La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XXIV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 148-149).
CHAPITRE XXIV.
SUR L’EXPLICATION QU’ON DONNE DES DIVERS NOMS DE LA TERRE, LESQUELS DÉSIGNENT, IL EST VRAI, DIFFÉRENTES VERTUS, MAIS N’AUTORISENT PAS L’EXISTENCE DE DIFFÉRENTES DIVINITÉS.

La terre ayant les quatre vertus qu’on vient de dire, je conçois qu’on lui ait donné quatre noms, mais non pas qu’on en ait fait quatre divinités. Jupiter est un, malgré tous ses surnoms ; Junon est une avec tous les siens ; dans la diversité des désignations se maintient l’unité du principe, et plusieurs noms ne font pas plusieurs dieux. De même qu’on voit des courtisanes prendre en dégoût la foule de leurs amants, il arrive aussi sans doute qu’une âme, après s’être abandonnée aux esprits impurs, vient à rougir de cette multitude de démons dont elle recherchait les impures caresses. Car Varron lui-même, comme s’il avait honte d’une si grande foule de divinités, veut que Tellus ne soit qu’une seule déesse : « On l’appelle aussi, dit-il, la grande Mère. Le tambour qu’elle porte figure le globe terrestre ; les tours qui couronnent sa tête sont l’image des villes ; les sièges dont elle est environnée signifient que dans le mouvement universel elle reste immobile. Si elle a des Galles[1] pour serviteurs, c’est que pour avoir des semences il faut cultiver la terre, qui renferme tout dans son sein. En s’agitant autour d’elle, ces prêtres enseignent aux laboureurs qu’ils ne doivent pas demeurer oisifs, ayant toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales marque le bruit que font les instruments du labourage, et ces instruments sont d’airain, parce qu’on se servait d’airain avant la découverte du fer. Enfin, dit Varron, on place auprès de la déesse un lion libre et apprivoisé pour faire entendre qu’il n’y a point de terre si sauvage et si stérile qu’on ne la puisse dompter et cultiver ». Il ajoute que les divers noms et surnoms donnés à Tellus l’ont fait prendre pour plusieurs dieux. « On croit, dit-il, que Tellus est la déesse Ops[2], parce que la terre s’améliore par le travail, qu’elle est la grande Mère, parce qu’elle est féconde, Proserpine, parce que les blés sortent de son sein, Vesta, parce que l’herbe est son vêtement[3], et c’est ainsi qu’on rapporte, non sans raison, plusieurs divinités à celle-ci ». — Soit ; Tellus, je le veux bien, n’est qu’une déesse, elle qui, dans le fond, n’est rien de tout cela ; mais pourquoi supposer cette multitude de divinités ? Que ce soient les noms divers d’une seule, à la bonne heure, mais que des noms ne soient pas des déesses. Cependant, l’autorité d’une erreur ancienne est si grande sur l’esprit de Varron, qu’après ce qu’il vient de dire, il tremble encore et ajoute : « Cette opinion n’est pas contraire à celle de nos ancêtres, qui voyaient là plusieurs divinités ». Comment cela ? y a-t-il rien de plus différent que de donner plusieurs noms à une seule déesse et de reconnaître autant de déesses que de noms ? « Mais il se peut, dit-il, qu’une chose soit à la fois une et multiple ». J’accorderai bien, en effet, qu’il y a plusieurs choses dans un seul homme ; mais s’ensuit-il que cet homme soit plusieurs hommes ? Donc, de ce qu’il y a plusieurs choses en une déesse, il ne s’ensuit pas qu’elle soit plusieurs déesses. Qu’ils en usent, au surplus, comme il leur plaira : qu’ils les divisent, qu’ils les réunissent, qu’ils les multiplient, qu’ils les mêlent et les confondent, cela les regarde.

Voilà les beaux mystères de Tellus et de la grande Mère, où il est clair que tout se rapporte à des semences périssables et à l’art de l’agriculture ; et tandis que ces tambours, ces tours, ces Galles, ces folles convulsions, ces cymbales retentissantes et ces lions symboliques viennent aboutir à cela, je cherche où est la promesse de la vie éternelle. Comment soutenir d’ailleurs que les eunuques mis au service de cette déesse font connaître la nécessité de cultiver la terre pour la rendre féconde, tandis que leur condition même les condamne à la stérilité ? Acquièrent-ils, en s’attachant au culte de cette déesse, la semence qu’ils n’ont pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle qu’ils ont ? Ce n’est point là vraiment expliquer des mystères, c’est découvrir des turpitudes ; mais voici une chose qu’on oublie de remarquer, c’est à quel degré est montée la malignité des démons, d’avoir promis si peu aux hommes et toutefois d’en avoir obtenu contre eux-mêmes des sacrifices si cruels. Si l’on n’eût pas fait de la terre une déesse, l’homme eût dirigé ses mains uniquement contre elle pour en tirer de la semence, et non contre soi pour s’en priver en son honneur ; il eût rendu la terre féconde et ne se serait pas rendu stérile. Que dans les fêtes de Bacchus une chaste matrone couronne les parties honteuses de l’homme, devant une foule où se trouve peut-être son mari qui sue et rougit de honte, s’il y a parmi les hommes un reste de pudeur ; que l’on oblige, aux fêtes nuptiales, la nouvelle épouse de s’asseoir sur un Priape, tout cela n’est rien en comparaison de ces mystères cruellement honteux et honteusement cruels, où l’artifice des démons trompe et mutile l’un et l’autre sexe sans détruire aucun des deux. Là on craint pour les champs les sortiléges, ici on ne craint pas pour les membres la mutilation ; là on blesse la pudeur de la nouvelle mariée, mais on ne lui ôte ni la fécondité, ni même la virginité ; ici on mutile un homme de telle façon qu’il ne devient point femme et cesse d’être homme.

  1. Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez plus haut, livre vi, ch. 7, et livre ii, ch. 5 et 6.
  2. Ops, puissance, effort, travail.
  3. Vesta, de vestire.