La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre IV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 158-159).
CHAPITRE IV.
DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.

Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir. C’est ainsi qu’il apprit en Égypte toutes les grandes choses qu’on y enseignait ; il se dirigea ensuite vers les contrées de l’Italie où les pythagoriciens étaient en honneur[1], et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s’appropria aisément toute la philosophie de l’école italique. Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène dans presque tous ses dialogues, unissant ce qu’il avait appris d’autres philosophes, et même ce qu’il avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale. Or, si l’étude de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire aux mœurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate, et que celui qui s’était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c’était Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et s’acquit ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie à sa perfection. Il la divisa en trois branches : la morale, qui regarde principalement l’action ; la physique, dont l’objet est la spéculation ; la logique enfin, qui distingue le vrai d’avec le faux ; or, bien que cette dernière science soit également nécessaire pour la spéculation et pour l’action, c’est à la spéculation toutefois qu’il appartient plus spécialement d’étudier la nature du vrai, par où l’on voit que la division de la philosophie en trois parties s’accorde avec la distinction de la science spéculative et de la science pratique[2]. De savoir maintenant quels ont été les sentiments de Platon sur chacun de ces trois objets, c’est-à-dire où il a mis la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres et la lumière de toutes les intelligences, ce serait une question longue à discuter et qu’il ne serait pas convenable de trancher légèrement. Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points. Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s’agit, par exemple, de l’unité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort. Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que c’est en lui qu’ils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie : trois principes dont le premier appartient à la physique, le second à la logique, et le troisième à la morale ; et véritablement, si l’homme a été créé pour atteindre, à l’aide de ce qu’il y a de plus excellent en lui, ce qui surpasse tout en excellence, c’est-à-dire un seul vrai Dieu souverainement bon, sans lequel aucune nature n’a d’existence, aucune science de certitude, aucune action d’utilité, où faut-il donc avant tout le chercher, sinon où tous les êtres ont un fondement assuré, où toutes les vérités deviennent certaines, et où se rectifient toutes nos affections ?

  1. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage de Platon en Égypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm. Plat., init.) — Diogène Laërce (livre iii) et Olympiodore (Vie de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec les pythagoriciens avant le voyage en Égypte.
  2. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division régulière de la philosophie en trois parties, qui n’a été introduite que plus tard, après Platon et même après Aristote. Il semble que saint Augustin n’ait pas sous les yeux les écrits de Platon et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à l’aide d’ouvrages de seconde main.