La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XXIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 172-174).
CHAPITRE XXIII.
CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTE DE L’IDOLÂTRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITIONS DE L’ÉGYPTE SERAIENT ABOLIES.

Hermès l’Égyptien[1], celui qu’on appelle Trismégiste, a eu d’autres idées sur les démons. Apulée, en effet, tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors le culte des démons et celui des dieux restent inséparables ; Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux : les uns qui ont été formés par le Dieu suprême, les autres qui sont l’ouvrage des hommes. À s’en tenir là, on conçoit d’abord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues qu’on voit dans les temples ; point du tout ; suivant Hermès, les statues visibles et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées par de certains esprits qu’on a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà ce qu’il appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles qu’elles sont traduites dans notre langue[2] : « Puisque l’alliance et la société des hommes et des dieux font le sujet de notre entretien, considérez, Esculape, quelle est la puissance et la force de l’homme. De même que le Seigneur et Père, Dieu en un mot, a produit les dieux du ciel ; ainsi l’homme a formé les dieux qui font leur séjour dans les temples et habitent auprès de lui ». Et un peu après : « L’homme donc, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la Divinité, de sorte qu’à l’exemple de ce Père et Seigneur qui a fait des dieux éternels comme lui, l’homme s’est formé des dieux à sa ressemblance ». Ici Esculape, à qui Hermès s’adresse, lui ayant dit : « Tu veux parler des statues, Trismégiste », celui-ci répond : « Oui, c’est des statues que je parle, Esculape, quelque doute qui puisse t’arrêter, de ces statues vivantes toutes pénétrées d’esprit et de sentiment, qui font tant et de si grandes choses, de ces statues qui connaissent l’avenir et le prédisent par les sortiléges, les devins, les songes et de plusieurs autres manières, qui envoient aux hommes des maladies et qui les guérissent, qui répandent enfin dans les cœurs, suivant le mérite de chacun, la joie ou la tristesse. Ignores-tu, Esculape, que l’Égypte est l’image du ciel, ou, pour mieux parler, que le ciel, avec ses mouvements et ses lois, y est comme descendu ; enfin, s’il faut tout dire, que notre pays est le temple de l’univers ? Et cependant, puisqu’il est d’un homme sage de tout prévoir, voici une chose que vous ne devez pas ignorer : un temps viendra où il sera reconnu que les Égyptiens ont vainement gardé dans leur cœur pieux un culte fidèle à la Divinité, et toutes leurs cérémonies saintes tomberont dans l’oubli et le néant ».

Hermès s’étend fort longuement sur ce sujet, et il semble prédire le temps où la religion chrétienne devait détruire les vaines superstitions de l’idolâtrie par la puissance de sa vérité et de sa sainteté librement victorieuses, alors que la grâce du vrai Sauveur viendrait arracher l’homme au joug des dieux qui sont l’ouvrage de l’homme, pour le soumettre au Dieu dont l’homme est l’ouvrage. Mais, quand il fait cette prédiction, Hermès, tout en parlant en ami déclaré des prestiges des démons, ne prononce pas nettement le nom du christianisme ; il déplore au contraire, avec l’accent de la plus vive douleur, la ruine future de ces pratiques religieuses qui, suivant lui, entretenaient en Égypte la ressemblance de l’homme avec les dieux. Car il était de ceux dont l’Apôtre dit : « Ils ont connu Dieu sans le glorifier et l’adorer comme Dieu ; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la gloire de l’incorruptible divinité à l’image de l’homme corruptible[3] ».

On trouve en effet dans Hermès un grand nombre de pensées vraies sur le Dieu unique et véritable qui a créé l’univers ; et je ne sais par quel aveuglement de cœur il a pu vouloir que les hommes demeurassent toujours soumis à ces dieux qui sont, il en convient, leur propre ouvrage, et s’affliger de la ruine future de cette superstition. Comme s’il y avait pour l’homme une condition plus malheureuse que d’obéir en esclave à l’œuvre de ses mains ! Après tout, il lui est plus facile de cesser d’être homme en adorant les dieux qu’il a faits, qu’il ne l’est à ces idoles de devenir dieux par le culte qu’il leur rend ; que l’homme, en effet, déchu de l’état glorieux où il a été mis[4], descende au rang des brutes, c’est une chose plus facile que de voir l’ouvrage de l’homme devenir plus excellent que l’ouvrage de Dieu fait à son image, c’est-à-dire que l’homme même. Et il est juste par conséquent que l’homme tombe infiniment au-dessous de son Créateur, quand il met au-dessus de soi sa propre créature.

Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs sacriléges dont Hermès l’Égyptien prévoyait et déplorait l’abolition ; mais sa plainte était aussi impudente que sa science était téméraire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait pas l’avenir comme il faisait aux saints Prophètes qui, certains de la chute future des idoles, s’écriaient avec joie : « Si l’homme se fait des dieux, ce ne seront point des dieux véritables[5] ». Et ailleurs : « Le jour viendra, dit le Seigneur, où je chasserai les noms des idoles de la face de la terre, et la mémoire même en périra[6] ». Et Isaïe, prophétisant de l’Égypte en particulier : « Les idoles de l’Égypte seront renversées devant le Seigneur, et le cœur des Égyptiens se sentira vaincu[7] ». Parmi les inspirés du Saint-Esprit, il faut placer aussi ces personnages qui se réjouissaient des événements futurs dévoilés à leurs regards, comme Siméon et Anne[8], qui connurent Jésus-Christ aussitôt après sa naissance ; ou comme Élisabeth[9], qui le connut en esprit dès sa conception ; ou comme saint Pierre qui s’écria, éclairé par une révélation du Père : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant[10] ». Quant à cet égyptien, les esprits qui lui avaient révélé le temps de leur défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle : « Pourquoi êtes-vous venu nous perdre avant le temps[11] ? » soit qu’ils fussent surpris de voir arriver sitôt ce qu’ils prévoyaient à la vérité, mais sans le croire si proche, soit qu’ils fissent consister leur perdition à être démasqués et méprisés. Et cela arrivait avant le temps, c’est-à-dire avant l’époque du jugement, où ils seront livrés à la damnation éternelle avec tous les hommes qui auront accepté leur société ; car ainsi l’enseigne la religion, celle qui ne trompe pas, qui n’est pas trompée, et qui ne ressemble pas à ce prétendu sage flottant à tout vent de doctrine[12], mêlant le faux avec le vrai, et se lamentant sur la ruine d’une religion convaincue d’erreur par son propre aveu.

  1. Au temps de saint Augustin il circulait un très-grand nombre d’ouvrages qu’on supposait traduits de l’égyptien en grec ou en latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que l’authenticité des livres hermétiques ; rien de plus douteux que l’existence d’Hermès, personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous les arts de l’antique Égypte.
  2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du dialogue hermétique intitulé Esculape. C’est une compilation d’idées hébraïques, égyptiennes, platoniciennes, où se trahit la main d’un falsificateur des premiers siècles de l’Église. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ἑρμού seu Mercurii mythologia. Paris, 1835.
  3. Rom. I, 21-23.
  4. Ps. XLVIII, 12.
  5. Jér. XVI, 20.
  6. Zach. XIII, 2.
  7. Isaïe, XIX, 1.
  8. Luc, ii, 25-38.
  9. Id. i, 45.
  10. Matt xvi, 16.
  11. Id. viii, 29.
  12. Éphés. iv, 14.