1808 avec son ambassadeur à Paris fortifièrent encore les bons sentimens dont l’empereur était animé à mon égard ; plus tard seulement, lorsque le comte de Romanzof fut envoyé à Paris à la suite des conférences d’Erfurt, une divergence complète entre les vues de ce ministre et les miennes amena un premier refroidissement entre l’empereur Alexandre et moi. Le mariage de l’archiduchesse Marie-Louise et le refus, trop justifié par la nécessité, du cabinet autrichien de conclure une alliance secrète avec la Russie en 1811 firent le reste. Le tzar, qui n’admettait pas de nuances dans la conduite des autres, parce qu’à cette époque sa politique allait toujours d’un extrême à l’autre et ne connaissait pas encore les moyens termes, me soupçonna d’avoir tout à fait passé à la France et de nourrir de graves préjugés à l’égard de la Russie. Dans cette première entrevue, je devais donc m’attendre à rencontrer chez l’empereur ces préventions personnelles dont l’influence est toujours puissante, et à me heurter contre toutes les difficultés que présentait l’attitude politique et militaire de l’Autriche.

J’abordai l’empereur sans aucun embarras. Je ne commençai pas par combattre ses préjugés, mais je ne fis pas mystère toutefois de la conviction où j’étais que la seule ancre de salut pour les alliés, c’était la confiance absolue dans une puissance qui pouvait être très facilement suspectée, si l’on ne connaissait à fond le caractère de l’empereur François ainsi que les principes et la conduite de son cabinet. Je lui affirmai en même temps que rien ne pourrait nous faire dévier de notre route, qu’amenés à une situation qui faisait de nous les sauveurs de l’Europe, nous la sauverions.

L’empereur Alexandre me répondit que je ne devais pas douter de sa confiance, mais que, si l’Autriche ne faisait connaître sur-le-champ ses véritables intentions, c’en était fait à ses yeux de la cause commune.

Comme je ne pouvais ni ne voulais abandonner la marche que je m’étais proposé de suivre, et qui seule, selon moi, pouvait assurer notre salut, je déclarai à l’empereur que j’étais prêt à lui exposer tout notre plan, mais que je ne voudrais pas lui donner l’espérance trompeuse que nous consentirions jamais à y renoncer ou même à le modifier dans ses parties essentielles. Je persistai à maintenir la nécessité absolue de la médiation de l’Autriche, et je lui demandai de la reconnaître formellement. — Que deviendra notre cause, me demanda le tzar, si Napoléon, de son côté, accepte la médiation ? — S’il la décline, répondis-je, l’armistice cessera de plein droit, et vous nous trouverez dans les rangs de vos alliés ; s’il l’accepte, la négociation nous montrera, à n’en pouvoir douter, que Napoléon ne veut être ni sage ni juste, et le résultat sera le même. En tout cas, nous aurons ainsi gagné le temps nécessaire pour pouvoir établir notre armée dans des positions où nous n’aurons plus à craindre une attaque contre un seul d’entre nous, et d’où nous pourrons, de notre côté, prendre l’offensive.

Ce premier entretien dura plus de deux heures, et nous nous séparâmes sans avoir rien conclu. Cependant bientôt après j’eus la preuve que le tzar ne fermait plus tout à fait les yeux à la lumière, bien que sa vieille défiance persistât toujours. Le lendemain, je réussis à le gagner entièrement à nos projets. Je lui proposai d’envoyer un officier intelligent au quartier-général du prince de Schwarzenberg, qui désormais ne ferait plus qu’un avec celui de l’empereur François. Cet officier devait avoir pour mission de constater l’état et les positions des armées alliées et de nous communiquer le résultat de ses observations. Il n’en devait pas moins entendre notre général en chef et arrêter avec lui le plan des opérations suivant l’alternative dont j’ai parlé ci-dessus.

L’empereur Alexandre me parut très satisfait de cette proposition ; il y voyait un gage de notre sincérité. Le bon esprit dont le comte de Nesselrode ne cessait de donner des preuves dans la direction de son département, et l’appui que lui prêtaient le prince Wolkonski, chef d’état-major général du tzar, et le maréchal du palais comte de Tolstoy, lui permirent d’arriver plus facilement à son but. À cette époque, Tolstoy possédait encore l’oreille de son maître et parlait avec une liberté qui le fit plus tard tomber en disgrâce. Le 20 juin, je me séparai de l’empereur Alexandre, le laissant satisfait de nos vues et parfaitement tranquille sur l’avenir.

Je retournai directement à Gitschin, où je trouvai une invitation très pressante du duc de Bassano à me rendre à Dresde. Napoléon avait eu vent de mon entrevue avec l’empereur de Russie, et à partir de ce moment il voulait aussi se ménager un entretien avec moi. Cette démarche, que j’avais prévue, me prouva que Napoléon ne se sentait pas assez fort pour rompre ouvertement avec nous. Je demandai à l’empereur mon maître l’autorisation de me rendre à l’appel de Bassano, et sans tarder, j’informai de ce fait les cabinets de Russie et de Prusse réunis à Reichenbach, en Silésie. Je prévoyais beaucoup de découragement de leur part. Dans la plus forte position qu’un ministre ait jamais occupée, je Songeais uniquement à convaincre les deux cabinets que désormais le salut de l’Europe ne dépendrait que de la ligne de conduite que suivrait l’Autriche. Comme dans le cours de mon ministère je ne me suis jamais aidé que des ressources de mon pays, que de la force d’âme et des solides principes de l’empereur François, j’étais bien loin de craindre d’assumer une trop grande responsabilité en prenant une attitude qui devait finalement nous relever et assurer le triomphe de la cause commune.

L’empereur régla, avec le prince de Schwarzenberg et moi, toutes les dispositions nécessaires pour hâter la marche et l’arrivée de nos troupes. Sa majesté donna les instructions les plus formelles. Autant ce prince penchait ordinairement à ménager ses provinces, autant cette fois il y songea peu dans ses calculs. Il était uniquement absorbé par la grande œuvre de la délivrance qu’il devait accomplir. Il s’agissait de sauver le monde ; ses peuples trouveraient leur dédommagement dans cet immense bienfait ! On fit disparaître du théâtre de la guerre tout ce qui aurait pu profiter à l’ennemi ; on fortifia les points les plus importans ; les lignes de Prague furent fermées, cette ville devant servir de place d’armes ; on se mit à élever des têtes de pont sur l’Elbe et sur la Moldau ; on créa de vastes magasins afin de pouvoir suffire aux besoins de l’armée autrichienne et des armées alliées qui devaient être appelées en Bohême ; on réunit tous les ivres qu’on put trouver et tous les autres objets pouvant servir à la guerre. L’esprit de la population répondit à l’attente de l’empereur ; il se releva à mesure que grandissait la confiance dans les mesures prises par le gouvernement. L’est et le nord de la Bohême présentaient en quelque sorte l’aspect d’un vaste camp.

Le 24 juin, je partis de Gitschin pour arriver le lendemain à Dresde, où je descendis chez le comte de Bubna. En ce moment Napoléon n’était pas dans la ville, mais il y revint le soir de mon arrivée. Ce n’est donc que le jour suivant, 26 juin, que je reçus l’invitation de me rendre chez lui. Son quartier-général se trouvait dans le jardin Marcolini, près de l’Elsterwiese. Il n’osait pas demeurer dans la ville ; plus de vingt mille hommes de son armée étaient entassés dans le faubourg de Frédéric et en dehors des lignes de ce faubourg.

La position de Napoléon vis-à-vis de son armée et du peuple français était alors fort critique. La nation, jadis divisée en différens partis, n’en présentait plus que deux : l’un était le parti des hommes de la révolution, auquel se rattachait la foule innombrable des individus dont le sort était lié au maintien de l’empire ou qui tenaient à conserver le régime impérial pour ne pas perdre leur position, le fruit de leurs services passés et leur fortune, qui se composait en grande partie de biens nationaux ; l’autre était le parti royaliste et bourbonien. Les premiers gémissaient sur la situation précaire que l’ambition dévorante de Napoléon avait faite à leurs intérêts ; les seconds n’osaient pas encore lever la tête, mais ils attendaient avec anxiété les résultats de la nouvelle campagne en vue de laquelle la nation faisait alors de gigantesques préparatifs.

L’armée française soupirait après la paix. Les généraux, sans exception, avaient peu de confiance dans une lutte qui devenait plus qu’inégale, du moment où de nouveaux alliés venaient se joindre aux Russes et aux Prussiens. Les efforts des gouvernemens de la confédération du Rhin pouvaient à peine contenir la haine du peuple allemand pour Napoléon ; la conduite de ces gouvernemens eux-mêmes commençait à devenir équivoque ; l’Europe n’en tournait que plus avidement ses regards vers l’Autriche.

Dans de pareilles conjonctures, l’apparition du ministre des affaires étrangères autrichien au quartier-général de Napoléon ne pouvait être regardée par les chefs de l’armée française que comme un événement décisif par les résultats qu’il amènerait. Voilà l’impression que je pus constater en arrivant à Dresde. Il me serait difficile de rendre l’expression d’inquiétude douloureuse qui se lisait sur le visage de ces courtisans et de ces généraux chamarrés d’or qui étaient réunis dans les appartemens de l’empereur. Le prince de Neuchâtel (Berthier) me dit à demi-voix : « N’oubliez pas que l’Europe a besoin de paix, la France surtout, elle qui ne veut que la paix. » Je ne me crus pas tenu de répondre, et j’entrai dans le salon de service de l’empereur.

Napoléon m’attendait, debout au milieu de son cabinet, l’épée au côté, le chapeau sous le bras. Il s’avança vers moi avec un calme affecté et me demanda des nouvelles de la santé de l’empereur. Bientôt ses traits s’assombrirent, et se plaçant devant moi, il me parla en ces termes : « Ainsi, vous voulez la guerre ? C’est bien, vous l’aurez. J’ai anéanti l’armée prussienne à Lützen ; j’ai battu les Russes à Bautzen ; vous voulez avoir votre tour. Je vous donne rendez-vous à Vienne. Les hommes sont incorrigibles, les leçons de l’expérience sont perdues pour eux. Trois fois j’ai rétabli l’empereur François sur son trône ; je lui ai promis de rester en paix avec lui tant que je vivrais ; j’ai épousé sa fille ; je me disais alors : Tu fais une folie. Mais elle est faite. Je la regrette aujourd’hui. » Ce préambule me fit sentir mieux encore combien ma situation était forte ; à ce moment décisif, je me regardai comme le représentant de la société européenne tout entière. Le dirai-je ? Napoléon me parut petit. — « La paix et la guerre, répondis-je, sont entre les mains de votre majesté. L’empereur mon maître a à remplir des devoirs devant lesquels s’effacent toutes les autres considérations. Le sort de l’Europe, son avenir et le vôtre, tout cela dépend de vous seul. Entre les aspirations de l’Europe et vos désirs, il y a un abîme. Le monde à besoin de la paix. Pour assurer cette paix, il faut que vous rentriez dans les limites qui sont compatibles avec le repos commun, ou que vous succombiez dans la lutte. Aujourd’hui, vous pouvez encore conclure la paix ; demain il serait peut-être trop tard. L’empereur mon maître ne se laisse guider dans sa conduite que par la voix de sa conscience ; à votre tour, sire, de consulter la vôtre.

« — Eh bien ! qu’est-ce donc qu’on veut de moi ? me dit brusquement Napoléon. Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort, et, par conséquent, d’être craint. J’ai commis une grande faute en ne tenant pas compte de ce qui m’a coûté une armée, la plus belle qu’on eût jamais vue. Je puis me battre contre des hommes, non contre les élémens ; c’est le froid qui m’a vaincu et ruiné. Dans une seule nuit, j’ai perdu trente mille chevaux. J’ai tout perdu, sauf l’honneur et la conscience de ce que je dois à un brave peuple qui, après ces revers inouïs, m’a donné de nouvelles preuves de son dévoûment et de la conviction qu’il a que moi seul je puis le gouverner. J’ai réparé les pertes de l’année dernière ; voyez donc mon armée après les batailles que je viens de gagner. Je la passerai en revue devant vous.

