La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre XIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 232-233).
CHAPITRE XIII.
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME ÉTAT DE FÉLICITÉ, DE TELLE SORTE QUE CEUX QUI DEVAIENT DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE FUTURE, ET QUE LES BONS N’ONT EU LA PRESCIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU’APRÈS LA CHUTE DES MAUVAIS.

Dès lors, il est aisé de voir que l’union de deux choses constitue la béatitude, objet légitime des désirs de tout être intelligent : premièrement, jouir sans trouble du bien immuable , qui est Dieu même ; secondement, être pleinement assuré d’en jouir toujours. La foi nous apprend que les anges de lumière possèdent cette béatitude, et la raison nous fait conclure que les anges prévaricateurs ne la possédaient pas, même avant leur chute. Cependant on ne peut leur refuser quelque félicité, je veux dire une félicité sans prescience, s’ils ont vécu quelque temps avant leur péché[1]. Semble-t-il trop dur de penser que, parmi les anges, les uns ont été créés dans l’ignorance de leur persévérance future ou de leur chute, tandis que les autres ont su de science certaine l’éternité de leur béatitude, et veut-on que tous aient été créés dans une égale félicité, y étant demeurés jusqu’au moment où quelques-uns ont quitté volontairement la source de leur bonheur ? mais il est certes beaucoup plus dur de croire que les bons anges soient encore, à cette heure, incertains de leur béatitude, et qu’ils ignorent sur eux-mêmes ce que nous avons pu, nous, en apprendre par le témoignage des saintes Ecritures. Car quel chrétien catholique ne sait qu’il ne se fera plus de démons d’aucun des bons anges, comme il ne se fera point de bons anges d’aucun des démons ? En effet, la Vérité promet dans l’Evangile aux fidèles chrétiens, qu’ils seront semblables aux anges de Dieu[2], et elle dit en même temps qu’ils jouiront de la vie éternelle[3]. Or, si nous devons être un jour certains de ne jamais déchoir de la félicité immortelle, supposez que les anges ne le fussent pas, nous ne serions plus leurs égaux, nous serions leurs supérieurs. Mais la Vérité ne trompe jamais, et puisque nous devons être leurs égaux, il s’ensuit qu’ils sont certains de l’éternité de leur bonheur. Et comme d’ailleurs les autres anges n’en pouvaient pas être certains, il faut conclure ou que la félicité n’était pas pareille, ou que, si elle l’était, les bons n’ont été assurés de leur bonheur qu’après la chute des autres. Mais, dira-t-on peut-être, est-ce que cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile touchant le diable : « Qu’il était homicide dès le commencement et qu’il n’est point demeuré dans la vérité[4] », ne doit pas s’entendre du commencement de la création ? et à ce compte, le diable n’aurait jamais été heureux avec les saints anges, parce que, dès le moment de sa création, il aurait refusé de se soumettre à son Créateur, et c’est aussi dans ce sens qu’il faudrait entendre le mot de l’apôtre saint Jean : « Le diable pèche dès le commencement[5] », c’est-à-dire que, dès l’instant de sa création, il aurait rejeté la justice, qu’on ne peut conserver, si l’on ne soumet sa volonté à celle de Dieu. En tout cas, ce sentiment est bien éloigné de l’hérésie des Manichéens et autres fléaux de la vérité, qui prétendent que le diable possède en propre une nature mauvaise qu’il a reçue d’un principe contraire à Dieu[6] : esprits extravagants, qui ne prennent pas garde que dans cet Evangile dont ils admettent l’autorité aussi bien que nous, Notre-Seigneur ne dit pas : Le diable a été étranger à la vérité, mais : Il n’est point demeuré dans la vérité, ce qui veut dire qu’il est déchu, et certes, s’il y était demeuré, il en participerait encore et serait bienheureux avec les saints anges.

  1. Cette question est traitée dans le De Gen. ad litt., lib. x, n. 21-24. — Voyez aussi le De corrept. et grat., n. 10.
  2. Matt. xxii, 30.
  3. Matt. xxv, 46.
  4. Jean, VIII, 44.
  5. I Jean, III, 8.
  6. Comp. De Gen. ad litt., n. 27 et seq.