La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IX/Chapitre XV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 187-188).
CHAPITRE XV.
DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.

S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu’ils sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu’étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité. Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût pas mortel, ni qu’il restât mortel. Or, il s’est fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n’est pas resté dans sa chair mortelle puisqu’il l’a ressuscitée d’entre les morts ; et c’est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s’est fait le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la chair. Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d’être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent. Les bons anges ne peuvent donc tenir le milieu entre les mortels misérables et les bienheureux immortels, étant eux-mêmes immortels et bienheureux ; mais les mauvais anges le peuvent, étant misérables comme ceux-là et immortels comme ceux-ci. C’est à ces mauvais anges qu’est opposé le bon médiateur qui, à l’encontre de leur immortalité et de leur misère, a voulu être mortel pour un temps et a pu se maintenir heureux dans l’éternité ; et c’est ainsi qu’il a vaincu ces immortels superbes et ces dangereux misérables par l’humilité de sa mort et la douceur bienfaisante de sa béatitude, afin qu’ils ne puissent se servir du prestige orgueilleux de leur immortalité pour entraîner avec eux dans leur misère ceux qu’il a délivrés de leur domination impure en purifiant leurs cœurs par la foi.

Quel médiateur l’homme mortel et misérable, infiniment éloigné des immortels et des bienheureux, choisira-t-il donc pour parvenir à l’immortalité et à la béatitude ? Ce qui peut plaire dans l’immortalité des démons est misérable, et ce qui peut choquer dans la nature mortelle de Jésus-Christ n’existe plus. Là est à redouter une misère éternelle ; ici la mort n’est point à craindre, puisqu’elle ne saurait être éternelle, et la béatitude est souverainement aimable, puisqu’elle durera éternellement. L’immortel malheureux ne s’interpose donc que pour nous empêcher d’arriver à l’immortalité bienheureuse, attendu que la misère qui empêche d’y parvenir subsiste toujours en lui ; et, au contraire, le mortel bienheureux ne s’est rendu médiateur qu’afin de rendre les morts immortels au sortir de cette vie, comme il l’a montré en sa propre personne par la résurrection, et de faire parvenir les misérables à la félicité que lui-même n’a jamais perdue. Il y a donc un mauvais intermédiaire qui sépare les amis, et un bon intermédiaire qui concilie les ennemis. Et s’il y a plusieurs intermédiaires qui séparent, c’est que la multitude des bienheureux ne jouit de la béatitude que par son union avec le seul vrai Dieu, tandis que la multitude des mauvais anges, dont le malheur consiste à être privés de cette union, est plutôt un obstacle qu’un moyen : légion sans cesse bourdonnante qui nous détourne de ce bien unique d’où dépend notre bonheur, et pour lequel nous avons besoin, non de plusieurs médiateurs, mais d’un seul, et de celui-là même dont la participation nous rend heureux, c’est-à-dire du Verbe incréé, Créateur de toutes choses. Toutefois il n’est pas médiateur en tant que Verbe ; comme tel, il possède une immortalité et une béatitude souveraines qui l’éloignent infiniment des misérables mortels ; mais il est médiateur en tant qu’homme, ce qui fait voir qu’il n’est pas nécessaire, pour parvenir à la béatitude, que nous cherchions d’autres médiateurs, le Dieu bienheureux, source de la béatitude, nous ayant lui-même abrégé le chemin qui conduit à sa divinité. En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges. Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave[1], il est resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel.

  1. Philipp., ii, 7.