« — Et c’est précisément l’armée, lui répliquai-je, qui désire la paix.

« — Non, ce n’est pas l’armée, dit Napoléon en m’interrompant vivement, ce sont mes généraux qui veulent la paix. Je n’ai plus de généraux. Le froid de Moscou les a démoralisés. J’ai vu les plus braves pleurer comme des enfans. Ils étaient brisés physiquement et moralement. Il y a quinze jours, je pouvais encore faire la paix ; aujourd’hui, je ne le puis plus. J’ai gagné deux batailles, je ne ferai pas la paix.

« — Dans tout ce que votre majesté vient de me dire, lui fis-je observer, je vois une preuve de plus que l’Europe et votre majesté ne peuvent arriver à s’entendre. Vos traités de paix n’ont jamais été que des armistices. Les revers comme les succès vous poussent à la guerre. Le moment est venu où vous allez vous jeter réciproquement le gant, l’Europe et vous ; vous le ramasserez, vous et l’Europe ; mais ce ne sera pas l’Europe qui succombera dans la lutte.

« — Pensez-vous, par hasard, me renverser par une coalition ? reprit Napoléon. Combien d’alliés êtes-vous donc ? Quatre, cinq, six, vingt ? Plus vous serez nombreux, plus je serai tranquille. J’accepte le défi. Mais je puis-vous assurer, continua-t-il avec un rire forcé, qu’au mois d’octobre prochain nous nous verrons à Vienne. Alors on verra ce que seront devenus vos bons amis les Russes et les Prussiens. Comptez-vous sur l’Allemagne ? Voyez ce qu’elle a fait en 1809. Pour tenir en bride les populations allemandes, mes soldats me suffisent, et quant à la fidélité des princes, la peur qu’ils ont de vous m’en répond. Si vous vous déclarez neutres et si vous observez votre neutralité ; alors je consentirai à négocier à Prague. Voulez-vous une neutralité armée ? Soit ! Mettez trois cent nulle hommes en Bohême, et que l’empereur me donne sa parole qu’il ne me fera pas la guerre avant la fin des négociations, cela me suffira.

« — L’empereur, répondis-je, a offert aux puissances sa médiation, non la neutralité. La Russie et la Prusse ont accepté sa médiation ; c’est à vous de vous prononcer aujourd’hui même. Ou bien vous accepterez la proposition que je viens de vous faire, et nous fixerons un temps pour la durée dés négociations ; ou bien vous la refuserez, et l’empereur mon maître se considérera comme libre dans ses résolutions et dans son attitude. La situation nous presse, il faut que l’armée vive ; dans quelques jours, il y aura deux cent cinquante mille hommes en Bohême ; ils pourront y rester cantonnés pendant quelques semaines, mais non pendant des mois entiers. »

À ce moment, Napoléon m’interrompit une seconde fois pour s’engager dans une longue digression sur la force possible de notre année. D’après ses calculs, nous pourrions tout au plus mettre en ligne soixante-quinze mille hommes en Bohême. Il se fondait sur le chiffre normal de la population de l’empire, sur l’évaluation des pertes en hommes que nous avions faites dans les dernières guerres, sur notre système de conscription, etc. Je me montrai très étonné de l’inexactitude de ses renseignemens et lui dis qu’il lui aurait été cependant bien facile de se procurer des données plus exactes et plus sûres. « Je m’engage, lui déclarai-je, à vous dresser la liste complète de vos bataillons, et votre majesté serait moins bien renseignée sur la force de l’armée autrichienne ?

« — Je suis bien informé, répliqua Napoléon ; j’ai des rapports très circonstanciés sur l’état de vos forces, et je suis sûr de ne pas me tromper sur le chiffre de votre effectif. M. de Narbonne, ajouta-t-il, a mis en campagne une masse d’espions, et ses informations s’étendent jusqu’aux tambours de votre armée ; mon quartier-général en a fait autant ; mais je connais mieux que personne la valeur qu’on peut attacher à dès renseignemens de cette espèce. Mes calculs s’appuient sur des données mathématiques, voilà pourquoi ils sont sûrs ; en un de compte, on n’a jamais plus qu’on ne peut avoir[3]. »

Napoléon me conduisit dans son cabinet de travail et me montra les rôles de notre armée, tels qu’il les recevait journellement. Il les vérifia avec le plus : grand soin et pour ainsi dire régiment par régiment. Notre discussion sur ce sujet dura plus d’une heure.

Quand nous fûmes rentrés, dans son salon de réception, il ne parla plus de la question politique, et j’aurais pu croire qu’il voulait détourner mon attention de l’objet de ma mission, si l’expérience du passé ne m’avait appris combien ces omissions calculées loi étaient familières. Il parla de l’ensemble de ses opérations en Russie et s’étendit en longs et minutieux détails sur l’époque de son dernier retour en France. Tout ce qu’il dit là-dessus me montra clairement que son but constant était de faire croire que sa défaite de 1812 devait être mise uniquement sur le compte de la saison, et que jamais son prestige n’avait été plus grand en France qu’à la suite de ces mêmes événemens. » C’était une rude épreuve, me dit-il, mais je m’en suis parfaitement tiré. »

Après l’avoir écouté pendant plus d’une demi-heure, je l’interrompis en lui faisant observer que dans ce qu’il venait de dire je voyais une preuve frappante de la nécessité de mettre un terme à ces perpétuelles vicissitudes. « La fortune, ajoutai-je, peut vous trahir comme elle l’a fait en 1812. En temps ordinaire, les armées ne forment qu’une faible partie de la population ; aujourd’hui, c’est le peuple tout entier que vous appelez sous les armes. Votre armée actuelle n’est-elle pas une génération prise d’avance ? J’ai vu vos soldats, ce sont des enfans. Votre majesté est convaincue qu’elle est absolument nécessaire à la nation ; mais n’avez-vous pas besoin de la nation à votre tour ? Et quand cette armée d’adolescens que vous appelez sous les armes, aura disparu, que ferez-vous ? »

À ces mots, Napoléon se laissa emporter par la colère ; il pâlit et ses traits se contractèrent. « Vous n’êtes pas soldat, me dit-il rudement, et vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. J’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se soucie peu de la vie d’un million d’hommes[4]. » En disant, ou plutôt en criant ces mots, il jeta dans un coin du salon le chapeau que jusqu’alors il avait tenu à la main. Je restai calme, m’appuyai, contre une console, entre les deux fenêtres, et, profondément ému de ce que je venais, d’entendre, je lui dis : « Pourquoi vous adressez-vous à moi ? pourquoi me faire, entre quatre murs, une pareille déclaration ? Ouvrons les portes, et puissent vos paroles retentir d’un bout de la France à l’autre ! Ce n’est pas la cause que je représente qui y perdra. » Napoléon, se contenant, me dit alors d’un ton plus calme les paroles suivantes, qui ne sont pas moins remarquables que celles de tout à l’heure : « Les Français ne peuvent pas se plaindre de moi ; pour les ménager, j’ai sacrifié les Allemands et les Polonais. J’ai perdu trois cent mille hommes dans la campagne de Russie, mais dans le nombre il n’y avait pas plus de trente mille Français.

« — Vous oubliez, sire, m’écriai-je, que vous parlez à un Allemand. »

Napoléon se remit à se promener avec moi dans le salon ; au second tour, il ramassa son chapeau. En même temps, il en vint à reparler de son mariage. « Oui, dit-il, j’ai fait une bien grande sottise en épousant une archiduchesse d’Autriche.

« -— Puisque votre majesté veut connaître mon opinion, répliquai-je, je dirai très franchement que Napoléon le Conquérant a commis une faute.

« — Ainsi, l’empereur François veut détrôner sa fille ?

« — L’empereur, lui répondis-je, ne connaît que ses devoirs, et il les remplira. Quoi que la fortune réserve à sa fille, l’empereur François est avant tout souverain, et l’intérêt de ses peuples tiendra toujours la première place dans ses calculs.

« — Oui, dit Napoléon en m’interrompant, ce que vous me dites là ne me surprend pas, tout me confirme dans l’opinion que j’ai commis là une faute impardonnable. En épousant une archiduchesse, j’ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé, et je sens aujourd’hui toute l’étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j’ensevelirai le monde sous ses ruines. »

L’entretien s’était prolongé jusqu’à huit heures et demie du soir. Il faisait déjà nuit noire. Personne n’avait osé entrer dans le cabinet. Pas un instant de silence n’interrompit ces vives discussions : à six reprises différentes, mes paroles eurent tout à fait la valeur d’une déclaration de guerre. Mon but ne saurait être de reproduire ici tout ce que Napoléon m’a dit durant cette longue entrevue. Je ne me suis arrêté que sur les points les plus saillans, sur ceux qui se rapportaient directement à l’objet de ma mission. Vingt fois nous nous en étions fort éloignés[5] ; ceux qui ont connu Napoléon et traité des affaires avec lui ne s’en étonneront pas.

Lorsque Napoléon me congédia, son ton était devenu calme et doux. Je ne pouvais plus distinguer les traits de son visage. Il me reconduisit jusqu’à la porte du salon de service. En mettant la main sur le bouton de la porte, il médit : « Nous nous reverrons, je l’espère. « — A vos ordres, Sire, lui répondis-je ; mais je n’ai pas l’espoir d’atteindre le but de ma mission.

« — Eh bien ! reprit Napoléon en me frappant sur l’épaule, savez-vous ce qui arrivera ? vous ne me ferez pas la guerre.

« — Vous êtes perdu, Sire, m’écriai-je vivement ; j’en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m’en vais, j’en ai la certitude. »

Dans les antichambres, je retrouvai les mêmes généraux que j’avais vus en entrant. Ils m’entourèrent afin de lire sur mon visage l’impression que j’emportais de cet entretien qui avait duré près de neuf heures. Je ne m’arrêtai pas, et je ne crois pas avoir donné satisfaction à leur curiosité.

Berthier m’accompagna jusqu’à ma voiture. Il profita d’un moment où personne ne pouvait nous entendre pour me demander si j’avais été content de l’empereur. « Oui, lui répondis-je, il m’a donné tous les éclaircissemens désirables ; c’en est fait de lui. »

J’appris dans la suite que, le même soir, en se retirant dans sa chambre, Napoléon avait dit à son entourage : ’ai eu un long entretien avec M. de Metternich. Il s’est vaillamment comporté ; treize fois je lui ai jeté le gant, et treize fois il l’a relevé. Mais le gant restera finalement dans mes mains. » J’ai tout lieu de croire qu’aucun des assistans ne fut rassuré par ce propos. Les courtisans les plus dévoués de Napoléon commençaient à douter de l’infaillibilité du maître. A leurs yeux, comme aux yeux de l’Europe, son étoile commençait à pâlir.

Un seul homme avait gardé pour l’empereur le dévoûment le plus fanatique et persistait dans l’aveuglement le plus opiniâtre que l’histoire ait peut-être jamais enregistré : c’était M. Maret (duc de Bassano). Ce ministre s’obstinait à vivre dans un monde idéal qu’il s’était créé, et dont le centre était le génie de Napoléon ; c’est à lui que le monde doit en grande partie son salut. M. de Bassano était alors détesté dans l’armée. L’incompréhensible opération de Napoléon contre Moscou lui avait procuré une position militaire ; c’est à lui qu’étaient adressés les rapports des chefs des différens corps, dont les communications avec l’empereur avaient été coupées. Ce qu’il pouvait faire pour eux n’était pas à dédaigner. Il disposait des ressources matérielles de la Lithuanie et de ce qui restait de celles du grand-duché de Varsovie. Pour le moment, il s’agissait moins de se battre que de vivre. M. Maret se crut tout-puissant ; il était persuadé qu’il ne pouvait que s’élever davantage grâce au génie de son maître. Je pus facilement le deviner dans une conversation que j’eus avec lui le lendemain de mon long entretien avec Napoléon. Je le trouvai dans mon salon, où il m’attendait depuis huit heures du matin. Quand je vis qu’il n’avait d’autre but que de paraphraser ce qu’avait dit Napoléon, je me bornai à lui faire observer que je lui adresserais incessamment une note officielle contenant la proposition de la médiation de l’Autriche, et que, mes momens étant comptés, je fixerais mon départ pour la Bohême au surlendemain.

