La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XVII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 35-36).
CHAPITRE XVII.
DE L’ENLÈVEMENT DES SABINES, ET DES AUTRES INIQUITÉS COMMISES PAR LES ROMAINS AUX TEMPS LES PLUS VANTÉS DE LA RÉPUBLIQUE.

On dira peut-être que si les dieux n’ont pas donné de lois aux Romains, c’est que « le caractère de ce peuple, autant que ses lois, comme dit Salluste, le rendait bon et équitable[1] ». Un trait de ce caractère, ce fut, j’imagine, l’enlèvement des Sabines. Qu’y a-t-il, en effet, de plus équitable et de meilleur que de ravir par force, au gré de chacun, des filles étrangères, après les avoir attirées par l’appât trompeur d’un spectacle ? Parlons sérieusement : si les Sabins étaient injustes en refusant leurs filles, combien les Romains étaient-ils plus injustes en les prenant sans qu’on les leur accordât ? Il eût été plus juste de faire la guerre au peuple voisin pour avoir refusé d’accorder ses filles, que pour avoir redemandé ses filles ravies. Mieux eût donc valu que Romulus se fût conduit de la sorte ; car il n’est pas douteux que Mars n’eût aidé son fils à venger un refus injurieux et à parvenir ainsi à ses fins. La guerre lui eût donné une sorte de droit de s’emparer des filles qu’on lui refusait injustement, au lieu que la paix ne lui en laissait aucun de mettre la main sur des filles qu’on ne lui accordait pas ; et ce fut une injustice de faire la guerre à des parents justement irrités. Heureusement pour eux, les Romains, tout en consacrant par les jeux du cirque[2] le souvenir de l’enlèvement des Sabines, ne pensèrent pas que ce fût un bon exemple à proposer à la république. Ils firent, à la vérité, la faute d’élever au rang des dieux Romulus, l’auteur de cette grande iniquité ; mais on ne peut leur reprocher de l’avoir autorisée par leurs lois ou par leurs mœurs.

Quant à l’équité et à la bonté naturelles de leur caractère, je demanderai s’ils en donnèrent une preuve après l’exil de Tarquin. Ce roi, dont le fils avait violé Lucrèce, ayant été chassé de Rome avec ses enfants, le consul Junius Brutus força le mari de Lucrèce, Tarquin Collatin, qui était son collègue et l’homme le plus excellent et le plus innocent du monde, à se démettre de sa charge et même à quitter la ville, par cela seul qu’il était parent des Tarquins et en portait le nom. Et le peuple favorisa ou souffrit cette injustice, quoique ce fût lui qui eût fait Collatin consul aussi bien que Brutus[3]. Je demanderai encore si les Romains montrèrent cette équité et cette bonté tant vantées dans leur conduite à l’égard de Camille. Après avoir vaincu les Véïens, les plus redoutables ennemis de Rome, ce héros qui termina, après dix ans, par la prise de la capitale ennemie, une guerre sanglante où Rome avait été mise à deux doigts de sa perte, fut appelé en justice par la haine de ses envieux et par l’insolence des tribuns du peuple, et trouva tant d’ingratitude chez ses concitoyens qu’il s’en alla volontairement en exil, et fut même condamné en son absence à dix mille as d’amende, lui qui allait devenir bientôt pour la seconde fois, en chassant les Gaulois, le vengeur de son ingrate patrie[4]. Mais il serait trop long de rapporter ici toutes les injustices et toutes les bassesses dont Rome fut le théâtre, à cette époque de discorde, où les patriciens s’efforçant de dominer sur le peuple, et le peuple s’agitant pour secouer le joug, les chefs des deux partis étaient assurément beaucoup plus animés par le désir de vaincre que par l’amour du bien et de l’équité.

  1. Salluste, Catilina, ch. 9.
  2. Ces jeux annuels, consacrés à Neptune, s’appelaient Consualia, de Consus, nom de Neptune équestre. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 9, et Varron, De ling. lat., lib. vi, § 20.
  3. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 6, et lib. ii, cap. 2.
  4. Voyez Tite-Live, lib. v, cap. 32 ; Valère Maxime, lib. v, cap. 3 ; et Plutarque, Vie de Camille.