La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre IV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 225-226).
CHAPITRE IV.
LE MONDE N’A PAS ÉTÉ CRÉÉ DE TOUTE ÉTERNITÉ, SANS QU’ON PUISSE DIRE QU’EN LE CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER UNE VOLONTÉ NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.

Le monde est le plus grand de tous les êtres visibles, comme le plus grand de tous les invisibles est Dieu ; mais nous voyons le monde et nous croyons que Dieu est. Or, que Dieu ait créé le monde, nous n’en pouvons croire personne plus sûrement que Dieu même, qui dit dans les Écritures saintes par la bouche du Prophète : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre[1] ». Il est incontestable que le Prophète n’assistait pas à cette création ; mais la sagesse de Dieu, par qui toutes choses ont été faites[2], était présente ; et c’est elle qui pénètre les âmes des saints, les fait amis et prophètes de Dieu[3], et leur raconte ses œuvres intérieurement et sans bruit. Ils conversent aussi avec les anges de Dieu, qui voient toujours la face du Père et qui annoncent sa volonté à ceux qui leur sont désignés. Du nombre de ces prophètes était celui qui a écrit : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre », et nous devons d’autant plus l’en croire que le même Esprit qui lui a révélé cela lui a fait prédire aussi, tant de siècles à l’avance, que nous y ajouterions foi.

Mais pourquoi a-t-il plu au Dieu éternel de faire alors le ciel et la terre que jusqu’alors il n’avait pas faits[4] ? Si ceux qui élèvent cette objection veulent prétendre que le monde est éternel et sans commencement, et qu’ainsi Dieu ne l’a point créé, ils s’abusent étrangement et tombent dans une erreur mortelle. Sans parler des témoignages des Prophètes, le monde même proclame en silence, par ses révolutions si régulières et par la beauté de toutes les choses visibles, qu’il a été créé, et qu’il n’a pu l’être que par un Dieu dont la grandeur et la beauté sont invisibles et ineffables. Quant à ceux[5] qui, tout en avouant qu’il est l’ouvrage de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée, mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à dire d’une façon presque inintelligible que le monde a toujours été fait, ils semblent, il est vrai, mettre par là Dieu à couvert d’une témérité fortuite, et empêcher qu’on ne croie qu’il ne lui soit venu tout d’un coup quelque chose en l’esprit qu’il n’avait pas auparavant, c’est-à-dire une volonté nouvelle de créer le monde, à lui qui est incapable de tout changement ; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d’autres égards et surtout à l’égard de l’âme. Soutiendront-ils qu’elle est coéternelle à Dieu ? mais comment expliquer alors d’où lui est survenue une nouvelle misère qu’elle n’avait point eue pendant toute l’éternité ? En effet, s’ils disent qu’elle a toujours été dans une vicissitude de félicité et de misère, il faut nécessairement qu’ils disent qu’elle sera toujours dans cet état ; d’où s’ensuivra cette absurdité qu’elle est heureuse sans l’être, puisqu’elle prévoit sa misère et sa difformité à venir. Et si elle ne la prévoit pas, si elle croit devoir être toujours heureuse, elle n’est donc heureuse que parce qu’elle se trompe, ce que l’on ne peut avancer sans extravagance. S’ils disent que dans l’infinité des siècles passés elle a parcouru une continuelle alternative de félicité et de misère, mais qu’immédiatement après sa délivrance elle ne sera plus sujette à cette vicissitude, il faut donc toujours qu’ils tombent d’accord qu’elle n’a jamais été vraiment heureuse, qu’elle commencera à l’être dans la suite, et qu’ainsi il lui surviendra quelque chose de nouveau et une chose extrêmement importante qui ne lui était jamais arrivée dans toute l’éternité. Nier que la cause de cette nouveauté n’ait toujours été dans les desseins éternels de Dieu, c’est nier que Dieu soit l’auteur de sa béatitude : sentiment qui serait d’une horrible impiété. S’ils prétendent d’un autre côté que Dieu a voulu, par un nouveau dessein, que l’âme soit désormais éternellement bienheureuse, comment le défendront-ils de cette mutabilité dont ils avouent eux-mêmes qu’il est exempt ? Enfin, s’ils confessent qu’elle a été créée dans le temps, mais qu’elle subsistera éternellement, comme les nombres qui ont un commencement et point de fin[6], et qu’ainsi, après avoir éprouvé la misère, elle n’y retombera plus, lorsqu’elle sera une fois délivrée, ils avoueront sans doute aussi que cela se fait sans qu’il arrive aucun changement dans les desseins immuables de Dieu. Qu’ils croient donc de même que le monde a pu être créé dans le temps, sans que Dieu en le créant ait changé de dessein et de volonté.

  1. Gen. I, 1.
  2. Sag. vii, 27.
  3. Matt. xviii, 10.
  4. Cette objection était familière aux Epicuriens, comme nous l’apprend Cicéron (De nat. Deor., lib. i, cap. 9) ; reprise par les Manichéens, elle a été combattue plusieurs fois par saint Augustin. Voyez De Gen. contra Man., lib. i, n. 3.
  5. Saint Augustin s’adresse ici, non plus aux Epicuriens, ou aux Manichéens, mais aux néo-platoniciens d’Alexandrie.
  6. Les nombres, dit fort bien un savant commentateur de la Cité de Dieu, L. Vivès, les nombres ont un commencement, savoir : l’unité ; ils n’ont point de fin, en ce sens que la suite des nombres est indéfinie, nul nombre, si grand qu’il soit, n’étant le plus grand possible.