J’avais quitté le quartier-général au moment où nos différens corps d’armée ne songeaient qu’à se réunir. Le noyau de l’armée autrichienne comptait, toutes les armes comprises, à peine… hommes. Je voulus m’assurer d’un fait qui devait avoir une influence considérable sur l’issue de la campagne ; mon entretien avec Napoléon avait fait naître des doutes dans mon esprit ; je me demandais s’il ne serait pas à désirer de gagner quelques semaines pour arriver à compléter notre ordre de bataille. Sans attendre le lendemain, j’expédiai un courrier au prince de Schwarzenberg ; je posais à ce dernier les deux questions suivantes : « La proclamation de l’armistice conclu entre les Français et les alliés peut-elle nous servir à atteindre le but que je viens d’indiquer ? Quel serait, au point de vue pratique, le dernier terme possible, et partant, le seul terme admissible de cette prolongation ? »

Je priais le prince de me répondre sur-le-champ ; je fixais un délai de trente-six heures pour le retour du courrier, et demandais des renseignemens catégoriques. L’aide de camp que j’avais envoyé revint au bout de trente-deux heures avec une lettre du prince de Schwarzenberg. La réponse était fort courte : « D’ici à vingt jours, m’écrivait le prince, mon armée se trouvera renforcée de soixante-quinze mille hommes ; je m’estimerai heureux d’obtenir ce délai, mais un seul jour de plus me mettrait dans l’embarras. »

A partir de ce moment, tous mes efforts ne tendirent plus qu’à gagner ces vingt jours. La chose n’était pas facile, car Napoléon devait plus ou moins faire, les mêmes calculs que nous. Et, d’autre part, comment faire accepter ce délai à deux princes soupçonneux, dont l’un voyait son existence liée à la résolution que prendrait l’Autriche, et dont l’autre devait chercher à frapper un grand coup pour maintenir dans le devoir, son armée mécontente et vaincue ? Comment enfin triompher de l’impossibilité où se trouvaient les armées russe et prussienne de vivre dans une province épuisée ? Comment suffire aux besoins de ces armées en mettant à leur service les ressources de la Bohême et de la Moravie ? Ne risquerait-on pas de voir Napoléon trancher la question en tombant sur la Bohême ? Ne pourrait-il, de son côté, nous demander d’appliquer à la Saxe le principe de l’égalité dans le traitement, et de venir au secours de ce pays, encore plus épuisé que ne pouvait l’être la Silésie ? Je me rendis compte de ces difficultés ; je cherchai les moyens d’y parer, et je les trouvai.

Pendant les trois jours qui suivirent mon entretien avec Napoléon, je fus continuellement en rapport avec l’empereur des Français, le duc de Bassano, les maréchaux et les généraux. Dans nos conversations, Napoléon évitait de nouvelles discussions sur l’objet qui m’amenait ; il me renvoyait au duc de Bassano, qui, de son côté, disait n’avoir pas d’instructions et m’engageait à prendre patience, tandis que j’entendais les chefs de l’armée exprimer leurs inquiétudes toujours plus vives et se prononcer de plus en plus pour la paix.

Le soir du dernier jour de mon séjour à Dresde, je reçus du ministre des affaires étrangères un projet d’arrangement écrit, qui n’avait rien de commun avec ma demande ; aussi je me hâtai d’y répondre en avertissant le ministre que je partirais incessamment de Dresde. Je fixai mon départ au lendemain matin sept heures, et je commandai des chevaux de poste. Quelques minutes avant l’heure que j’avais fixée, le duc de Bassano m’envoya un billet dans lequel il me disait simplement que l’empereur désirait me parler avant mon départ, et qu’il me recevrait à huit heures en costume de voyage.

Ma voiture était prête ; je la fis dételer, et j’envoyai prévenir la poste que je fixerais plus tard le moment où je partirais. A l’heure dite, je me rendis au jardin Marcolini, où je trouvai Napoléon se promenant. Là nous eûmes ensemble une conversation qu’il est difficile de reproduire. Les premiers mots que me dit Napoléon furent ceux-ci : « Eh bien, vous faites semblant d’être fâché ? pourquoi donc ? » Je répondis brièvement que mon devoir me défendait de perdre mon temps à Dresde.

Ensuite Napoléon se mit à parler du projet d’arrangement que son ministre m’avait envoyé, et finit par déclarer qu’il n’en voulait pas. « Peut-être, ajouta-t-il, nous entendrons-nous mieux à nous deux ; venez dans mon cabinet, nous allons tâcher de nous arranger. »

Quand nous fûmes dans son cabinet, il me demanda si j’avais quelque objection à faire contre la présence de M. de Bassano. Toute négociation, disait-il, demande un secrétaire ; il voulait confier ce rôle à un ministre. Il sonna et fit appeler M. de Bassano, qui parut immédiatement.

Nous nous assîmes près d’une petite table, sur laquelle le ministre apporta ce qu’il fallait pour écrire. Napoléon me dit alors : « Formulez les articles comme vous l’entendrez. » Je résumai mes demandes, en peu de mots ; voici ce que je proposais : 1° l’empereur des Français accepte la médiation armée de l’empereur d’Autriche ; 2° les plénipotentiaires des puissances belligérantes se rendront le 10 juillet à Prague pour conférer avec le plénipotentiaire de la cour médiatrice ; 3° le 10 août est fixé comme dernier terme des négociations ; 4° jusqu’audit jour, toutes les opérations militaires seront suspendues, — Lorsque j’eus présenté mes demandes, Napoléon dit : « Mettez ces articles par écrit, je les approuverai. »

Jamais grande affaire n’a été expédiée plus promptement.

Lorsque M. de Bassano et moi nous eûmes rédigé l’acte et que Napoléon y eut apposé sa signature, il me dit : « Qui veut la fin veut les moyens. Il n’y a plus qu’une petite difficulté à lever ; il s’agit de l’article 4. L’armistice que j’ai conclu avec les Russes et les Prussiens expire au milieu du mois de juillet ; il faut donc qu’il soit prolongé jusqu’au terme solennel du 10 août. Pouvez-vous prendre sur vous de prolonger l’armistice actuel ? »

Je répondis que je n’avais pas les pouvoirs nécessaires pour cela, que cependant j’étais prêt à garantir l’acceptation d’une prolongation d’armistice par les deux souverains alliés, mais que j’étais forcé d’y mettre une condition. Voici comment je m’exprimai sur ce point : « Pour maintenir sa neutralité armée, l’empereur François a, depuis l’ouverture de la campagne de 1813, interdit toute exportation de vivres de Bohême et de Moravie. Les troupes russes et prussiennes entassées dans la haute Silésie ne peuvent rester dans l’état actuel au delà de l’expiration de l’armistice conclu (20 juillet), si on ne leur accorde les moyens matériels d’atteindre un terme plus éloigné. Votre majesté vient d’indiquer ce qu’il faut faire en disant : Qui veut la fin veut les moyens. Pour trancher la difficulté, l’empereur d’Autriche ne peut absolument faire qu’une chose, c’est de lever l’interdiction qui empêche la sortie des vivres par les frontières de la Silésie aussi bien que par celles de la Saxe. Votre majesté veut-elle me donner l’assurance qu’elle ne regardera pas la levée de l’interdiction sur la frontière de Bohême, de Silésie et de Moravie comme une rupture de la neutralité autrichienne ?

« — Je vous la donne sans difficulté, » répondit l’empereur.

Une heure après ce dernier entretien, je quittai Dresde.

Après mon retour à Gitschin (1er juillet), on prit toutes les mesures nécessaires pour assurer la subsistance des troupes russes et prussiennes cantonnées en Silésie et pour renforcer les troupes autrichiennes en Bohême ; pour cette dernière opération, il fallait rappeler le corps d’armée que nous avions envoyé à la frontière polonaise. En même temps, Poniatowski demanda l’autorisation de passer sur notre territoire neutre pour aller dans la direction de la Saxe. L’empereur François accéda à sa demande. De mon côté, je préparai la réunion des plénipotentiaires des puissances belligérantes qui devaient se rencontrer à Prague sous la médiation de l’Autriche. L’empereur quitta le quartier-général de Gitschin et se rendit à Brandeis pour se rapprocher du théâtre des négociations.

A l’heure fixée, les plénipotentiaires de la Russie et de la Prusse arrivèrent à Prague. L’ambassadeur français accrédité près la cour impériale, le comte de Narbonne, que Napoléon avait nommé son second plénipotentiaire, n’avait pas été moins exact au rendez-vous. Le duc de Vicence (Caulaincourt), désigné comme premier plénipotentiaire, se faisait seul attendre. Il ne vint qu’après le jour fixé pour l’ouverture des négociations, et se rendit aussitôt chez moi. Je lui demandai de me remettre ses pleins pouvoirs ; il répondit qu’il les attendait encore, mais se déclara néanmoins prêt à prendre part aux conférences. Je lui répliquai que je ne les ouvrirais pas avant la remise des pleins pouvoirs. Il me pria de passer outre ; c’était, me disait-il, une simple question de forme. Je lui répétai que cela m’était impossible, et que je regardais comme un devoir d’éviter, jusqu’à l’arrivée des pleins pouvoirs pour les plénipotentiaires français, toute réunion qui pourrait avoir l’air d’une conférence. « L’empereur votre maître, lui dis-je, connaît trop bien les formalités à remplir pour n’avoir pas omis à dessein de conférer ses pleins pouvoirs à ses représentans. » Caulaincourt protesta qu’il n’en était pas, qu’il ne pouvait pas en être ainsi. « Ce n’est pas moi, ajouta-t-il, que l’empereur aurait choisi pour une mission équivoque. Il sait que sous de pareils auspices je ne l’aurais pas acceptée. » Je répétai encore une fois que les autres plénipotentiaires et moi nous étions décidés à refuser toute espèce de conférence si les formes diplomatiques n’étaient pas rigoureusement observées, d’autant plus qu’il y avait encore entre les plénipotentiaires des cours alliées d’une part, et Napoléon de l’autre, des divergences d’opinion sur la marche à suivre dans les négociations. Il ne restait plus que douze jours jusqu’au 10 août, terme extrême de la durée des négociations. Le temps s’écoula sans que les plénipotentiaires français eussent reçu leurs pouvoirs, et sans qu’il eût été question une seule fois de l’objet même des négociations.

Je fis préparer les passeports du comte de Narbonne comme ambassadeur à la cour impériale, et mis la dernière main au manifeste de l’empereur. Dans la nuit du 10 au 11 août, à l’heure même de minuit, je lançai ces documens ; en même temps je fis allumer les signaux qu’on tenait tout prêts, de Prague jusqu’à la frontière silésienne, pour annoncer que les négociations étaient rompues et que les armées alliées pouvaient franchir la frontière de Bohême. Dans la matinée du 12 arriva à Prague un courrier qui venait de Dresde pour apporter aux plénipotentiaires français leurs pleins pouvoirs. Aussitôt le duc de Vicence et le comte de Narbonne se rendirent chez moi. Je leur déclarai qu’il n’était plus possible de faire usage de ces pouvoirs, que le sort en était jeté, et que c’était aux armes qu’il appartiendrait encore une fois de décider du sort de l’Europe. — Cette fois cependant la partie était changée, et, comme la suite l’a prouvé, une part bien moins large avait été laissée aux caprices de la fortune. Du moment que les dernières espérances d’un arrangement à l’amiable entre les puissances avaient disparu, l’attitude de l’Autriche était toute tracée. La médiation, qui était une sorte de pont jeté d’une rive à l’autre, entre la paix et la guerre, et pouvant conduire à l’une ou à l’autre, avait échoué. Et pourtant on ne pouvait accuser de cet insuccès ni la puissance médiatrice ni les adversaires de Napoléon. Notre place était désormais à côté des alliés. Pour l’occuper effectivement, il fallait sans tarder arrêter les bases de l’alliance ainsi élargie.

