La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre XXIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 17-18).
CHAPITRE XXIII.
DE L’EXEMPLE DE CATON, QUI S’EST DONNÉ LA MORT POUR N’AVOIR PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.

Après l’exemple de Lucrèce, dont nous avons assez parlé plus haut, nos adversaires ont beaucoup de peine à trouver une autre autorité que celle de Caton, qui se donna la mort à Utique[1] : non qu’il soit le seul qui ait attenté sur lui-même, mais il semble que l’exemple d’un tel homme, dont les lumières et la vertu sont incontestées, justifie complètement ses imitateurs. Pour nous, que pouvons-nous dire de mieux sur l’action de Caton, sinon que ses propres amis, hommes éclairés tout autant que lui, s’efforcèrent de l’en dissuader, ce qui prouve bien qu’ils voyaient plus de faiblesse que de force d’âme dans cette résolution, et l’attribuaient moins à un principe d’honneur qui porte à éviter l’infamie qu’à un sentiment de pusillanimité qui rend le malheur insupportable. Au surplus, Caton lui même s’est trahi par le conseil donné en mourant à son fils bien-aimé. Si en effet c’était une chose honteuse de vivre sous la domination de César, pourquoi le père conseille-t-il au fils de subir cette houle, en lui recommandant de tout espérer de la clémence du vainqueur ? Pourquoi ne pas l’obliger plutôt à périr avec lui ? Si Torquatus a mérité des éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique vainqueur, parce qu’il avait combattu contre ses ordres[2], pourquoi Caton épargne-t-il son fils, comme lui vaincu, alors qu’il ne s’épargne pas lui-même ? Y avait-il plus de honte à être vainqueur en violant la discipline, qu’à reconnaître un vainqueur en subissant l’humiliation ? Ainsi donc Caton n’a point pensé qu’il fût honteux de vivre sous la loi de César triomphant, puisque autrement il se serait servi, pour sauver l’honneur de son fils, du même fer dont il perça sa poitrine. Mais la vérité est qu’autant il aima son fils, sur qui ses vœux et sa volonté appelaient la clémence de César, autant il envia à César (comme César l’a dit lui-même, à ce qu’on assure[3]), la gloire de lui pardonner ; et si ce ne fut pas de l’envie, disons, en termes plus doux, que ce fut de la honte.

  1. Voyez Tite-Live, lib. cxiv, Epitome, et Cicéron, De offic., lib. i, cap. 31, et Tuscul., lib. i, cap. 30.
  2. Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 7 ; Aulu-Gelle, lib. ix, cap. 13 ; Valère Maxime, lib. ii, cap. 7, § 8.
  3. Plutarque, Vie de Caton, ch. 72