La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre IX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 30-31).
CHAPITRE IX.
LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE RÉPRIMER LA LICENCE DES POËTES, À LA DIFFÉRENCE DES GRECS QUI NE LEUR IMPOSAIENT AUCUNE LIMITE, SE CONFORMANT EN CE POINTÀA LA VOLONTÉ DES DIEUX.

Si l’on veut savoir ce que pensaient à cet égard les anciens Romains, il faut consulter Cicéron qui, dans son traité De la République[1] fait parler Scipion[2] en ces termes : « Jamais la comédie, si l’habitude des mœurs publiques ne l’avait autorisée, n’aurait pu faire goûter les infamies qu’elle étalait sur le théâtre[3] ». Les Grecs du moins étaient conséquents dans leur extrême licence, puisque leurs lois permettaient à la comédie de tout dire sur tout citoyen et en l’appelant par son nom. Aussi, comme dit encore Scipion dans le même ouvrage : « Qui n’a-t-elle pas atteint ? Ou plutôt, qui n’a-t-elle pas déchiré ? À qui fit-elle grâce ? Qu’elle ait blessé des flatteurs populaires, des citoyens malfaisants, séditieux, Cléon, Cléophon, Hyperbolus[4], à la bonne heure ; bien que, pour de tels hommes, la censure du magistrat vaille mieux que celle du poëte. Mais que Périclès, gouvernant la république depuis tant d’années avec le plus absolu crédit, dans la paix ou dans la guerre, soit outragé par des vers, et qu’on les récite sur la scène, cela n’est pas moins étrange que si, parmi nous, Plaute et Névius se fussent avisés de médire de Publius et de Cnéus Scipion, ou Cécilius de Caton ». Et il ajoute un peu après : « Nos lois des douze Tables, au contraire, si attentives à ne porter la peine de mort que pour un bien petit nombre de faits, ont compris dans cette classe le délit d’avoir récité publiquement ou d’avoir composé des vers qui attireraient sur autrui le déshonneur et l’infamie ; et elles ont sagement décidé ; car notre vie doit être soumise à la sentence des tribunaux, à l’examen légitime des magistrats, et non pas aux fantaisies des poëtes ; et nous ne devons être exposés à entendre une injure qu’avec le droit d’y répondre et de nous défendre devant la justice ». Il est aisé de voir combien tout ce passage du quatrième livre de la République de Cicéron, que je viens de citer textuellement (sauf quelques mots omis ou modifiés), se rattache étroitement à la question que je veux éclaircir. Cicéron ajoute beaucoup d’autres réflexions, et conclut en montrant fort bien que les anciens Romains ne pouvaient souffrir qu’on louât ou qu’on blâmât sur la scène un citoyen vivant. Quant aux Grecs, qui autorisèrent cette licence, je répète, tout en la flétrissant, qu’on y trouve une sorte d’excuse, quand on considère qu’ils voyaient leurs dieux prendre plaisir au spectacle de l’infamie des hommes et de leur propre infamie, soit que les actions qu’on leur attribuait fussent de l’invention des poëtes, soit qu’elles fussent véritables ; et plût à Dieu que les spectateurs n’eussent fait qu’en rire, au lieu de les imiter ! Au fait, c’eût été un peu trop superbe d’épargner la réputation des principaux de la ville et des simples citoyens, pendant que les dieux sacrifiaient la leur de si bonne grâce.

  1. On sait que ce grand ouvrage est perdu aux trois quarts, même après les découvertes d’Angelo Maio. Le quatrième livre, cité ici par saint Augustin, est un de ceux dont il nous reste le moins de débris.
  2. Le Scipion de la République est Scipion Emilien, le destructeur de Numance et de Carthage.
  3. Cicéron, De la République, livre iv, trad. de M. Villemain.
  4. Voyez les comédies d’Aristophane.