J’exposerai à grands traits les vues et les sentimens qui nous guidaient, l’empereur et moi, et dans lesquels nous nous accordions à trouver des règles inviolables pour la conduite à suivre dans un avenir prochain comme dans un avenir plus éloigné.

Le but que nos poursuivions était le rétablissement de la tranquillité fondée sur l’ordre. Comme moyen d’y arriver, j’indiquai à l’empereur ce qui suit : 1° à l’égard des projets des alliés, exclusion de toute idée de conquête, et, par suite, retour de la France, de l’Autriche et de la Prusse à leurs anciennes limites ; 2° prise en considération de la différence établie par le droit des gens entre les conquêtes consommées et les incorporations de territoire via facti, sans que les anciens possesseurs aient formellement renoncé à leurs droits en faveur du conquérant ; par suite, restitution immédiate et sans condition des territoires incorporés à leurs anciens possesseurs, tandis que les conquêtes consommées devaient être regardées comme des pays délivrés de la domination française par les puissances alliées, comme un bien commun dont la disposition serait réservée aux dites puissances. Les pays qui rentraient dans la catégorie des simples incorporations via facti étaient : les possessions de la maison de Hanovre, — les parties des états de l’église non désignées dans le traité de Tolentino, — les possessions continentales du roi de Sardaigne, — les possessions de la maison d’Orange en Allemagne, — les possessions de la Hesse électorale ; 3° ajournement, jusqu’à la conclusion de la paix, de toutes négociations relativement aux décisions à prendre au sujet des pays qui formeraient le bien commun des alliés ; renvoi du règlement définitif du sort de ces pays à un congrès européen qui se réunirait après la paix. Indépendamment de leur valeur absolue, les trois mesures ci-dessus offraient dans la pratique un avantage indiscutable : c’était le moyen d’écarter de notre grande entreprise les dangers d’un désaccord inévitable entre les alliés.

Nous examinâmes aussi un autre objet de la plus haute importance, la question du Quid faciendum des territoires allemands. Conformément aux vues de l’empereur et aux miennes sur ce sujet, nous étions contraires à l’idée d’une reconstitution de l’ancien empire et favorables à celle d’une confédération.

Ce projet ne manquerait pas de rencontrer des adversaires dans les partis les plus divers et même dans les camps les plus hostiles les uns aux autres ; on ne pouvait se faire aucune illusion à cet égard. Il fallait combattre maint appétit de conquête, restreindre le champ de plus d’un intérêt particulier ; nous en étions convaincus. Toutes les considérations de ce genre furent subordonnées par nous au but que poursuivait l’empereur François : ce but, on le sait, était d’assurer à l’Europe et à son propre empire les bienfaits de la paix politique pour une suite d’années aussi longue que possible. On ne saurait discuter avec l’esprit de parti sur un tel projet ; aussi ne le fîmes-nous pas entrer en ligne de compte.

Après la bataille de Lützen, le roi de Saxe, effrayé de la menace que lui avait faite Napoléon de le déclarer déchu de son trône, avait annulé son alliance avec l’Autriche et avait quitté Prague pour revenir à Dresde. Si cette démarche, qui peut s’expliquer par la situation de la Saxe, a coûté au roi la moitié de son royaume, l’autre moitié doit l’avantage de s’être maintenue comme état indépendant à ce même prince, qui se distinguait par de rares qualités comme souverain, mais que la fortune avait durement éprouvé. D’ailleurs il n’aurait jamais appartenu qu’à l’Autriche d’élever une plainte contre son parjure.

Après la campagne de 1812, dont l’issue fut si funeste pour Napoléon et pour ses alliés, le roi de Bavière fit des ouvertures à l’Autriche pour s’entendre avec elle. Nous acceptâmes ces avances, à cause des renforts que ce nouvel allié amènerait à nos armées dans le cas où l’on continuerait la guerre ; nous y voyions aussi un acheminement vers l’établissement de la confédération germanique, qui rentrait dans nos plans.

Après l’avortement du congrès de Prague, les souverains de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse se réunirent, avec leurs chefs de cabinet, à Teplitz, où le feld-maréchal prince de Schwarzenberg avait établi son quartier-général. La tâche qui s’imposait aux cabinets réunis était d’arrêter et d’assurer autant que possible les bases de la quadruple alliance, et de tracer la marche à suivre pour les opérations militaires. Pour nous, nous désignions les trois points ci-dessus comme base et en même temps comme condition sine qua non de l’entrée de l’Autriche dans l’alliance. De plus, pour assurer, dans les limites du possible, le succès de nos armes, nous demandions la réunion des troupes des trois puissances continentales sous le commandement en chef du feld-maréchal prince de Schwarzenberg, et la division des opérations militaires en campagnes déterminées.

Nous désignions comme devant former la première campagne l’ensemble des opérations depuis le commencement de la guerre jusqu’à la réunion des armées alliées aux bords du Rhin ; à ce moment, les trois souverains, assistés de leurs chefs de cabinet et des généraux en chef, auraient à se prononcer sur l’entreprise et sur la délimitation d’une nouvelle campagne. D’après ma conviction, il n’y avait à demander ni plus ni autre chose ; mais il ne fallait pas non plus en faire moins. L’événement a prouvé que j’avais raison.

Les élémens dont se composaient les trois armées alliées différaient essentiellement entre eux. L’armée autrichienne brûlait du désir de venger les nombreuses défaites qu’elle avait subies pendant les longues guerres de la révolution. Habituée de tout temps à l’obéissance et à une discipline sévère, elle attendait néanmoins sans impatience les ordres qu’elle devait recevoir. L’armée russe était animée de deux sentimens qui, bien que dérivant de la même source, se traduisaient de deux manières différentes. Elle avait une haute idée d’elle-même (défaut qui chez les Russes dégénère facilement en jactance) ; les succès qu’elle avait remportés dans la campagne de 1812 l’avaient exaltée. D’autre part elle éprouvait une répugnance prononcée à chercher de nouveaux combats dans des pays lointains, lorsqu’à ses yeux une conquête facile et immanquable à son sens, savoir, la réunion de toute la Pologne sous le sceptre de son empereur, semblait n’exiger de sa part aucun nouvel effort. Il est plus que probable que le maréchal Kutusof, s’il eût encore vécu, aurait opposé à son maître une résistance énergique, peut-être invincible, s’il lui eût ordonné de franchir l’Oder. L’armée prussienne, par contre, ne songeait qu’à tirer vengeance d’une longue et cruelle oppression. Rassemblée à la hâte, formée d’élémens essentiellement nationaux que le Tugendbund avait préparés et travaillés de longue main, comprenant de nombreux bataillons de volontaires fanatiques, comme l’étaient alors les étudians et leurs professeurs, les hommes de lettres et les poètes de toute valeur, elle brûlait du désir de se ruer à une guerre d’extermination.

Le détail des opérations militaires des armées alliées ne rentre pas dans le plan de ce travail. Je ne ferai donc que les effleurer, et je me bornerai à remarquer que l’attitude encore douteuse de Napoléon, après la défaite essuyée à Kulm par le corps de Vandamme, qui avait pénétré dans la Bohême, provoqua un brusque changement dans la situation. Le prince de Schwarzenberg profita de ce moment favorable pour exécuter son premier plan d’opération, et la victoire de Leipzig couronna ses efforts par un éclatant succès.

Cette bataille, justement désignée par la voix publique sous le nom de bataille des Nations, avait brisé la force de Napoléon au-delà des frontières de son empire ; pour achever leur première campagne, les puissances alliées n’avaient plus qu’à chasser les Français des pays allemands situés entre la Pleisse et le Rhin.


II. MARCHE DES ALLIES EN FRANCE. — CONGRES DE CHÂTILLON.

L’esprit révolutionnaire qui, en 1807, s’était caché sous le manteau du patriotisme prussien, et qui, plus tard, avait arboré les couleurs teutoniques, fut introduit en 1812 et en 1813 dans les conseils de l’empereur de Russie par le baron de Stein, le général Gneisenau et d’autres transfuges prussiens et allemands. On n’a qu’à lire attentivement quelques-unes des proclamations lancées par le tzar pendant la campagne de 1812 pour ne garder aucun doute à cet égard. Le même esprit présida aux négociations qui eurent lieu entre la Russie et la Prusse à Kalisch. Toutefois l’intérêt direct des deux puissances ne fut pas négligé. Elles promirent de s’assister mutuellement dans la conquête du duché de Varsovie pour la Russie, et du royaume de Saxe pour la Prusse. Les arrangemens conclus sous ce rapport entre les deux souverains les mirent plus tard dans une fausse position, quand il s’agit de poursuivre la grande œuvre de la restauration politique de l’Europe, et ils furent la source de grandes et nombreuses difficultés entre ces deux cours et l’Autriche.

Dès l’année 1812, après la retraite de Napoléon, l’empereur Alexandre.. avait jeté les yeux sur le baron de Stein pour en faire l’arbitre futur des destinées de l’Allemagne. Celui-ci joua un rôle considérable dans les affaires de Kalisch, et son influence ne cessa de se faire sentir jusqu’à la deuxième paix de Paris en 1815. Pourtant ce n’est qu’à Leipzig que le tzar mit pour la première fois le baron de Stein en face du cabinet autrichien.

Le lendemain de l’entrée des alliés dans cette ville (19 octobre), l’empereur Alexandre me fit appeler pour me faire part de la nécessité de mettre le baron de Stein à la tête de l’administration des pays allemands reconquis et, à reconquérir, administration dont il fallait s’occuper aux termes de la convention arrêtée à Teplitz, relativement à la situation provisoire de ces conquêtes. Comme je connaissais de longue date les travers d’esprit du baron de Stein, j’opposai à ce choix une vive résistance. L’empereur François appuya personnellement mes efforts. Ils restèrent infructueux. Le tzar finit par m’avouer qu’il avait fait des promesses formelles au baron de Stein, et qu’il lui faudrait absolument les tenir sous peine d’être taxé de faiblesse excessive. Il n’y avait plus qu’à céder. On constitua le comité d’administration sous la présidence du baron de Stein ; mais je constatai, en présence du tzar, que je prévoyais les suites fâcheuses qu’aurait forcément pour la constitution future de l’Allemagne l’influence d’un homme qui relevait directement du parti révolutionnaire. Les événemens n’ont que trop justifié mes prévisions. L’administration, dont l’organisation fut réglée à Leipzig, a servi d’appui et de levier aux factieux, et c’est à son influence directe qu’il faut attribuer en grande partie l’essor révolutionnaire que, dans les années suivantes, l’esprit public prit en Allemagne. Cette administration était formée des gens qui étaient à la tête du parti populaire ; c’est elle qui organisa la révolution qui n’aurait pas manqué d’éclater en Allemagne sans les efforts que firent plus tard les princes alliés pour se sauver eux-mêmes et pour sauver leurs peuples. Il suffit de citer les noms de Jahn, d’Arndt, même de Görres et de beaucoup d’autres, pour ne laisser aucun doute à cet égard.

Francfort était indiqué par sa situation comme le lieu où devaient être arrêtées nécessairement les opérations futures. Jusqu’alors les souverains n’avaient fait que suivre les mouvemens de l’armée après la bataille de Leipzig.

Entre le 18 octobre et le 6 novembre, jour de l’arrivée de l’empereur d’Autriche à Francfort, il n’y eut pas d’autre acte diplomatique que la paix de Fulda, que je signai le 2 novembre avec le roi de Wurtemberg. Les princes de la confédération du Rhin avaient envoyé en toute hâte des plénipotentiaires à Francfort pour s’entendre avec les alliés. Les cabinets réunis chargèrent des délégués de signer les actes relatifs à ces négociations. Ces délégués furent : pour l’Autriche, le baron de Binder ; pour la Russie, M. d’Anstett ; et pour la Prusse, le baron de Humboldt. Ils signèrent en un jour vingt et un traités.

