La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre X

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 52-53).
CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT DÉSIRABLE QUE L’EMPIRE ROMAIN S’ACCRUT PAR DE GRANDES ET TERRIBLES GUERRES, ALORS QU’IL SUFFISAIT, POUR LUI DONNER LE REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION QUI L’AVAIT FAIT FLEURIR SOUS NUMA.

Répondra-t-on que l’empire romain, sans cette suite continuelle de guerres, n’aurait pu étendre si loin sa puissance et sa gloire ? Mais quoi ! un empire ne saurait-il être grand sans être agité ? ne voyons-nous pas dans le corps humain qu’il vaut mieux n’avoir qu’une stature médiocre avec la santé que d’atteindre à la taille d’un géant avec des souffrances continuelles qui ne laissent plus un instant de repos et sont d’autant plus fortes qu’on a des membres plus grands ? quel mal y aurait-il, ou plutôt quel bien n’y aurait-il pas à ce qu’un État demeurât toujours au temps heureux dont parle Salluste, quand il dit : « Au commencement, les rois (c’est le premier nom de l’autorité sur la terre) avaient des inclinations différentes : les uns s’adonnaient aux exercices de l’esprit, les autres à ceux du corps. Alors la vie des hommes s’écoulait sans ambition ; chacun était content du sien[1] ». Fallait-il donc, pour porter l’empire romain à ce haut degré de puissance, qu’il arrivât ce que déplore Virgile :

« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore ; bientôt surviennent la fureur de la guerre et l’amour de l’or[2] ».

On dit, pour excuser les Romains d’avoir tant fait la guerre, qu’ils étaient obligés de résister aux attaques de leurs ennemis et qu’ils combattaient, non pour acquérir de la gloire, mais pour défendre leur vie et leur liberté. Eh bien ! soit ; car, comme dit Salluste : « Lorsque l’État, par le développement des lois, des mœurs et du territoire, eut atteint un certain degré de puissance, la prospérité, selon l’ordinaire loi des choses humaines, fit naître l’envie. Les rois et les peuples voisins de Rome lui déclarent la guerre ; ses alliés lui donnent peu de secours, la plupart saisis de crainte et ne cherchant qu’à écarter de soi le danger. Mais les Romains, attentifs au dehors comme au dedans, se hâtent, s’apprêtent, s’encouragent, vont au-devant de l’ennemi ; liberté, patrie, famille, ils défendent tout les armes à la main. Puis, quand le péril a été écarté par leur courage, ils portent secours à leurs alliés, et se font plus d’amis à rendre des services qu’à en recevoir[3]. Voilà sans doute une noble manière de s’agrandir ; mais je serais bien aise de savoir si, sous le règne de Numa, où l’on jouit d’une si longue paix, les voisins de Rome venaient l’attaquer, ou s’ils demeuraient en repos, de manière à ne point troubler cet état pacifique ; car si Rome alors était provoquée, et si elle trouvait moyen, sans repousser les armes par les armes, sans déployer son impétuosité guerrière contre les ennemis, de les faire reculer, rien ne l’empêchait d’employer toujours le même moyen, et de régner en paix, les portes de Janus toujours closes. Que si cela n’a pas été en son pouvoir, il s’ensuit qu’elle n’est pas restée en paix tant que ses dieux l’ont voulu, mais tant qu’il a plu à ses voisins de la laisser en repos ; à moins que de tels dieux ne poussent l’impudence jusqu’à se faire un mérite de ce qui ne dépend que de la volonté des hommes. Il est vrai qu’il a été permis aux démons d’exciter ou de retenir les esprits pervers et de les faire agir par leur propre perversité ; mais ce n’est point d’une telle influence qu’il est question présentement ; d’ailleurs, si les démons avaient toujours ce pouvoir, s’ils n’étaient pas souvent arrêtés par une force supérieure et plus secrète, ils seraient toujours les arbitres de la paix et de la guerre, qui ont toujours leur cause dans les passions des hommes. Et cependant, il n’en est rien, comme on peut le prouver, non-seulement par la fable, qui ment souvent et où l’on rencontre à peine quelque trace de vérité, mais aussi par l’histoire de l’empire romain.

  1. Salluste, Catilina, ch. 2.
  2. Virgile, Énéide, liv. VIII, vers 326, 327.
  3. Salluste, Conj. de Catil., chap. 6.