La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre IX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 139-140).
CHAPITRE IX.
DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ À JANUS.

Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis qu’ils nomment aussi Jupiter. C’est, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre :

« Heureux qui a pu connaître les causes des choses[1] ! »

Mais d’où vient qu’on place Jupiter après Janus ? Que le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus : « C’est, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses, et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux ; car si l’accomplissement a la seconde place dans l’ordre du temps, il a la première dans l’ordre de l’importance ». Cela serait vrai s’il s’agissait ici de distinguer dans les choses l’origine et le terme de leur développement. Ainsi, partir est l’origine d’une action, arriver en est le terme ; l’étude est une action qui commence et qui se termine à la science ; or partout, en général, le commencement n’est le premier qu’en date et la perfection est dans la fin. C’est un procès déjà vidé entre Janus et Terme[2] mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter sont des principes efficients et non des effets ; et il est impossible, même dans l’ordre du temps, que les effets et les commencements des effets soient avant les causes ; car ce qui fait une chose est toujours antérieur à la chose qui est faite. Qu’importe donc que les commencements soient gouvernés par Janus ? ils n’en sont pas pour cela antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter ; car de même que rien n’arrive, rien aussi ne commence qui ne soit précédé d’une cause. Si donc c’est ce dieu, arbitre de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature, que l’on salue du nom de Jupiter et que l’on adore par tant d’opprobres et d’infamies, je dis qu’il y a là une impiété plus grande qu’à ne reconnaître aucun dieu. Ne serait-il pas, en effet, préférable d’appeler Jupiter quelque objet digne de ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui qu’on présenta, dit-on, à Saturne à la place de son enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant et adultère, maître du monde et asservi à l’impudicité, disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas donner des causes légitimes à ses propres actions ?

Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera le rôle de Jupiter parmi les dieux ? Varron n’a-t-il pas déclaré que les vrais dieux sont l’âme du monde et ses parties ? par conséquent tout ce qui n’est pas cela n’est pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter est l’âme du monde et que Janus en est le corps, c’est-à-dire qu’il est le monde visible ? Mais à ce compte Janus n’est pas vraiment dieu, puisqu’il est accordé par nos adversaires que la divinité consiste, non dans le corps du monde, mais dans l’âme du monde et dans ses parties ; et c’est ce qui a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour lui, n’est autre chose que l’âme du monde, et que si le monde lui-même est appelé Dieu, c’est au même sens où un homme est appelé sage à cause de son âme, bien qu’il soit composé d’une âme et d’un corps ; ainsi le monde, quoique formé d’une âme et d’un corps, doit à son âme seule d’être appelé dieu. D’où il suit que le corps du monde, pris isolément, n’est pas dieu ; il n’y a de divin que l’âme toute seule, ou la réunion de l’âme et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion même, la divinité vienne de l’âme et non pas du corps. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il dieu, à moins d’être une partie de Janus ? Or, on a coutume, au contraire, d’attribuer l’univers entier à Jupiter, d’où vient ce mot du poëte :

« …Tout est plein de Jupiter[3] ».

Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu’il soit le roi des dieux, il faut nécessairement qu’il soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, c’est-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage qu’il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus[4] :

« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».

Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit ; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui : « C’est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble l’unité et le tout ; car le monde est un et cet un comprend tout[5] ».

  1. Géorg. liv. ii, v. 490.
  2. Voyez plus haut le chap. vii.
  3. Virgile, Églogues, iii, v. 60
  4. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. iii, cap. 11. Pline lui attribue (Hist. nat., Præfat., et lib. iii, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Έποπτίδων, d’où sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin.
  5. Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par l’auteur du De mundo (cap. 7) et par Eusèbe (Præpar. Evang., lib. iii, cap. 9.)