La grande question politique était d’arrêter le plan d’une nouvelle campagne, au point de vue moral et matériel. L’Allemagne était délivrée de la présence de l’ennemi ; en fait de troupes françaises, il n’y restait plus que la garnison des places fortes de l’Oder et de l’Elbe. Les armées alliées, victorieuses sur tous les points, allaient se grossir encore des contingens allemands. Le but de la guerre de 1813 était atteint, Napoléon était rejeté de l’autre côté du Rhin. Quelle devait être la tâche de l’année suivante ? C’était là-dessus qu’il fallait s’entendre.

Voici les bases générales qui furent adoptées : 1° porter la guerre de l’autre côté du Rhin, au cœur de la France ; 2° par ce fait même, porter à l’existence de Napoléon un coup qui serait décisif pour la suite ; 3° attendre l’effet que les revers des deux dernières campagnes et l’invasion du territoire français produiraient sur l’esprit de la nation ; de plus, 4° il fut résolu sur ma demande qu’une fois les hauteurs des Vosges et des Ardennes occupées, on arrêterait le plan des opérations militaires qui formeraient la troisième campagne, et qui décideraient du sort futur de la France, et partant du triomphe définitif de la quadruple alliance.

Mais avant de franchir le Rhin, il fallait prendre des résolutions dictées par des raisons morales et par des considérations stratégiques. En première ligne, je proposai d’adresser au nom des souverains alliés un manifeste au peuple français, afin d’éclairer la nation sur les motifs et sur le but de l’invasion. Connaissant à fond l’esprit public en France, j’étais convaincu que, pour ne pas l’aigrir, pour lui présenter plutôt un appât qui serait saisi par tout le monde, on ferait bien de flatter l’amour-propre national, et de parler, dans la proclamation, du Rhin, des Alpes et des Pyrénées comme étant les frontières naturelles de la France. En vue d’isoler encore davantage Napoléon, et d’agir en même temps sur l’esprit de l’armée, je proposai en outre de rattacher à l’idée des frontières naturelles l’offre de négociations immédiates. L’empereur François ayant approuvé mon projet, je le soumis à leurs majestés l’empereur de Russie et le roi de Prusse. Tous deux eurent peur que Napoléon, confiant dans les hasards de l’avenir, ne prît une résolution prompte et énergique, et n’acceptât cette proposition afin de trancher ainsi la situation. Je réussis à faire passer dans l’esprit des deux souverains la conviction dont j’étais animé moi-même, que jamais Napoléon ne prendrait volontairement ce parti. La proclamation fut décidée en principe, et je fus chargé de la rédiger.

Le baron de Saint-Aignan, envoyé de France près des cours ducales de Saxe, avait été arrêté à Gotha par les troupes des alliés et emmené en Bohême. Je proposai de réparer cette injustice, si contraire au droit des gens, de faire venir M. de Saint-Aignan à Francfort, et de profiter de sa présence pour faire parvenir à Napoléon des communications dans le sens du plan que nous avions arrêté. M. de Saint-Aignan fut appelé à Francfort ; j’eus avec lui un long entretien en présence du comte de Nesselrode et de lord Aberdeen, puis nous le laissâmes partir aussitôt pour Paris. En même temps, vingt mille exemplaires du manifeste furent jetés au delà du Rhin et répandus sur tous les points de la France par tous les moyens qui étaient en notre pouvoir. Plus tard, j’appris par le prince de Neuchâtel que le premier exemplaire que l’on vit affiché sur les murs de Paris fut apporté par Savary, alors ministre de la police, à Napoléon, qui dit en le lisant : « Il n’y a que Metternich qui puisse avoir écrit cela. Pour parler du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, il faut être passé maître en fait de ruse. Une pareille idée ne peut venir qu’à un homme qui connaît la France aussi bien que lui. »

Napoléon avait offert de renouer des négociations en vue du rétablissement de la paix. La Prusse s’opposait formellement à ce qu’on entrât en pourparlers. L’empereur Alexandre penchait à croire, avec le cabinet autrichien, que même au plus fort de la lutte il ne fallait jamais rejeter une démarche inspirée par des sentimens pacifiques. L’empereur François croyait à la sincérité des intentions de Napoléon, tandis que j’étais convaincu du contraire. J’étais persuadé que l’homme qui avait brûlé ses vaisseaux ne pouvait songer à terminer la lutte à des conditions acceptables ; cependant je me disais qu’il était du devoir des puissances d’écouter au moins les conditions que Napoléon croirait devoir formuler.

Les trois cours répondirent aux ouvertures de Napoléon avec le calme de la force ; elles se déclarèrent prêtes à ouvrir une conférence et à envoyer des délégués à Manheim ; mais elles déclinèrent d’avance toute proposition tendant à obtenir une suspension des opérations militaires. Mes pressentimens se confirmèrent bientôt : Napoléon ne songeait pas à faire la paix. Il n’insista pas sur la réunion de Manheim.

Le feld-maréchal prince de Schwarzenberg proposa une attaque générale sur trois lignes d’opération. L’aile droite de la grande armée, composée des forces prussiennes sous les ordres du général Blücher, devait passer le Rhin entre Mayence et Cologne, s’avancer vers les Pays-Bas et se diriger vers la Lorraine et les Ardennes. Le centre de l’armée, formé de troupes autrichiennes et russes, devait franchir le Rhin de Manheim jusqu’à Bâle et faire passer par la Suisse la principale ligne d’opération de l’armée autrichienne. En corps autrichien, sous les ordres du général de Bubna, aurait eu pour mission de déboucher de l’Italie par la route du Simplon, d’occuper le Valais, de s’emparer de Genève et de Lyon, et de former ainsi l’extrémité de l’aile gauche.

Par contre, l’impatience de l’armée prussienne et son violent désir d’arriver à Paris le plus tôt possible, dût-elle y aller seule, avaient décidé le maréchal Blücher à proposer une opération ayant Verdun pour objectif, opération dans le genre de celle qui avait si mal réussi en 1792. Soutenu par les forces russes et autrichiennes, il ne craignait pas le même échec ; en outre, cette manœuvre aurait eu pour avantage de le placer sur la ligne la plus courte pour atteindre Paris.

Une circonstance secondaire, mais de la nature de celles qui n’avaient que trop souvent influé sur les résolutions de l’empereur de Russie, poussa le tzar à proposer un moyen terme entre le plan de Schwarzenberg et celui de Blücher. L’empereur Alexandre, prenant pour base le respect de la neutralité suisse, avait en vue un mouvement général et simultané des armées alliées pour franchir le Rhin sur plusieurs points de son cours, depuis Vieux-Brisach jusqu’à Cologne. Voici quel était le motif secret de ce plan :

Laharpe, Jomini et quelques autres révolutionnaires suisses avaient vivement insisté auprès du tzar sur ce qu’ils appelaient le respect de la neutralité helvétique. Cette démarche leur avait été inspirée par plusieurs considérations. Laharpe et les Vaudois craignaient le retour de l’ancien ordre de choses, qui aurait pu coûter aux nouveaux cantons leur existence politique. En sauvant cette existence, ils espéraient arriver plus tard à faire triompher dans les anciens cantons le système démocratique pur. Enfin, Laharpe et ses amis voulaient que la Suisse fût un asile toujours ouvert pour les révolutionnaires de la France et de tous les autres pays occupés par les alliés ou qui le seraient dans la suite. L’empereur de Russie avait pris des engagemens envers eux ; mais ils firent encore jouer d’autres ressorts pour être sûrs du succès. Ils provoquèrent l’envoi à Francfort d’une députation suisse pour obtenir la confirmation de la neutralité. Le tzar ne voulut pas s’engager positivement, comme il l’avait fait vis-à-vis de certains individus qui possédaient sa confiance ; toutefois il congédia la députation en lui faisant espérer que la neutralité de la Suisse ne recevrait aucune atteinte.

Les chefs des différentes armées perdirent plusieurs jours en délibérations stériles. Chacun d’eux défendait son plan d’opération. La raison parlait pour celui du feld-maréchal prince de Schwarzenberg. Ce plan était d’autant plus logique, qu’après avoir sondé le terrain en Suisse, j’étais absolument sûr que la partie saine du peuple helvétique ferait bon accueil aux soldats autrichiens, les seuls qui pussent mettre le pied sur le territoire suisse, et qu’elle les saluerait comme des libérateurs.

Lorsque le tzar eut perdu toute espérance de convertir à son plan les chefs des armées autrichienne et prussienne, il m’envoya un soir, à dix heures, son chef d’état-major, le prince Déméter Wolkonski, avec l’invitation de me rendre immédiatement auprès de lui. Je fus introduit dans le cabinet de sa majesté impériale, où je trouvai réunis les chefs des trois armées. L’empereur prit aussitôt la parole et me dit que le conseil de guerre, après de vains efforts pour arriver à s’entendre sur le plan à suivre dans les opérations, avait fini par décider de remettre à un tiers le soin de trancher la question, et que son choix était tombé sur moi. Bien que n’hésitant pas sur ce que j’avais à faire, je demandai que l’on me donnât connaissance de la discussion qui avait eu lieu. L’empereur en personne se chargea de m’exposer les différens plans proposés.

Je commençai par faire ressortir l’analogie des idées de sa majesté impériale avec celles du général en chef autrichien aussi bien que les raisons sérieuses qui militaient en faveur du choix de la Suisse comme base d’opération. L’empereur me laissa développer tous les argumens politiques et militaires que je pouvais faire valoir pour appuyer mon raisonnement ; mais finalement il déclara que, tout en reconnaissant la valeur de mes raisons, il ne pourrait jamais consentir à laisser violer la neutralité suisse. Je répliquai à l’empereur Alexandre qu’une mesure de ce genre entrait tout aussi peu dans mes calculs, mais que j’avais les meilleures raisons du monde pour croire qu’à notre apparition sur le territoire de la Confédération nous serions accueillis comme de libérateurs. Sa majesté me répondit que des motifs particuliers et des considérations peut-être toutes personnelles lui défendraient toujours de s’exposer au danger ou même à la possibilité de rencontrer de la résistance chez les cantons. Le tzar finit cependant par dire que, si l’on obtenait des Suisses, sans exercer aucune pression sur eux, la permission de disposer du pont de Bâle, il n’aurait plus d’objection à faire. Cette concession me permit d’entrer plus ayant dans le sujet, et, sans décliner l’offre du tzar, j’exprimai ma conviction que les Suisses ne feraient pas plus de difficultés pour nous laisser passer par leur pays tout entier que pour nous permettre le passage par le pont de Bâle exclusivement ; dans les deux cas, disais-je, les champions de la prétendue neutralisé se plaindraient de la violation du principe qu’ils invoquaient. Je mis fin à la discussion en me prononçant pour le plan du prince de Schwarzenberg ; mais je demandai, comme il était juste, qu’on tînt compte des vœux de, sa majesté l’empereur Alexandre, et qu’on usât de tous les ménagemens possibles à l’égard de la Confédération helvétique.

D’après les résolutions prises à Francfort, le plateau de Langres qui couronne les débouchés des Vosges du côté de la plaine française et les hauteurs des Ardennes avaient été désignés comme la ligne stratégique sur laquelle devait commencer la troisième opération. Le 25 janvier 1814, nous entrâmes à Langres, et les jours suivans furent remplis par des délibérations de la plus haute importance ; elles resteraient à jamais inconnues si je ne les rapportais ici. Comme les souverains et leurs cabinets se trouvaient réunis et qu’on ne rédigeait pas de protocoles, il n’existe aucune trace écrite de ces débats, si considérables par leurs suites. La correspondance de lord Castlereagh avec son cabinet peut en contenir des fragmens, mais elle ne saurait les reproduire dans leur entier, parce que les questions principales ne furent agitées qu’entre l’empereur de Russie et moi.

Bientôt après l’arrivée des souverains à Langres, j’appris par les hommes éclairés et bien pensans qui formaient le cabinet de l’empereur Alexandre, que ce prince était très agité, parce qu’il fallait prendre une résolution relativement à la forme du gouvernement à donner à la France. C’était la première de toutes les questions. La chute de Napoléon était décidément inévitable. Les tentatives faites pour arrivera un traité de paix qui l’aurait maintenu sur le trône étaient restées sans résultat et cela par sa faute. Jamais d’ailleurs elles n’auraient pu conduire au but que s’était proposé la grande alliance ; jamais elles n’auraient servi à rétablir un état de paix fondé sur l’équilibre entre les puissances et devant durer autant qu’on peut l’attendre d’une création politique.

