La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre XXVII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 87-88).
CHAPITRE XXVII.
DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA.

Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola[1] distinguait les dieux en trois espèces, l’une introduite par les poëtes, l’autre par les philosophes, et la troisième par les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce ne sont qu’un pur badinage d’imagination, où l’on attribue à la divinité ce qui est indigne d’elle ; et quant aux dieux de la seconde espèce, ils ne conviennent pas aux États, soit parce qu’il est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être préjudiciable aux peuples. — Pour moi, je n’ai rien à dire des dieux inutiles ; cela n’est pas de grande conséquence, puisqu’en bonne jurisprudence, ce qui est superflu n’est pas nuisible ; mais je demanderai quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable aux peuples ? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les savants déclarent qu’ils étaient hommes et qu’ils ont payé à la nature le tribut de l’humanité. Qu’est-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu n’ayant ni âge, ni sexe, ni corps ? Et c’est cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que c’est la vérité. Il croit donc qu’il est avantageux aux États d’être trompés en matière de religion, d’accord en ce point avec Varron, qui s’en explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore d’elle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime qu’il faut le tromper pour son bien. Quant aux dieux des poëtes, nous apprenons à la même source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés à tel point qu’ils ne méritent pas même d’être comparés à des hommes de quelque probité. L’un est représenté comme un voleur, l’autre comme un adultère ; on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté, et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur défaite ; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir d’une femme ; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Saturne qui dévore ses enfants ; en un mot, il n’y a pas d’action monstrueuse et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien qu’il n’y ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine. Ô grand pontife Scévola ! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir ; défends au peuple un culte où l’on se plaît à admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de les établir, qu’ils cessent de les exiger ; car enfin ces jeux sont mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine ; et dès lors l’injure est d’autant plus grande qu’elle doit rester impunie. Mais les dieux ne t’écoutent pas ; ou plutôt ce ne sont pas des dieux, mais des démons ; ils enseignent le mal, ils se complaisent dans la turpitude ; loin de tenir à injure ces honteuses fictions ; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous prétexte que c’est à lui que l’on prête le plus de crimes ; car vous avez beau l’appeler le chef et le maître de l’univers, vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant avec tous ces autres dieux dont vous dites qu’il est le roi.

  1. C’est ce Scévola dont parle Cicéron (De orat., lib. i, cap. 39), et qu’il appelle « le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et le plus docte parmi les orateurs éloquents. »