La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XII/Chapitre XXV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 264-265).

CHAPITRE XXV.
DIEU SEUL EST LE CRÉATEUR DE TOUTES CHOSES.

Il y a pour les êtres deux espèces de forme : la forme extérieure, celle que le potier et l’artisan peuvent donner à un corps et que les peintres et les statuaires savent imiter ; il y a ensuite la forme intérieure, qui non-seulement constitue les diverses natures corporelles, mais qui fait la vie des êtres animés, parce qu’elle renferme les causes efficientes et les emprunte à la source mystérieuse et incréée de l’intelligence et de la vie. Accordons à tout ouvrier la forme extérieure, mais pour cette forme intérieure où est le principe de la vie et du mouvement[1], elle n’a d’autre auteur que cet ouvrier unique qui n’a eu besoin d’aucun être ni d’aucun ange pour faire les anges et les êtres. La même vertu divine, et pour ainsi dire effective, qui a donné la forme ronde à la terre et au soleil, la donne à l’œil de l’homme et à une pomme, et ainsi de toutes les autres figures naturelles ; elles n’ont point d’autre principe que la puissance secrète de celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre[2]», et dont la sagesse atteint d’un bout du monde à l’autre sans aucun obstacle, et gouverne toutes choses avec douceur[3] .J’ignore donc quel service les anges, créés les premiers, ont rendu au Créateur dans la formation des autres choses ; et comme je n’oserais leur attribuer un pouvoir que peut-être ils n’ont pas, je ne dois pas non plus leur dénier celui qu’ils ont. Toutefois, et quelle que soit la mesure de leur concours, je ne laisse pas d’attribuer la création tout entière à Dieu, en quoi je ne crains pas de leur déplaire, LIVRE XIL — L'ANGE ET L'HOMME, 265

puisque c'est à Dieu aussi qu'ils rapportent avec action de grâces la formation de leur propre être. Nous ne disons pas que les labou- reurs soient créateurs de quelque fruit que ce soit, car il est écrit : « Celui qui plante n'est «rien, non plus que celui qui arrose, mais « Dieu seul donne l'accroissement! »; bien plus, nous ne disons pas que la terre soit créa- trice, bien qu'elle paraisse la mère féconde de tous Les êtres qui tiennent à elle par leurs ra- cines et dont elle aide les germes à éelore ; car

il est également éerit : « bieu donne à chaque .

« plante le corps qu'il lui plaît, et à chaque se- amence le corps qui luiest propre *». De même, nous ne devons pas dire que la création d'un animal apparlienne à sa mère, mais plutôt à celui qui a dit à l'un de ses serviteurs : « Je « Le connaissais avant que de te former dans « le ventre de ta mère». Je sais que l’imagi- nation de la mère peut faire quelque impres- sion sur son fruit, comme on peut l’inférer des agneaux bigarrés qu'eut Jacob en mettant des baguettes de diverses couleurs sous les yeux de ses brebis pleines * ; mais cela n’em- pêche pas que la mère ne crée pas plus son fruitqu'’elle ne s’est créée elle-même. Quelques causes donc que l’on suppose dans les géné- rations corporelles ou séminales, entremise des anges ou des hommes, croisement des mâles et des femelles, et quelque pouvoir que les désirs et les imaginations des mères aient sur leurs fruits encore tendres et délicats, tou- jours faudra-t-il reconnaître que Dieu est le seul auteur de toutes les natures. C’est sa vertu invisible qui, présente en tout sans au- cune souillure, donne l’être à tout ce qui est, de quelque manière qu’il soit, sans qu’aucune chose puisse être telle.ou telle, ni absolument être sans lui. Si dans l’ordre des formes exté- rieures que la main de l’homme peut donner aux corps, nous ne disons pas que Rome et Alexandrie ont été bâties par les maçons et les architectes, mais bien par les rois dont l’ordre les à fait construire, et qu’ainsi l’une a eu Romulus et l’autre Alexandre pour fon- dateur, à combien plus forte raison devons- nous dire que Dieu seul est le créateur de toutes les natures, puisqu'il ne fait rien que de la matière qu’il a faite, qu’il n’a pour ou- vriers que ceux mêmes qu'il a créés, et que s’il retirait sa puissance créatrice des choses qu'il a créées, elles retomberaient dans leur

31 Cor. 111, 7.—* Ibid. XV, 38.—" Jérémie, 1, 5.—* Gen. xxx, 37.

premier néant !. Je dis premier à l'égard de l'éternité, el non du temps; car y a-t-il quelque autre créaleur des temps que celui qui a fait les choses dont les mouvements mesurent les temps * ?

CHAPITRE XXVI

SUR CETTE OPINION DES PLATONICIENS, QUE DIEU, APRES AVOIR CRÉÉ LES ANGES, LEUR A DONNÉ LE SOIN DE FAIRE LE CORPS HUMAIN.

Voilà sans doute pourquoi Platon n’attribue aux dieux inférieurs, créés par le Dieu su- prême, la création des animaux qu'avec cette réserve que la partie corporelle et mortelle de l'animal est seule leur ouvrage, la partie im- mortelle leur étant fournie par le souverain créateur ?. Ainsi donc, s'ils sont les créateurs des corps, ils ne le sont point des âmes. Mais alors, puisque Porpliyre est convaincu que, pour purifier son âme, il faut fuir tout com- merce avec les corps *, puisqu'il fait d’ailleurs profession de penser avec Platon, son maitre, et les autres plaloniciens, que ceux qui ont mal vécu ici-bas retournent, en punition de leurs fautes, dans des corps mortels, corps de brutes, selon Platon, corps humains, selon Porphyre ‘, il s’ensuit que ces dieux, qu’on veut nous faire adorer comme les auteurs de notre être, ne sont que les auteurs de nos chaînes et les geôliers de notre prison. Que les Platoniciens cessent donc de nous menacer du corps comme d’un supplice, ou qu'ils ne pro- posent point à notre adoration des dieux dont ils nous exhortent à fuir età rejeter l’ouvrage. Mais au fond, ces deux opinions sont aussi fausses lune que l’autre : il est faux que les âmes retournent dans les corps en punition d’avoir mal vécu, et il est faux qu’il y ait un autre créateur de tout ce qui a vie au ciel et sur terre que celui qui a créé la terre et le ciel. En effet, si nous n'avons un corps qu’en punition de nos crimes, pourquoi Platon dit- il qu’il était nécessaire qu’il y eût des ani- maux de toute sorte, mortels et immortels, pour que le monde fût Pouvrage le plus beau et le plus parfait °? Et dès lors, puisque la création de l’honime, même à titre d’être cor-

3 Comp. saint Augustin, De Trinit., lib. 11, n. 13-16.

2 Voyez plus baut, livre x1, chap. 5, 6, 7, et livre xu, ch. 15.

3 Voyez le Timée, 41 seq.; trad. fr. tome xx1, page 137, 138.

  1. Voyez Porphyre, De ubstin., passim. Dans un fragment conservé

par Stobée (Floril., tit. ï, n. 88), Porphyre s'exprime ainsi : La purification consiste pour l'âme à se séparer du corps.

5 Voyez plus baut, livre x, ch. 30.

5 Voyez le Timee, 1. c.

  1. Saint Augustin s’inspire ici, non plus de Platon, son guide ordinaire en matière de métaphysique, mais d’Aristote. La forme intérieure dont il est ici question, c’est la forme péripatéticienne, savoir l’essence de chaque substance individuelle.
  2. Jerem. xviii, 24.
  3. Sag. xviii, 1.