Toute paix qui aurait rejeté Napoléon dans les anciennes limites de la France ou qui lui aurait seulement enlevé les conquêtes antérieures à son avènement au pouvoir, n’aurait été qu’un armistice ridicule et eût été repoussée par lui-même. Il ne restait donc que trois solutions possibles : le rappel des Bourbons ; la régence jusqu’à la majorité du fils de Napoléon ; l’élévation d’un tiers au trône de France. Le bon droit aussi bien que la raison, l’intérêt particulier de la France aussi bien que l’intérêt général de l’Europe, tout parlait en faveur de la première solution. Aussi l’empereur d’Autriche n’eut-il pas un moment d’hésitation à cet égard.

Il n’en était pas de même de sa majesté l’empereur de Russie. Les révolutionnaires qui entouraient ce prince, et qui en ce temps-là exerçaient une influence si funeste et si décisive sur la direction de son esprit, avaient travaillé depuis longtemps dans un sens opposé aux prétentions légitimes de la maison de Bourbon ; ils ne cessaient de présenter le retour de la famille dépossédée comme une impossibilité absolue. Le tzar partageait cette conviction. Pour le fils de Napoléon, qui n’était encore qu’un faible enfant, son établissement sur le trône de France présentait des difficultés faciles à comprendre. L’homme qui avait le plus de chances si le troisième cas se réalisait, c’était le prince royal de Suède. Ses intrigues et celles de ses agens n’étaient pas restées sans résultat. Son existence passée et ses débuts dans la carrière devaient le faire accepter du parti révolutionnaire, et il est certain que Laharpe lui-même l’aurait élevé sur le trône, si cet ardent républicain n’avait préféré le retour à la forme de gouvernement qui répondait le mieux à ses idées.

Je laissai passer les premiers jours ; ils furent consacrés à prendre des dispositions purement militaires. Le zèle excessif des généraux prussiens avait besoin d’être modéré. On finit par s’arrêter au plan qui promettait le plus de succès en face de la résistance qu’il fallait s’attendre à rencontrer dans le talent de Napoléon forcé dans ses derniers retranchemens. On avait décidé que l’armée autrichienne et une grande partie de l’armée russe avec la garde prussienne formeraient un seul corps d’armée. Un autre corps comprenait l’armée prussienne renforcé de deux corps russes. Paris devait être le but de toutes les opérations. Le prince de Schwarzenberg avait à opérer dans la direction de la Seine, le général Blücher du côté de la Marne. Chaque fois que Napoléon offrirait la bataille à l’une ou à l’autre des deux armées, l’armée attaquée la refuserait et attendrait que les autres alliés vinssent à son secours. Le corps du général de Bubna avait pour mission de s’emparer de Lyon, de tenir en échec et de battre l’armée d’Augereau qui lui faisait face.

Un soir, toutes ces dispositions étant arrêtées, l’empereur de Russie me fit appeler. Il commença par m’exposer les raisons majeures qui l’avaient empêché jusqu’alors de s’expliquer vis-à-vis de ses alliés sur ses idées relativement à l’installation du gouvernement futur de la France. Parmi ces motifs, il me cita particulièrement le désir qu’il avait d’apprendre à connaître sur les lieux mêmes les véritables sentimens de la nation française. « Elle est hostile aux Bourbons, me dit l’empereur. Vouloir les ramener sur un trône qu’ils n’ont pas su garder, ce serait exposer la France et l’Europe à de nouvelles révolutions dont les suites seraient incalculables. Choisir un nouveau souverain, c’est pour l’étranger une grave entreprise. Aussi mon parti est-il pris. Il faut que les opérations contre Paris soient poussées vigoureusement ; nous nous emparerons de la ville. A l’approche de cet événement qui doit couronner les succès militaires de l’alliance, il faudra adresser au peuple français une déclaration par laquelle nous lui ferons connaître notre ferme résolution de ne nous mêler ni de la forme de son gouvernement, ni du choix de son souverain. En même temps nous convoquerons les assemblées primaires pour leur demander d’envoyer à Paris le nombre de députés voulu ; ceux-ci auront à se prononcer sur ces deux questions au nom et comme représentans de la nation entière. »

Je ne jugeai pas à propos de réfuter immédiatement un plan qui évidemment n’avait pas été conçu par l’empereur tout seul. Comme il m’importait avant tout de connaître ce plan dans tous ses détails, je me bornai à exprimer le doute que le résultat répondît jamais à l’attente de sa majesté. « Bonaparte, fis-je observer au tzar, a dompté la révolution ; le projet de consulter la nation sur les bases à donner à l’édifice social en France, et de provoquer par là comme une deuxième édition de la convention, déchaînerait la révolution pour la seconde fois ; or ce ne peut être là ni le but de l’alliance, ni le sens de ses engagemens. »

L’empereur répliqua vivement que mes observations seraient justes si les souverains n’avaient pas tous les moyens voulus pour empêcher l’invasion du mal révolutionnaire. « Nous sommes en France, continua-t-il ; et nos armées sont nombreuses ; elles intimideront les agitateurs. Les députés de la nation n’auront à se prononcer que sur deux questions : la forme du gouvernement et le choix du souverain. La république a vécu. Elle est tombée par ses propres excès. Le prince que la nation se donnera elle-même est celui qui aura le moins de difficultés pour établir son autorité. Celle de Napoléon n’existe plus, et personne ne voudra plus en entendre parler. Un point, essentiel sera de bien diriger l’assemblée. J’ai sous la main l’homme qu’il faut., l’homme le plus capable de conduire une affaire qui serait peut-être au-dessus des forces d’un novice. Nous chargerons Laharpe de cette tâche délicate. » Je crus le moment venu d’entrer au cœur de la question.

« Ce plan, répliquai-je, ne sera jamais accepté par l’empereur mon maître, et si par hasard sa majesté faiblissait dans sa résistance, je mettrais immédiatement, ma démission à ses pieds. L’exécution de ce plan préparerait à la France et à l’Europe un long avenir de confusion et de larmes. Si M. de Laharpe croit pouvoir garantir le succès, il est dans l’erreur, et je ne parle en ce moment que des inconvéniens matériels : en effet, que deviendra l’Europe par suite de l’invocation du principe sur lequel repose cette idée ? La confiance que votre majesté vient de me témoigner en me révélant ses vues sur la plus grande question du moment, continuai-je, exige que je vous réponde, avec une entière franchise. Ce que je vais exprimer devant vous, sire, est la pensée même de l’empereur François. La puissance de Napoléon est brisée ; elle ne se relèvera plus. C’est là le sort des puissances factices quand vient l’heure d’une crise. Le jour de la chute de l’empire, il n’y aura de possible que le retour des Bourbons, venant reprendre possession de leur droit imprescriptible. Ils reviendront par la force des choses et conformément au vœu de la nation, qui ne saurait être douteux, selon moi. Jamais l’empereur François ne soutiendra un autre gouvernement que le leur. »

Le tzar me congédia en me priant de rendre compte à mon maître de notre entretien. Il était minuit. Je trouvai chez moi le comte de Nesselrode et le général Pozzo di Borgo. Ils savaient que j’avais passé la soirée chez l’empereur Alexandre. Je leur rapportai confidentiellement toute notre conversation. Mon récit les émut au plus haut point ; ils me supplièrent de tenir bon contre des idées qu’ils jugeaient absolument comme moi, tant sous le rapport de leur valeur absolue qu’au point de vue de la source d’où elles devaient nécessairement provenir.

Je fus autorisé par l’empereur François à aller jusqu’à la menace d’une retraite immédiate de l’armée autrichienne.

Le lendemain soir, j’allai revoir l’empereur de Russie. J’avais appris dans la journée qu’il était dans un grand état de surexcitation, mais qu’il n’avait parlé à aucun de ses ministres de sa conversation avec moi. Sa majesté me demanda quelle était la manière de voir de l’empereur d’Autriche. « Pour vous la dire en peu de mots, sire, répondis-je, je dois vous répéter mes paroles d’hier. L’empereur est opposé à tout appel à la nation ; un peuple ainsi consulté et délibérant en présence de sept cent mille baïonnettes étrangères serait dans une situation tout à fait fausse. D’autre part, l’empereur ne voit pas trop quel pourrait être l’objet de la délibération : le roi légitime est là. »

Le tzar se contint et me dit : « Je ne persiste pas dans mon projet, du moment qu’il est contraire au vœu de mes alliés. J’ai parlé selon ma conscience ; le temps fera le reste : il nous apprendra aussi qui des deux avait raison. »

En voyant l’empereur dans des dispositions aussi favorables, je donnai un libre cours à mes pensées. J’exposai les dangers qu’il y aurait à poursuivre un plan qui n’aurait laissé d’autre alternative que celle-ci : ou rompre l’alliance au moment où ses efforts allaient être couronnés de succès, ou saper les fondemens de l’ordre social et précipiter l’Europe dans des convulsions bien autrement terribles que celles qui avaient signalé les débuts de la révolution. L’empereur suivit pas à pas mes déveoppemens ; il combattit celles de mes idées qui heurtaient les plus les siennes ; nous finîmes pourtant par nous quitter bons amis.

Je n’aurais pas tant insisté sur cet incident, si des historiens, ignorans ou égarés par l’esprit de parti, n’avaient, dans la grande question de la reconstitution de la France, prêté à l’empereur François et à son cabinet des vues et des projets qui ne reposent sur aucun fondement, et s’ils n’avaient montré l’attitude de l’Autriche et de ses alliés sous un jour complètement faux. L’Autriche ne marchait pas au hasard, elle avait mûrement choisi sa voie ; étrangère à toute convoitise, à toute passion, elle n’avait en vue que le but de l’entreprise commune : elle ne voulait que ramener et assurer la paix au continent européen. Voilà ce que voulait, ce que poursuivait le cabinet autrichien sur le terrain de la politique comme sur le terrain militaire.

La fin de notre séjour à Langres fut consacrée à arrêter définitivement les opérations de l’armée. Il était évident.que dès le principe Napoléon bornerait la défense aux abords de Paris, et que, par suite, la campagne s’ouvrirait le long de l’Aube.

Toutes les nouvelles qui nous arrivaient des départemens de la France situés en arrière des armées alliées, aussi bien que d’autres points du pays, sur les sentimens de la nation, se trouvaient confirmées par les observations que nous étions à même de faire sous ce rapport aux endroits où étaient les quartiers-généraux. Le sentiment qui dominait dans le peuple, c’était le désir de voir bientôt se terminer la guerre, et la grande majorité des Français était favorable au retour des Bourbons.

La question politique ne fut plus agitée entre l’empereur de Russie et de ses alliés. La suite des événemens montrera combien il aurait été sage de déterminer à l’avance l’attitude à prendre et d’arrêter un plan raisonné, et basé sur le principe de la restauration du pouvoir légitime. Cependant l’avantage d’avoir écarté pour le moment une idée aussi funeste était trop grand pour ne pas nous satisfaire. Si nous avions essayé d’aller plus loin, nous aurions échoué, et nous aurions compromis l’union nécessaire entre les puissances qui poursuivaient au cœur de la France une entreprise encore exposée à tous les hasards de la guerre.

Il n’y avait aucun danger que la nation se prononçât pour le maintien du régime impérial. Nos soins se bornaient à bien mener la guerre et à remettre le succès final entre les mains de celui qui est plus puissant que les hommes.

Dans le cours des événemens de 1814, peu de négociations sont mieux connues du public que celles de Châtillon. Les actes du congrès ont été livrés à la publicité et discutés par les historiens de tous les partis. Ce qui suit est l’expression de la vérité relativement à l’esprit qui dirigea les cabinets dans cette conjoncture.

Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les quatre puissances alliées, il y avait entre elles des divergences secrètes sur plusieurs points d’une importance considérable et décisive. L’empereur d’Autriche n’avait en vue, ne désirait qu’un ordre de choses qui lui permît d’assurer la paix de l’Europe en rétablissant une équitable pondération des forces ainsi que l’équilibre politique qui avait été complètement détruit par les conquêtes de la France sous la révolution et sous l’empire. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire après la concentration des opérations entre la Seine et la Marne, la chute prochaine de l’empire français était indubitable pour tout homme politique qui ne se payait pas d’illusions. La restauration des Bourbons et le retour de la France à ses anciennes limites semblaient à l’empereur François et à son cabinet la seule solution possible, car elle seule pouvait garantir une paix durable : toute paix reposant sur un autre principe que celui de la légitimité eût été précaire. Sur ce point fondamental, l’Autriche était parfaitement d’accord avec le gouvernement britannique.

Comme on l’a vu tantôt, les idées de l’empereur Alexandre flottaient dans le brouillard d’un libéralisme vague, tantôt elles étaient régies par des influences personnelles ou accidentelles. La Prusse nourrissait des projets de conquête et des idées de vengeance qui pouvaient s’expliquer par ce qu’elle avait souffert dans les dernières années. Néanmoins le roi et le prince de Hardenberg étaient plus près de partager notre manière de voir et celle du cabinet britannique sur la famille à placer sur le trône de France que de s’associer aux idées romanesques de l’empereur de Russie.

Napoléon, par contre, sentait qu’il ne lui était plus permis de négliger les dernières chances d’accommodement.

La pensée qui me guidait quand je demandais l’ouverture de négociations sérieuses n’était autre que celle qui avait dirigé mes calculs et mon attitude politique depuis le commencement de l’année 1813. Je connaissais trop les sentimens de la masse du peuple français et l’esprit de l’armée française, d’autre part je lisais trop bien dans la pensée de Napoléon pour ne pas voir de grands avantages dans toute tentative d’arrangement, sans risquer d’ajourner le retour d’un meilleur ordre de choses par un accommodement intempestif. J’usai donc de mon influence pour donner suite aux différentes déclarations faites par les puissances à Francfort depuis le commencement de l’année. Je trouvai un appui sincère dans lord Castlereagh dont les vues et les calculs étaient en parfaite harmonie avec mes idées personnelles.

Je fis nommer le comte de Stadion plénipotentiaire de l’Autriche. Les autres cabinets suivirent cet exemple, et leurs chefs restèrent au quartier-général des souverains, à l’exception de lord Castlereagh, celui-ci ne pouvait renoncer à la mission si importante de représenter la Grande-Bretagne à un congrès où l’on discutait les bases de la paix générale.

On ne tarda pas à voir que, malgré les effroyables dangers de sa situation, Napoléon ne songeait pas sérieusement à faire la paix. Ce qui nous prouva avec quelle facilité il se reprenait à espérer, ce fut l’importance extraordinaire qu’il attribua à l’insignifiante journée de Montereau. Le lendemain de cette affaire, il écrivit à l’empereur d’Autriche dans le ton qu’il aurait pu prendre jadis après une de ses grandes victoires. Il eut notamment la faiblesse d’énumérer dans cette lettre les pertes essuyées pas les alliés à Montereau, en poussant l’exagération et la jactance bien plus loin que dans ses fabuleux bulletins d’autrefois.

Les événemens militaires mirent un terme aux conférences de Châtillon.


III. BAR-SUR-AUBE ET DIJON. — ENTREE DES AKKUES A OARUS. — RETABLISSEMENT DES BOURBONS.

A la suite de l’affaire de Montereau, la grande armée autrichienne s’était éloignée de l’armée de Blücher. Forcés de quitter Troyes et de ; se retirer jusqu’à Bar-sur-Aube, les trois souverains tinrent une conférence à laquelle assistèrent, outre leurs majestés et leurs ministres, plusieurs généraux des armées alliées. On y discuta très vivement les mesures militaires à prendre.

Le roi de Prusse demandait avec instance qu’on réunît immédiatement les trois armées et qu’on marchât sans désemparer sur Paris. L’empereur François, le prince de Schwarzenberg et moi nous défendions un plan tout opposé. La marche que nous avions suivie jusqu’à ce jour avec tant de succès, et qui avait pour but d’épuiser peu à peu les dernières forces de Napoléon au lieu de faire dépendre l’issue de la campagne de la perte d’une bataille générale, semblait trop se recommander par elle-même pour devoir être abandonnée à la légère. Ce plan, qui donnait des résultats lents, mais sûrs, nous paraissait devoir conduire infailliblement au succès définitif : les événemens ont prouvé combien il était juste. Une raison secondaire venait s’ajouter à l’impatience du parti prussien. L’armée du maréchal Blücher se trouvait la plus rapprochée de la capitale ; elle ne rêvait que d’occuper Paris la première. L’exaspération des troupes prussiennes et de leurs chefs était telle, que ces derniers ne reculaient pas devant la perspective de voir Paris livré à la fureur des soldats, qu’il aurait été impossible de contenir après la victoire. Nous ne pouvions pas négliger dans nos calculs une considération de cette importance ; quand même la simple prudence ne nous eût pas défendu de faire dépendre l’issue de la campagne des hasards d’une grande bataille, que d’ailleurs Napoléon appelait de tous ses vœux, les projets que la Prusse nourrissait contre Paris, et qui n’étaient un mystère pour personne, auraient suffi à eux seuls pour nous empêcher de céder.

La séance fut très animée ; le roi de Prusse discuta même avec une certaine aigreur. L’empereur Alexandre hésitait à se prononcer. Ce ne fut qu’à la suite d’une déclaration énergique de l’empereur François, que j’appuyai avec autant de force que de liberté, que le tzar se convertit à nos idées. Il s’offrit à faire l’office de secrétaire, et je lui dictai les points convenus. Voici ce qui fut écrit : 1° on ne livrera pas la bataille près de Bar-sur-Aube ; 2° Blücher continuera son mouvement séparé ; 3° la grande armée continuera son mouvement par Chaumont et sur Langres ; 4° la continuation de ce mouvement dépendra des circonstances ; 5° avertir Blücher des mouvemens décidés pour la grande armée et des ordres qu’on a donnés à Wintzingerode et à Bülof d’être sous son commandement ; 6° donner à Wintzingerode et à Bülof les ordres en conséquence ; 7° donner à Blücher une latitude dans ses mouvemens, pourvu toutefois qu’une certaine prudence militaire soit observée. Aussitôt le conseil de guerre se sépara, mais le parti prussien se montrait fort peu satisfait.

Je n’ai pas le dessein d’entrer dans le détail des opérations militaires ; je me bornerai donc à enregistrer ici ce qui a trait à la partie politique. La bataille que le prince de Schwarzenberg était décidé à accepter près d’Arcis se réduisit à un simple combat d’avant-postes ; Napoléon fit cesser l’engagement dès qu’il se fut convaincu que les armées autrichienne et russe réunies consentiraient à entrer sérieusement en lutte. A son grand étonnement, le général en chef vit, des hauteurs situées derrière Arcis, que l’armée française battait en retraite et se dirigeait vers l’est.

L’empereur d’Autriche était resté à Bar-sur-Aube ; il ne comptait quitter cette ville pour Arcis que si la bataille s’engageait. Tous les ministres, à l’exception du comte de Nesselrode, étaient auprès de sa majesté.

Dans l’intervalle, un aide de camp du prince de Schwarzenberg, le comte de Paar, arriva au quartier-général de l’empereur. Il venait faire part à sa majesté des nouvelles dispositions prises par le général en chef. Après avoir passé sur la rive droite de l’Aube, ayant acquis la certitude que Napoléon continuait son mouvement vers l’est, le prince de Schwarzenberg proposa au tzar et au roi de Prusse de marcher sur Paris avec toutes les forces des alliés ; mais, par suite de ce mouvement, l’armée autrichienne et une partie de l’armée russe couraient le risque d’être coupées de leurs lignes d’opération. Napoléon pouvait avoir deux plans : ou bien se porter sur nos derrières et attaquer la queue de l’armée qui venait par Nancy ; ou bien se jeter dans les places fortes de l’est, et, renforcé par leurs garnisons, entreprendre une nouvelle guerre en se plaçant entre le Rhin et les armées d’invasion.

Le feld-maréchal prévenait l’empereur qu’en cas de succès il s’emparerait de Paris et s’y établirait solidement, et qu’en cas d’échec il se retirerait sur la Belgique. Il priait en même temps sa majesté d’avertir la ligne d’étapes militaires des dangers qui la menaçaient. Le comte de Paar apportait aussi à l’intendant-général de l’armée russe, resté à Bar-sur-Aube, l’ordre de rejoindre immédiatement le quartier-général du tzar. Le premier mouvement de l’empereur fut de courir sur l’heure au quartier-général. Le simple calcul des distances lui montra que ce n’était pas à tenter. Lors de l’arrivée de l’aide de camp comte de Paar, l’armée s’était déjà avancée vers Paris d’une journée de marche ; ce n’est donc qu’à la troisième étape que l’empereur aurait pu rejoindre le quartier-général. Or le pays à traverser était ouvert aux coureurs français. Sa majesté dut, à son grand regret, se résigner à attendre les événemens. Je fus longtemps à me demander si je ne devais pas essayer, à mes risques et périls, de rejoindre le quartier-général. L’impossibilité de m’assurer les relais nécessaires pour faire sans m’arrêter l’équivalent de trois journées de marche m’empêcha de réaliser mon désir. Le comte de Paar avait eu la précaution d’assurer ses relais à l’avance ; il arriva heureusement au quartier-général et y apporta le message aux termes duquel l’empereur adhérait pleinement au plan du feld-maréchal.

Le lendemain de son départ, l’intendant-général russe fut pris par les détachemens de cavalerie française qui harcelaient les derrières de la grande armée alliée. La même nuit, vers deux heures du matin, nous reçûmes l’avis que Napoléon avait poursuivi son mouvement vers l’est jusqu’à Saint-Dizier, et qu’en apprenant la marche hardie des armées alliées sur Paris, il s’était jeté sur la route de Bar-sur-Aube. On reconnut alors que le mouvement excentrique de Napoléon n’avait d’autre but que de provoquer la retraite du général en chef de l’armée autrichienne en menaçant sa ligne de communication. Napoléon s’était trompé. A la nouvelle que l’armée alliée s’avançait droit sur Paris, il s’écria : « C’est un beau coup d’échecs ! je n’aurais jamais cru qu’un général de la coalition fût capable de le faire. »

Aussitôt on s’apprêta à quitter Bar-sur-Aube, et à quatre heures du matin l’empereur et ses ministres se mirent en route pour Dijon, protégés seulement par la présence de quelques bataillons qui allaient rejoindre la grande armée, et dont l’un était par hasard arrivé à Bar-sur-Aube la veille au soir. Nous nous rapprochions ainsi de l’armée du prince héritier de Hesse-Hombourg, dont quelques détachemens se trouvaient à Dijon.

Comme l’empereur François ne voulait pas s’arrêter en route, il prit la poste à Châtillon pour arriver plus vite à Dijon. Nous fîmes le chemin dans deux chaises de poste, au milieu d’une population fort étonnée de la présence de sa majesté impériale et de la confiance que lui témoignait l’empereur en voyageant sans escorte. L’arrivée inattendue de l’empereur François à Dijon provoqua des sentimens pareils à ceux qui venaient de se manifester sur son passage. Nous entrâmes dans cette ville à quatre heures du matin, et nous descendîmes au palais de la préfecture. Il fallut nommer l’empereur pour qu’on le laissât entrer. Au bout de quelques heures, une masse de peuple accourut sur la place de la préfecture ; ce fut l’occasion d’une grande manifestation royaliste. Sa majesté fit inviter la multitude à se tenir tranquille et défendit toute démonstration. L’ordre ne fut pas troublé un seul instant.

