La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre V

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 136-137).
CHAPITRE V.
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.

Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences d’une doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, s’élever à la contemplation de l’âme du monde et de ses parties, c’est-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, c’est, selon lui, parce que l’esprit qui anime le corps de l’homme est semblable à l’esprit divin. Supposez, dit-il, qu’on se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un œnophore[1] placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin ; le contenant sera le signe du contenu ; c’est ainsi qu’une statue de forme humaine est le symbole de l’âme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à l’âme des dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron avait pénétré et qu’il a voulu révéler au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme ! n’auriez-vous pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous faisait dire tout à l’heure que les premiers instituteurs du culte des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer par la superstition, et que les anciens qui n’avaient point d’idoles adoraient les dieux d’un culte plus pur ? C’est l’autorité de ces vieux Romains qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs descendants, et peut-être si l’antiquité eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à la vérité, et célébré d’une voix plus pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères n’ont pu élever votre âme, malgré les trésors de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître et qui redoublent nos regrets, jusqu’à la connaissance de son Dieu, de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont elle n’est point une partie, mais une production, qui n’est pas l’âme de toutes choses, mais l’auteur de toutes les âmes et la source unique de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses dons. — Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères du paganisme ? c’est ce que nous aurons tout à l’heure à examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, que l’âme du monde et ses parties sont les dieux véritables ; d’où il suit que toute sa théologie, même la naturelle qu’il tient en si haute estime, ne s’est pas élevée au-dessus de l’idée de l’âme raisonnable. Il s’étend du reste fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il parvient à y ramener cette partie de la théologie civile qui regarde les dieux choisis. S’il le fait, toute la théologie sera théologie naturelle ; et alors quel besoin d’en séparer si soigneusement la théologie civile ? Veut-il que cette séparation soit légitime ? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui plaît si fort, n’étant déjà pas la théologie vraie, puisqu’elle s’arrête à l’âme et ne s’élève pas jusqu’au vrai Dieu, créateur de l’âme, à combien plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable ou fausse, puisqu’elle s’attache presque uniquement à la nature corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles explications que j’aurai à citer dans la suite.

  1. Vase pour conserver ou transporter du vin.