La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre VI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 227).
CHAPITRE VI.
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE.

Si la véritable différence du temps et de l’éternité consiste en ce que le temps n’est pas sans quelque changement et qu’il n’y a point de changement dans l’éternité[1], qui ne voit qu’il n’y aurait point de temps, s’il n’y avait quelque créature dont les mouvements successifs, qui ne peuvent exister simultanément, fissent des intervalles plus longs ou plus courts, ce qui constitue le temps ? Et dès lors je ne conçois pas comment on peut dire que Dieu, être éternel et immuable, qui est le créateur et l’ordonnateur des temps, a créé le monde après de longs espaces de temps, à moins qu’on ne veuille dire aussi qu’avant le monde il y avait déjà quelque créature dont les mouvements mesuraient le temps. Mais puisque l’Ecriture sainte, dont l’autorité est incontestable, nous assure que « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre[2] », ce qui fait bien voir qu’il n’avait rien créé auparavant, il est indubitable que le monde n’a pas été créé dans le temps, mais avec le temps[3] : car ce qui se fait dans le temps se fait après et avant quelque temps, après le temps passé et avant le temps à venir. Or, avant le monde, il ne pouvait y avoir aucun temps passé, puisqu’il n’y avait point de créature dont les mouvements pussent mesurer le temps. Le monde a donc été créé avec le temps, puisque le mouvement a été créé avec le monde, comme cela est visible par l’ordre même des six ou sept premiers jours, pour lesquels le soir et le matin sont marqués, jusqu’à ce que l’œuvre des six jours fût accomplie et que le septième jour fût marqué par le grand mystère du repos de Dieu. Maintenant quels sont ces jours ? c’est ce qui nous est très-difficile ou même impossible d’entendre ; combien plus de l’expliquer !

  1. Sur le temps et l’éternité, voyez les amples développements où est entré saint Augustin dans les Confessions (livre xi, chap. 13 et suiv.) Voyez aussi son De Gen. ad litt., lib. xv, n. 12.
  2. Gen. I, 1.
  3. C’est la doctrine du Timée : « Le temps, dit Platon, a donc été fait avec le monde, afin que, nés ensemble, ils finissent aussi ensemble, si jamais leur destruction doit arriver (tome xii de la trad. fr., p. 131) ». — Voici encore un admirable passage du Timée, dont saint Augustin s’est visiblement inspiré dans toute la suite des livres XI et xii de la Cité de Dieu, aussi bien que dans les chapitres déjà cités des Confessions : « Dieu résolut de faire une image mobile de l’éternité, et par la disposition qu’il mit entre toutes les parties de l’univers, il fit de l’éternité qui repose dans l’unité cette image éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. Avec le monde naquirent les jours, les nuits, les mois et les années, qui n’existaient point auparavant. Ce ne sont là que des parties du temps ; le passé, le futur en sont des formes passagères que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle ; car nous avons l’habitude de dire : elle fut, elle est et sera ; elle est, voilà ce qu’il faut dire en vérité. Le passé et le futur ne conviennent qu’à la génération qui se succède dans le temps, car ce sont là des mouvements. Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable, ne peut devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu’elle n’est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans le temps. Elle n’est sujette à aucun des accidents que la génération impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite l’éternité et se meut dans un cercle mesuré par le nombre » (Ibid., page 130).