Le pays à l’ouest de Dijon n’était pas sûr : le général Alix y commandait un corps de gardes nationaux mobilisés. Quelques troupes appelées de différens points et réunies à celles qui étaient venues avec nous de Bar suffirent pour protéger notre séjour. Nous restâmes à Dijon jusqu’au moment où nous apprîmes la capitulation de Paris. A peine avions-nous reçu cette nouvelle qu’on nous annonça le duc de Cadore (Champagny) : il était porteur d’un message de Napoléon à l’empereur. Je n’eus pas le temps de le voir, sa majesté m’ayant ordonné de partir sans retard pour Paris. Sa mission resta sans résultat.

La nouvelle de la capitulation de Paris mit la population de Dijon en émoi. La cour de l’hôtel que j’habitais se remplit de curieux. Une députation vint me demander s’il était permis d’arborer les couleurs royales. Sa majesté y consentit, ce dont je fis part à la foule assemblée. Une heure après, le drapeau royal flottait dans toutes les rues. Je partis en compagnie de lord Castlereagh et du chancelier Hardenberg.

Le 10 avril, j’arrivai à Paris : je ne tardai pas à me rendre auprès du tzar. Il s’était installé dans l’hôtel du prince de Talleyrand. Sa majesté me fit part des notes échangées avec Napoléon depuis l’entrée des alliés à Paris, et m’instruisit de la présence des maréchaux Ney et Macdonald, auxquels Napoléon avait conféré ses pleins pouvoirs à l’effet de signer avec les puissances le traité par lequel il renonçait à la couronne de France et acceptait la souveraineté de l’île d’Elbe.

Je témoignai au tzar l’étonnement que me causait le dernier point de cette convention. Je lui représentais combien d’inconvéniens entraînerait l’exécution de la clause en vertu de laquelle l’empereur déchu était appelé à résider si près des états dont il avait été le chef. Il ne me fut pas difficile d’expliquer mes appréhensions par des considérations puisées dans le caractère de Napoléon, et par d’autres qui ressortaient de la force des choses. L’empereur chercha à me réfuter par des argumens qui faisaient honneur à sa générosité autant qu’ils étaient peu faits pour me rassurer sur l’avenir. Il me dit entre autres choses qu’on ne pouvait douter de la parole d’un soldat et d’un souverain sans lui faire injure. Je déclarai à sa majesté que je ne me croyais nullement autorisé à prendre sur moi de trancher une question d’une si haute importance pour le repos futur de la France et de l’Europe sans avoir pris d’abord les ordres de l’empereur mon maître.

« Cela n’est plus possible, répliqua vivement le tzar ; comme j’attendais votre arrivée et celle de lord Castlereagh, j’ai déjà reculé de plusieurs jours la signature de la convention ; il faut que tout soit terminé ce soir, afin que les maréchaux puissent remettre l’acte à Napoléon cette nuit même. S’il n’était pas signé aujourd’hui, les hostilités recommenceraient demain, et Dieu sait où elles pourraient nous conduire. Napoléon est à la tête de son armée à Fontainebleau ; il n’ignore pas que le roi de Prusse et moi nous sommes d’accord sur les clauses de la convention ; je ne puis pas retirer ma parole. D’autre part, je ne puis pas vous forcer d’apposer votre nom au bas de l’acte tout rédigé que Nesselrode vous présentera ; mais, en ne signant pas, vous assumerez une lourde responsabilité. »

Je déclarai à sa majesté qu’avant de prendre un parti je désirais discuter la question avec le prince de Schwarzenberg et lord Castlereagh. Après en avoir conféré avec eux, je revins trouver l’empereur Alexandre. Je lui dis : « La convention projetée entre votre majesté, le roi de Prusse et Napoléon est trop avancée pour que ma résistance puisse en empêcher l’exécution. Le prince de Schwarzenberg a pris part aux discussions préliminaires ; la conférence où ce traité doit être signé est réunie. Je m’y rendrai, je mettrai mon nom au bas d’un traité qui en moins de deux ans nous ramènera sur le champ de bataille. » Les événemens ont montré que je ne m’étais trompé que d’une année. Le traité fut signé dans la soirée même.

Les clauses de cet acte ont été appréciées très diversement, et cela devait être. La vérité est que la générosité était très déplacée dans cette circonstance, et que la facilité de l’empereur Alexandre à se payer d’illusions a été la cause première d’un arrangement que d’ailleurs Napoléon, dans sa détresse, ne pouvait pas repousser. Je compterai toujours au nombre des scènes les plus curieuses de ma vie publique la conférence entre les plénipotentiaires qui précéda la signature de la convention. Dès l’ouverture de la séance, les articles étaient arrêtés, sauf quelques détails de rédaction. Je ne cachai pas à mes collègues l’impression que me faisait l’installation de Napoléon à l’île d’Elbe. Il n’y en avait pas un qui ne partageât ma manière de voir, et le langage des deux plénipotentiaires de Napoléon ne différait guère du nôtre. Les sentimens qu’ils exprimèrent à ce sujet étaient parfaitement corrects ; ils ne se faisaient aucune illusion. A mon retour de la conférence, j’expédiai un courrier à l’empereur François, qui partit aussitôt de Dijon pour se rendre à Paris, où l’hôtel de la princesse Borghèse avait été disposé pour le recevoir.

Des commissaires des alliés accompagnèrent Napoléon à sa nouvelle résidence. Le général autrichien baron de Koller remplit cette mission au nom de l’empereur. Dans le midi de la France, il eut à faire acte de présence d’esprit et de courage pour sauver le prince confié à sa garde et pour défendre la vie de l’empereur contre les dangers dont il était menacé au milieu des populations ardentes et passionnées de la Provence. L’impératrice Marie-Louise et le roi de Rome furent placés par les souverains sous la protection de leur père et grand-père. Marie-Louise se rendit à Schœnbrunn.

Le 4 mai, le roi Louis XVIII fit son entrée à Paris. Je m’étais placé avec le prince de Schwarzenberg à une fenêtre dans la rue Montmartre pour voir passer le cortège. Ce spectacle fit sur moi une impression pénible. Entre l’air sombre des soldats de la garde impériale qui précédaient et suivaient la voiture du roi, et l’air aimable que celui-ci s’était efforcé de prendre, il y avait un contraste qui semblait être l’image fidèle de ce qui se passait alors dans l’âme de la population. L’attitude de la foule dans les rues complétait cette image. Les sentimens les plus opposés se lisaient sur les visages ; ils éclataient dans le cri de : Vive le roi ! poussé par les royalistes, et ne se révélaient pas moins dans le morne silence des ennemis de la royauté. Je trouvais presque que le roi s’était trop hâté de répondre par des saluts à des manifestations aussi opposées.

Les trois souverains allèrent presque aussitôt faire leur visite au roi. Un peu plus tard, je me présentai moi-même aux Tuileries. Louis XVIII me reçut dans son cabinet. Dans le cours de la conversation, je ne pus m’empêcher de lui faire cette remarque que j’avais passé bien des heures avec Napoléon dans cette même pièce, assis au même bureau, entouré des mêmes meubles et des mêmes objets. « Et cependant, dis-je au roi, votre majesté à l’air d’être tout à fait chez elle. — Il faut avouer, répliqua le prince, que Napoléon était un bon locataire ; il m’a tout arrangé à la perfection. »

Je passai deux heures avec sa majesté, et je quittai les Tuileries en emportant de ma visite des impressions qui n’étaient nullement faites pour me rassurer sur l’avenir de la France. J’avais parlé au roi de la charte qui venait d’être publiée, des difficultés qui, selon moi, s’opposaient à son succès, de l’opinion publique, etc. J’avais pu me convaincre que le roi avait des vues bien arrêtées sur toutes ces questions, mais qu’elles différaient des miennes sur plus d’un point essentiel. Le temps a justifié, au delà même de ce que j’aurais désiré, celles qu’alors déjà je regardais comme les plus justes.

La question de savoir si le retour des Bourbons en France répondait aux vœux du pays a été diversement résolue. Pour moi, je n’hésite pas à affirmer que l’immense majorité de la population a vu revenir ses princes avec satisfaction. La cause de ce sentiment est tellement naturelle que cela devait arriver fatalement[6].

La France avait mis un temps relativement très court à parcourir les diverses phases de sa révolution sociale. Ces phases peuvent se diviser en trois époques qui embrassent vingt-cinq années (1789-1814) : la première, de 1789 à 1792, a vu tomber des institutions séculaires et naître un état libre modelé d’après les utopies du XVIIIe siècle ; la seconde, de 1792 à 1804, a été remplie par l’essai du gouvernement républicain ; enfin l’empire, de 1804 à 1814, a réalisé le projet qu’avait formé le vaste génie de Napoléon et rétabli la France sur des bases monarchiques.

A l’exception d’un petit nombre de fanatiques incorrigibles, la forme républicaine ne comptait plus de partisans dans le pays. Ils avaient disparu, d’abord à la suite de la terreur, qui s’était élevée sur les ruines du trône, des anciennes institutions, de tout ce qui avait survécu aux règnes de Louis XIII et de Louis XIV, à la décadence morale et aux troubles de la régence et de la période de Louis XV ; en second lieu, à la suite de l’état de déconsidération et de faiblesse où était tombé le directoire. La forme de gouvernement introduite par Napoléon convenait parfaitement à la France ; mais le pays était fatigué de toutes ces guerres qui semblaient ne devoir jamais finir. On désirait le retour des Bourbons, il est vrai ; mais ce sentiment n’avait nullement le caractère que lui prêtaient les royalistes, ce parti si singulièrement réduit par les vingt-six dernières années. Ceux qui voulaient la restauration des princes légitimes, c’étaient les amis de l’ordre public et de la paix politique, c’est-à-dire l’immense majorité de la nation, qui en tout temps et dans tout pays a mis en première ligne dans ses calculs les véritables intérêts de la patrie.

Ce n’est donc pas dans l’esprit public que se rencontraient les vraies difficultés pour les Bourbons lorsqu’ils remontèrent sur le trône ; elles étaient dans la ligne de conduite que la royauté avait adoptée. Le retour à ce qu’on appelait « l’ancien régime » était impossible ; car du régime d’autrefois il ne restait plus que le souvenir des causes de sa chute. Aussi les Bourbons n’ont-ils jamais songé à le rétablir ; je dirai plus : cette dénomination n’a jamais été qu’une sorte de flétrissure imaginée par les ennemis des Bourbons dans le dessein d’effrayer les masses.



  1. Nous empruntons ce fragment aux Mémoires inédits du prince de Metternich, qui doivent paraître simultanément chez MM. Plion, à Paris; Bentley, à Londres, et Braumuller, à Vienne.
  2. Nous empruntons ce fragment aux Mémoires inédits du prince de Metternich, qui doivent paraître siumltanément chez MM. Plon, à Paris Bentley, à Londres, et Braumuller,, à Vienne.
  3. Un détail curieux, que plus d’un fait a confirmé, ce sont les nombreuses illusions que Napoléon s’est faites depuis l’ouverture de la campagne de l’année précédente sur tout ce qui avait rapport à l’importance des forces de ses adversaires.
  4. Je n’ose pas répéter ici l’expression bien plus crue dont se servit Napoléon.
  5. Le récit de la campagne de 1812 a rempli à lui seul plusieurs heures ; une foule d’autres questions tout à fait étrangères à la mission dont j’étais chargé l’occupèrent aussi fort longtemps.
  6. En 1825, pendant mon séjour à Paris, où m’avait appelé un deuil de famille, je fus reçu par le roi Charles X. Après le dîner, nous parlâmes longuement du passé, et les lieux où nous nous trouvions me rappelèrent de bien vifs souvenirs. « Je me souviens, dis-je entre autres choses au roi, qu’un jour, en 1810, j’étais assis avec Napoléon dans ce même salon, à cette même place ; nous vînmes à parler des Bourbons, et il me dit : « Savez-vous pourquoi Louis XVIII n’est point assis ici en face de vous ? Ce n’est que parce que je m’y suis assis, moi. Tout autre n’aurait pas su s’y soutenir, et si jamais je devais disparaître par suite d’une catastrophe, nul autre qu’un Bourbon ne pourrait s’asseoir à cette place ! »